Archives de l’auteur : Brigitte REMER

Baal

© Brigitte Enguérand

Texte Bertolt Brecht/version de 1919 – mise en scène Christine Letailleur – à La Colline Théâtre National, en partenariat avec le Théâtre de la Ville.

Baal est une pièce de jeunesse écrite par Brecht en 1918 alors qu’il est mobilisé et se voit contraint d’arrêter ses études. Il a vingt ans. La figure de l’auteur de La Ballade des Pendus, le poète François Villon, le hante : orphelin de père très jeune, il a pour fréquentation voyous et brigands et s’affiche comme mauvais garçon. Brecht s’en inspire pour le personnage de Baal, exilé de l’intérieur, désœuvré et voyageur sans but, dont il écrira plusieurs versions. Il travaillera le texte tout au long de sa vie. S’il est surtout connu comme dramaturge, directeur du Berliner Ensemble et auteur d’œuvres dites engagées emblématiques du théâtre épique, Brecht a aussi écrit des recueils de poèmes et des contes, des écrits théoriques sur le théâtre et des essais. Après Baal et dans la même veine, il publie Tambours dans la nuit en 1919 et Dans la jungle des villes en 1921, pièces qui s’inspirent du mouvement expressionniste.

C’est la seconde version, celle de 1919, que présente Christine Letailleur, artiste associée au Théâtre national de Strasbourg, la dernière version date de 1955 un an avant la mort de Brecht. « Baal est une nature ni particulièrement comique ni particulièrement tragique. Il a le sérieux de la bête. La pièce n’est pas l’histoire d’un épisode ni de plusieurs mais celle d’une vie » dit-il en exergue de la pièce. La première scène positionne le personnage : le cocktail donné en son honneur alors qu’il est agent de bureau consomme sa rupture d’avec le monde, qu’il insulte et piétine. Il entre en résistance et en errance, se met à boire plus qu’il n’en faut, de bistrots en tavernes. Plus tard et alors qu’il travaille dans un cabaret, il plantera tout avec perte et fracas, signant de la même insolence et de la même violence une nouvelle étape, dans sa fuite en avant.

Stanislas Nordey est cet anti héros fougueux et poète maudit qui habite de manière pathétique ce personnage voyou exprimant sa révolte avec un certain cynisme et pas mal de lâcheté. Il joue cette partition nocturne avec naturel et élégance. La mise en scène le cerne, comme si la poursuite/lumière ne le lâchait pas et le dénichait jusqu’au fond de ses abîmes vertigineux. Baal électrise les femmes qui traversent sa vie, séduit, viole et tue, provoque et fait scandale. Il fuit la paternité, jette ses chansons au vent, les partageant avec la bande de laissés-pour-compte vers laquelle il revient, comme à un port d’attache. Autres refuges, sa mère, avec qui il sait parfois être tendre, mais qu’il rejette tout autant et Ekart son ami, sorte de double qu’il manipule et tuera en sa jalousie folle. Au début d’un XXème siècle si destructeur, entre barbarie et anarchisme, Baal détruit et s’autodétruit, ivre de liberté, de solitude et de douleur. Il fait penser à Liliom de Ferenc Molnár et à Peer Gynt de Henrik Ibsen.

C’est un remarquable travail que présente Christine Letailleur dans le duo formé avec Stanislas Nordey acteur – il est aussi metteur en scène et dirige le Théâtre national de Strasbourg -. Les deux artistes se connaissent bien, la metteuse en scène l’a dirigé dans Hinkemann d’Ernst Toller présenté à La Colline il y a deux ans et, plus loin dans le temps, dans Pasteur Ephraïm Magnus de Hans Henny Jahnn en 2004 et La Philosophie dans le boudoir de Sade, en 2007 (pièces montées au Théâtre national de Bretagne où elle était artiste associée, de 2010 à 2016.) De Hiroshima mon amour d’après Marguerite Duras en 2011 au Banquet ou L’éloge de l’amour d’après Platon en 2012, de Phèdre d’après Phaidra de Yannis Ritsos en 2013, aux Liaisons dangereuses d’après Pierre Choderlos de Laclos en 2016, son travail et les textes qu’elle choisit sont exigeants. Elles les adapte et en crée la scénographie, avec virtuosité.

Ici encore l’architecture scénographique est belle et fonctionnelle, avec ses murs patinés, ses escaliers et son aspect labyrinthe servant le propos par le jeu des apparitions et disparitions, des espaces qui se font et se défont, du secret. Les lumières, de l’indigo au pourpre, les jeux d’ombres et de lumières, les silhouettes qui se détachent – celle de la mère notamment – complètent le tableau et isolent les personnages qui, chacun à leur manière, portent une révolte que rien n’éteint. Baal, homme meurtri, est de ceux-là.

Brigitte Rémer, le 3 mai 2017

Avec Youssouf Abi-Ayad, Clément Barthelet, Fanny Blondeau, Philippe Cherdel, Vincent Dissez, Manuel Garcie-Kilian, Valentine Gérard, Emma Liégeois, Stanislas Nordey, Karine Piveteau, Richard Sammut. Traduction Eloi Recoing – scénographie Emmanuel Clolus et Christine Letailleur – régie générale Karl Emmanuel Le Bras – lumière Stéphane Colin – son et musiques originales Manu Léonard – vidéo Stéphane Pougnand – assistante à la mise en scène Stéphanie Cosserat – assistante à la dramaturgie Ophélia Pishkar – assistante costumes Cecilia Galli – Le texte est publié aux éditions de L’Arche.

Du 20 avril au 20 mai 2017 – La Colline Théâtre National. 15 rue Malte-Brun, 75020. Paris. Tél. : 01 44 62 52 52 – Site www.colline.fr – Le spectacle a été créé le 21 mars au Théâtre national de Bretagne – Tournée : du 4 au 12 avril au Théâtre national Strasbourg – les 23 et 24 mai à la Maison de la Culture d’Amiens.

 

Songes et Métamorphoses

@ Elizabeth Carecchio

D’après Les Métamorphoses librement inspiré d’Ovide par Guillaume Vincent, et Le Songe d’une nuit d’été de William Shakespeare dans une traduction de Jean-Michel Déprats – Mise en scène Guillaume Vincent. Aux Ateliers Berthier/Odéon-Théâtre de l’Europe.

Si l’on essaie de dévider l’écheveau des deux textes ici rassemblés, on peut se demander ce qui a présidé à ce choix. Musée imaginaire de la mythologie, Les Métamorphoses, sont un poème épique du poète Ovide, né en 43 avant J.C. dont on connaît aussi L’Art d’aimer, and Shakespeare is Shakespeare. Il est question ici du Songe d’une nuit d’été.

Quinze livres et douze mille vers composent Les Métamorphoses, qui racontent des histoires de transformations d’hommes, de héros et de dieux, en animaux et en plantes. On y trouve les légendes de Narcisse, Pygmalion, Procné et Philomèle, Jason et Médée, Dédale et Icare, et beaucoup d’autres. On y trouve la légende de Pyrame et Thisbé, qui est aussi l’histoire centrale du Songe d’une nuit d’été. Serait-ce ce qui justifie la juxtaposition de ces deux univers et quatre heures de spectacle ? Si c’était le cas on pourrait alors penser que les choses s’emboitent et que la théâtralité de l’un réponde à la théâtralité de l’autre mais nous avons deux longues parties, deux spectacles, passant d’un théâtre amateur pur et illustré, à un théâtre qui, s’il parle de Songe, dans cette lecture ne fait guère rêver.

En première partie, quelques saynètes des légendes ovidiennes réadaptées se succèdent. La première, interprétée par des enfants âgés d’une dizaine d’années présente Narcisse, admiratif de lui-même qui se mire dans l’eau et éconduit la belle nymphe Echo, follement amoureuse. C’est le début du spectacle sur une toile de fond style art brut. Puis on passe de cette interprétation enfantine de type distribution des prix, aux adolescents d’un cours de théâtre au lycée, où le professeur fait charme et lois. Les acteurs prennent le relais et se glissent dans les mythes d’Iphis et Ianté, mi-filles mi-garçons, qui s’amusent follement et se renvoient la balle par le jeu du double ; de Myrrha et de ses fantasmes envers un père qu’elle tente de séduire ; de Procné à la recherche de sa sœur Philomèle, prête à se venger du crime perpétué par Térée, son époux. Les histoires contées se suivent, tout en vrac et en fondu enchaîné. En fin de première partie, on se demande bien où est Shakespeare. Dans les interstices, quelques propos sur le théâtre dans le théâtre, sur le jeu de l’acteur, mais après cette démonstration théâtrale quelque peu décalée, on a peine à entendre.

Dans la deuxième partie apparaît Shakespeare et le Songe d’une nuit d’été : Titania ne se soumet pas au jaloux Obéron, Thésée veut épouser Hippolyta sa conquête forcée, Héléna amoureuse de Démétrius est rejetée. Des artisans au travers de Pyrame et Thisbé jouent le rôle des deux amants séparés par un mur – physiquement représenté – et la méprise, par le philtre déposé inverse les sentiments et transforme le monde d’amours en infidélités et trahisons. Tout est bien qui finit bien, au final les couples se re-forment et s’épousent, chacun avec sa chacune, tandis que le destin tragique de Pyrame et Thisbé, par la représentation métaphorique donnée, fait référence au jeu amateur du début du spectacle, et en sonne la fin. L’esprit de Titania et d’Obéron s’exprime par deux chanteuses à la belle présence qui, à divers moments de la représentation, accompagnées d’un pianiste, interprètent avec brio Britten, Purcell et Mendelssohn.

Songes et Métamorphoses est un spectacle de forme hybride, extravertie et sans complexe. L’illusion et le simulacre, la déconstruction en démonstration, une esthétique artisanale loin du bricolage conceptuel qui pourrait donner des ailes au plateau comme à la salle, posent la question du sens à donner à la notion de représentation.

Brigitte Rémer, le 29 avril 2017

Du 21 avril au 20 mai 2017 – Odéon-Théâtre de l’Europe/ Ateliers Berthier, 1 rue André Suarès, 75017. Paris Métro : Porte de Clichy – Tél. : 01 44 85 40 40 – www. théâtre-odeon.eu

Avec Elsa Agnès, Paul-Marie Barbier, Candice Bouchet, Lucie Ben Bâta, Emilie Incerti Formentini, Elsa Guedj, Florence Janas, Hector Manuel, Estelle Meyer, Alexandre Michel, Philippe Orivel, Makita Samba, Kyoko Takenaka, Charles Van de Vyver, Gerard Watkins, Charles-Henri Wolff. Dramaturgie Marion Stoufflet – scénographie François Gauthier-Lafaye – lumières Niko Joubert – composition musicale Olivier Pasquet et Philippe Orivel – son Géraldine Foucault – costumes Lucie Durand – perruques et maquillages Justine Denis.

Afriques Capitales

© Ouattara Watts
Citizen Of the World

Exposition réalisée à la Grande Halle de La Villette – Sur une proposition de Dominique Fiat – Commissaire d’exposition Simon Njami.

Evénement-phare du Festival 100% Afriques – dont l’objectif est de présenter la scène contemporaine africaine sous toutes ses formes : danse, théâtre, musique, mode, design, exposition, création culinaire – l’exposition Afriques Capitales est une invitation au voyage au cœur de la création contemporaine africaine.

Une cinquantaine d’artistes toutes générations confondues, regardent le continent et partagent, par leurs dessins, peintures, photographies, vidéos, sons et installations, leurs réflexions, rêves et interrogations. Chambres d’écho de leurs pays et de l’Afrique, certains exposent pour la première fois en France, d’autres sont déjà connus et on a plaisir à suivre leur parcours, une dizaine d’entre eux réalisent une œuvre produite par La Villette. Ils invitent à la rencontre avec humour et gravité, couleurs, symboles, imagination et poésie.

On passe Le Salon imaginé par Hassan Hajjaj, artiste marocain constructeur de meubles à partir d’objets de récupération, designer et performeur qui habille ses modèles de vêtements colorés cousus mains. Sur le seuil de la Grande Halle avant même de se lancer dans cette balade urbaine et africaine, on est frappé par quelques œuvres monumentales posées au sol et d’autres, arrimées à la charpente métallique de cette belle architecture de fer et de verre. En haut, au zénith, les maisons à l’envers de Pascale Marthine Tayou (Cameroun), Falling Houses, attirent le regard et rappellent que le monde parfois peut tomber sur la tête ; au Nord, Un rêve en forme de nuage signé Nabil Boutros (Egypte) passe à travers un cercle de barbelés, comme le fauve au cirque saute dans un cerceau de feu. « Illustrer ou démontrer n’est pas le propos ; plutôt construire une image ou un objet qui, par le chemin du rêve, donne à penser » dit le sculpteur. En bas, à l’Est, Oukam Fractals de Sammy Baloji (République Démocratique du Congo) rapporte, par un assemblage d’images, les transformations urbaines de Lébous, un quartier de Dakar ; une ville éclatée, des restes de murs, une poétique de l’espace, la destruction, Labyrinth, oeuvre de Youssef Limoud (Egypte), évoque un chaos bien ordonné ; Des pavillons s’étirent le long de rues reconstituées, un minaret s’illumine, une lumière crue côtoie la pénombre. Le bruit et la fureur des villes accompagnent le parcours à travers des hauts parleurs, des bribes de phrases nous parviennent  : « La ville est un labyrinthe, la ville est faite pour se perdre, la ville est un organisme vivant, la ville est un mystère, la ville est une surprise permanente… »

On est dans la ville imaginaire de poètes, concept élaboré par un maître ès arts visuels, critique d’art et philosophe des Afriques, Simon Njami qui définit la ville et ses problématiques en posant un geste fort qui a valeur de Manifeste : « Les capitales du monde ont ceci en commun qu’elles n’appartiennent vraiment à personne : elles constituent des zones franches, des xenopoleis… Il n’y a jamais une ville mais des villes. Comment, dans le même espace géographique, cohabitent des réalités contradictoires et tout à la fois complémentaires ? Comment les citadins organisent-ils un réseau parallèle de relations et d’interdépendances ? Notre pari a été d’inventer la ville de toutes les villes… »

La déambulation conduit de maison en maison, à travers une pluralité de propositions. Chaque démarche vaut qu’on s’y attarde, nous ne pouvons en évoquer ici que quelques-unes : les grandes toiles peintes de Ouattara Watts, au langage énigmatique et aux notes de musique comme des écritures, pur jazz et collages (Côte d’Ivoire) ; un triptyque vidéo sur les migrants intitulé Crossings, de Leïla Alaoui – jeune artiste disparue dans l’attentat de Ouagadougou, en 2016 – évoquant le traumatisme du voyage, par mer, route ou rails et le choc du passage (France/Maroc) ; une installation réalisée par Poku Chemereh, faite d’étrangeté, Pokój : dans ma chambre, sanctuaire de mon repos, chambre aux meubles de spaghettis, de chewing-gum mâchés et de carambars, murs de briques en biscottes et caramel en guise de ciment (Ghana) ; un visage composé de clous juxtaposés, l’Acupeinture, ainsi qu’un Radeau de la Méduse d’après Géricault, ré-interprétés par Alexis Peskine, (France) ; signe de l’envahissement des produits made in China sur le continent africain, Je suis Africain de François-Xavier Gbré s’écrit sur un écran en mandarin et lettres de néon (France/Côte d’Ivoire) ; un cheval guerrier et son cavalier retourné, sculpture installation de Lavar Munroe Of the Omens He Had as He Entered His Own Village, and other Incidents that Embellished and Gave a Colour to a Great History, réalisée à partir de matériaux pauvres – cartons, bandes de papier, adhésifs -, remet en question les modèles historiques liés à la construction de monuments (Bahamas).

Plusieurs artistes présentent des photographies comme autant de points de vue mis en perspective, sur divers supports : Akinbode Akinbiyi, du Nigéria, raconte la vie quotidienne dans les grandes villes africaines, à travers Cities ; Ala Kheir, soudanaise, avec Revisiting Khartoum pointe le décalage entre le Khartoum de son enfance et la ville d’aujourd’hui ; avec Memories in Development, Aïda Muluneh, d’Ethiopie, part à la recherche de sa propre histoire et questionne l’Afrique ; Mnabtyd/Untitled de Franck Abd-Bakar Fanny (Côte d’Ivoire), rassemble trois séries de photographies, fruit de ses déambulations nocturnes dans trois villes d’Amérique du Nord ; Heba Hamin présente Project Speak2Tweet, traces de la révolte du 27 janvier 2011 en Egypte, moment où, avec un groupe de programmateurs, elle développe une plateforme permettant de poster des nouvelles sur Twitter alors que l’accès à internet est coupé. Evoquant les migrations d’un bout de la planète à l’autre, Abdulrasaq Awofeso, du Nigeria, réalise une série de petits personnages en bois, répartis sur trois grandes tables, A Thousand Men Can Not Build A City ; et William Kentridge, d’Afrique du Sud, imagine une animation graphique comme une danse des morts, More Sweetly Play the dance, longue procession de personnages défilant sur huit écrans placés en demi-cercle de cour à jardin : « La colonisation de l’Afrique a souvent signifié qu’on apporterait, disait-on, la lumière au continent noir. Mais cette lumière fut signe d’autoritarisme ou de dictature. Le seul sens acceptable se trouve entre la nuit et la lumière » dit le plasticien et metteur en scène, qui symbolise avec un talent fou la rencontre entre le monde du spectacle et le monde de l’art.

Cette exposition, intelligente et sensible par le choix des œuvres, témoigne de la ville comme objet social, lieu des tensions, des solitudes, de l’imagination, et se fait l’écho de tout le continent africain. La scénographie sert la métaphore avec simplicité et pertinence, permettant, au coin d’une rue ou d’un carrefour, de découvrir une photo, une tenture, des lumières, un imaginaire, des idées, l’altérité. Chacun évoque sa réalité et construit la mémoire collective. « Car une ville ne se raconte pas. On la vit » dit le commissaire de l’exposition, Simon Njami, en ce chapitre I. L’exposition se prolonge à l’extérieur, dans les jardins autour de la Grande Halle, en partenariat avec le Mois de la Photo du Grand Paris où une trentaine d’oeuvres sont en libre accès. Le second chapitre d’Afriques Capitales, est en train de s’écrire – en lettres capitales toujours – à Lille, sous le titre : Vers le Cap de Bonne Espérance.

Brigitte Rémer, le 22 avril 2017

Du 29 mars au 28 mai 2017, Parc et Grande Halle de La Villette, du mercredi au dimanche, de 12h à 20h – Jusqu’au 3 septembre 2017 pour les photos en extérieur – métro Porte de Pantin – Tél. : 01 40 03 75 75 – www.lavillette.com – et aussi, du 6 avril au 3 septembre 2017, exposition Vers le Cap de Bonne Espérance, Gare Saint-Sauveur de Lille.

La désacralisation de l’espace théâtral

© BR

Un colloque international s’est tenu à Kairouan (Tunisie) en sa première édition, les 30 et 31 mars 2017, au Centre National des Arts Dramatiques et Scéniques, sur le thème : La désacralisation de l’espace théâtral.

En partenariat avec l’Unité de recherche de l’Institut Supérieur des Beaux-arts de Sousse, le Centre National des Arts Dramatiques et Scéniques de Kairouan que dirige M. Hamadi Louheibi, acteur et metteur en scène, a réuni des chercheurs et praticiens venant de Tunisie, d’Egypte, d’Espagne et de France autour du thème : La désacralisation de l’espace théâtral. Les maîtres d’œuvre et maîtres d’ouvrage, deux jeunes chercheurs en art du spectacle et scénographes, Mme Hanène Othmani et M. Fathi Rached, membres du CIRRAS – Centre International de Réflexion et de Recherche sur les Arts du Spectacle – ainsi qu’un jeune réalisateur enseignant chercheur en littérature et cinéma, M. Malek Ouakaoui, ont conçu et réalisé la manifestation.

Cette rencontre s’inscrivait dans le cadre du Symposium des théâtres organisé pour la seconde fois à Kairouan par le Centre des Arts, mini festival qui programme des spectacles venant de différents pays, pendant une semaine. Un appel d’offre avait été lancé aux écoles d’art de Tunisie, proposant des bourses pour la prise en charge d’étudiants qui souhaitaient participer au colloque. Une douzaine se sont joints aux débats.

Plus l’on réfléchit à la question de La désacralisation de l’espace théâtral et plus l’objet échappe. Il semble aussi volatile que la représentation théâtrale elle-même dont les traces s’estompent au fil du temps et de la mémoire. Parle-t-on de l’espace de jeu, du plateau ? Evoque-t-on le public, le lieu où se déroule la représentation, dans sa configuration scène-salle ? Pose-t-on la question de l’acte théâtral, son contenu, ses langages ?

Chaque intervenant a apporté sa réponse et ses interrogations dans les différents domaines du théâtre, de la danse, du cinéma, de la littérature et du numérique, au cours de cinq tables rondes.

Du côté du théâtre, Sana Mahroug Mhibik, enseignante à l’Université Paris 13 a partagé ses Réflexions sur les aspects théâtraux dans Les Cerbères, de Mohamed Khair-Eddine, un des plus grands auteurs de la littérature marocaine, sorte d’Artaud maghrébin ; Hanène Othmani a évoqué Godot transplanté par Mohamed Kaouti le fondateur du théâtre marocain, sous l’intitulé : Quand Godot devient Sidna Kdar ; Ezzedine Abbassi professeur à l’Institut Supérieur des Arts Dramatiques de Tunis, a lancé une réflexion sur le thème Espace sacré et Espace profane à travers l’exemple d’Œdipe-Roi, faisant référence à Jean-Pierre Vernant et à Tawfiq al-Hakim. Mohamed Hedi Farhani, professeur à l’Université de Kairouan a mis en exergue, d’Adam à Œdipe, la dualité entre le sacré et l’impur, l’ombre et la lumière ; A partir des mots de Roland Barthes « Car ce que la scène fermée supprime, c’est un travail, c’est une liberté » Brigitte Rémer a parlé de décentrement selon Tadeusz Kantor et d’Espace vide selon Peter Brook, des passeurs de cultures entre l’Europe et l’Afrique et des niches de création que sont les friches industrielles et les arts de la rue ; Fathi Rached, a parlé du Spectacle Arab, du Nouveau Théâtre : quand la fuite devient un acte constructeur, co-mis en scène en 1986 par Fadhel Jaïbi et Fadhel Jaziri, dans la Cathédrale Saint-Louis de Carthage ; Olfa Bouassida Souli, enseignante à l’Institut des Beaux-Arts de Sousse a analysé L’espace scénique chez Ariane Mnouchkine : forme et enjeux, et la place du public, juge, complice et critique, dans son spectacle 1789.

Du côté de la danse Carolane Sanchez a évoqué une Cartographie Flamenca : espace et mutations autour du poids de la tradition lié au poids de la religion. Du côté du cinéma, Maha Gad El Hak, professeur à l’Université du Caire, en Egypte, a parlé de L’Espace dans le film Rough stage à partir de l’analyse d’images sur un jeune danseur palestinien préparant un concours de danse contemporaine avec pour partenaire une juive estonienne, à contre courant des volontés de sa famille ; Malek Ouakaoui a présenté son travail sur L’esthétique cinématographique ou l’affranchissement des lois théâtrales, se référant à L’Art poétique de Boileau, à la question du rythme, et à Méliès, homme de théâtre autant que cinéaste, dans sa pensée d’un plan et dans le placement très frontal de la caméra.

Du côté de la littérature, Dorsaf Ben Essid, assistante à l’Université de Kef a évoqué l’inscription du théâtre dans l’œuvre de Pierre Loti à partir de son premier roman, Aziyadé, dont l’action se déroule en Turquie, parlant de transgression, et de la figure de Karagöz comme moyen de subversion, et du côté du numérique, Soumaya Haj Amor, de l’Institut des Beaux-arts de Sousse, a présenté La posture de l’acteur dans le théâtre numérique : enjeux et esthétique. »

Chaque table ronde a remis en débat cette notion de désacralisation de l’espace, qui cherche autour des concepts de profanation, subversion, transgression, déconstruction et illusion, mais qui s’en détache. La construction de la théâtralité se fait-elle par l’implosion du lieu théâtral ? Entre abri, édifice ou tréteaux, comment raconter l’histoire de notre temps ? Quelle frontière entre univers réel et univers onirique ? A la multiplicité de questions engendrées par le thème, cette première édition, prometteuse, a tenté d’apporter des réponses.

Brigitte Rémer, le 18 avril 2017

Centre National des Arts Dramatiques et Scéniques de Kairouan. Tél. : + 216 772 365 52 – Contacts : fethi.benrached@yahoo.frhanene_othmani@yahoo.fr

 

 

Arbre parmi les arbres – Armand Gatti 1924/2017

© Christian Serrano

Armand Gatti – Dante Sauveur Gatti de son véritable nom – a déserté la planète le 6 avril 2017 après une vie artistique chargée et engagée. Résister est un des mots qui peut le résumer, mais peut-on résumer un homme de neuf et trois ans semblable à ce 9/3 où était domiciliée La Parole Errante créée en 1986 à Montreuil-sous-Bois à laquelle s’est agrégée en 1998, La Maison de l’Arbre qui fut son emblème, son bouclier, sa marque de fabrique, son cri ?

Journaliste et poète, réalisateur, metteur en scène et dramaturge, Gatti est de toutes les formes d’écriture, celles qui manifestent surtout. Il dénonce la guerre du Vietnam, les inégalités sociales, les mensonges et les injustices, les totalitarismes. Né à Monaco le 26 janvier 1924, issu d’une famille d’immigrés de milieu pauvre – son père est balayeur, sa mère femme de ménage – son parcours s’inscrit du côté des pauvres. « Dans le camp des pauvres j’ai toujours eu avec moi l’idée du combat » dit-il. Il rend hommage à son père en écrivant La vie de l’éboueur Auguste Geai, en 1959 que Jacques Rosner met en scène trois ans plus tard avec la compagnie du théâtre de Villeurbanne, dirigée par Roger Planchon et Roger Gilbert.

Résistant pendant la guerre, puis reporter après la guerre, il couvre les luttes ouvrières en France et voyage dans le monde entier, notamment en Russie, en Chine, en Amérique Latine où il dénonce les dictatures militaires. Son combat passe par les mots. Le Prix Albert Londres lui est décerné en 1954 pour une enquête qu’il a menée, Envoyé spécial dans la cage aux fauves, pour laquelle il a  appris le métier de dompteur. Après cette période intense de journalisme, il se dédie à l’écriture théâtrale. En 1958, Le Poisson noir, sa première pièce publiée, parle de la naissance d’une Nation, la Chine et se fait l’écho de sa rencontre avec Mao Zedong. D’importantes rencontres ponctuent son parcours : avec le compositeur Pierre Boulez en 1948, avec Kateb Yacine, écrivain et dramaturge algérien, en 1951, avec l’écrivain Joseph Kessel en 1956, avec Henri Michaux. Esotérique par certains côtés, il se plonge dans les grandes mythologies aztèques, les légendes celtiques, côtoie Saint François d’Assise et comme lui, parle avec les arbres et les oiseaux. A chaque martyr politique, un arbre.

Son film, L’Enclos, dont il écrit le scénario et les dialogues avec Pierre Joffroy son ami de toujours est primé à Cannes en 1961. Il témoigne de sa déportation, en 1943, après son arrestation par les Groupes mobiles de réserve, autrement dit les français pétainistes qui le déportèrent dans un camp de travail allemand.

Le Crapaud-Buffle est sa première pièce jouée, en 1959, et la première montrée dans la nouvelle salle du TNP, le théâtre Récamier. Elle traite « à travers l’histoire d’une république hypothétique d’Amérique du Sud, de sa vie sociale et politique, des rapports entre le chef de l’Etat et cette société. » La mise en scène est signée Jean Vilar. Suit en 1965 La Passion du Général Franco d’abord éditée sous le titre La Passion en violet, jaune et rouge qui est retirée de l’affiche le 19 décembre pendant les répétitions, sur ordre du gouvernement français à la demande du gouvernement espagnol. Gatti est porté par un comité de soutien regroupant un grand nombre de personnalités du monde culturel et artistique, mais n’obtient pas gain de cause. Il s’exilera, quelque temps plus tard, en Allemagne. En 1966, il crée deux pièces : en janvier, au TNP-Palais de Chaillot, Chant public devant deux chaises électriques, pièce pour soixante-neuf acteurs autour de l’exécution aux Etats-Unis en 1927 de deux émigrés italiens, Sacco et Vanzetti, après une longue controverse, et en mai, à Saint-Etienne, Un Homme seul. A la demande du Collectif intersyndical d’action pour la paix au Vietnam, il écrit en 1967, un texte sur la guerre : V comme Vietnam qu’il met en scène au Théâtre Daniel-Sorano, de Toulouse. En 1968, sa pièce, La Naissance, est jouée au théâtre de la Fenice, dans le cadre de la Biennale de Venise, dans une mise en scène de Roland Monod.

La même année, à la demande de Guy Rétoré directeur du Théâtre de l’Est Parisien, Emile Copfermann, écrivain et critique théâtral réunit des habitants du 20ème arrondissement de Paris autour de Gatti. Par leurs témoignages et leur imagination, une pièce sur les transformations urbaines du quartier s’écrit. Ainsi naît son texte Les Treize Soleils de la rue Saint-Blaise, que Rétoré met en scène et qui est présenté au TEP. En 1971, Gatti se plonge dans la révolte spartakiste de Berlin et l’histoire de la révolutionnaire Rosa Luxemburg, assassinée en 1919, son corps jeté à la rivière. Il lui consacre une pièce, Rosa Collective.

De retour d’Irlande, en 1982 il publie Le Labyrinthe, après le tournage d’un film sur les prisonniers politiques d’Irlande du Nord morts de leur grève de la faim – dont Bobby Sands. Gatti tient à rendre compte à travers la pièce de ce qu’ont vécu ces prisonniers. Il fait du théâtre dans les prisons avec les détenus pour leur redonner dignité et identité et présente en 1989 Les combats du jour et de la nuit, à Fleury-Mérogis. En 1996, L’Enfant-Rat est invité au Festival des Francophonies en Limousin, dans une mise en scène d’Hélène Châtelain. Ecrite en 1959, la pièce fait ressurgir les fantômes du camp de déportation dans la vie de cinq rescapés, réunis par une photo et par leurs souvenirs, obsédants.

La liste est longue des pièces écrites, publiées et jouées, toujours engagées, sans compter les textes d’une autre nature que sont les articles, poèmes et manifestes. « Le théâtre pour construire demain et refléter aujourd’hui » disait-il, théâtre indissociable de ses prises de position et de ses révoltes. Il fut aussi un fervent scientifique et un passionné de mathématiques, à sa manière, admirateur de la théorie des Quanta. En 1994/95, Gatti écrit Kepler, le langage nécessaire, autour de l’astronome Johannes Kepler, pièce intitulée Nous avons l’art, afin de ne pas mourir de la vérité. Frédéric Nietzsche quand elle fut créée à Strasbourg, dans une mise en scène de l’auteur, à partir d’un travail mené avec quatre-vingts stagiaires en situation d’exclusion – chômeurs, anciens drogués, anciens prisonniers – que Gatti appelait ses loulous. En1998 fut présentée une première version de Les Oscillations de Pythagore en quête du masque de Dionysos, puis une seconde version en 2006, qu’il mit en scène avec une trentaine d’étudiants français et étranger. La pièce fut jouée dans les anciennes cuisines de l’hôpital psychiatrique de Ville-Evrard. En 1998/99, sa pièce intitulée Incertitudes de Werner Heisenberg : feuilles de brouillon pour recueillir les larmes des cathédrales  dans la tempête et dire Jean Cavaillès sur une aire de jeu qui fait partie de la série La Traversée des langages regroupant quatorze pièces – fut créée à Genève, dans le cadre d’un stage d’insertion.

22 octobre 1941, ce que chantent les arbres de Montreuil – 22 octobre 2000 est un hommage aux vingt-sept otages fusillés, à Châteaubriant, dont Guy Môquet, « car chaque fois qu’un résistant était fusillé je faisais un poème… j’allais les mettre sur les arbres, c’était ça mon combat… »

La Parole errante, Centre international de création, un lieu rare et exigeant, modeste et vibrant, regroupe autour d’Armand Gatti, une réalisatrice, Hélène Châtelain, un réalisateur, Stéphane Gatti, un producteur, Jean-Jacques Hocquard, qui travaillent ensemble depuis plus de trente-cinq ans. Deux ouvrages flamboyants témoignent de leur engagement : La Parole Errante, publié en 1999 aux éditions Verdier, avec 1760 pages, et lintense Révolution culturelle nous voilà ! publié en une première version en 2008, puis en sa version longue de 1295 pages en 2011, parcours poétique et politique d’Armand Gatti qui fait aussi partie de La Traversée des langages.

Un homme de l’échange et de la participation, un engagé, un enragé, un généreux qui savait prendre des risques, un grand poète, nous a quittés.

Brigitte Rémer, le 16 avril 2017

Site de la documentation de La Parole errante – Fonds documentaire Armand Gatti –www.archives-gatti.org

L’Etat de siège

© Jean-Louis Fernandez

Texte Albert Camus – mise en scène Emmanuel Demarcy-Mota, avec la troupe du Théâtre de la Ville – Création à l’Espace Cardin.

Le dispositif scénique est conçu en rond sur cinq niveaux de jeu dans lesquels s’intègrent deux groupes de spectateurs qui se font face, comme les citoyens d’une ville dans une agora. L’action se déploie dans tout l’espace et les personnages porteurs de pouvoir, la Peste et sa Secrétaire, sortis du dessous des mers où se trouve un autre groupe de spectateurs, apparaissent au niveau trois. Deux projecteurs jettent sur eux leur lumière crue comme celle d’un mirador et accompagnent leurs entrées sauvages et celles de leur clan – la bourgeoisie sympathisante et ceux qui ont trahi -. Une sirène stridente ouvre le spectacle et donne le ton. On entre dans la tragédie avec intensité.

Né à Mondovi près d’Annaba, en Algérie, en 1913, disparu en 1960, Camus écrit L’Etat de siège en 1948, peu après la fin de la seconde guerre mondiale et douze ans après la guerre d’Espagne – ce pays lui inspire Révolte dans les Asturies, en 1936 -. De nombreux dictateurs sont encore en poste en Europe. L’action de l’Etat de siège se passe justement à Cadix, ville maritime d’Espagne où s’abat la comète du mal représentée par le personnage de la Peste et sa Secrétaire qui n’est autre que la mort. Le totalitarisme impose l’arbitraire, le mensonge et le meurtre, et fait régner la terreur en manipulant le peuple : « Moi, je règne, c’est un fait, c’est donc un droit. Mais c’est un droit qu’on ne discute pas : vous devez vous adapter… Dépêchons !… Gardes ! Placez nos étoiles sur les maisons dont j’ai l’intention de m’occuper. Vous, chère amie, commencez de dresser nos listes et faites établir nos certificats d’existence… » C’est le fascisme dans toute sa violence, c’est l’inquisition.

On assiste au chaos, à la dissolution du collectif, hanté par les stigmates du mal que chacun redoute, la peste. Face à la violence de la structure totalitaire imposée et de la mort certaine par contagion puis par radiation, le peuple, lentement, fait le constat : « Nous étions un peuple et nous voici une masse !… Nous étouffons dans cette ville close. » Le processus de déstructuration de la ville et de l’état mental de ses habitants est en marche, jusqu’à ce que l’un d’eux, Diego, amoureux fou de Victoria, fille du Juge, se rebelle et appelle au soulèvement, avant de mourir, frappé par le mal : « Vous perdrez l’olive, le pain et la vie si vous laissez les choses aller comme elles sont ! Aujourd’hui il vous faut vaincre la peur si vous voulez seulement garder le pain. Réveille-toi, Espagne ! » Alors hommes et femmes de la cité se mobilisent et entonnent ensemble le chant Como tù, qu’interprétait jadis Paco Ibáñez sur un poème de León Felipe et qui a ici une grande force dramatique.

Camus écrit dans différents registres et comme journaliste. Il a publié un certain nombre d’œuvres phares avant L’Etat de siège, quand sa maladie lui en laissait le temps et l’énergiedes essais autant que des romans et des pièces de théâtre et il poursuivra jusqu’à sa disparition. Pour ne citer que quelques-unes de ses publications : le Mythe de Sisyphe en 1942, ainsi que L’Etranger ; Le Malentendu et Caligula en 1944 ; La Peste en 1947, qui connaît un grand succès. Plus tard il publiera notamment L’Homme révolté en 1951, L’Eté en 1954, année du début de la Guerre d’Algérie, La Chute en 1956 et il adaptera des textes de Dostoïevski, de Buzzati et de Faulkner. Il reçoit le Prix Nobel de littérature en 1957.

Avec L’Etat de siège le fantastique et l’onirisme se côtoient, le romantisme se mêle à la métaphore politique. Camus dessine une galerie de portraits : le dictateur et son cynisme (la Peste), sa secrétaire, sans concession et taillée dans le roc (la mort) ; le provocateur et son nihilisme qui change de camp et renie ses compatriotes avant de se jeter, au final, dans la mer (Nada, qui se traduit en espagnol par rien) ; la bourgeoisie représentée par le Juge et sa famille, sur fond de tensions ; l’Alcade, sorte d’administrateur discrètement pervers ; le Gouverneur, défait de ses fonction et exécuteur d’ordres ; les gens du peuple, les pêcheurs, les femmes, tous hébétés… C’est le sursaut final de la rébellion appelée par Diego qui éveille les consciences pour balayer la dictature.

Emmanuel Demarcy-Mota gère avec intelligence et habileté les différents niveaux de lecture de cet Etat de siège complexe et donne de la lisibilité au propos qui, avec la montée des nationalismes, nous touche de près : la folie du pouvoir et de la destruction, la solitude de l’homme devant son destin, le peuple qui a peur, la tragédie au quotidien. Les acteurs de sa troupe portent avec ferveur cette allégorie aux envolées poétiques dans laquelle la Peste est la parabole du mal, ici, du fascisme. La pièce est peu jouée et recèle des difficultés : son romantisme débridé avec le couple Victoria-Diego – entre Roméo et Juliette et West Side Story – l’expression de la mort par contamination de la maladie, la trahison, la délation, les aspects philosophiques du mal, la dictature sans la caricaturer. Jean-Louis Barrault entouré des meilleurs de sa troupe, avec Balthus pour la scénographie et Honegger pour la partie musicale, y avait échoué en 1948. Pari réussi pour le metteur en scène directeur du Théâtre de la Ville et son équipe, il y a une grande force dans la proposition. En ces temps d’inquiétude où l’actualité grise s’impose et où il n’est pas exclu que l’Histoire se répète par l’évaporation individuelle et collective de la pensée, le spectacle est bien-venu et remplit sa mission.

Brigitte Rémer, le 24 mars 2017

Avec Serge Maggiani (la Peste) – Hugues Quester (l’Homme) – Alain Libolt (le Juge) – Valérie Dashwood (la secrétaire) – Matthieu Dessertine (Diego) – Jauris Casanova (l’Alcade) – Philippe Demarle (Nada) – Sandra Faure (une comédienne, la conseillère, une femme du peuple) – Sarah Karbasnikoff (la femme du juge, une comédienne, une femme du peuple) – Hannah Levin Seiderman (Victoria) – Gérald Maillet (le curé, un comédien, un homme du peuple) – Walter N’Guyen (un comédien, un homme du peuple) – Pascal Vuillemot (le Gouverneur, un homme du peuple) – En alternance Ilies Amellah, Alice Demarcy, Joséphine Loriou, Chiara Vergne (l’enfant).

Assistant à la mise en scène Christophe Lemaire – scénographie Yves Collet – lumières Yves Collet, Christophe Lemaire – conseiller artistique François Regnault – création sonore David Lesser – création vidéo Mike Guermyet – costumes Fanny Brouste – maquillage Catherine Nicolas – accessoiriste Griet de Vis – masques Anne Leray – 2e assistante à la mise en scène Julie Peigné – assistant lumières Thomas Falinower – assistante scénographie Clémence Bezat – assistantes costumes Hélène Chancerel, Albane Cheneau, Élodie Lorion, Peggy Sturm – assistante masques Patty Robinet – habilleuse Séverine Gohier – travail vocal Maryse Martines.

Du 8 mars au 1er avril 2017, Théâtre de la Ville/Espace Pierre Cardin, 1 avenue Gabriel, 75008. Métro : Concorde – www.theatredelaville-paris.com – Tél. : 01 42 74 22 77 – En tournée : du 25 avril au 6 mai 2017, Théâtre national de Bretagne, Rennes – Septembre 2017, Lisbonne, Portugal – Automne 2017, tournée aux Etats-Unis et au Canada – Février 2018, Grand Théâtre de la Ville de Luxembourg. La pièce L’Etat de siège est éditée chez Gallimard/Folio.

 

 

 

 

 

 

Les Bas-fonds

© Julia Riggs

Texte de Maxime Gorki d’après la traduction d’André Markowicz – adaptation et mise en scène Éric Lacascade – Les Gémeaux scène nationale de Sceaux, en collaboration avec le Théâtre de la Ville-Paris.

Son nom est Alexis Maximovitch Pechkov, son pseudonyme Gorki, qui signifie amer. Il écrit Les Bas-Fonds en 1902, à trente-deux ans, et il a une drôle de vie derrière lui. Orphelin à dix ans, son grand-père l’oblige très vite à quitter l’école et à travailler. Il devient cordonnier, graveur et fait de nombreux métiers. La mort de sa grand-mère quand il a dix-neuf ans le plonge dans une grande dépression, il tente de se suicider. Puis il décide de partir sur les routes du Caucase. En chemin, il apprend à lire et devient journaliste à vingt-quatre ans. Son premier ouvrage Esquisses et récits paraît en 1898 et connaît un grand succès. Il parle déjà des pauvres et des marginaux, des opprimés, et espère en le progrès social. Il prend position politiquement et s’oppose à la toute-puissance du tsar à la fin du XIXème, rencontre Lénine en 1902 et se lie d’amitié avec lui, un court moment. Arrêté à plusieurs reprises et emprisonné, exclu de l’Académie Impériale des Écrivains, il est soutenu par Anton Tchekhov avec qui il échangera une abondante correspondance. Gorki se trouve à Saint-Pétersbourg pendant la révolution ouvrière de 1905, violemment réprimée lors d’un dimanche sanglant resté dans les mémoires. Ses prises de position contre tout pouvoir constitué, autoritaire et inhumain, le conduisent en prison, puis en exil. Deux semaines après le début de la Révolution d’octobre, il se désolidarise du mouvement bolchévique dont il dénonce la corruption, la violence et le culte de la personnalité. En 1919, une lettre de Lénine le menace clairement de mort, il reprend le chemin de l’exil, vers l’Allemagne d’abord, l’Italie ensuite. Dix ans plus tard Staline l’invite à rentrer. De retour en 1932, il accepte les honneurs et son positionnement devient flou. Sa mort en 1936, ainsi que celle de son fils un an plus tôt, reste trouble.

C’est entre 1900 et 1905 qu’il écrivit la plupart de ses pièces. En 1902 ce fut Les Bas-Fonds, sitôt mis en scène par Constantin Stanislavski, au Théâtre d’Art de Moscou. On comprend mieux la pièce à la lumière de sa vie. Gorki montre un groupe de déclassés et de marginaux hébergés dans ce qu’on appelle un asile de nuit tenu par un couple vulgaire, Mikhail Ivanovitch Kostylev et Vassilissa Karpovna, qui spécule sur la misère. Certains d’entre eux ont eu une autre vie, – notamment l’Acteur qui rêve encore d’Ophélie et le Baron qui repense à ses petits déjeuners servis au lit – ce grand écart est pour eux particulièrement douloureux. D’autres ont été cordonnier, chiffonnier, casquettier. « Le passé est le passé… il n’en reste pas lourd. Ici il n’y a plus de seigneurs… tout a disparu… il n’y a plus que l’homme dans sa nudité » dit Boubnov. Les relations entre les pensionnaires sont rudes, alcoolisées, ironiques, dégradantes et violentes, à la mesure de leur dégringolade sociale. Convoitées et exploitées, les femmes n’ont pas le beau rôle. La marchande de beignets, femme de tête, se conduit en jeune première, Anna, femme de Klevtch le serrurier, est en train de mourir, Nastia, jeune fille de vingt-quatre ans tente de se soustraire au milieu par la lecture avant de lâcher prise, et Natacha sœur de Vassilissa, la patronne, se fait cogner, jalousie oblige, car Pepel, le gai luron, laisse tomber l’une pour l’autre. L’oncle Medvedev, agent de police, accomplit les basses besognes. Et chacun épie l’autre.

L’arrivée du vieux Louka, sorte de missionnaire déclassé lui aussi, dérègle le système et apporte un peu d’humanité. « Pour un vieux la patrie c’est là où il fait chaud » dit-il en arrivant et parlant par énigme. « Nous sommes tous des pèlerins sur terre. Et notre terre elle-même, à ce qu’on m’a raconté, fait des pèlerinages dans le ciel. » En prise avec la réalité de leur quotidien déstructuré et sans espoir, ils ne croient pas au message de Louka, disant qu’il est possible de « recommencer une vie nouvelle. »  Et quand Ana s’agrippe encore à la vie, c’est Louka qui la calme et l’aide à réussir au moins son passage vers la mort. « Quand je te regarde, tu me rappelles mon père… Tu es aussi gentil, aussi tendre » dit-elle. « On m’a tellement pétri que je suis devenu tendre… La mort, je te le dis, pour nous autres, elle est comme une mère pour ses petits » lui répond-il.

La lecture que donne Eric Lacascade de cette tragique chronique sociale ne cherche pas le réalisme, il ne recompose pas le milieu ouvrier bolchévique. Il montre un tableau de l’humanité dans son ensemble et l’impact de la pauvreté sur les relations humaines, la perte de dignité quand on efface tout statut social, la violence, le désespoir. Le metteur en scène a déjà côtoyé Gorki, en présentant en 2006 Les Barbares au Festival d’Avignon dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes, puis en 2010 Les Estivants au Théâtre National de Bretagne. Il connaît bien le théâtre russe pour avoir aussi exploré et monté Tchekhov – entre autre la trilogie Ivanov, La Mouette et Cercle de famille pour trois sœurs, avec la même troupe, en 2000, à Avignon ; Platonov en 2002 dans la Cour d’Honneur d’Avignon ; Oncle Vania, qu’il travaille en 2009 en laboratoire avec la compagnie d’Oskaras Korsounovas, qu’il met en scène et qu’il présente, en 2014, au Théâtre de la Ville.

La scénographie sert la pièce et a vite fait de transformer l’asile de nuit en bistrot ou en dortoir par des rideaux de plastique transparent et leurs réverbérations, en portes qui claquent et en cavalcade dans les couloirs, avec ces cintres qui montent et qui descendent portant les vêtements semblables à des fantômes, image de l’humain vidé de sa substance. Chaque acteur a construit son personnage, sans psychologie affichée ni gros traits caricaturaux et tient sa partition. Eric Lacascade connaît sa troupe et a intégré quelques jeunes sortant de l’école du Théâtre National de Bretagne qu’il dirige.

L’Acte IV – après le départ de Louka, personnalité qui laisse des traces et dont tous parlent – est celui de la biture sur fond de flots de bière et de déstructuration qui vont crescendo jusqu’au malaise, et jusqu’à l’image finale, glaçante et qui claque en ces mots, dits par le Baron : « Eh… vous autres ! Venez par ici ! Là, dans le terrain vague… L’Acteur s’est pendu ! » Le rideau tombe, les masques aussi. Il y a quelque chose de très contemporain dans ces Bas-fonds.

Brigitte Rémer, le 23 mars 2017

Avec Avec Pénélope Avril (Nastia) – Leslie Bernard (Anna) – Jérôme Bidaux (L’Acteur) – Mohamed Bouadla (Pepel) – Laure Catherin (Natacha) – Arnaud Chéron (Boubnov) – Arnaud Churin (Kostilev) – Murielle Colvez(Vassilissa) – Christophe Grégoire (Satine) – Alain d’Haeyer (Louka) – Stéphane E. Jais (Le Baron) – Éric Lacascade (Medvedev) – Christelle Legroux (Kvachnia) – Georges Slowick (Klevtch) – Gaëtan Vettier (Aliochka). Collaboration artistique Arnaud Churin – scénographie Emmanuel Clolus – costumes Axel Aust assisté d’Augustin Rolland – lumières Stéphane Babi Aubert – son Marc Bretonnière – accessoires Angéline Croissant – Maquillages Catherine Saint-Sever – assistante mise en scène Vanessa Bonnet.

Du 17 mars au 2 avril 2017 du mardi au samedi à 20h45, le dimanche à 17h – Les Gémeaux scène nationale de Sceaux, 49, av Georges Clémenceau, Sceaux – RER B station Bourg-la-Reine – Tél. Sceaux : 01 46 61 36 67 – Tél. Théâtre de la Ville-Paris : 01 48 87 84 61.

 

 

 

 

De la justice des poissons

© Pablo Fernandez

Conception, écriture et mise sur scène Henri jules Julien (France-Syrie) – Dans le cadre des Traversées du Monde Arabe programmées par Le Tarmac/La Scène internationale francophone. Spectacle en français et en arabe.

Entre esquisse, conte philosophique et chronique contemporaine, l’objet est délicat, porté par une actrice-chanteuse et un contrebassiste. On dirait une enluminure qui sous son apparente simplicité se révèle des plus sophistiquée.

L’actrice arrive du fond de la salle, hauts talons, sourire aux lèvres écarlates, scénario à la main et monte sur le plateau entièrement dégagé où seule une main-courante en bois borde l’espace vide. Le musicien est présent et fait vibrer ses cordes. Elle, s’adresse au spectateur, droit dans les yeux, comme pour une conversation ou pour une conférence. Elle donne la règle de la rencontre qui est, non pas de dialoguer avec le public, « mais, avec le public, de dialoguer avec une idée. » Le texte s’y prête. Il parle des villes-refuges telles que l’Ancien Testament les mentionne, villes servant de havre de paix à ceux qui ont besoin de protection lorsqu’ils sont coupables d’homicide involontaire. Six villes refuges sont relevées : Kadech en Galilée, Sichem dans la montagne d’Ephraïm, Kyriat-Arba à Hébron, dans la montagne de Juda, Betsar dans le désert près de Jéricho, Golan, dans le Basan.

Le texte lu et conté parle de l’Autre et de l’altérité, de l’hospitalité, à la première personne du pluriel, nous, sujet – signifiant nous, habitants des villes européennes. Il est repris en seconde lecture, en changeant le nous par ils ou eux complément d’objet, pour établir un glissement des idées, les décentrer. Puis l’actrice s’efface et se fond dans le noir du mur, tandis que la contrebasse parle en solo, entre le chuchotement et le cri. Elle, revient, pieds nus, cheveux noués, et chante d’un chant profond les imprécations archaïques d’une sorte de mélopée. Sa voix est belle, son chant vient du fond des temps.

Le texte est dit une troisième fois, en arabe, langue maternelle de Nanda Mohammad, actrice syrienne. Sa présence souffle le chaud. Le duo qu’elle forme avec David Chiesa, contrebassiste, est subtil dans son imperceptible mobilité. Comme des constellations, chacun glisse et se déplace. Lui, fait corps avec sa table d’harmonie, tantôt frottant les cordes avec l’archet tantôt les pinçant, créant une ample déclinaison de sons, cherchant très loin les aigus, et faisant grincer son piquet sur le sol quand il danse avec l’instrument.

Henri jules Julien qui a élaboré le spectacle et l’a mis en scène, donne pour référence le philosophe Emmanuel Lévinas qui sait « dire l’humain de l’homme » et qui a particulièrement travaillé sur le concept d’éthique – « Rien n’est plus étrange ni plus étranger que l’autre homme et c’est dans la clarté de l’utopie que se montre l’homme. Hors de tout enracinement et de toute domiciliation ; apatridie comme authenticité. » La seconde référence choisie par le metteur en scène repose sur l’économiste indien Amartya Kumar Sen qui a reçu le Prix Nobel en 1998 pour ses travaux sur la famine, la théorie du développement humain, l’économie du bien-être, et sur la démocratie comme source du progrès social. Metteur en scène, producteur et traducteur, Henri Jules Julien vit au Caire depuis quatre ans et y multiplie les initiatives pour présenter les artistes égyptiens et syriens sur les scènes européennes.

Sur le plateau, la lumière tourne comme celle d’un phare ou comme des gyrophares émettant leurs signaux de détresse. Elle fait aussi penser à la danse des flammes dans la cheminée, qui éclaire épisodiquement les visages et sculpte des contre-jours. Ces villes-refuges qui semblent bien lointaines ne datent pas seulement de la plus haute Antiquité, elles sont peut-être encore à nos portes.

Brigitte Rémer, le 20 mars 2017

Avec Nanda Mohammad et David Chiesa (contrebasse) – lumière Christophe Cardoen. En tournée : 21 et 22 mars 2017, Théâtre Athénor, Saint-Nazaire – 4 et 5 avril, Institut Français d’Egypte-Mounira, Le Caire, dans le cadre du Festival D-Caf.

 

 

 

 

 

Providence

© Pascal Gely

Texte Olivier Cadiot – mise en scène Ludovic Lagarde – jeu Laurent Poitrenaux, au Théâtre des Bouffes du Nord.

On entre dans le cabinet de sonorités de Cadiot-Poitrenaux-Lagarde, mi-salon mi-atelier, dans une maison au bord d’un lac. Un homme s’y est retiré. Deux magnétophones font fonction de figures totems et officient, chambres d’écho et interlocuteurs pour l’acteur, seul en scène. Un long canapé et un panneau réfléchissant qui servira d’écran. Des cloisons aux grilles bleu-nuit laissent filtrer la lumière, comme des moucharabiehs.

Quatre histoires ont été compressées en une unité nommée Providence – du nom du quatrième récit – dont on ne comprendra pas tout. On se laissera couler dans les expérimentations de l’acteur bonimenteur démonstrateur qui fait des gammes compulsives sur ses magnétophones, s’enregistre et se répond, joue de mots et de bruitages, de sons et de musiques et dialogue avec lui-même par vidéo interposée. Le labyrinthe est complexe et malgré le fil d’Ariane le spectateur se perd, et se laisse perdre. Il est question d’un personnage et d’un auteur dont les points de vue divergent, d’un jeune homme qui se transforme en vieille dame, d’Illusions perdues à la Balzac, d’un vieil homme au bord du vide qui prépare sa conférence pour faire la preuve par quatre qu’il n’est pas tout à fait fou.

Ces séquences se mêlent et se tordent entre elles, sur fond de quadriphonie. Le verbe est dense, touffu, abstrait, il est intense et brumeux, et se transforme, à certains moments, en vapeur d’eau. L’acteur est convaincu, concentré, pince sans rire. Il mène son combat, seul au front, il est un et multiple, diseur et chef d’orchestre, il joue de vérité et de fiction, la providence pour lui. « C’est à la notion de personnage que le texte s’attaque. Qu’est-ce qu’un personnage ? En a-t-on besoin ? » reconnaît Laurent Poitrenaux qui excelle sur ces sentiers escarpés.

Cadiot-Poitrenaux-Lagarde en sont à leur troisième essai ensemble, c’est dire qu’ils se connaissent. Deux textes d’Olivier Cadiot ont été présentés et mis en scène par Ludovic Lagarde, interprétés par Laurent Poitrenaux, Le Colonel des Zouaves en 1997 et Un mage en été, en 2010. « Dans l’écriture de Cadiot tout est sans cesse en mouvement, les choses se font et se défont, se construisent de manière quasi rhapsodique, on ne peut se reposer seulement sur la seule continuité psychologique » note le metteur en scène.

Créé en novembre dernier à la Comédie de Reims, Centre dramatique national que dirige Ludovic Lagarde, Providence est un peu comme un objet volant non identifié, magnétique, poétique, fantastique, exigeant, millimétré, parfois dévastateur. L’Ircam y est partie prenante dans le travail du son. « Si on examine une vie entière, on trouvera le moment X où, à cause de la disparition d’Y, du départ de Z, de conditions de vie terrifiantes, de barbarie totale, ou d’une idée tout simplement, d’une idée terrible, vous avez été vraiment le plus mal, c’est inscrit – ça fait un pic à l’encre noire » écrit Cadiot qui se plait à parler par énigmes. Singulière est la narration, singulier le spectacle, un bel objet, cherchez l’erreur.

 Brigitte Rémer, le 13 mars 2017

Scénographie Antoine Vasseur/assistante Justine Creugny – lumières Sébastien Michaud – réalisation sonore David Bichindaritz – réalisation informatique musicale Ircam Sébastien Naves et Jérôme Tuncer – conseiller musical Jean-Luc Plouviercostumes Marie La Rocca/assistante Peggy Sturm – habillage Alice Françoismaquillage et coiffure Cécile Kretschmar/assistant Mityl Brimeur  – conception image Michael Salerno – collaboration image Romuald Ducrosconception graphique Cédric Scandelladramaturgie Sophie Engel/conseillère dramaturgique Marion Stoufflet assistante à la mise en scène Céline Gaudier mouvement Stéfany Ganachaud – ensemblier Éric Delpla – régie générale Jean-Luc Briand – régie vidéo Stéphane Bordonaro régie plateau Paul Argis.

Du jeudi 2 au dimanche 12 mars 2017 – Théâtre des Bouffes du Nord – 37 (bis), boulevard de la Chapelle – 75010 Paris – métro : La Chapelle – Tél. : 01 46 07 34 50 – www.bouffesdunord.com – En tournée : du 15 au 25 mars au Théâtre National de Strasbourg – du 29 au 31 mars à la Maison de la Culture d’Amiens, du 4 au 7 avril à la Comédie de Clermont-Ferrand, Maison de la Culture – Le roman Providence est publié aux Éditions P.O.L

 

Fatmeh

© Danielle Choueiry

Chorégraphie et mise en scène de Ali Chahrour (Liban) – Dans le cadre des Traversées du Monde Arabe programmées par Le Tarmac/La Scène internationale francophone.

Fatmeh est plus un rituel qu’une chorégraphie, un rituel de mort porté par les femmes : deux jeunes artistes, Yumna Marwan issue du théâtre, et Rania Al Rafei de la pratique vidéo ; et deux femmes symboles, véritables mythes du Moyen-Orient qui accompagnent la Traversée – Fatma, le rôle-titre, de son vrai nom Fatima-Zahra, qui signifie la Resplendissante, fille de Mahomet et Oum Kalthoum dite l’Astre d’Orient qui dans ses chansons-mélopées parle d’amour, de religion et de Nation. La mémoire collective agit en confluence.

Dans la pénombre, à la lueur de la pleine lune, s’exécutent les gestes sacrificiels d’autoflagellation, répétés jusqu’à l’abandon et la transe. On se dirait jour de Achoura, commémorant le prophète, le dix – asharah en arabe – du septième mois. Le spectacle commence par l’Epilogue, et se ferme sur le Prologue, une autre convention. Faut-il rembobiner nos mémoires et dérouler l’envers endroit en termes de méditation philosophique ou sont-ce les étapes du deuil et de la mort ? Trois titres de chapitres s’inscrivent sur l’écran/lune et déroulent leur récit, gestuel et musical : L’Absence, L’Impénétrable, Le Bien-aimé.

De l’icône à la danse orientale, de la lamentation à l’imprécation, de la prière à l’invocation, du silence, on traverse des chemins initiatiques, sensuels et sombres, entre le visible et l’invisible. La danse aux voiles noirs, les visages effacés avant dévoilement, le cygne noir de la séduction, les ondulations des corps, les rotations des derviches. Tout est maîtrisé et se dirige vers l’extase recherchée, au-delà des interdits.

A leur arrivée sur le plateau, les danseuses revêtent leurs robes-vêtements cérémoniels, posant leurs jeans tennis devant le public, avant de se donner jusqu’à l’anéantissement mystique. Simulation, illusion ? Comme au théâtre. Une belle présence et maîtrise en ce rituel de deuil où la danse apaise.

Spectacle de femme mis en scène par un homme. Ali Chahrour a étudié à l’Institut national des Beaux- Arts de Beyrouth avant de suivre un cursus universitaire en danse dramatique. Remarqué par son professeur, Omar Rajeh, il se lance dans la danse et la chorégraphie et sait que dans le contexte de son pays, ce sera un dur combat.

Fatmeh est un peu comme la cérémonie du Tazieh iranien, au féminin, sans récitatif, sur fond de musique et chants populaires et sur un mode tragique. C’est un récit qui parle du pays, des croyances et des tabous avec violence et passion.

La lune se referme. Ne reste qu’un dernier croissant.

Brigitte Rémer, le 14 mars 2017

Avec Yumna Marwan et Rania Al Rafei – scénographie Nathalie Harb – musique Sary Moussa – lumières Guillaume Tesson – costumes Bird On a Wire – conseillers artistiques Abdallah Al Kafri et Junaid Sariedeen – assistante à la mise en scène Haera Slim – Production The Arab Fund for Arts and Culture (AFAC) et Culture Resource (Al Mawred Al Thaqafy – avec le soutien de Houna Center et Zoukak Theatre Company de Beyrouth.

Les 10 et 11 mars, au Tarmac La Scène internationale francophone. 159 avenue Gambetta, 75020 – Métro : Gambetta, Pelleport, Porte des Lilas – Tél. : 01 43 64 80 80 – Site : www.Letarmac.fr

 

 

La langue française, une passion en commun

Audrey Azoulay
© MCC-Elisa Haberer

À l’initiative du ministère de la Culture et de la Communication, la Semaine de la langue française et de la Francophonie invite chaque année les amoureux des mots à célébrer la richesse de notre langue. Organisée autour du 20 mars, date de la Journée internationale de la Francophonie, la 22e édition de la Semaine se tiendra du 18 au 26 mars 2017. Son intitulé : La langue française, une passion en commun.

1500 événements en France et à l’étranger, 70 pays participants, plus de 100 villes et villages partenaires, 200 librairies participantes, 12 éditeurs partenaires.

Audrey Azoulay, ministre de la Culture et de la Communication, introduit la Semaine : « Depuis plus de vingt ans, la Semaine de la langue française et de la Francophonie offre au grand public une occasion de fêter la richesse et la diversité de notre patrimoine linguistique. Avec un public toujours plus nombreux et plus de mille cinq cents manifestations, la Semaine est désormais un rendez-vous culturel régulier des amoureux des mots, en France comme à l’étranger.

Pour le ministère de la Culture et de la Communication comme pour tous les partenaires associés, la Semaine de la langue française et de la Francophonie favorise, autour de la langue française, la consolidation du lien social et le partage de valeurs républicaines.

Cet objectif de partage est illustré par de nombreuses initiatives qui mêlent à la fois culture, convivialité, événements festifs et pédagogiques. Du 18 au 26 mars prochains, des spectacles, concerts, lectures, matchs d’improvisation, ateliers d’écriture, conférences, présenteront en effet la langue française sous un angle ludique et inventif. Cette année encore, j’ai souhaité que le ministère de la Culture et de la Communication accueille rue de Valois plusieurs temps forts à destination des scolaires et du grand public.

Je souhaite souligner la qualité des initiatives des librairies qui mettent à l’honneur des ouvrages consacrés aux mots et expressions de la langue française et convient le public à des rencontres avec les auteurs. Je me réjouis également de la reconduction de la Journée de la langue française dans les médias audiovisuels, mise en place par le Conseil supérieur de l’audiovisuel pour promouvoir l’usage et le respect du français.

Je tiens à remercier chaleureusement tous les partenaires et intervenants qui font le succès de cette manifestation, et en premier lieu les différents acteurs éducatifs, sociaux et culturels qui participent durant toute l’année à l’opération de sensibilisation à la langue française Dis-moi dix mots. Je salue enfin les collectivités territoriales partenaires, qui contribuent à l’organisation de cette manifestation dans toute la France.

Je souhaite que la 22e édition de la Semaine de la langue française et de la Francophonie soit pour tous les Français et tous les francophones à travers le monde, l’occasion d’échanges et de rencontres autour de ce bien commun, source de création et de réflexion, sans lequel il ne peut y avoir d’appartenance à la société et d’adhésion aux valeurs de la République. »

Le dossier de présentation de la Semaine précise la priorité donnée au numérique : « Cette année, la Semaine de la langue française et de la Francophonie célèbre le français sur la toile. Plutôt email ou courriel ? Uploader ou télécharger ? Pour sa 22e édition, la Semaine met à l’honneur le numérique et invite à s’approprier les mots et expressions issus du monde virtuel. Car si le français moderne est parlé et écrit depuis le XVIIe siècle, il est en constante évolution, s’adaptant aux contextes et usages technologiques, s’enrichissant de sens nouveaux, sans qu’il soit nécessaire d’emprunter à une autre langue.

Pour incarner cette thématique, il fallait une personnalité à la fois passionnée de langue française et adepte des nouvelles technologies. Qui d’autre que Bernard Pivot, gazouilleur chevronné sur Twitter, comme il se définit lui-même, pour parrainer cette édition ? Si l’on ne peut pas tout dire sur la Toile, tout peut se dire en français ! »

Qu’on se le dise !

Brigitte Rémer, 14 mars 2017

Du 18 au 26 mars 2017 http://semainelanguefrancaise.culturecommunication.gouv.fr

http://semainelanguefrancaise.culturecommunication.gouv.fr/L-evenement/Les-mots-du-numerique#.WMemMQxxgLY.twitter

 

La Tragédie du Roi Christophe

© Michel Cavalca

Texte Aimé Césaire – mise en scène Christian Schiaretti – Théâtre National Populaire de Villeurbanne, au Théâtre Les Gémeaux de Sceaux.

C’est une pièce emblématique d’Aimé Césaire publiée en 1964 aux éditions Présence Africaine, transposition d’événements historiques sur la lutte du peuple Haïtien pour la liberté. En 1791, Saint-Domingue, colonie française, n’est pas encore Haïti elle le devient en 1804 après le soulèvement général des esclaves pour faire respecter les droits de l’homme. Henri Christophe, connu sous le nom de Roi Christophe, a bien existé. Il fut officier, puis général, auprès de Toussaint Louverture – descendant d’esclaves noirs et figure majeure de la Révolution haïtienne – avant de lui succéder. Couronné roi d’une province du nord par l’archevêque capucin Jean-Baptiste-Joseph Brelle en 1811, il fit très vite régner la terreur et fut en conflit permanent avec le sud républicain d’Alexandre Pétion.

C’est le parcours de cet homme qui est retracé sous la plume d’Aimé Césaire, de sa cruauté à la solitude. Le Roi Christophe apostrophe violemment son Conseil d’Etat, venu se plaindre de la dureté du travail : «Vous entendez ? A refaire ! A remonter. Tout. Terre et eau. Percer la route. Refaire la terre. Gouverner l’eau. Savez-vous que l’Artibonite, on peut en faire le Nil de Haïti ? Et vous demandez du repos ! Et vous croyez qu’à la faveur de la paix retrouvée, chacun pourra se prélasser sur sa dodine et après la sieste, sous la véranda de ses rêves, entre deux rasades de clairin, fumer son cachimbo ? » La fin de son règne voit l’opinion publique radicalement contre lui en raison de la réforme agraire qu’il cherche à imposer. En août 1820, il est frappé d’une crise d’apoplexie et en reste partiellement paralysé. Une révolte et l’attaque d’insurgés auront raison de lui, il se suicide en octobre de la même année.

L’écriture flamboyante de Césaire, poétique et visionnaire, apporte, avec La Tragédie du Roi Christophe, un aspect de vérité politique et historique. La pièce fut créée à l’Odéon en 1965 avec l’acteur sénégalais Douta Seck, dans une mise en scène de Jean-Marie Serreau, ardent défenseur des cultures métissées. Idrissa Ouedraogo, cinéaste burkinabé l’a montée en 1991 à la Comédie Française, à la demande d’Antoine Vitez. Christian Schiaretti, directeur du TNP vient de la présenter à Villeurbanne en janvier, il n’en est pas à son coup d’essai, il avait mis en scène Une Saison au Congo en 2013 avec la même équipe, une trentaine d’acteurs noirs d’Afrique et de la Caraïbe dont une dizaine de burkinabés, regroupée au sein du collectif d’artistes indépendants Béneeré engagés dans la promotion et la professionnalisation des artistes africains.

Réflexion sur la décolonisation et sur la question du pouvoir, la pièce commence par un combat de coqs – rituel très populaire en Haïti – métaphore sur les affrontements entre politiciens, et amusement pour le peuple. Alexandre Pétion et Henri Christophe combattent pour la succession de Dessalines. Le second l’emporte mais décline la charge de Président de la République qui lui est offerte. Il fonde un royaume au nord du pays et sitôt au pouvoir se comporte en véritable tyran. Aimé Césaire parle d’Haïti par métaphore, l’échec du Roi Christophe et ses contradictions se superposent à l’avenir incertain du pays et à la construction de sa dignité.

Le dispositif scénographique est une grande place sous le soleil, nous sommes en pleins feux, il y a peu d’effets lumières. Quatre musiciens sont installés sous un abri comme au fond de la cour – piano, violoncelle, percussions et voix -. Les didascalies dites par les villageois, hauts en couleurs dans leurs costumes, aident à se repérer dans l’Histoire. Les mouvements chorégraphiques collectifs engendrés par cette grande troupe qui se déploie comme un chœur, sont majestueux. Pourtant au-delà de ce magnifique plateau, on tombe parfois dans l’imagerie et la simplification. Le texte est souvent joué en force, on y perd le mouvement de la langue. Marc Zonga dans le rôle titre – qui était l’éblouissant Lumumba d’Une Saison au Congo – habite le rôle du Roi Christophe avec sa dynamique propre, il manque pourtant un petit coup de rabot dans la matière vive qu’il propose. Dans sa fuite en avant, le tyran jamais ne doute – peut-être est-ce le propre des tyrans – et de son fauteuil roulant à la fin du spectacle, change de statut, devenant comme un Christ recrucifié. La mise en scène le place tout au long du spectacle et de manière systématique très à l’avant du plateau, très au bord, face au public, est-ce à dire au bord du vide ?

Après sa rencontre avec Senghor en tant qu’étudiant à l’Ecole Normale Supérieure, Aimé Césaire (1913-2008) n’eut de cesse de dénoncer le colonialisme et élabora le concept de négritude. Ses textes – poésie, théâtre, discours – superposent engagement littéraire et engagement politique. La force de son implication philosophique et politique se trouve dans Cahiers d’un retour au pays natal publiés en 1939 et dans Le Discours sur le colonialisme, en 1950. Ses premiers poèmes, Les Armes miraculeuses, préfacés par André Breton, sont édités en 1946. Député et maire de Fort-de-France, l’auteur fît un séjour en Haïti en 1945 qui lui inspira la pièce, et son combat politique. Il donne lui-même les clés de La Tragédie du roi Christophe : « C’est une œuvre complexe. Complexe, car elle se joue en même temps sur trois plans différents. Le premier plan, le plus immédiat et le plus apparent, est le plan politique. Il s’agit là de l’opposition Christophe-Pétion, nègres-mulâtres, tyrannie-démocratie, despotisme éclairé contre formalisme pseudo-démocratique. Le second plan est le plan humain. Tragédie, car il s’agit de la marche à la mort d’un homme ; marche à la mort à travers la solitude qui s’installe progressivement autour de lui ; et la distance qui peu à peu s’installe entre lui et son peuple. La troisième dimension est une dimension métaphysique. Il s’agit d’une méditation sur la nature du pouvoir et de la force. Christophe est l’incarnation de Shango, dieu violent, brutal tyrannique, mais aussi bienfaisant; le dieu du tonnerre destructeur et en même temps de la pluie fécondante. »

Pour le message de la pièce et la dynamique d’un si beau plateau, pour la langue du poète, ne boudons pas notre plaisir.

Brigitte Rémer, le 27 février 2017

Avec Marc Zinga, Stéphane Bernard, Yaya Mbile Bitang*, Olivier Borle, Paterne Boghasin, Mwanza Goutier, Safourata Kaboré*, Marcel Mankita, Bwanga Pilipili, Emmanuel Rotoubam Mbaide*, Halimata Nikiema*, Aristide Tarnagda*, Mahamadou Tindano*, Julien Tiphaine, Charles Wattara*, Rémi Yameogo*, Marius Yelolo, Paul Zoungrana* et des figurants. (*collectif Béneeré) – Valérie Belinga chant, Fabrice Devienne piano, Henri Dorina basse, Jaco Largent percussion, Cécilia Carreno-Prizzi violoncelle – Dramaturgie et conseils artistiques Daniel Maximin, Mathilde Bellin – musique Fabrice Devienne – scénographie, accessoires Fanny Gamet – assistante Caroline Oriot – lumières Julia Grand – costumes Mathieu Trappler en collaboration avec Mathilde Brette – masques Erhard Stiefel – son Laurent Dureux – maquillages et coiffures Françoise Chaumayrac – assistante à la mise en scène Julie Guichard.

Du 22 février au 10 mars 2017 – Théâtre Les Gémeaux scène nationale, 49 avenue Georges Clémenceau, Sceaux. Tél. : 01 46 61 36 67. RER B station Bourg-la-Reine.

Kamyon

© Christophe Péan

Texte et mise en scène Michael De Cock – Dans le cadre des Traversées du Monde Arabe programmées par Le Tarmac/La Scène internationale francophone.

Kamyon ouvre fort judicieusement le cycle des Traversées du Monde Arabe en sa troisième édition, conçues par Valérie Baran directrice du Tarmac et son équipe, pour « pour donner à voir le renouvellement des formes par la rencontre, l’union, le brassage et le métissage des idées et des propositions artistiques, et pour emprunter les chemins qui nous relient les uns aux autres. » Stationné sur la calme et charmante Place de la Réunion au bout du vingtième arrondissement, la longue remorque d’un trente-cinq tonnes est posée, recouverte d’une toile peinte illustrée, comme une invitation au voyage. On y voit une embarcation surchargée sur mer agitée, noyée dans des dégradés de bleu, et une inscription : « Just 2 small bags. » Seulement deux petits sacs autorisés, pour ceux qui embarquent.

Le public monte dans ce camion par un plan incliné semblable à la passerelle d’un bateau, passagers pour le moins clandestins. Une femme à la moustache, sorte de Monsieur Loyal, en fait passeur patenté répondant au nom de Moustachu, le convie à s’installer sur une douzaine de bancs, dans l’étroite embarcation. Lui reste à quai. Une petite fille est cachée, avec sa mère, fuyant son pays en guerre. Elle fait le récit de leur traversée et entrelace souvenirs de cache-cache et jouets abandonnés, inquiétude de l’inconnu, rêve de cosmos et de galaxies, espoir d’une nouvelle vie. Sa sœur a été emportée par un tir, son père les rejoindra dès qu’il le pourra, sa mère sur laquelle elle veille, dort, pour s’extraire du présent. Un accordéon joue, pour un semblant de fête.

Journaliste et écrivain, Michael De Cock travaille depuis longtemps sur le thème de la migration à travers reportages et ouvrages. Pour écrire Kamyon il a collecté la parole de familles de réfugiés – d’une famille syrienne,  notamment –  et a croisé les histoires de vie, prenant pour angle de vue l’enfance. Une petite fille raconte et dilue son chagrin dans son imaginaire d’enfant, son doudou rescapé, le seul qu’elle ait pu emmener – Just 2 small bags – objet entre deux mondes, comme une marionnette témoin et confidente. L’univers qu’elle construit est d’une grande poésie, simple en apparence, astucieux techniquement, tendre en dépit de la tension entre deux espaces temps à la vie à la mort. Quelques caisses en plastique aux couleurs vives font office de moucharabiehs et par le jeu des torches et lampes tempête projettent leurs ombres dentelés sur les murs du camion. Sur ces mêmes murs quelques images vidéo passent et la petite fille dessine, comme sur un tableau. Par deux fois les portes du camion s’ouvrent sur l’horizon, comme une terre promise. Un cheval passe. Et la réalité revient au galop avec la rue pour toile de fond. A l’autre bout du camion, un musicien – Rudi Genbrugge – est à l’écoute et accompagne la traversée avec vocal et instruments.

Créé en mai 2015 à Istanbul, Kamyon va de pays en pays depuis bientôt deux ans et se présente, traduit dans les langues locales. La langue de l’enfance ici reconstruite par Michael De Cock garde sa naïveté, elle est forte et belle et met d’autant en lumière l’absurdité de la guerre et le drame de l’exil. Jessica Fanhan tient le rôle de la petite fille avec fraîcheur et profondeur et, à partir de son histoire intime et personnelle, inscrit sur ce petit plateau la mémoire collective.

« Mon enfant ma sœur Songe à la douceur D’aller là-bas vivre ensemble ! » dit le poète. On est ici loin de Baudelaire, dans ce voyage avec l’enfance qui tente, pour un moment, d’apaiser la réalité de l’absence et de la destruction, la mort comme destinée.

Brigitte Rémer, le 21 février 2016

Avec Jessica Fanhan, Rudi Genbrugge – musique Rudi Genbrugge  – dramaturgie Kristin Rogghe – scénographie Stef Depover – costume Myriam Van Gucht – concept et création Michael De Cock, Mesut Arslan, Rudi Genbrugge, Deniz Polatoglu – Film d’animation Deniz Polatoglu –

Du mardi 21 au samedi 25 février 2017 :  mardi et mercredi à 10h et 14h30 – jeudi et vendredi à 14h30 et 20h – samedi à 14h et 16h – Pour tout public, à partir de huit ans – Le Tarmac/Spectacle présenté hors les murs, dans un camion installé place de la Réunion, 75020 Paris. Métro : Buzenval – Tél. : 01 43 64 80 80 – Site : www.Letarmac.fr

 

Blasted / 4.48 Psychosis

@ visuel du spectacle

Textes Sarah Kane – Mise en scène et scénographie Christian Benedetti, au Théâtre-Studio d’Alfortville.

Ces deux pièces sont présentées séparément ou en diptyque et portent toutes deux la même violence, dans des registres différents.

Blasted, en français Anéantis, écrite en 1995 et créée au Royal Court Theatre de Londres la même année est la première des deux dans la présentation du diptyque. Elle met en scène un couple d’anciens amants dont l’âge de l’un, Ian, 45 ans, journaliste, est égal au double de l’âge de l’autre, Cate, 21 ans, qui vit chez sa mère, a un frère qui fréquente l’hôpital de jour et cherche du travail. Ian avait cessé de donner des nouvelles, ils se retrouvent dans une chambre d’hôtel luxueuse, pour s’expliquer, essayer de s’aimer, s’agresser. « Ils ont dit que tu étais dangereuse. Alors j’ai arrêté. Je ne voulais pas que tu sois en danger. Mais il fallait que je t’appelle encore, ça me manquait. Maintenant je fais le boulot le vrai. Je suis un tueur. » Consommateur invétéré de gin et fumeur à outrance, ses jours sont comptés. Armé, il semble toujours sur le qui-vive et se révèle plus violent que tendre. La femme est fragile, enfantine, se met à bégayer quand elle se sent traquée et s’évanouit fréquemment. « Je suis là pour la nuit » dit-elle. Le jeu subtil consiste à déstabiliser l’autre et le rapport de force est constant, sous couvert de sexe et de sang. Provocation, agression, insultes, rapports sexuels forcés, propos racistes, enfermement physique comme moral, tout y est, et le langage est direct et cru.

L’intrusion d’un soldat dans la chambre (Yuriy Zavalnyouk, maquillé de noir) change la donne et oriente la pièce autrement. La ville est assiégée. Alors que Cate est enfermée dans la salle de bains, dans un climat de tension extrême les deux hommes se jaugent avant que l’hôtel ne soit frappé d’un mortier. Le soldat vante ses meurtres dans une surenchère de récits et sous nos yeux poursuit ses exploits en violant l’homme, avant de lui arracher les yeux et de se faire « brûler la cervelle. » Cate réapparaît, un bébé dans les bras, une femme le lui aurait déposé, dit-elle. Ses gestes sont maternels, mais privé de nourriture l’enfant meurt. Elle l’enterre avec soin, lui fabrique même une croix mais Ian avant de mourir ira jusqu’au bout de la barbarie, de la destruction et de l’autodestruction jusqu’à l’acte ultime d’anthropophagie. Dans ce huis clos étouffant, les trois acteurs portent bien leurs personnages et Marion Tremontels dans le rôle de Cate donne de la fraîcheur. La mise en scène de Christian Benedetti – qui habite aussi le rôle de Ian et transmet sa violence – suit pas à pas le texte et les didascalies de Sarah Kane. La pièce est d’une grande violence, le traitement est rude pour le spectateur qui demande grâce. Pause.

La seconde pièce du diptyque, 4.48 Psychosis n’est pas non plus de tout repos. C’est le compte à rebours avant passage à l’acte de Sarah Kane, elle, l’auteur, écorchée vive non pas le personnage. Derrière la théâtralité c’est le récit des dernières heures et ultimes minutes de la vie de cette jeune femme de vingt-huit ans qui avait décidé d’en finir – elle se suicide en 1999 -. « Regardez-moi disparaître » dit-elle. Observations et obsessions, espérances, récurrences, énonciation de mots vidés de sens, de conseils et conversations mille fois entendus. « Symptômes : ne mange pas, ne dort pas, ne parle pas, aucune pulsion sexuelle, désespérée, veut mourir. Diagnostic : chagrin pathologique. » C’est écrit comme un poème avec l’encre de son désespoir. L’actrice (Hélène Viviès) est face au public, sur un étroit praticable en pente douce. Elle porte le texte avec intensité. A peine un geste parfois esquivé, vite refermé. Rien d’autre. Tout semble vain. « Après 4h48 je ne parlerai plus. Je suis arrivée à la fin de cette effrayante de cette répugnante histoire d’une conscience internée dans une carcasse étrangère et crétinisée par l’esprit malveillant de la majorité morale. » La langue traduite de Sarah Kane et le style de ses textes enchevêtrent la vie et la mise en abyme jusqu’à la mort.

Brigitte Rémer, le 12 février 2017

Avec, dans Blasted : Christian Benedetti (Ian) – Marion Tremontels (Cate) – Yuriy Zavalnyouk (le soldat). Dans 4.48 Psychosis : Hélène Viviès – Mise en scène et scénographie Christian Benedetti – Assistante à la mise en scène Gaëlle Hermant – Lumière Dominique Fortin – Construction : Erik Denhartog et Antonio Rodriguez – Costumière et habilleuse Lucile Capuçon – Régisseur général Cyril Chardonnet.

Du 24 janvier au 25 février 2017, pièces présentées en alternance : Blasted les lundi, mercredi et vendredi, 4.48 Psychosis les mardi et jeudi – En diptyque le samedi à 19h et 22h – Théâtre Studio d’Alfortville, 16 rue Marcelin Berthelot, Alfortville – Métro : Ecole vétérinaire de Maisons-Alfort – Tél. : 01 43 76 86 56 – www.tskane.com – Les pièces de Sarh Kane sont publiées aux éditions de L’Arche. Blasted est traduit de l’anglais par Lucien Marchal, 4.48 Psychosis par Evelyne Pieiller

La culture en Palestine

© Nabil Boutros

Table ronde au Théâtre des Quartiers d’Ivry-Centre dramatique national du Val-de-Marne, à la Manufacture des Œillets, en présence de Leila Shahid ancienne déléguée générale de l’Autorité palestinienne en France et ex-ambassadrice de la Palestine auprès de l’Union européenne.

C’est une grande dame qui a été reçue à la Manufacture des Œillets pour échanger avec le public sur le thème de La Culture en Palestine. Le Théâtre National Palestinien y présente actuellement dans la grande salle, La Fabrique, Des Roses et du Jasmin pièce d’Adel Hakim, après avoir joué Antigone. Cela s’inscrit dans le cadre du partenariat développé depuis six ans entre les deux entités, le Théâtre des Quartiers d’Ivry et le Théâtre National Palestinien. Les acteurs sont dans la salle, à côté du public. Autour de la table : Elisabeth Chailloux, metteuse en scène et codirectrice du Théâtre des Quartiers d’Ivry avec Adel Hakim, metteur en scène des deux spectacles, Mohamed Kacimi auteur et dramaturge. Ce dernier lira à la fin de la rencontre des extraits de son Journal, écrit lors de la création à Jérusalem Est de Des Roses et du Jasmin.

Lumineuse et combative seraient les mots qui caractériseraient le mieux Leïla Shahid. Née à Beyrouth dans une éminente famille palestinienne, elle n’a eu de cesse de défendre, par la réflexion et le dialogue, la cause de son pays en construction. Diplomate hors pair, elle y a notamment travaillé à partir de 1989 à la demande de Yasser Arafat, après le début de la première intifada. Elle fut la première représentante palestinienne féminine. Elle a mené ses combats comme représentante de l’OLP depuis l’Irlande, les Pays-bas et le Danemark jusqu’en 1994, puis comme déléguée générale de l’Autorité Palestinienne en France pendant une dizaine d’années, et comme ambassadrice de la Palestine auprès de l’Union européenne, de la Belgique et du Luxembourg à Bruxelles jusqu’en 2015, traversant espoirs et déceptions. Cette période historique parlait d’optimisme, surtout après la signature des Accords d’Oslo en 1993 par Yasser Arafat et Yitzhak Rabin sous l’égide de Bill Clinton, grâce au travail mené par le ministre des Affaires Etrangères Israélien Shimon Peres, Prix Nobel de la Paix.

En introduction Leïla Shahid évoque le livre de sa mère, Sirine Husseini Shahid, Souvenir de Jérusalem, portrait de sa famille, palestinienne, installée à Jérusalem depuis plusieurs siècles et contrainte en 1936 de prendre la route de l’exil. Puis elle propose un parcours qui prend pour repères le théâtre et la littérature, formes de résistance à l’obscurantisme, avant de donner ses positions dans le conflit israélo-palestinien. Très proche de Mahmoud Darwich et de Jean Genet, elle parlera longuement de l’un et de l’autre. Donnant lecture de quelques passages, elle reconnait qu’en leur absence, l’écriture est la seule chose qui reste, que leur parole, sous quelque forme qu’elle fut – pièces, poèmes, romans ou autres – aide à vivre. Elle annonce la création d’une chaire Mahmoud Darwich à Bruxelles, la première dans le monde francophone qui a pour objectif la traduction, l’édition, la mise en scène à partir de l’œuvre du poète qui a mis en mots son exil intérieur, et à partir de la poésie arabe. Elle donne lecture d’un extrait du dernier recueil publié avant sa mort, La Trace du papillon, intitulé Si nous le voulons, traduit, comme toute l’œuvre, par Elias Sanbar : « Nous serons un peuple, si nous le voulons, lorsque nous saurons que nous ne sommes pas des anges et que le mal n’est pas l’apanage des autres. Nous serons un peuple lorsque nous ne dirons pas une prière d’actions de grâce à la patrie sacrée chaque fois que le pauvre aura trouvé de quoi dîner. Nous serons un peuple lorsque nous insulterons le sultan et le chambellan du sultan, sans être jugés (…) Nous serons un peuple lorsque nous respecterons la justesse et que nous respecterons l’erreur. »

Leïla Shahid parle ensuite de Jean Genet qui l’avait accompagnée à Beyrouth en septembre 1982 au moment où, le 16 septembre, eurent lieu les massacres de Sabra et Chatila. Entré dans les camps quelques jours après, il écrira Quatre heures à Chatila où il mêle le souvenir des six mois passés dans les camps palestiniens avec les feddayin dix ans avant : « Israël s’était engagé devant le représentant américain, Habib, à ne pas mettre les pieds à Beyrouth-Ouest et surtout à respecter les populations civiles des camps palestiniens. Arafat a encore la lettre par laquelle Reagan lui fait la même promesse. Habib aurait promis à Arafat la libération de neuf mille prisonniers en Israël. Jeudi les massacres de Chatila et Sabra commencent… » Alain Milianti avait présenté un spectacle à partir de ce récit, au Volcan maison de la culture du Havre, en 1991 ainsi qu’à l’Odéon-Théâtre de l’Europe. Dans Le Captif amoureux, Genet écrit aussi un étrange journal de bord de ses années passées au Moyen-Orient parmi les Palestiniens : « Avant d’y arriver, je savais que ma présence au bord du Jourdain, sur les bases palestiniennes, ne serait jamais clairement dite : j’avais accueilli cette révolte de la même façon qu’un oreille musicienne reconnaît la note juste. Souvent hors de la tente, je dormais sous les arbres, et je regardais la Voie lactée très proche derrière les branches. En se déplaçant la nuit, sur l’herbe et sur les feuilles, les sentinelles en armes ne faisaient aucun bruit. Leurs silhouettes voulaient se confondre avec les troncs d’arbres. Elles écoutaient. Ils, elles, les sentinelles… »

Lorsqu’elle aborde le conflit israélo-palestinien Leïla Shahid définit le fait que chacun est inscrit dans une généalogie et que cela n’empêche pas de construire son destin. Elle prend à témoin les acteurs dans la salle, eux qui n’ont connu que l’occupation, parle de ce qui fait mal, et reconnaît que les plus grandes blessures dépendent de là où l’on se place. Pour les Palestiniens, Jérusalem est de fait une ville occupée, annexée, où les lois israéliennes s’appliquent et où ils ne sont que résidents dans leur propre ville. Elle qualifie ce conflit de tragédie grecque mettant face à face deux frères jumeaux qui s’autodétruisent et parle de nettoyage ethnique pour définir la Nakba, ce moment de 1948 où les populations palestiniennes furent contraintes à l’exil alors que la coexistence était réelle entre juifs, chrétiens et musulmans. Puis la discussion a posé la question de l’altérité. On se définit soi-même par l’altérité dit-elle. Et l’un des acteurs précise : « Celui qui vit l’occupation ne parvient pas à voir l’humanité du citoyen Israélien qui lui, en un clin d’œil, peut  se transformer en soldat de l’armée d’occupation. Je n’ai pas la possibilité de voir l’Israélien, comme un Autre. »

Leïla Shahid met encore le projecteur sur la disparition du mot Palestinien dans la presse internationale, souvent remplacé par le concept de réfugiés arabes et le regrette vivement, constatant la banalisation du conflit par une utilisation de l’image à outrance, qui déforme jusqu’à en perdre le sens. Pour elle, l’Europe a sa part de responsabilité et ne s’intéresse qu’au bas calcul de ce qui rapporte le plus, dans un jeu mesquin avec Israël et ajoute que certains ne vivent que sur l’enrichissement de la haine. Elle qui a travaillé au sein des organisations intergouvernementales parle sans détour d’une surprenante impunité et de la non application du droit, alors que les résolutions côté Europe, les recommandations côté ONU sont bien actées et qu’elles ne servent donc à rien puisqu’il n’y a aucune sanction. Elle dit que l’idée des deux Etats vivant côte à côte s’est éloignée, et que le temps ne joue pas en faveur de la coexistence.

A la table, une question d’Adel Hakim à l’attention de Leïla Shahid sur le mécanisme des sanctions économique, diplomatique, militaire à partir de l’exemple de Cuba et Fidel Castro ou de Poutine et l’expansion russe en Crimée, et lui demande de s’exprimer sur les BDS portés par la société civile – Boycott, Désinvestissement et Sanctions, une campagne internationale lancée par près de deux cents ONG palestiniennes sur le modèle de l’apartheid d’Afrique du Sud, appelant à exercer des pressions économiques, académiques, culturelles et politiques sur Israël. La mise en œuvre des BDS vise trois objectifs : la fin de l’occupation et de la colonisation des terres arabes, l’égalité complète pour les citoyens arabo-palestiniens d’Israël, et le respect du droit au retour des réfugiés palestiniens. La réponse de Leïla Shahid ne se fait pas attendre : « Aucun despote n’écoute les recommandations de l’ONU. Fidel a fait d’énormes dégâts et a détruit Cuba, Jérusalem est annexée depuis 1982 et il n’y a pas de sanctions. En Irak des milliers d’enfants sont morts. L’hypocrisie et la lâcheté sont générales, c’est une supercherie.» Et elle évoque la dynamique de la société civile palestinienne.

Mohamed Kacimi pose à son tour une question sur la position de l’intelligentsia en Israël qui compte des observateurs et penseurs avisés, et ne peut comprendre que leur lucidité n’ait pas de prise sur la société. Leïla Shahid parle des « vingt millions de Juifs dans le monde contre six seulement en Israël. Israël ne représente pas tous les Juifs. » Elle parle de ghetto tout autant physique que mental « C’est une tragédie philosophique » ajoute-t-elle tout en rappelant qu’Israël est la septième puissance industrielle et la quatrième puissance militaire.

Le débat se recentre ensuite sur le spectacle, Des Roses et du Jasmin, Mohamed Kacimi, dramaturge auprès d’Adel Hakim lit quelques extraits de son carnet de bord des répétition, écrit à Jérusalem Est. Il parle de l’extrême difficulté de créer. « Mercredi 11 février 2015 – Il fait un froid de canard à Jérusalem. Nous travaillons depuis une semaine dans une petite salle, encombrée de gradins bleus couverts de poussière et de manuscrits. La lumière est faible, le chauffage en panne, et le sol jonché de mégots et de gobelets écrasés. Autour de la table huit comédiens fument à tombeau ouvert. Ils lisent la dernière pièce d’Adel Hakim : Des Roses et du jasmin… »

Leïla Shahid a vu le spectacle quelques jours auparavant et rapporte : « Il arrache la Palestine à son quotidien et redonne espoir, en dépit de tous les murs et barbelés. » Pour elle, le théâtre est au cœur du politique, c’est l’oxygène d’une nation, et le discours poétique est le seul qui s’impose par lui-même. Elle traduit aussi son plaisir d’être là, inaugurant le Lanterneau, la seconde salle de la Manufacture des Œillets qui en cette après-midi laisse passer par sa belle verrière, la clarté. Elle a posé sur la table deux magnifiques bouquets blancs, des roses et du jasmin.

Brigitte Rémer, le 30 janvier 2017

Samedi 28 janvier 2017 à 16h, Théâtre des Quartiers d’Ivry/Manufacture des Œillets, 1 place Pierre Gosnat – 94200 Ivry-sur-Seine – Métro : Mairie d’Ivry – www.theatre-quartiers-ivry.com – Tél. : 01 43 90 11 11. Le Journal de Mohamed Kacimi est publié sur le site du Théâtre des Quartiers d’Ivry – Le texte d’Adel Hakim, Des Roses et du Jasmin est publié à L’Avant-Scène.

Des Roses et du Jasmin

@ Nabil Boutros

Texte et mise en scène Adel Hakim – Théâtre des Quartiers du monde/Théâtre des Quartiers d’Ivry-Centre dramatique national du Val-de-Marne, à la Manufacture des Œillets – Spectacle en arabe surtitré en français, avec les acteurs du Théâtre National Palestinien.

Que le Théâtre National Palestinien soit actuellement en France relève de la gageure et de l’événement, cela donne du sens à la capacité d’un Centre Dramatique National – en l’occurrence celui du Val-de-Marne – et au positionnement d’une ville dans sa politique culturelle – Ivry-sur-Seine – de poser un geste culturel fort. La perspicacité d’Elisabeth Chailloux et d’Adel Hakim, co-directeurs du Théâtre des Quartiers d’Ivry, dans la pertinence de leur programmation et leurs démarches respectives de création, fait le reste. Le Théâtre des Quartiers du monde voulu par Adel Hakim est devenu le lieu du dialogue et de l’altérité. Après Antigone monté avec les acteurs du Théâtre National Palestinien en 2011 et qu’il vient de re-présenter dans ce nouveau lieu de la Manufacture des Œillets, il présente Des Roses et du Jasmin, texte qu’il a écrit, fait traduire en arabe et mis en scène pour la troupe de Jérusalem Est avec laquelle il développe un partenariat depuis plus de six ans. La pièce avait été créée et présentée en juin 2015 au Théâtre National Palestinien de Jérusalem et au Théâtre Al-Quassaba de Ramallah.

Des Roses et du Jasmin traverse l’histoire contemporaine du conflit israélo-palestinien, de 1944 à 1988. Trois générations d’une famille se succèdent, mettant en jeu Israéliens et Palestiniens au fil de la chronologie. Né en Egypte et ayant grandi au Liban, Adel Hakim sait de quoi il parle. Dans cette région du monde, la chronologie est percluse de guerres. La pièce est construite en trois temps, la première période, 1944-1948, débute sur un bel optimisme : Que la fête commence ! en sont les premiers mots. Miriam, née en 1925 à Berlin, rencontre à Jérusalem, alors sous occupation britannique, John, officier né à Londres en 1921. La vie est légère et gaie. De leur union naît Léa, appelée à grandir dans une ville incertaine. Mais le premier drame arrive vite, Aaron frère de Miriam né à Berlin en 1920 arrive à Jérusalem et convainc sa sœur de s’engager dans l’espionnage pour l’Irgoun. Contrainte d’accepter sous la pression, elle prête serment et se trouve bien malgré elle, complice de l’attentat de l’Hôtel King David où son mari perd la vie. En 1948, le départ des anglais et la création d’Israël sur les territoires palestiniens rendent aux Palestiniens la vie difficile, avec les premières confiscations de maisons et obligations d’exil. Saleh, ami de John, quitte Jérusalem pour le Liban avec son fils, Mohsen.

La deuxième période couvre les années 1964 à 1967. Seize ans plus tard, de retour en Palestine, Mohsen, Palestinien musulman, rencontre Léa, Israélienne juive, au grand dam de leurs parents respectifs. Les deux jeunes se marient et donnent naissance à une petite fille, Yasmine. Miriam s’enferme dans son mutisme et ne revit qu’à travers les apparitions du fantôme de John. En 1967, la Guerre des Six Jours dégrade davantage encore les relations et Israël triple son emprise territoriale. Aaron contraint sa nièce Léa à se séparer de Mohsen et la séquestre. Mohsen s’enfuit à Gaza avec leur petite fille tandis que Saleh s’engage, depuis Beyrouth, dans l’Organisation de libération de la Palestine.

La troisième période se passe en 1988 après la première Intifada appelée la guerre des pierres, dans une prison où une matonne traite de manière particulièrement brutale une prisonnière palestinienne, Yasmine. Par une série de hasards, Léa et Mohsen se retrouvent, vingt ans plus tard. Léa apprend à Mohsen qu’il était père une seconde fois d’une petite Rose, elle ne se savait pas enceinte quand la vie avait séparé le couple. La fin est amère quand se dénouent les fils de l’intrigue : Léa apprend que sa mère, engagée dans l’Irgoun, avait été complice de la mort de son père, on comprend par ailleurs que la gardienne de prison s’appelle Rose et qu’elle est bien leur fille. Privée de l’affection de sa mère, Rose se love dans ses bras avant de s’enfuir. Deux informations se succèdent et ferment le spectacle : on apprend que Yasmine est morte, violentée et assassinée en prison par des soldats. Parallèlement et après le claquement d’un coup de feu, il est dit que Rose s’est suicidée. Parcours de tragédie et fin d’un noir profond.

On est chez les Atrides, chez Antigone et dans le théâtre grec antique dans lequel Adel Hakim se reconnaît : « La tragédie grecque m’a toujours servi de modèle dramaturgique. Elle met, dans pratiquement toutes les pièces conservées, une histoire de famille, l’intime, en rapport avec la société et le monde… » On est chez Roméo et Juliette où Capulet et Montaigu s’affrontent avant de se réconcilier sur le cadavre de leurs enfants. Ici, au-delà des familles, ce sont deux peuples que rien ne réconcilie. Dans la géopolitique dont traite Des Roses et du Jasmin, texte né d’une suite d’événements historiques de cette région déchirée du monde, la fin reste tragique. Ce registre reste supportable pour le spectateur par la théâtralité élaborée à travers l’écriture et reprise sur le plateau, qui lui permet d’alléger le fardeau : en premier lieu le commentaire fait par les présentateurs des différentes périodes – Alpha et Oméga pour la première, entre Chaplin et le western ; Epsilon et Lambda pour la seconde, version pompom girls extraverties et vêtues de courtes robes rouges ; le fantôme de Saleh – tué dans le camp de Sabra et Chatila le 17 septembre 1982 – et celui de John l’officier britannique, devisant avec humour pour la troisième. La théâtralité passe aussi par l’écran placé en fond de scène qui commente l’action avec des citations-réactions permettant au spectateur un certain recul par rapport au récit ; par la musique, qui accompagne les séquences et donne subtilement tempo et pas de danse, et qui transmet le ressenti des personnages, comme le ferait une caméra subjective ; par la scénographie enfin, élément de théâtralité qui se compose de panneaux translucides entrant en action vers la fin et filtrant l’indécence, physique et morale, imposée par les hommes, évitant cruauté et crudité à vue.

D’Antigone à Des Roses et du Jasmin les acteurs sont méconnaissables, même si, au point de départ, la référence demeure. On s’en détache très vite par la densité des faits relatés et la succession d’événements historiques déversés qui tiennent le public en grande écoute et émotion, traduites par l’ovation finale. L’atmosphère est chargée et on en sort sonnés. Les acteurs sont fluides et leur élégance n’a d’égal que le drame qui se joue. Chapeau bas ! Le travail accompli par Adel Hakim tant au niveau de l’écriture que de la troupe est courageux et oblige à reposer la question de la mémoire, collective et individuelle. Et à travers Saleh qui fait figure de sage, il fait dire au final, avec justesse : « Il faudrait qu’avant d’être ennemis, avant de se faire la guerre et de s’entretuer, les êtres humains pensent qu’ils sont et ont toujours été pères et mères, fils et filles, frères et sœurs. Pas plus que des roses et du jasmin. »

Brigitte Rémer, le 29 janvier 2017

Avec Hussam Abu Eisheh (Aaron) – Alaa Abu Garbieh (Alpha, Dov) – Kamel Al Basha (Saleh) – Yasmin Hamaar (Gamma, Léa) – Faten Khoury (Epsilon, Rose) – Sami Metwasi (John) – Lama Namneh (Lambda, Yasmine) – Shaden Salim (Miriam) – Daoud Toutah (Béta, Mohsen) – direction artistique du Théâtre National Palestinien Amer Khalil –

Texte et mise en scène Adel Hakim – scénographie et lumière Yves Collet – dramaturge Mohamed Kacimi – collaboration artistique Nabil Boutros – vidéo Matthieu Mullot – costumes Dominique Rocher – chorégraphie Sahar Damouni. En collaboration avec les équipes techniques du Théâtre des Quartiers d’Ivry : Franck Lagaroje, Federica Mugnal, Léo Garnier, Dominique Lerminier, Raphaël Dupeyrot – et du Théâtre National Palestinien : Ramzi Qasim et Imad Samar – Le texte est édité à L’Avant-scène théâtre.

Du 20 janvier au 5 février 2017 – Théâtre des Quartiers d’Ivry/Manufacture des Œillets, 1 place Pierre Gosnat – 94200 Ivry-sur-Seine – Métro : Mairie d’Ivry – www.theatre-quartiers-ivry.com – Tél. : 01 43 90 11 11 – En tournée, le 25 février à la Comédie de Genève – du 28 février au 8 mars au Théâtre National de Strasbourg.

Art et Liberté – Rupture, Guerre et Surréalisme en Egypte – 1938/1948

Catalogue de l’exposition

Exposition au Centre Georges Pompidou, réalisée sur une proposition de Catherine David, directrice adjointe Musée national d’Art moderne, service Recherche et Mondialisation – commissaires Sam Bardaouil et Till Fellrath.

Un collectif de trente-huit intellectuels et artistes, égyptiens et non égyptiens, se reconnaissant dans le mouvement du surréalisme, fonda le Groupe Art et Liberté le 22 décembre 1938, au Caire. Il rédigea un Manifeste intitulé Vive l’Art dégénéré en réponse aux idéologies fascistes qui qualifiaient l’avant-garde d’art dégénéré. Son objectif, à la veille de la seconde guerre mondiale, fut de démontrer son engagement au plan international, en dénonçant la violence de la société et en luttant contre le colonialisme, le fascisme et la montée des nationalismes. L’exposition Art et Liberté – Rupture, Guerre et Surréalisme en Egypte – 1938/1948 est la première exposition consacrée au mouvement surréaliste en Égypte, une belle initiative qui place l’Egypte sur le devant de la scène en termes de poétique, d’imaginaire et de création artistique comme formes de résistance, à travers plus de deux-cents œuvres.

L’exposition est structurée en neuf séquences : La première, la Révolution permanente, dénonce la collusion qui existait entre l’art et le politique au début du XXème siècle et remet en question certains artistes nationalistes profitant du système. Chaque année en effet la très conservatrice Société des amis des Beaux-Arts organisait l’officiel Salon du Caire, soutenu par l’Etat égyptien. Des photos montrent l’édition de 1927 inaugurée en grande pompe par le Roi Farouk ainsi que les catalogues des années 1929 et 1930. Certains textes de l’époque sont très significatifs : « Le surréalisme présente un danger pour notre civilisation en expansion constante, un danger que nous ne devons pas ignorer…. Il faut le craindre et le combattre comme nous craignons et combattons le communisme, car toute nation qui accepte et encourage son développement s’enfonce forcément dans la fange de la décadence morale… »

La seconde séquence, La Voix des canons, évoque la montée du fascisme dans le pays. En tant que colonie britannique Le Caire est alors ville de garnison, assiégée par les chars d’assaut. Les ravages de la guerre sont l’un des thèmes dominants, et comme un leitmotiv dans les œuvres artistique et littéraire du groupe. Ainsi les Nus de Samir Rafi, peints à l’âge de dix-sept ans, sont une interprétation des bombardements d’Alexandrie qui eurent lieu en 1941 et en 1943, et de la bataille d’El-Alamein menée contre Rommel et ses troupes dans le désert de l’Ouest Egyptien, en 1942. « A l’heure où presque partout dans le monde l’on ne prend au sérieux que la voix des canons, il est nécessaire de donner à un certain esprit artistique l’occasion d’exprimer son indépendance et sa vitalité » exprimait l’écrivain Georges Henein lors de la Première édition du salon l’Art indépendant qui s’est tenue en 1940. Jeune fille et monstre de Inji Efflatoun – qui fut l’étudiante de l’artiste et réalisateur, Kamel El-Telmisany, cofondateur d’Art et Liberté – parle aussi de la guerre à travers un poème de Georges Henein, en 1942. Amy Nimr, artiste syro-libanaise d’origine égyptienne, avec Sans titre Squelette submergé, en 1943, fait une peinture sombre après la mort de son fils tué par une bombe abandonnée dans le désert d’El-Alamein et Mayo, de Port-Saïd, d’origine grecque et égyptienne trace un Dessin cruel daté de 1937. Mayo avait fait les beaux-arts de l’Académie de la Grande Chaumière à Paris et s’était lié d’amitié avec Robert Desnos, Man Ray et Yves Tanguy, il dénonce les violences policières dans Coups de bâton, dessins réalisés en 1934 pour Les pieds en l’air d’Edmond Jabès, investi dans le collectif Art et Liberté.

La troisième séquence, Les Corps fragmentés, traduit les inégalités sociales et économiques, au Caire, les richesses étant aux mains de quelques-uns et la bourgeoisie faisant barrage au développement. Le groupe Art et Liberté exprime sa révolte par la représentation de figures déformées et distordues et par le motif, récurrent, du corps fragmenté. Ainsi l’œuvre de Hassan El-Telmisani, frère de Kamel, fut une des figures phares de cette fragmentation de la forme humaine qu’il fit évoluer au cœur de paysages surréalistes et dont plusieurs œuvres sont présentées. La séquence quatre parle de Réalisme subjectif, mouvement de repositionnement initié par le peintre et théoricien d’Art et Liberté, Ramsès Younane, qui ne se reconnaissait plus dans ce qu’il désignait comme les deux branches du surréalisme, celle de Dali et Magritte, devenues trop formelles et celle de l’écriture et du dessin automatiques, qu’il disait trop autocentrée. Younane re-fonda le mouvement qu’il qualifia de réalisme subjectif, qu’El-Telmisany nomma Art libre. Les artistes ont cherché un nouveau langage, puisant des signes et des symboles dans le subconscient. Hamed Nada présente ses Figures, réalisées en 1947, trois encres et aquarelles sur papier, personnages dans un intérieur pauvre et Rateb Sedik peint un chœur d’aveugles, Sans titre, qui n’est pas sans évoquer Œdipe-Roi. Abdel Hadi el-Gazzar peint sur isorel un Homme dans une coquille en 1948 et dessine des encres sur papier. A la Maison des artistes Darb el-Labbana située dans la Citadelle du Caire, les artistes mobilisent des pratiques pour susciter un état d’éveil-sommeil permettant la réalisation d’écrits et de dessins automatiques qu’éventuellement ils brûlent ensuite, et organisent des séances de méditation soufie. La source d’inspiration devient l’Egypte antique, on trouve dans certaines œuvres l’œil pharaonique, le hiéroglyphe ou les déesses pharaoniques.

La Femme de la ville, d’après l’expression de Georges Henein, cinquième séquence de l’exposition, évoque surtout la prostitution liée à la pauvreté et à la présence massive de soldats dans la ville et reconnaît le rôle fondamental des femmes artistes dans l’introduction du surréalisme en Egypte – dont Amy Nimr, Marie Cavadia et Lee Miller –  Mahmoud Saïd et sa toile Femme aux boucles d’or, à la bouche gourmande et aux yeux transparents, peinte en 1933, représente pour le groupe l’exploration type des théories freudiennes. Georges Henein sur ce thème, écrit  poétiquement : « La voix de femme de la ville filtre maintenant de tout l’horizon. Elle dit qu’elle a une violente envie de revoir son fleuve. Elle veut lui expliquer l’histoire de ces bracelets qui lui brûlent les bras et les ardentes insomnies qui lui vident les yeux et qui ne s’en iront qu’avec la tentation de tuer certains amants incapables de comprendre autre chose que son corps. » Kamel El-Telmisany publiait dans la revue du groupe, Al-Tatawwur et réalisa un film anticapitaliste très controversé Al-Souq Al-Sawda, Le Marché noir qui a marqué le cinéma arabe. Sa toile Nu avec rose, aux contours appuyés, porte la tragédie.

Le Groupe de l’art contemporain : un art égyptien, séquence six de l’exposition, met en lumière le travail d’un groupe dissident du collectif, Le Groupe de l’art contemporain, créé en 1946, qui dévie du parcours surréaliste pour se recentrer sur l’art populaire. La question de l’art égyptien se pose à tous les artistes et intellectuels et augurent d’une forme de nationalisme qui s’exprimera lors de la Révolution de 1952, coup d’Etat qui renversera le Roi Farouk et abolira la monarchie avant que Gamal Abdel Nasser ne prenne la tête du pays, en 1954. Ibrahim Massouda peint un Adam et Eve sur fond d’orage en 1950, Samir Rafi une Sorcière, dans un contexte cérémoniel et fantastique, et bien d’autres artistes participent de ce mouvement que Georges Henein, depuis Le Caire, dénonce, dans une lettre qu’il adresse à Ramsès Younane, alors à Paris : « J’ai eu tout récemment des démêlés avec les peintres qui prétendent représenter la suite de Art et Liberté : Kamal Youssef, Hassan, Gazzar, Nada, Massouda etc… J’ai constaté avec surprise que ces médiocres parlaient de la personnalité nationale de l’artiste. Vraiment, il n’y a pas de quoi se réjouir… un fascisme moralement crépu et casqué d’une ignorance incorrigible. » Les Bienheureux de Sayyidah d’Abdel Hadi el-Gazzar, réalisé en 1953, un an après la Révolution, en est l’illustration, le peintre ayant grandi dans le quartier populaire de Sayyidah Zeinab au Caire est pétri des cultes traditionnels égyptiens et des célébrations de saints.

La Photo surréaliste est la septième séquence du parcours. Les recherches des photographes débutent dès 1930. Ida Kar, Hassia, Rami Zolqomah, Khorshid, Van Leo et d’autres en sont les figures phares. Ils utilisent le photomontage, représentatif du surréalisme et la solarisation, composent et décomposent sur le mode de l’absurde et du ludique, tronçonnent la forme humaine, mettent en vis à vis les monuments égyptiens et la figure humaine, jouant des différentes échelles et proportions. Le huitième séquence met le projecteur sur le poète surréaliste et provocateur Georges Henein, qui accompagne l’ensemble de l’exposition. Ses racines, égyptiennes par son père, diplomate, et égypto-italiennes par sa mère, lui ont permis cette fluidité géographique – entre l’Egypte, l’Italie, l’Espagne et la France – et une sensibilité cosmopolite. Il introduisit les idées surréalistes en Egypte dès 1934 par le biais de publications, fit partie, la même année, des signataires de La Vérité sur le Procès de Moscou, rencontra André Breton en 1936. Leur compagnonnage prit fin en 1948, pour cause de divergences politiques et esthétiques. Henein dirigea deux maisons d’édition, les éditions Masses et La Part du sable, et publia les écrits d’auteurs surtout francophones comme Albert Cossery, Edmond Jabès, Mounir Hafez, Yves Bonnefoy, Philippe Soupault etc… Lors d’une conférence qu’il prononça le 4 février 1937, intitulée Bilan du mouvement surréaliste, Georges Henein écrivait : « Vous connaissez tous ces kiosques grisâtres et chauves qui abritent tantôt de puissants transformateurs, tantôt des câbles à haute tension, et sur les parois desquels une brève inscription vous avertit qu’il y a Défense d’ouvrir : danger de mort. Eh bien ! Le surréalisme est quelque chose sur quoi une main aux innombrables doigts a écrit en réponse à la formule précédente, Prière d’ouvrir : danger de vie. » L’exposition se clôture avec une neuvième séquence L’écriture par l’image qui reprend l’article d’Albert Cossery – auteur notamment de Les Hommes oubliés de Dieu écrit en 1943, dont la couverture fut illustrée par Kamel el-Telmisany pour la version française et par Ramsès Younane pour la version anglaise – publié dans La Semaine égyptienne du 17 mars 1941 : « L’un des traits distinctifs d’Art et Liberté est l’étroite corrélation entre les œuvres plastiques et littéraires du groupe… Entre 1939 et 1940, le groupe créa trois journaux novateurs : Don Quichotte en français, al-Tatawwur en arabe et le bulletin bilingue Art et Liberté… » Cette dernière séquence montre des illustrations accompagnant divers ouvrages comme l’admirable série d’Eric de Némès composée d’une quinzaine d’illustrations qu’il a faites pour l’ouvrage The lovely and the Dead de John Wallet, non publié.

L’exposition se ferme sur un texte de Georges Henein datant de 1973, portant pour titre Les bébés éléphants meurent seuls – mots qu’il aurait prononcées à sa femme, juste avant sa mort – qui tente d’expliquer les raisons ayant empêché la pérennité du groupe Art et Liberté, au-delà de 1948 : « Malgré la résistance et la pugnacité d’Art et Liberté, les conditions n’étaient pas réunies pour que le groupe perdure et se développe. Nombre de facteurs menaçaient son existence : plusieurs de ses membres fondateurs furent emprisonnés ou contraints à l’exil, le lien avec la jeune génération peina à être établi engendrant une certaine déception, et de nombreuses dissensions au sein du mouvement surréaliste s’établirent durablement. Malgré l’impossibilité de poursuivre leur projet, les membres d’Art et Liberté n’en abandonnèrent pas moins la poursuite de leurs trajectoires artistiques et littéraires individuelles. »

L’initiative, admirable, de réaliser cette exposition Art et Liberté – Rupture, Guerre et Surréalisme en Egypte – 1938/1948 sur une proposition de Catherine David, directrice adjointe du Musée national d’Art moderne, service Recherche et Mondialisation, à partir d’un sujet méconnu en France, le surréalisme en Egypte, est à souligner. Le parcours, réalisé par les commissaires Sam Bardaouil et Till Fellrath, est clair et lisible, documenté et approfondi. On ne peut que regretter la relative discrétion qui a entouré l’exposition dans cette grande institution qu’est le Centre Georges Pompidou, ce pan de l’histoire égyptienne mérite d’être connu comme terrain de résistance, d’engagement, de défense des libertés et de la création. Il reste un magnifique ouvrage-catalogue édité distinctement en différentes langues – dont le français, l’arabe et l’anglais – qui laisse trace.

Brigitte Rémer, le 20 janvier 2017

Du 19 octobre 2016 au 16 janvier 2017, Centre Georges Pompidou, Galerie du Musée et Galerie d’Art Graphique – Tél. : 01 44 78 12 33 – Site : www.centrepompidou.fr –  Ouvrages co-édités par Skira et les éditions du Centre Georges Pompidou (35 euros).

La Source des saints

© Erik Prunier

The Well of the Saints de John Millington Synge – Texte français Noëlle Renaude – Mise en scène Michel Cerda, au Studio Théâtre de Vitry.

L’action se passe dans la lande irlandaise, déserte et plongée dans l’obscurité. Un souffle de vie pourtant parvient : Martin Doul et sa femme Mary avancent lentement, petits points dans leur infini désert noir, ils sont aveugles et pauvres ; sans le regard, ils se pensent beaux. Leur réalité est sonore, ils vivent avec les bruits de la nature et le chant des oiseaux. Le plateau est dans la pénombre, on ne distingue pas leurs visages. Pour avancer ils s’inventent quelques rêves. L’un prend forme en la personne du forgeron, Timmy, sorte d’ange de l’Annonciation qui parle du passage d’un saint, porteur d’une eau sacrée pouvant redonner la vue. Mary et Martin Doul s’accrochent à cet espoir et rencontrent le saint : «  C’est une rude vie que de n’avoir vu soleil ni lune, ni le curé ça même implorer le Seigneur, mais vous-là qu’êtes braves aux mauvaises heures c’est vous qui ferez un bel usage du don de vue que le bon Dieu tout-puissant vous fait aujourd’hui » leur dit-il.

Martin guérit le premier. Fou de joie il se précipite sur celle qu’il croit être sa femme, la jeune Molly Byrne, n’ayant conscience ni de la beauté ni de la laideur. Mary Doul recouvre la vue en second. Le constat de cette confusion, la laideur de Martin Doul, la sienne propre détériorent leurs relations. Mary et Martin se séparent, ce dernier est engagé par Timmy à la forge et découvre la dureté du travail. Malgré la vision retrouvée, ce qu’il découvre le désenchante et il ne se trouve pas plus heureux. Il regrette ce qu’il était avant. Apprenant que le saint s’apprête à re-passer par là, il prévoit de lui demander de le marier à Molly Byrne. Mary déjà s’enfonce dans les ténèbres, la clarté retrouvée décline comme une éclipse, elle perd à nouveau la vue. Martin à sa suite la perd aussi. L’expérience d’avoir vu les quitte, elle est pour eux destructrice. Après une succession d’événements ils retournent à leur état antérieur, ensemble, aveugles et pauvres, repartant sur les chemins mouillés et refusant désormais l’intervention du saint : « Laissez-nous comme on est, mon saint père, on restera connus comme ceux qui sont heureux puis aveugles, puis on aura de l’aise à vivre sans souci, à gagner trois-quatre sous sur la route » lui dit Mary Doul. Voir ou ne pas voir. Celui qui a le regard ne sait peut-être pas voir. Ou alors est-il mieux de de ne pas voir, ne pas savoir,  question philosophique hautement symbolique que pose le texte de Synge.

John Millington Synge (1871-1909) a côtoyé L’Abbey Theatre ouvert à Dublin en 1904 sous la direction de William Butler Yeats et de Lady Gregory. Dramaturge et poète, il est l’un des principaux artisans d’un mouvement littéraire créé pour redonner vie à la culture irlandaise, le Celtic Revival. « De tous temps j’ai été solitaire et je suis né, j’ai idée, solitaire comme la lune de l’aube » a-t-il écrit. Beckett, qui fréquentait L’Abbey Theatre aurait été imprégné de son théâtre de même qu’il admirait les œuvres de Yeats et d’O’Casey. Martin et Mary Doul pourraient d’ailleurs faire penser à Vladimir et Estragon de son En attendant Godot. D’origine protestante, Synge a observé le monde paysan catholique et fait face à une crise spirituelle. Il s’est passionné pour la musique qu’il a étudiée en Allemagne et souhaitait devenir musicien professionnel, mais il choisit la littérature. Venu à Paris étudier les langues et la littérature à La Sorbonne, il y croise Yeats qui l’incite à connaître les îles d’Aran, préservées de la colonisation britannique. Synge y reste plusieurs années et apprend le gaélique, cette expérience est à la base de la plupart de ses pièces et son écriture en garde trace. C’est un auteur peu monté en France, on le connaît pour sa pièce Deirdre des douleurs et pour Le Baladin du monde occidental, conte fantastique mis en scène en 1999 par Guy-Pierre Couleau, à Colmar – qui a également monté La Fontaine aux saints, en 2010 – et par Elisabeth Chailloux au Théâtre des Quartiers d’Ivry en 2013.

Publié en 1905 dans sa première édition, Synge a revu et corrigé La Source des saints et en a sorti une seconde édition, en 1908. L’édition d’Ann Saddlemyer publiée en 1968 par Oxford University s’est basée sur ces deux versions, le texte français de Noëlle Renaude sur lequel Michel Cerda a travaillé, est né de cette édition syncrétique. La pièce est écrite en trois actes, trois saisons : automne, hiver, printemps. La langue de Synge est difficile et poétique, ainsi Martin Doul s’adressant à sa femme dit : « Je ne discourrais pas ruiné en rien de temps je le serais à écouter le clapet que tu fais, tu en as une curieuse voix craquée, pitié Seigneur, toute belle que tu es à regarder. » Et Mary Doul de lui répondre : « Qui ne l’aurait pas craquée la voix toute l’année à l’air accroupie dans la pluie qui tombe. C’est une vilaine vie pour la voix, Martin Doul, quoique rien n’y a comme le pluvieux vent du sud qui nous souffle dessus je l’ai entendu dire, pour vous garder la peu blanche toute belle – ma peau à moi – au cou puis au front, puis rien n’y a comme une belle peau pour mettre splendeur sur une femme. » Cette langue est si particulière que la traductrice donne les clés suivantes : « La combinaison des phonèmes, pris dans une syntaxe déréglée, produisent une matière sonore illicite : rien ne s’énonce comme il faut, chez Synge. On ne parle pas droit. On se débrouille, avec le peu de moyens dont on dispose – économie phonique et progression maladroite du discours – pour dire le monde, l’univers. Un monde sans perspective, ni hiérarchie, ni limites, ni dates, un monde où l’animal est l’homme.» Il faut un certain courage pour affronter l’univers de Synge et sa langue, Michel Cerda s’y risque.

Depuis plusieurs années le metteur en scène s’intéresse au regard et La Source des saints commence là où il avait laissé son dernier travail, Et pourtant ce silence ne pouvait être vide de Jean Magnan. Se recherche repose sur la sensation et le sensible. Il met ici le spectateur à l’épreuve de la langue et de l’austérité du plateau où les acteurs sont comme des albatros noirs aux ailes trop grandes qui les empêcheraient de voler. Le répertoire de Michel Cerda est large : depuis 1986 ses débuts avec Faulkner et Kleist il s’est ouvert aux auteurs contemporains comme Serge Valetti, Eugène Durif et Noëlle Renaude et a diversifié ses formes d’intervention et collaborations artistiques – il a notamment travaillé avec le cirque Baro d’Evel, avec l’artiste lyrique Sylvie Louche, avec la structure Opening Night sur le texte Monstre(s) de Yann Allégret -.

Il faut ici saluer les acteurs et notamment Anne Alvaro dans le rôle de Mary Doul qui accompagne cette langue sophistiquée – et bouleversée, comme le dit la traductrice –  par une recherche à travers les différents registres et tessitures de sa voix. Du réel à l’irréel, le spectateur n’a d’autre ressource qu’à se laisser porter, mais le voyage est austère.

Brigitte Rémer, le 19 janvier 2017

Avec Anne Alvaro Mary Doul – Yann Boudaud Martin Doul – Chloé Chevalier Molly Byrne – Christophe Vandevelde Timmy – Arthur Verret le saint – Silvia Circu Bride.   Scénographie Olivier Brichet – lumière Marie-Christine Soma assistée de Diane Guérin – son et régie son Arnaud de la Celle – costumes Olga Karpinsky – collaboration artistique Charles Dubois, bruiteur – régie générale Florent Gallier – assistanat mise en scène Silvia Circu – administration de production Sophie-Danièle Godo – Le texte est publié aux Editions Théâtrales.

13 au 17 janvier 2017, Studio Théâtre de Vitry – En tournée : 25 janvier au 2 février 2017 Théâtre de la Commune CDN d’Aubervilliers – 7 au 10 février 2017 Théâtre de Dijon Bourgogne, CDN – contact production : prod.levardaman@gmail.com

 

 

 

Le Temps et la Chambre

© Michel Corbou

De Botho Strauss – texte français Michel Vinaver – mise en scène Alain Françon – au Théâtre National de la Colline.

L’action se passe dans un grand appartement classique légèrement suranné, aux immenses baies vitrées. Deux hommes d’âge mûr de la bonne bourgeoisie, devisent, deux amis calés au fond de leurs fauteuils club, au pied d’une haute colonne rouge vestige du passé, dotée plus tard de la parole. Un brin cyniques et plutôt gris, ils semblent hors du temps. Julius (Jacques Weber) regarde par la fenêtre, Olaf (Gilles Privat) regarde en lui même, sorte de Dupont et Dupond droit sortis de chez Hergé, le duo se révélera savoureux. La description précise d’une jeune passante faite par Julius à Olaf les divertit lorsqu’un coup de sonnette suspend leur discussion. Une jeune femme, copie conforme à cette description et qui répond au nom de Marie Steuber (Georgia Scalliet, de la Comédie Française) entre avec aplomb et décontraction et s’immisce dans la conversation : « Vous venez de parler de moi ? » dit-elle, comme une apparition. Ils semblent à peine étonnés.

La baie vitrée côté jardin, une immense porte d’entrée côté cour à l’échelle de l’appartement, sont les éléments qui guident le mouvement de la pièce. On devine à l’arrière une salle de bains et une chambre. Au fil du texte et du temps rythmé par les coups de sonnette, un défilé de personnages aussi énigmatiques les uns que les autres s’invitent et font une entrée remarquée, on ne sait s’ils se connaissent, s’ils se sont connus jadis ou s’ils vont se reconnaitre. « Botho Strauss, dit Alain Françon, offre aux acteurs une matière de jeu passionnante » : l’Homme sans montre (Wladimir Yordanoff) croise L’Impatiente (Dominique Valadié), L’Homme au manteau d’hiver (Antoine Mathieu) porte La Femme sommeil (Aurélie Reinhorn), le Parfait Inconnu (Renaud Triffault) et le Premier Homme (Charlie Nelson), s’égarent. La pièce joue de mystère dans le temps comme dans l’espace, on se croirait dans le labyrinthe d’un jeu de société, ou de massacre, dont on ne connaitrait pas les règles, un grand cérémonial fantoche et fantomatique, un drôle de rêve. Le trouble s’installe chez le spectateur, les codes ne sont pas donnés et chacun peut inventer son histoire ou écrire sa pièce. Il y a de l’humour et de la dérision, de l’inattendu dans les relations entre les personnages, comme un air de Beckett. La seconde partie re-construit partiellement le puzzle du parcours de Marie Steuber dans ses connaissances de l’un ou de l’autre, mais tout reste à l’état d’esquisse et de discontinu, il n’y a pas de fil logique pour cimenter la pensée de l’auteur, le flou est la couleur.

Admirateur de Botho Strauss – que Patrice Chéreau a contribué à faire connaître en France par la mise en scène de cette même pièce, Le Temps et la Chambre, également dans l’adaptation de Michel Vinaver, en 1991, à l’Odéon – Alain Françon donne sa perception des textes et de l’auteur : « Il déconstruit les logiques et les habitudes narratives, mais il y a, dans son écriture, la verticalité qui fait décoller le propos et qui ouvre un horizon de sens. » Il a mis en scène en 2015 avec les apprentis comédiens de l’Ensatt La Trilogie du revoir au Festival de Fourvière à Lyon, et en 2016 Personne d’autre (Fragments), un montage de textes au Printemps des Comédiens, à Montpellier avec les élèves de l’Ensad. Romancier, essayiste et écrivain, les romans de Botho Strauss – qui parlent beaucoup de solitude et d’enfermement – ont souvent été adaptés à la scène. L’auteur allemand avait travaillé en tant que dramaturge à la Schaubühne de Berlin avec Peter Stein et Luc Bondy.

De retour dans ce Théâtre qu’il a dirigé une quinzaine d’années et jusqu’en 2010, Alain Françon présente, avec sa virtuosité habituelle et d’une manière très maitrisée, cette pièce singulière qui se plait à brouiller les pistes.  « Je pourrais dire que Le Temps et la Chambre est la pièce la plus étrange que je connais. J’ai toujours eu en tête de la monter. Botho Strauss ose faire ce qui paraît impensable. En physique, en philosophie, on parle de l’espace-temps, dans cette notion les deux sont inséparables. On les voit toujours comme un et indissociables, c’est-à-dire qu’on a tendance à les cacher. Y compris au théâtre. Lui, dès le titre, les sépare : il y a le temps et la chambre. » Le Temps dissout le présent dans les bribes du passé et nous place dans une sorte d’illusion de ce qui pourrait ou aurait pu advenir. La Chambre à la fois attire et inquiète, construit et déconstruit des situations imprévisibles et fantastiques, drôles et intrigantes. Les personnages, énigmatiques et volatiles, en sont le fil conducteur. Passé l’exercice de style – au demeurant très bien interprété et réalisé – on reste un peu sur sa faim.

Brigitte Rémer, le 16 janvier 2017

Avec : Antoine Mathieu, Charlie Nelson, Gilles Privat, Aurélie Reinhorn, Georgia Scalliet de la Comédie-Française, Renaud Triffault, Dominique Valadié, Jacques Weber, Wladimir Yordanoff. Assistanat à la mise en scène Nicolas Doutey – dramaturgie David Tuaillon – décor Jacques Gabel – lumières Joël Hourbeigt – costumes Marie La Rocca – musique Marie-Jeanne Séréro – son Léonard Françon – et la voix d’Anouk Grinberg Le texte est publié aux éditions de l’Arche.

Du 6 janvier au 3 février 2017 – La Colline Théâtre national – 15 rue Malte-Brun 75020. Paris – Métro : Gambetta – www.colline.fr – Tél. : 01 44 62 52 52 – En tournée : 7 et 8 février Maison de la Culture d’Amiens – 14 au 17 février MC2 de Grenoble – 22 au 24 février Théâtre sortie Ouest de Béziers – 1er au 12 mars Théâtre du Nord à Lille 19 au 21 mai Théâtre en mai de Dijon.

Karamazov

© Pascal Victor / ArtcomPress

D’après Les Frères Karamazov de Fédor Dostoïevski – traduction André Markowicz – adaptation Jean Bellorini et Camille de La Guillonnière – mise en scène Jean Bellorini – au Théâtre Gérard Philipe / Centre dramatique national de Saint-Denis.

C’est une saga familiale et l’ultime roman de Dostoïevski dont s’empare Jean Bellorini et qu’il a présenté l’été dernier à la Carrière Boulbon lors du Festival d’Avignon, avec ses compagnons de route rencontrés au fil de leurs parcours de formation, sa troupe aujourd’hui. Jeune directeur du Théâtre Gérard Philipe, il reprend le spectacle, écourté d’une heure, à Saint-Denis.

Entre fait divers – par l’assassinat du père, Fiodor Pavlovitch Karamazov, libidineux, roublard et violent ; philosophie – par une réflexion sur la condition humaine et la lutte entre le bien et le mal, par la culpabilité ; orthodoxie – par la vie monastique avec le starets Zossima patriarche du monastère et directeur de conscience d’Alexéï, par la difficulté de croire ou de ne pas croire ; et mémoire sociale – par la pauvreté, les humiliations et les injustices de la Russie de la fin du XIXème, ces thèmes sont comme des rhizomes qui s’enroulent les uns aux autres – nous les avions évoqués dans l’article publié le 19 septembre 2016 sur Les Frères Karamazov qu’entre temps Frank Castorf avait présenté à la Halle Babcock pour la MC93, dans le cadre du Festival d’Automne.

Les quatre frères Karamazov cherchent leur place auprès d’un père qu’ils haïssent : l’exalté et impétueux Dimitri qui voudrait bien sa part d’héritage ; le philosophe déraisonnable et solitaire, Ivan, sans repères ; le mystique et fragile Alexéï à la recherche de Dieu, mais saisi par la tentation ; l’amer demi-frère, Smerdiakov, plein de haine et en quête de reconnaissance et d’argent. A leurs côtés, trois femmes à partager, trois tentatrices : Lise, une vraie fausse vierge marie, Grouchenka la prostituée, charmeuse à la fois auprès du père Fiodor, que du fils Dimitri et qui joue de leur rivalité, Katerina Ivanovna liée à Dimitri qui l’a aidée à effacer les dettes de son père, mais convoitée par Ivan.

Après les clés de compréhension données à travers la généalogique de la famille Karamazov par un conteur bonimenteur travesti, la troupe entière porte avec intensité un chant polyphonique qui revient ponctuer le spectacle, à différents moments. Jean Bellorini aime à travailler sur la choralité, tous les acteurs chantent avec talent et la musique accompagne sa démarche de mise en scène : piano à queue et batterie envahissent l’espace de la datcha centrale, avec aux commandes, deux merveilleux musiciens.

La scénographie pose aussi un geste de mise en scène fort et inventif : des cabines en verre arrivent sur des rails latéraux et repartent tels des wagons de l’Orient Express apportant leurs images et ambiances, leurs scènes où les acteurs sont en action, confessionnal du monastère, bar à cognac, appartements des femmes. Entre transparence et grand déballage, elles renforcent le huis clos de l’enfermement familial. Un escalier mène sur le toit pentu de la datcha noire centrale où se déroule une partie de l’action, renforçant ce sentiment d’instabilité générale. Côté jardin se trouve l’espace du jeune Ilioucha, présent sur le plateau tout au long du spectacle et avant même l’arrivée du public, son petit lit avec un jouet-cheval qui fait partie de son paradis espéré depuis l’humiliation qu’a subie son père, devant lui : changer de ville et acheter un cheval pour réhabiliter la fierté insultée, tel est le rêve. A la fin, ce même lit d’enfant vide, au matelas replié, l’innocence sacrifiée et le désarroi du père.

Jean Bellorini s’engage dans la mise en scène à partir de 2002 et crée en 2003 la Compagnie Air de Lune. Il s’intéresse à Tchekhov dont il monte La Mouette en 2003 et Oncle Vania en 2006. C’est en 2008 au Théâtre du Soleil lors de la lecture par Patrice Chéreau du Grand Inquisiteur, conte philosophique emboité dans les récits des Frères Karamazov – qui décrit ce moment où Ivan Karamazov raconte à son frère Alexeï la confrontation entre Jésus-Christ et le cardinal Grand Inquisiteur qui va le mettre à mort – que le metteur en scène dit avoir rencontré l’œuvre. Bellorini s’intéresse aux grands textes littéraires qu’il adapte tels Les Misérables, en 2009 suivi de Tempête dans un crâne en 2010 toujours à partir de Victor Hugo et tel Paroles Gelées en 2012 d’après l’œuvre de François Rabelais. S’ensuivent en 2013, La Bonne Âme du Se-Tchouan de Bertold Brecht et Liliom ou La vie et la mort d’un vaurien de Ferenc Molnár. Il dirige, depuis janvier 2014 le Théâtre Gérard Philipe-Centre dramatique National de Saint-Denis, a mis en scène Antigone de Sophocle en 2016, adapté et mis en scène la même année Karamazov.

Son travail et celui de la troupe sont à saluer. Il restitue la force poétique et lyrique ainsi que la démesure d’un récit plein d’alluvions où alternent scènes dialoguées et longs monologues. De facture artisane, il repose sur l’esprit collectif de la troupe d’où se dégage une grande vitalité.

Brigitte Rémer, le 15 janvier 2017

Avec : François Deblock Alexéï Fiodorovitch Karamazov – Mathieu Delmonté Capitaine Sneguiriov – Karyll Elgrichi Katerina Ivanovna – Jean-Christophe Folly Dimitri Fiodorovitch Karamazov – Jules Garreau Nikolaï Krassotkine – Camille de La Guillonnière Khokhlakova – Jacques Hadjaje Fiodor Pavlovitch Karamazov – Blanche Leleu Liza Clara Mayer Grouchenka/Smourov Teddy Melis Grigori Vassilievitch – Marc Plas Pavel Fiodorovitch Smerdiakov – Geoffroy Rondeau Ivan Fiodorovitch Karamazov – Les musiciens : Michalis Boliakis, piano, Hugo Sablic, batterie et Starets Zossima.

Scénographie, lumière Jean Bellorini – costumes, accessoires Macha Makeïeff – création musicale Jean Bellorini, Michalis Boliakis, Hugo Sablic – création sonore Sébastien Trouvé – coiffures, maquillages Cécile Krestchmar – assistanat à la mise en scène Mélodie-Amy Wallet – décor réalisé dans les ateliers du Théâtre Gérard Philipe sous la direction de Christophe Coupeaux et Quentin Charrois – La traduction d’André Markowicz est publiée aux Editions Actes Sud, collection Babel.

5 au 29 janvier 2017 – Théâtre Gérard Philipe, 59 Boulevard Jules Guesde, Saint-Denis – Métro : Saint-Denis Basilique –   Tél. : 01 48 13 70 00. – www.theatregerardphilipe.com – Durée : 4h30 – En tournée : 2 et 3 février Scène nationale du Sud Aquitain, à Bayonne – 9 et 10 février Théâtre national de Nice – 17 et 18 février Scène conventionnée de Brive – 23 au 25 février Maison des Arts de Créteil – 1er au 5 mars Théâtre Firmin Gémier de Châtenay-Malabry – 8 et 9 mars Scène nationale de la Roche-sur-Yon – 14 et 15 mars Maison de la Culture d’Amiens – 22 au 25 mars Théâtre national de Toulouse – 30 mars au 2 avril et 4 au 7 avril Théâtre des Célestins à Lyon – 20 avril Domaine d’O à Montpellier – 27 et 28 avril Scène nationale de Sète – 12 mai Théâtre de Compiègne – 19 et 20 mai à la Comédie de Clermont-Ferrand – 31 mai et 1er juin Scène nationale de Quimper.