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Adel Hakim, d’Ivry et de partout

© Nabil Boutros

Co-directeur du Théâtre des Quartiers d’Ivry/Centre National Dramatique du Val-de-Marne, Adel Hakim, s’est éteint chez lui le 29 août, après une lutte acharnée contre la maladie.

Homme de l’interculturel, de l’engagement et des débats, homme de fraternité, artiste de théâtre, Adel Hakim s’en est allé. Acteur, auteur, metteur en scène, co-directeur du Théâtre des Quartiers d’Ivry installé depuis décembre dernier à la Manufacture des Œillets, il a joué Shakespeare et Marivaux, Koltès et Sénèque, Tenessee Williams et Nathalie Sarraute, souvent sous la direction d’Elisabeth Chailloux co-directrice du TQI. Les deux artistes se sont rencontrés au Théâtre du Soleil en 1980. Ils ont créé, en 1984, le Théâtre de la Balance et présenté un premier spectacle qui a fait date : La Surprise de l’amour, de Marivaux dans lequel il jouait et elle, mettait en scène. Ensemble, en 1992, ils ont succédé à Catherine Dasté à la tête du Théâtre des Quartiers d’Ivry. Adel Hakim a mis en scène Racine et Eschyle, Botho Strauss et Joseph Delteil, Pirandello, Shakespeare, Goldoni, Beckett, Vesaas et beaucoup d’autres. Il a écrit et monté ses propres textes dont Exécuteur 14 reste dans les mémoires et très récemment Des Roses et du Jasmin avec le Théâtre National Palestinien qui sera repris cette saison.

Depuis plus d’une dizaine d’années Adel Hakim s’est consacré au développement du Théâtre des Quartiers du Monde, concept qu’il a élaboré et développé en tissant de nombreux partenariats. Devenu le lieu du dialogue et de l’altérité, il l’a ouvert aux écritures contemporaines étrangères et s’est, entre autre, passionné pour l’Amérique Latine où il a fait de nombreuses mises en scène et animé des ateliers de formation comme au Chili, en Uruguay, en Argentine et au Mexique. Son compagnonnage avec l’auteur uruguayen Gabriel Calderón, par le triptyque qu’il a mis en scène : Ouz, Ore et Ex, théâtre de subversion s’il en est, a apporté un vent de burlesque et de transgression, de fantaisie et de baroque. De locale, l’œuvre de Calderón devient universelle à partir d’une écriture qui s’attaque aux archétypes d’une société rétrograde. Reconnaissant à l’auteur « le génie du dialogue et des ruptures entre tragédie et force comique » Adel Hakim a pénétré dans ce monde de l’étrangeté et de l’irrationnel en inventant son vocabulaire scénique.

Il s’est aussi particulièrement attaché à parler du Moyen-Orient, sa terre d’origine – il est né en Egypte et a vécu au Liban – il a fait de nombreux séjours de création en Palestine. Les liens qu’il a tissés avec le Théâtre National Palestinien sont forts et les échanges, permanents. Son spectacle majeur, Antigone de Sophocle, dont il a signé le texte en français, fut présenté à plusieurs reprises au Théâtre des Quartiers d’Ivry après avoir été créé à Jérusalem en 2011 et tourné en Palestine – à Ramallah, Jénine, Naplouse, Haïfa, Hébron et Bethléem –. Antigone, est comme une métaphore de la situation vécue, les conflits d’aujourd’hui se superposant à la tragédie grecque et pose la question de la malédiction. Sur le choix de la pièce, Adel Hakim répond : « Je monte Antigone parce que la pièce parle de la relation entre l’être humain et la terre, de l’amour que tout individu porte à sa terre natale, de l’attachement à la terre. Parce que Créon, aveuglé par ses peurs et son obstination, interdit qu’un mort soit enterré dans le sol qui l’a vu naître. Et parce qu’il condamne Antigone à être emmurée. Et parce que, après les prophéties de Tirésias et la mort de son propre fils, Créon comprend enfin son erreur et se résout à réparer l’injustice commise. » Le spectacle se ferme avec la voix de Mahmoud Darwich et la musique, composée par le Trio Joubran, vient des profondeurs. Des images rapportées de Jérusalem et des Territoires Palestiniens par Nabil Boutros, témoignages de la vie en Palestine, des répétitions et de la tournée d’Antigone, s’exposent dans le hall du théâtre. Adel Hakim table sur les complicités professionnelles.

Antigone a été joué plus de cent trente fois en France et à l’étranger et a inauguré la Manufacture des Œillets à Ivry, une ancienne usine d’œillets métalliques, acquise par la ville où le TQI devenu Centre Dramatique National du Val-de-Marne a pris ses nouveaux quartiers depuis décembre 2016. Avec Elisabeth Chailloux, Adel Hakim s’est investi dans la conception, la philosophie et la réalisation du lieu. Il y a présenté sa dernière pièce, Des Roses et du Jasmin, montée à Jérusalem Est, fresque sur l’Histoire contemporaine de la région israélo palestinienne de 1944 à 1988. La question de la mémoire collective l’habite. Il donne une densité à cette succession d’événements historiques qui couvre trois périodes : 1944-1948 débute sur un bel optimisme, Que la fête commence en sont les premiers mots ; 1964 à 1967 avec la Guerre des Six Jours en 1967, qui dégrade davantage encore les relations avec Israël qui triple son emprise territoriale ; 1988 après la première Intifada appelée la guerre des pierres, l’action se passe dans une prison pour un parcours de tragédie. On est chez les Atrides, chez Antigone et dans le théâtre grec antique dans lequel Adel Hakim se reconnaît : « La tragédie grecque m’a toujours servie de modèle dramaturgique. Elle met, dans pratiquement toutes les pièces conservées, une histoire de famille, l’intime, en rapport avec la société et le monde… » Leila Shahid ex-déléguée générale de l’Autorité palestinienne en France et ambassadrice de la Palestine auprès de l’Union européenne est venue débattre. Pour elle « le spectacle arrache la Palestine à son quotidien et redonne espoir, en dépit de tous les murs et barbelés. »

La mise en espace et en images de ces histoires liées à la grande Histoire, montre la puissance de l’art et le rôle des artistes dans un pays en guerre. Adel Hakim a également présenté une série de petites formes proposées par les acteurs du Théâtre National Palestinien, Les Chroniques de la vie palestinienne, qui parlent avec humour et dérision du contexte dans lequel travaillent les acteurs entre Jérusalem et la Cisjordanie, d’un théâtre sous occupation. Ecrites par trois acteurs de la troupe et mises en espace par Adel Hakim et Kamel El Basha, ces Chroniques ont force de témoignage. Elles construisent des ponts entre mythologie et scènes de vie ordinaires avec une série de dialogues endiablés et complices entre un conteur et son double ou bien son gardien, apostropheur et contradicteur, traducteur autant que conteur, Adel Hakim sur le plateau face à son alter ego palestinien, engagés dans une véritable joute verbale. Ce partenariat mené avec le Théâtre National Palestinien relève de l’événement et de l’engagement, cela donne du sens à la capacité d’un Centre Dramatique National – le CDN du Val-de-Marne – et au positionnement d’une ville – Ivry-surSeine – dans sa politique culturelle, de poser un geste culturel fort. La perspicacité d’Elisabeth Chailloux et Adel Hakim, dans la pertinence de leur programmation et leurs démarches respectives de création, fait le reste. Adel Hakim s’investit aussi dans la formation des jeunes acteurs et pilote L’Atelier théâtral d’Ivry. La transmission est un axe complémentaire au travail de mise en scène, qu’il développe.

Dans la lettre qu’il laisse, signée du 15 août et intitulée Libre adieu, Adel Hakim parle avec une grande lucidité de la maladie dégénérative qui le rongeait depuis plus de deux ans. Il avait préparé sa sortie et pris rendez-vous en Suisse pour décider de son dernier acte, en toute conscience. Il voulait une mort sereine et choisie, sans acharnement thérapeutique. Il n’a pas eu la capacité de partir pour la mise en œuvre de ce geste, il s’est éteint chez lui. Au-delà de son destin personnel, Adel Hakim pose un acte et milite pour le droit à mourir dans la dignité, « C’est dire combien la relation entre la vie et la mort porte du sens » dit-il, et il rappelle les lois qui ont « élevé le niveau de respect et de dignité des citoyens » : l’IVG en 1975, l’abolition de la peine de mort en 1981, la légalisation du mariage pour tous en 2013.

Adel Hakim était d’Ivry et de partout. Il laisse une œuvre poétique sensible. « La terre nous est étroite. Elle nous accule dans le dernier défilé et nous nous dévêtons de nos membres pour passer » disait Mahmoud Darwich.

Brigitte Rémer, 3 septembre 2017

Théâtre des Quartiers d’Ivry-Centre Dramatique National du Val-de-Marne, Manufacture des Œillets, 1 Place Pierre Gosnat, 94270 Ivry-sur-Seine – www.theatre-quartiers-ivry.com – Tél. : 01 43 90 11 11.

 

Too Young To Wed

© Stephanie Sinclair – Environs de Hajjah, Yémen.

Mariées trop jeunes, exposition des photographies de Stephanie Sinclair, sur le toit de la Grande Arche, La Défense.

« Dès que je le voyais, je courais me cacher. Je le détestais. » Tahani (en rose) se souvient des premiers temps de son mariage avec Majed. Elle avait alors 6 ans et lui 25. Elle en a 8 aujourd’hui, et elle est photographiée ici dans son village avec une autre petite mariée, Ghada, son ancienne camarade de classe. (photo ci-contre)

La Grande Arche a ré-ouvert ses portes au mois de juin après huit ans de fermeture et trois de travaux, et avec la création d’une Arche du Photojournalisme. On y monte par un ascenseur transparent, panoramique, l’équivalent de trente-cinq étages et on y est joliment accueilli par des hôtes et hôtesses chaleureux et stylés. Tout est lumière et transparence. Là, plus de 1200 m2 sont dédiés au photojournalisme. Jean-François Leroy, fondateur du festival Visa pour l’image, en assure la direction artistique. « La photo d’actualité est parfois dérangeante mais est aujourd’hui plus nécessaire que jamais » déclare-t-il.

On est pris de vertige en arrivant, non par l’altitude au sommet de la Grande Arche mais par les images qui nous happent. Le sujet de cette première exposition Too Young To Wed – Mariées trop jeunes est d’une grande violence, cela est intrinsèque au photojournalisme qui témoigne du monde d’aujourd’hui, dans sa cruauté. L’exposition des photographies de Stephanie Sinclair traite des mariages forcés et a valeur de Manifeste. Depuis une quinzaine d’années la photojournaliste américaine sillonne le monde, observant les traditions familiales millénaires sous l’angle des mariages imposés à de toutes jeunes filles, et s’engage pour les dénoncer. Elles sont encore enfants, parfois à peine adolescentes et dans certaines parties du monde, dès cinq ans, leur vie est une tragédie.

Cent cinquante clichés sont ici montrés, dans la vérité quasi insoutenable de ces petites et jeunes filles dont le regard, d’une infinie tristesse, crève l’écran comme autant d’appels au secours. Stephanie Sinclair les a rapportés principalement d’Ethiopie, du Guatemala, d’Inde, du Népal, du Nigéria, de Sierra Leone, du Yémen. « Toutes les deux secondes une jeune fille est mariée contre son gré, soit 39 000 filles par jour dans plus de cinquante pays, à travers le monde, dont de nombreux pays d’Afrique. » Pourtant chiffres de l’UNICEF à l’appui, « le mariage d’enfants n’est pas l’apanage des pays les moins développés, il existe un peu partout dans le monde. » On pourrait inscrire à ce triste générique l’Europe de l’Est, l’Asie Centrale, ou encore les Etats-Unis où les dérives sectaires sont la clé d’abus avérés dans de micro-sociétés religieuses fermées, un chapitre de l’exposition le montre.

Dans de nombreux pays le piège familial se referme sur ces fragiles vies dont le contexte se nomme pauvreté, abus, grossesses, mort en couches, sida, maltraitances, viols, peur, soumission et mort. « J’ai été offerte à mon mari quand j’étais petite, je ne me rappelle même plus quand, c’était tellement j’étais jeune. C’est mon mari qui m’a élevée » dit Kanas, 18 ans, d’Ethiopie. Il s’agit de violation des droits fondamentaux, d’enfances massacrées, de marchandisation, de discrimination et d’asservissement. On pourrait parler de meurtres. Certaines s’immolent pour fuir l’esclavage domestique et sexuel. Une photo montre un père se recueillant sur la tombe de sa fille qui s’est immolée par le feu après des années de maltraitance aux mains de son mari et de sa belle-mère, en Afghanistan. Au premier plan sa sœur, âgée de 8 ans, qui l’a soignée pendant son agonie. Des fratries de deux ou trois petites filles sont données ou vendues à d’autres fratries d’hommes, – enfants et jeunes hommes parfois, hommes beaucoup plus âgés, souvent -. Elles s’appellent Tehani, Ghada, Aarti, Deslaye, Niruta, Sarah, Beverly, Sandra, Asia, Agere, Rajany, Ghulam, Aracely, Galiyaah, Sidaba, Kwawlah, Yagana, Yakaka, Falimata, Sorita, Maya, Soyla, Bibi Aisha, Anita, Rajni. La liste des prénoms accompagnant les photos est beaucoup plus longue. Elles ont entre 5 et 16 ans, certaines ont tenté de s’échapper, elles ont été torturées. « Quoiqu’il arrive je dois m’adapter » dit Shobha, du Rajasthan, mariée à l’âge de 8 ans, « les femmes doivent se sacrifier, car dans notre pays il n’y a de place que pour les hommes. »

Le poids des traditions et des croyances est profondément enraciné, les familles se doivent de les respecter surtout dans les communautés rurales pauvres où le mariage précoce est très répandu : parfois c’est une bouche de moins à nourrir d’un côté, une dot et une femme servante et soumise, de l’autre. En Afghanistan, « Quand Mejgon avait 11 ans, son père l’a vendue à un homme de 60 ans qui a payé le prix convenu : deux paquets d’héroïne. » Pourtant, beaucoup de parents sont aussi convaincus que le mariage offre une protection à leurs filles. Mais on les arrache à l’école, les privant de leur droit à l’éducation et donc de la possibilité de choisir un jour leur travail et leur vie. Même si les lois interdisent les mariages précoces dans certains pays, la pression coutumière demeure et fait céder les familles. Surita hurle quand on la force à quitter sa famille pour rejoindre le village de son mari. Rajyanti elle, réussit à tenir tête à ses parents, à l’âge de 16 as en refusant le mariage : « J’ai refusé parce que je veux étudier et devenir quelqu’un. » Sur grand format, trois sœurs, victimes des rapts de Boko Haram au Nigéria, dégagent une grande douceur. Elles ont subi les pires humiliations avant de réussir à s’évader et, rejetées par leur famille, vivent dans un centre d’accueil, c’est la double peine.

Des voix commencent à s’élever dans le monde, des voix de femmes et d’hommes. Les porte-drapeaux du changement sont des militantes, des médecins et des personnalités politiques. « L’interdiction du mariage des mineurs dit l’une d’entre elles, n’est pas seulement une question de politiques, mais également de mentalités et de comportements. » Dans certains pays, des ONG s’attellent au problème, c’est le cas du Sierra Leone où une ONG suisse a mis en place un rite de passage alternatif, sans excision, lors de la cérémonie Bondo, en échange de quoi elle prend en charge les frais de scolarisation des jeunes filles.

Aracely, 15 ans, du Guatemala, mariée précocement, pensait avoir une vie meilleure « mais cela n’a pas été le cas » reconnaît-elle. L’avenir meilleur est encore loin et de nombreux pays connaissent toujours un taux élevé de mariages précoces, même si certains programmes d’éducation et d’autonomisation des jeunes filles commencent à porter leurs fruits. La violence se perpétue de génération en génération et les meurtres restent impunis.

Dans ce bel espace d’exposition la vérité est grand format et on en sort sonné. Au-delà de son témoignage photographique Stephanie Sinclair a créé l’association Too Young To Wed pour aider ces jeunes femmes à se reconstruire, son engagement est remarquable. « J’ai commencé ce travail lors d’un reportage en Afghanistan en 2003, après avoir rencontré des adolescentes de 9-11 ans, qui avaient tenté de s’immoler par désespoir, raconte-t-elle. J’ai voulu en savoir plus. » Ce plus nous est montré dans toute sa vérité.

Brigitte Rémer, 29 août 2017

Jusqu’au 24 septembre. La Défense – Arche du Photojournalisme – Métro : La Grande Arche/La Défense – ouvert tous les jours de 10 h à 19 h – Site : www.lagrandearche.fr – Too Young to Wed, de Stephanie Sinclair, est publié à CDP éditions. Tous les bénéfices sont reversés à l’association.

 

Lettre à Fadwa Souleimane

Salon du livre de Paris – Mars 2017 © Nîma photographie

 

Tes paroles me reviennent alors que ta famille et tes amis te portent aujourd’hui en terre. Tu avais accepté ce moment partagé pour préparer la Préface de ton livre de Poésie « À la pleine lune. »

Tu es née à Alep mais avais eu plaisir à parler de la ville où tu avais grandi, Safita : une ville colorée et pleine de soleil, adossée à la petite ville de Tartous au bord de la mer et posée sur trois collines. Tu avais évoqué ton caractère contemplatif, en disant : « J’absorbe les choses, je fixe les choses, je marque tout, à coups d’images. »  Tu avais évoqué ton père, disparu quand tu avais quatre ans, un père qui aimait beaucoup la langue, la langue arabe et l’enseignait à ses enfants, un père qui aimait la poésie et la littérature. Tu es la huitième de la fratrie, sur neuf enfants.

Tu avais rappelé tes études à l’Institut Supérieur des Arts Dramatiques de Damas, quatre ans de formation. Les spectacles de Philippe Genty de passage en Syrie avaient changé ta vie et ton regard : le travail du corps et de l’objet, le travail visuel et poétique. Le théâtre expérimental t’intéressait et tu l’as expérimenté avec différents metteurs en scène, dans plusieurs spectacles. C’est le choix du rôle qui te guidait avais-tu dit, et ceux avec qui tu avais envie de travailler. Les séries télé ne t’intéressaient pas, il te fallait, intellectuellement, du grain à moudre.

Nous avions parlé des relations entre hommes et femmes et tu rapportais : « Chez nous, c’est très mélangé, très différent. Il y a le respect des femmes. Il y a la liberté en même temps, mais il y a aussi beaucoup de choses qui ne sont pas bien, notamment le droit. » Sur ton entrée dans la Révolution, tu avais expliqué : « Quand j’étais petite, j’ai rêvé de la révolution, j’avais six ans. C’était une question de justice et d’égalité. » Et tu avais raconté une anecdote de tes douze ans : un professeur s’était moqué d’un élève en lui disant qu’il était mal habillé et tu avais demandé à ce professeur de s’excuser de son insulte, tu avais exigé qu’il s’excuse auprès de l’élève. Tu n’avais souscrit à aucun Parti m’avais-tu dit, même si chez vous, vers douze treize ans, c’était une quasi obligation. Tu avais des idées bien arrêtées.

Tu militais contre la violence et soulignais qu’il y avait beaucoup de violence partout, au quotidien, dans les paroles et les actions. Pour changer la pensée, la façon de penser dans ton pays, tu avais même imaginé de changer la langue, et tu disais : « Notre langue est restée longtemps sans changement parce que chez nous, il n’y a pas d’action. La langue évolue si l’action suit. » Ta définition de la démocratie était simple : « Tu penses, et tu fais ce que tu as pensé. Mais si tu penses et que tu restes sans rien faire… » et le geste prolongeait le mot, jusqu’à s’effacer.

Tes débuts en écriture se passent pendant la Révolution, un besoin impérieux d’écrire disais-tu, avant d’être exfiltrée de Homs car tes prises de position et engagements dérangeaient. Pour te protéger, tes amis avaient préféré que tu partes : « Va t-en, peut-être que là-bas tu as un rôle plus nécessaire pour nous » t’avaient-ils dit. Ce rôle tu l’as tenu, Fadwa, par l’écriture, partageant un peu de tes mondes intérieurs, de tes angoisses et de tes espoirs. Et aussi parce qu’écrire aide à vivre, à supporter l’exil, tu le disais avec pudeur. « Qui suis-je encore quand mon visage, mon nom, la fleur de ma jeunesse, ma langue, ma voix, ma mémoire, sont restés là-bas habillée des débris de mon pays… ? » Tes mots, ton visage, la beauté de ce que tu es, demeurent. Bonne route dans tes nouvelles galaxies, toi si forte et si fragile.

Brigitte Rémer, le 23 août 2017

« À la pleine lune » de Fadwa Souleimane, Editions Le Soupirail, 2014 – Traduction de l’arabe par Nabil El Azan. – E-mail : editionslesoupirail@gmail.com – Site : www.editionslesoupirail.com.

Sy-rien n’est fait

Festival d’art engagé réalisé en partenariat avec ASML Syria : Inform/Engage/ Empower – Damasquino – Les associations Souria Houria, Codssy, Revivre, La mémoire collective – Lieu : Les Grands Voisins.

L’objectif du Festival est de montrer qu’au-delà de la mort et de la destruction qui habitent la Syrie depuis plus de sept ans, de jeunes créateurs tentent, par leurs images et modes d’expression, de faire vivre leur pays en préservant son identité. Ils en parlent, à travers leurs différents langages artistiques, par le témoignage, l’émotion, la dérision, la théâtralisation et parfois l’humour. Concerts, cinéma, conférences-débats, expositions et performances sont proposés sur cet espace créatif des Grands Voisins, comme il y a vingt ans un collectif d’artistes avait créé l’Hôpital Ephémère et installé ses ateliers dans l’ancien Hôpital Bretonneau.

Les jeunes photographes Syriens témoignent de la violence et du chaos, de la destruction systématique de l’identité du pays, des villes qui n’en sont plus et des populations déplacées, de la souffrance et de la résistance, Il y a beaucoup d’enfants sur les images, cherchant un peu d’insouciance – 74% des Syriens déplacés à l’intérieur du pays sont des enfants -. Ibrahim Ayyoub montre des huit/dix ans qui tentent de s’amuser sur une balançoire de fortune dans le camp Ayn Aysa de Raqqa, le 8 avril 2017 ; Mohammad Howaish observe un enfant de cinq ans jouer dans le camp Abul Walid à Tarmala, dans le gouvernorat d’Idlib, le 11 novembre 2016. Nour al-Din al-Ghoutani fixe sur la photo un garçon d’une douzaine d’années devant les ruines de son école dans la banlieue de Damas, le 7 mars 2017 et Karam al-Masry celle d’une jeune fille jouant dans un parc détruit à Qusay Noor, zone assiégée de Douma, le 23 février 2017 ; une femme regarde la dépouille de son frère sorti des décombres suite à la chute d’une bombe sur le quartier d’Aghyar à Alep, en 2016. Emad al-Hourany témoigne de la fuite d’une famille à travers une région montagneuse de Syrie, famille déplacée à l’intérieur du pays, comme de nombreuses autres. Depuis 2011, chaque jour plus de cinquante familles syriennes chaque heure sont contraintes de quitter leurs maisons et de tout abandonner, souvent sans savoir où aller ; Karam al-Masry montre un père portant son fils, tous deux survivants d’une attaque aérienne visible à l’arrière plan sur le quartier Karam al-Afandi à Alep, le 7 décembre 2015. Abdelsalam Hamza montre une jeune fille pompant de l’eau dans Kafr Batna assiégée et désertée, dans la banlieue de Damas, le 10 février 2017, 2/3 de la population en effet n’a pas accès à l’eau potable.

Côté cinéma, l’association Souria Houria a sélectionné les courts métrages de jeunes réalisateurs syriens, professionnels ou amateurs et les a présentés dans un amphithéâtre archi plein. Depuis 1963 le cinéma était financé par un organisme national du cinéma sorte de CNC relevant du Ministère de la Culture. Quand Hafez El-Assad, père de Bachar, arrive au pouvoir en 1970, la situation se dégrade rapidement et le cinéma, comme les autres arts, passent sous contrôle de la bureaucratie, subissent la censure et la corruption. Les trois premiers films présentés ont été réalisés avant le début de la guerre, avant 2011, les réalisateurs les ont tournés sous le manteau, les ont montés chez eux, secrètement. Ils traitent déjà de totalitarisme et de destruction. Akram Agha, présente une série de dessins qu’il anime à partir de gros plans sur des croquenots pour pieds militaires qui marchent au pas, montent des escaliers rappelant ceux d’Odessa chez Eisenstein, dans le Cuirassé Potemkine. Plus elles montent, dans tous les sens du terme, plus elles écrasent, jusqu’à devenir bottes pour pas cadencés nazis. Le ballet est féroce, plein d’humour pourtant. L’image finale se teinte de tâches de sang sur le cuir épais des chaussures, sans jambes ni visages. Samer Salameh présente un très court métrage intitulé Pénélope, réalisé en partenariat avec l’association Al-Awda qui défend la cause palestinienne : dans un camp de réfugiés palestiniens une vieille femme tricote à gros points tandis qu’à côté, un vieil homme, son mari peut-être, tire la pelote et détricote avec la même application. Un abécédaire est ensuite présenté qui va de A à K – C comme Collateral damage, D comme Double Speak, K comme Killed in action – et passe directement à Z avec Zero tolérance. Un homme jeune mange du pain, la police le tue. Bassel Shahadé, réalisateur et monteur faisant ses études aux Etats-Unis était venu rejoindre les activistes de Homs et s’est fait tuer. Son film suit un jeune garçon d’une dizaine d’années cherchant le sommeil – lui-même ou son fils peut-être -. Aux questions apparemment banales posées au jeune garçon comme « qu’aimes-tu faire le week-end ? » on sait qu’il est désormais seul « Nous étions heureux » murmure-t-il. « Je hais le bruit des avions… » « Je hais les week-end… » La maison semble en feu.

Les films montrent, chacun à sa manière, la lutte individuelle et le combat collectif. Les Rebelles de Zabadini pointe le rôle des femmes qui prennent possession de la rue, se mettent en grève et manifestent contre Bachar. Le peuple de Kafranbel, ville de la province d’Idlib tenue par l’opposition syrienne, prépare une nouvelle Constitution visant à séparer les pouvoirs administratifs, militaires et judiciaires : La Constitution de Kafranbel met à l’œuvre son comité de coordination élu démocratiquement. Un autre film sur la même ville utilise la théâtralisation et la dérision face aux kalachnikov et au TNT qui tuent. Ô Douma fait pénétrer le spectateur au cœur de la ville, située à vingt kilomètres de Damas, bombardée et défaite. Un homme parle d’un tank entré dans sa maison, sous ses yeux et qui a tout dévasté. Les morts s’alignent dans la rue. Le blanc du linceul et le rouge du sang emplissent l’écran.

Khaled Abdelwahed montre à travers trois courts métrages bricolés dans sa cuisine, la puissance du dessin et la force des contrastes entre un semblant de vie ordinaire avec les enfants de Sabra et Chatila, la terreur et les cris de panique. On trouve deux petits films tournés en 2012 dans le cadre de Vague blanche pour la Syrie sous l’égide de Stéphane Hessel où intellectuels, politiciens et artistes français face à l’écran tiennent une pancarte portant le mot STOP inscrit avec véhémence ; Jane Birkin et Michel Piccoli sont de ceux-là. Mig de Amer Al-Barzawi parle du bombardement par l’armée de Bachar El-Assad du camp de réfugiés palestiniens de Yarmouk où sont retranchés des insurgés, dans le sud de Damas, de l’attaque de son Hôpital, Al-Basel : le réalisateur a écrit un texte poétique où il évoque cette volonté de détruire la cause palestinienne comme un autre exil. 9 et demi présente une lecture de la guerre avec fantaisie, entre mer et masque à gaz, entre violon et camion. Azza Hamwi par le récit d’une femme, s’interroge sur l’identité des lieux jusqu’à ce que tout s’emballe et l’image s’accélère. « Tu partiras, Bachar » répète-t-elle. De très courts métrages de recherche, quelques images d’enfance volée et un récit écrit et dansé par le magnifique danseur et  chorégraphe Hussein Khaddour qui, retournant dans le studio de danse dévasté où d’ordinaire il travaillait, se met à danser, jusqu’au vacillement du passé se mêlant au présent par le jeu des reflets.

De nombreux artistes syriens de toutes disciplines ont participé à ce Festival d’Art Engagé, nous ne pouvons tous les citer ici. Ils démontrent la vitalité de la création syrienne malgré ses traumatismes et ses chagrins. Un important public, attentif et silencieux, était au rendez-vous et à l’écoute.

Brigitte Rémer, le 13 août 2017

Du 9 au 13 août 2017, Les Grands Voisins, 82 avenue Denfert-Rochereau. 75014. Paris – Métro : Denfert-Rochereau.

La Vie Folle

Ed van der Elsken, Vali Myers (Ann) danse à la Scala Paris 1950 © Ed van der Elsken

Exposition de l’oeuvre de Ed van der Elsken – Musée du Jeu de Paume – Commissaire de l’exposition Hripsimé Visser.

C’est la première rétrospective en France de l’œuvre de Ed van der Elsken, photographe, auteur et documentariste néerlandais (1925-1990). L’artiste est « enfant de son époque : sombre dans les années 1950, rebelle dans les années 1960, non conformiste dans les années 1970 et philosophe dans les années 1980 » note le dossier de presse. Il sillonne le monde et, pendant une quarantaine d’années, capte sur le vif l’énergie, diurne et nocturne de villes comme Tokyo, Paris et Amsterdam. Foisonnante, son œuvre s’exprime à travers divers supports et mêle plusieurs formes d’expression que l’exposition restitue avec simplicité et dans une belle dynamique : plus de cent cinquante tirages originaux, des planches-contacts, des tirages en couleur et deux diaporamas – Eye Love You et Tokyo Symphony – des extraits de films et de textes parfois acidulés et toujours personnels, des montages, maquettes de livres et publications.

Ed van der Elsken joue avec les limites et, dans les années 1950, traque les atmosphères, l’intime et les scènes de la vie quotidienne. Dans son quartier de Nieuwmarkt, à Amsterdam, il capte des personnages atypiques, excentriques et marginaux, – d’une jeune élégante à la coiffure en choucroute à la tenancière d’un bar, des travestis aux passionnés de jazz… – C’est au cours de ces années qu’il découvre le jazz au Concertgebouw d’Amsterdam et en tombe amoureux, lors d’un concert où il découvre Chet Baker. Il fait de nombreuses photographies lors de concerts – avec Miles Davis, Lionel Hampton, Ella Fitzgerald etc. – qu’il publie dans Jazz, en 1959, livre dont il fait lui-même la maquette en donnant aux images des rythmes syncopés à la manière d’improvisations musicales.

Au cours de ces mêmes années, Ed van ver Elsken photographie le Paris de l’après guerre, ses quartiers intellos et artistes, s’intéresse au langage du corps, parcourt pendant quatre ans les rues et témoigne avec humanité. Il évoque la jeunesse, les addictions, la vie qu’on mord à pleines dents. Il travaille l’autoportrait, séduit son sujet et se met en scène de manière provocatrice – avec notamment l’artiste australienne Vali Myers, une proche de Cocteau et de Genet -. Son premier livre, Love on the Left Bank/Une histoire d’amour à Saint-Germain des Prés, sorte de roman photo publié en 1956, en témoigne et entraîne dès le départ, sa notoriété. C’est l’un des points majeurs de l’exposition.

La même année, Ed van ver Elsken fait un séjour en République Centrafricaine – alors Oubangi-Chari – un an avant l’Indépendance du pays. Il l’observe comme un ethnologue et photographie la vie quotidienne dans des villages reculés, loin de toute référence au monde moderne. Les enfants dessinent pour lui les rituels auxquels il ne peut être admis, il intègre leurs dessins dans l’ouvrage qu’il publie, Bagara/Buffle. Pour lui, l’animal résume le pays : « il symbolise à la fois l’aspect sauvage, la ruse et la force vitale de l’Afrique. » A partir de 1959, il entreprend un tour de monde avec sa femme, Gerda van der Veen, qui le mène jusqu’en Afrique du Sud, voyage dans plusieurs pays d’Asie, passe trois mois au Japon et termine son périple au Mexique et aux Etats-Unis. Il en rapporte un important matériel photographique et des reportages, trouve un éditeur sept ans plus tard seulement. Intitulé Sweet Life/La Douceur de vivre, l’ouvrage sort en 1966.

Ed Van Der Elsken nourrit une véritable fascination pour le Japon où il se rend plus d’une quinzaine de fois. L’exposition s’en fait aussi l’écho avec entre autre des photographies de lutteurs sumo, de mouvements de foule dans les trains, de folie de la consommation. Là encore l’urbain est sa principale inspiration mais il garde aussi un regard sur le rural. Il publiera un important ouvrage en 1988, intitulé The Discovery of Japan/La Découverte du Japon.

A côté de son travail de photographe, le cinéma tient une place essentielle dans son parcours. Souvent autobiographique, il interroge le bonheur et se situe dans la lignée du cinéma vérité, entre le documentaire et le cinéma expérimental. L’art du montage, qu’il pratique, est son alphabet. Dans l’un des premiers films qu’il réalise, en 1963, Bienvenue dans la vie, mon petit chéri, il fait un portrait de son quartier et de sa vie familiale. Dans son dernier, Bye, réalisé en 1990 et qui a valeur d’adieu, il fait un reportage sur le cancer qui le ronge où il est l’objet autant que le caméraman.

Ed van der Elsken est une figure singulière de la photographie – il passe du Rolleiflex de ses débuts au Leica qui lui permet d’approcher au plus près de ses sujets – ainsi que du cinéma documentaire néerlandais, au XXe siècle. La poésie et l’acuité de son regard sur les marginaux avec lesquels il est en empathie et sur la rue qu’il met en scène, et la recherche esthétique sur laquelle il s’interroge en permanence, font de lui un précurseur dans la photographie documentaire humaniste, en Europe. La vitalité de sa pensée et de ses images – photographiées, filmées ou dessinées – qu’il présente lui-même sous forme d’installations très personnelles, le place au cœur de la modernité.

 Brigitte Rémer, le 10 juillet 2017

Jusqu’au 24 septembre 2017 – Musée du Jeu de Paume, 1 Place de la Concorde. 75008. Paris. Métro Concorde – www.jeudepaume.org – L’exposition a été présentée au Stedeljik Museum d’Amsterdam. Elle fait partie de Oh ! Pays-Bas, saison culturelle néerlandaise en France 2017-2018. Elle sera présentée du 23 janvier au 20 mai 2018 à la Fundación Mapfre de Madrid.

 

Instruments

“Dénouement” – © Ismaïl Bahri

Exposition du plasticien Ismaïl Bahri, produite par le Musée du Jeu de Paume – Commissaires d’exposition Marta Gili et Marie Bertran.

Ismaïl Bahri travaille dans la fluidité des géographies – entre Paris et Tunis – comme dans celle des techniques qu’il interroge – vidéo, dessin, photographie, installation -. Son œuvre est multiforme et prête à la méditation et à la réflexion, hors des cadres et hors du temps.

L’exposition que présente le Musée du Jeu de Paume, Instruments, montre ses travaux majeurs, complétés de deux œuvres réalisées et produites pour l’occasion, une belle reconnaissance pour ce jeune et talentueux artiste reconnu dans le milieu de l’art contemporain depuis une dizaine d’années. Ismaïl Bahri part de micro événements et du quotidien et élabore ses énigmes. Il définit ses règles et met en relation deux éléments qui interagissent et se contaminent, qui se répondent et se transforment, ses territoires restent secrets. Il parle de l’intime, de l’intérieur, de ce qui est caché et ouvre parfois sur la lumière, jusqu’à l’éblouissement. Il sculpte la luminosité qui envahit l’espace. Celle ou celui qui regarde se laisse porter par la lenteur et la répétition des gestes, par un univers qui joue entre illusion et effets d’optique. Il se glisse dans un système où se perdent les références, entre l’image fixe et d’imperceptibles déplacements. Dans le chemin initiatique de l’exposition, les vidéos – d’une durée allant de une à trente minutes – se répondent, se synchronisent ou se décalent, sur petit et grand écran, sur murs d’images. L’univers subtil du vidéaste retient le regard.

Dans Ligne (2011/1’) on suit une goutte d’eau glissant imperceptiblement le long d’un bras, lenteur rythmée par les pulsations cardiaques du pouls où elle finit sa course avant de repartir en boucle. Film (2012) fait dériver silencieusement sur trois écrans des fragments choisis et découpés dans les journaux, séquences de la presse arabe et de l’actualité qui s’enroulent et se déroulent sur un tapis d’encre noire. Jeu sur la lenteur, le flou et le net, l’endroit et l’envers, l’image fixe et le mouvement, jeu de reflets et flashs d’informations qui apparaissent et disparaissent. Avec Dénouement (2011/8’) sur un grand écran blanc, un homme apparaît, venant du fond et rembobine une corde, sorte de ligne de partage qui se dessine au centre de l’écran. Pas de visage, une marche dans la neige, des mains, compulsives. L’homme vient de loin, à certains moments la corde se relâche. Il avance lentement et rembobine, inlassablement et jusqu’à se perdre dans le gros plan de l’entremêlement de ses fils et jusqu’au nœud final. Revers (2017) montre des mains qui froissent et défroissent un papier en un mouvement répété, la feuille d’un magazine où s’efface progressivement le portrait d’une belle blonde dont l’encre déteint sur les mains, discours sur la publicité ? Avec Source (2016/8’) Une feuille blanche géométriquement trouée au centre d’où sort de la fumée : là encore le jeu des mains, sur un papier qui jaunit et se consume.

Deux œuvres ont été produites spécialement pour l’exposition du Jeu de Paume : Sondes (2017/16’) qui montre une main se remplissant imperceptiblement d’un sable cristallin qui s’écoule au ralenti ; Esquisse, pour E. Dekyndt (2017/5’) – réalisé en collaboration avec Youssef Chebbi – montre un plan séquence dans le désert et un drapeau flottant au vent, doté d’une propriété particulière celle de capter le paysage et d’en indiquer les dégradés atmosphériques.

Le parcours se termine dans un grand espace et sur grand écran où la lumière vacille du blanc à l’ocre, sans images. C’est Foyer (32’) qui évoque autant le lieu où l’on se réunit et la maison que le foyer virtuel où convergent les rayons. Ici, l’écran se vide. Ismaïl Bahri explique la recherche qu’il a entreprise dans les rues de Tunis en plaçant un papier blanc devant la caméra pour capter les tonalités et lumières, à travers ce filtre improvisé. Très vite sa démarche s’est trouvée modifiée par les passants qui, dans la rue, le questionnaient. Il a gardé en prise directe ces échanges et les bruits de la ville, et il a inscrit sur l’écran des bribes de conversations . « Tu vis où ? Tu fais quoi ? Tu fais de la télévision ? – Non, je suis artiste. – Tu habites ici ? – Non je viens me baigner. – Elle coûte combien ta caméra ?… C’est pour Face Book ? Les Français sont champions en blanchitude, nous, on est brûlés, on est chômeurs, aucun de nous n’est utile… Tu parais touristique, t’as une mentalité d’étranger… » Il n’y a pas d’images. « Le film est apparu un peu à la façon dont une lumière vient impressionner une pellicule qui s’y expose : il s’est progressivement affecté de ce qui lui arrive, du milieu dans lequel il a été tourné » explique Ismaïl Bahri.

Contemplation et réitération accompagnent la lenteur et la répétition d’une œuvre narrative infiniment poétique. Ismaïl Bahri pose un regard fin sur la complexité de ce qui l’entoure et conduit vers une pensée philosophique et métaphysique où l’expérience joue avec le temps, et les émotions avec les idées. « C’est le vent qui décide de ce que l’on voit » dit-il.

Brigitte Rémer, le 4 août 2017

Jusqu’au 24 septembre 2017 – Musée du Jeu de Paume, 1 Place de la Concorde. 75008. Paris. Métro Concorde – www.jeudepaume.org

 

Le Radeau de la Méduse

© Jean-Louis Fernandez

Texte Georg Kaiser – traduction de l’allemand Huguette et René Radrizzani – mise en scène Thomas Jolly – aux Ateliers Berthier/Odéon-Théâtre de l’Europe.

C’est la promotion 42 de l’école du TNS de Strasbourg qui inscrit son matricule sur la chaloupe en péril. Vingt-trois artistes dont douze acteurs font, avec ce spectacle piloté par Thomas Jolly, leur entrée dans la vie professionnelle – acteurs, régisseurs, scénographes, costumiers, créateurs lumière  – Un spectacle très pictural sur un texte à replacer dans le contexte des années quarante, en Allemagne.

Très prolixe, Georg Kaiser (1878-1945) écrira plus d’une quarantaine de pièces, des dialogues philosophiques et deux romans. Reconnu et très apprécié dans l’entre-deux guerres au même titre que Brecht, l’œuvre de Kaiser est bannie dès l’arrivée des nazis, ses livres brûlés sur la place publique. Réfugié en Suisse, il poursuit son activité littéraire, écrit Le Radeau de la Méduse en 1942, avant de disparaître, trois ans plus tard, sans revoir son pays.

La pièce part d’un fait réel et se déroule en 1940 : de jeunes anglais âgés de neuf à douze ans, fuyant la guerre, ont embarqué pour le Canada à bord du Blitz. Réfugiés dans une fragile chaloupe après le bombardement du navire, ils tentent de s’organiser pour survivre. Ils seront sauvés sept jours plus tard par un avion qui finira par les repérer. Le texte de Kaiser raconte les sept journées de ces enfants perdus en mer, précédées d’un prologue devant un rideau noir souple et gonflé par le vent comme une voile, le récit d’un enfant et quelques notes de piano. Cet élégant rideau est jeté à la fin de chaque tableau, comme une fin du jour. Les scénographes ont construit une chaloupe qui, tout au long du spectacle pivote sur elle-même en changeant d’angle. On est dans cette image fixée dès le départ et sa relative mobilité. Une toile peinte en fond de scène, l’écume de mer dessinée au sol.

A bord, la survie s’organise, les enfants se rationnent, partagent le lait de la thermos épargnée, le peu d’eau douce et de biscuits trouvés, se répartissent les tâches. Un problème de conscience vient vite troubler leur belle harmonie : un treizième est découvert recroquevillé dans un réduit, muet et fragile, Petit Renard, sorte de Petit Prince par son étrangeté. Il a pour trésor une lampe électrique et semble absent, assis à la proue du bateau. Il devient une bouche de plus à nourrir, celui qui jette des sorts quand le drapeau s’envole mystérieusement et qu’on l’accuse, leur bouc émissaire. Un vote s’organise pour savoir qui est en trop et doit donc mourir, mais Allan stoppe le jeu et, sentant le danger, devient son protecteur. Il lui dresse une petite tente pour l’isoler des autres et s’isole avec lui. Au cours de cette dérive le langage bat son plein, avec la parole comme oriflamme entre discours œcuméniques d’Anna et envolées philosophiques sur l’éducation et les processus d’endoctrinement. Les références bibliques ne sont pas loin, entre la Cène et son traitre désigné qui apporte la division et le malheur, les dix Commandements, les rames en forme de croix, le vocabulaire du doute, autant de signes.

Les acteurs jouent en polyphonie, certains s’improvisent leader et mènent le groupe. Des dissonances pourtant se font jour. Chaque geste est mesuré, chaque action contrôlée, sous le regard de tous et de chacun. Il faut tambouriner, faire du bruit à perte d’horizon pour essayer d’attirer l’attention. La thermos, seul objet sauvé des eaux – ainsi qu’un gros ours – est lancée comme une bouteille à la mer, portant à l’intérieur le nom des treize enfants, ce qui aidera à leur localisation. Un duo incertain se forme entre Anna âgée de onze ans, percluse de fausse bonne parole et manipulatrice, et Allan ce garçon de douze ans qui protège Petit Renard. Un vrai-faux mariage entre Anna et Allan est même célébré, au 7ème jour, mis en scène par Anna. Allan comprend le simulacre, trop tard, Petit Renard a disparu. Il annonce alors à Anna les résultats du vote : c’est elle qui devait disparaître. A l’aube du 8ème jour quand l’avion qui a repéré la chaloupe vient sauver les enfants, Allan refuse de monter. Juste après, un avion en rase-motte tire, depuis la salle. Criblé de balles Allan part rejoindre Petit Renard. « Une fois de plus tout est consommé » dit le texte, bien pessimiste.

Au-delà d’un travail de groupe réussi – sur le plateau par les acteurs interprétant les enfants, y compris par ceux qui ne sont pas porteurs de texte – comme dans les réalisations techniques et en coulisses, Thomas Jolly habille somptueusement la théâtralité : par la lumière, spectaculaire sous les brouillards/fumées ou dans l’éblouissement de l’avion sauveur avec sa grande hélice ; par les maquillages appuyés, signes expressionnistes d’une époque ; par la gestuelle travaillée avec l’instabilité de la mer imaginaire ; par la subtile bande son et sa musique lancinante. Une belle entreprise et des acteurs en rodage à qui l’on souhaite Bonne route.

Brigitte Rémer, le 30 juin 2017

Avec : Youssouf Abi-Ayad, Éléonore Auzou-Connes, Clément Barthelet, Romain Darrieu, Rémi Fortin, Johanna Hess, Emma Liégeois, Thalia Otmanetelba, Romain Pageard, Maud Pougeoise, Blanche Ripoche, Adrien Serre, et Quentin Legrand ou Gaspard Martin-Laprade. Scénographie Heidi Folliet, Cecilia Galli – collaboration au décor Heidi Folliet, Cecilia Galli, Léa Gabdois-Lamer, Marie Bonnemaison et Julie Roëls – costumes, maquillages et coiffures Oria Steenkiste – accessoires Léa Gabdois-Lamer – lumière Laurence Magnée – vidéo et effets spéciaux Sébastien Lemarchand – musique Clément Mirguet – son Auréliane Pazzaglia – collaboration à la mise en scène Mathilde Delahaye, Maëlle Dequiedt. Le texte est publié aux éditions Fourbis (1997).

Du 15 au 30 juin 2017 – Odéon-Théâtre de l’Europe/ Ateliers Berthier, 1 rue André Suarès, 75017 – Métro et RER : Porte de Clichy – www.theatre-odeon.eu – Tél. : 01 44 85 40 40.

 

Réparer les vivants

© Elisabeth Carecchio

D’après le roman de Maylis de Kerangal – Version scénique et mise en scène Sylvain Maurice – Au Théâtre des Abbesses/Théâtre de la Ville.

Un acteur et un musicien dans l’instabilité des décisions à prendre : le premier, Vincent Dissez, porteur d’une histoire de mort et de vie, d’une course contre la montre traduite par un tapis roulant qui lui file sous les pieds ; le second, en surplomb, Joachim Latarjet monté sur une plateforme avec ses instruments – trombone, guitare, piano et voix – porteur du commentaire musical et sorte de conscience, soutient la prise de décision.

Il n’est pas rien de décider du don d’organe. C’est de ce thème dont traite – sous l’angle affectif, médical et éthique – le roman de Maylis de Kerangal qui rencontre, depuis sa publication en 2014, un vif succès public et a reçu de nombreux Prix.

Du surf au petit matin dans des eaux froides avec trois copains, le plaisir de la vie, une passion. L’accident de voiture au retour. Simon, dix-neuf ans, déclaré en état de mort cérébrale. Le médecin qui annonce à la mère, Marianne, que les lésions sont irréversibles mais que le cœur bat encore. L’espoir. Le père et la mère, séparés, devant leur culpabilité, le père pour avoir transmis la passion du surf à son fils, addict aux risques. Tous deux face au choix de faire don du cœur de leur fils ou non, tel que l’énonce l’infirmier spécialiste des dons en vue de transplantation. Comment décider pour Simon, aurait-il choisi d’être donneur, et comment supporter ? Toutes questions auxquelles il devient impossible de répondre avant d’apprendre à conjuguer au passé. Alors que tout laisse à entendre que la réponse s’annonce négative, ils donnent leur accord. Faire entendre à Simon le bruit de la mer une dernière fois, avant la déchirure, tel est le geste demandé.

La machinerie alors se met en marche, il n’y a que quatre heures possibles entre l’incision sur le donneur et la réalisation de la transplantation. Tous sur la ligne de départ : transports, préparation, équipes sous pression, Claire la receveuse de cinquante et un ans, sa vie entre parenthèses de 23h50 jusqu’au réveil six heures plus tard, avec un autre cœur. C’est ce timing, geste après geste, qui est restitué par Vincent Dissez avec une extrême intensité, beaucoup de fluidité et de légèreté dans le corps, comme dans l’inspiration-expiration, des points de suspension traduits en musique qui permettent au spectateur de reprendre souffle, aussi.

Il existe une véritable osmose entre le texte, l’acteur et le musicien, l’environnement scénographie et lumières d’Eric Soyer, qui signe la réussite du spectacle sur un thème pourtant plein de gravité. La clarté et la finesse du travail de mise en scène et de direction d’acteur signé Sylvain Maurice sont à saluer, l’acteur interprétant les différentes partitions : il est le narrateur, le surfeur et ses copains, le médecin, la mère et le père, l’infirmier spécialiste du recueil d’organes, le médecin chargé de la greffe, la greffée. Et le titre, vient d’une parole de Tchekhov dans Platonov, affichée sur la porte d’un Professeur, à l’hôpital : « Enterrer les morts, réparer les vivants. » Une notion de réparation où physique et mental se rejoignent dans une tension qui ouvre sur une ode à la générosité et à la vie. Car il est en le pouvoir du théâtre de faire revivre les morts.

Brigitte Rémer, le 30 juin 2017

Du 14 au 24 juin 2017, au Théâtre des Abbesses/Théâtre de la Ville. Tél. : 01 42 74 22 77 www.theatredelaville-paris.com

Avec Vincent Dissez et Joachim Latarjet – D’après le roman de Maylis de Kerangal publié par Verticales/Editions Gallimard – Assistant à la mise en scène Nicolas Laurent – scénographie Eric Soyer – lumières Eric Soyer en collaboration avec Gwendal Malard – composition originale Joachim Latarjet – costumes Marie La Rocca – son Tom Menigault.

 

Medea

© Sanne Peper

D’après Euripide – Texte et mise en scène Simon Stone, artiste associé à l’Odéon-Théâtre de l’Europe où le spectacle est présenté – en néerlandais surtitré.

C’est la présence de deux enfants d’une dizaine d’années, qui au point de départ et avant que la lumière ne baisse, attire l’attention du spectateur en train de s’installer. L’un est à demi allongé le long d’une corbeille à l’avant-scène, l’autre en bord de plateau, ils vont et viennent. Prologue.

Quand le rideau se lève il dévoile un immense plateau blanc où le sol se fond dans le mur de scène, glacier ou désert à perte de vue, mirage ou psyché, le blanc éblouit. L’horizon se confond avec le sol, la terre avec le ciel. A mi-hauteur un écran où les visages sont repris en gros plan monte et descend, et sert parfois de limite ou de séparation.

Acte 1 scène 1, le retour d’Anna. Dans la famille, Anna, la mère, sort d’un hôpital psychiatrique pour avoir tenté d’empoisonner son époux, Lucas, infidèle, postulat de départ chez Simon Stone. Femme apparemment ordinaire dans une vie ordinaire, Anna rentre et Lucas son (ex) époux l’accueille avec bienveillance, admire une toile qu’elle a peinte et la complimente. On la croit guérie, une seconde chance lui est offerte. Comme une mouette aux ailes blessées elle tente la séduction, espère retrouver l’amour et reconstruire une vie familiale, avec les deux enfants. « Ce soir tu es à moi » dit-elle à Lucas, « je vais te reconquérir. » L’homme est chercheur dans un labo et selon elle « plus amoureux de ses éprouvettes que d’elle.» Elle y travaillait aussi. Et la conversation dévisse quand elle se risque à la question qui la brûle : « Tu l’as revue ? » Elle, c’est Clara, vingt-quatre ans, fille de Christopher, directeur du labo, devenue la nouvelle compagne de Lucas et belle-mère appréciée des enfants. L’arrivée d’Anna perturbe le fragile édifice. A la garde de leur père, les enfants essaient d’approcher leur mère et sont vite pris dans un conflit de loyauté. Passionnés d’images, ils tournent un court métrage et se serrent les coudes. Autour de Médée tout le monde s’inquiète, à commencer par Marie-Louise, assistante sociale chargée de l’accompagner dans sa réinsertion. Le patron du labo, futur beau-père de Lucas, la désavoue et lui demande de rendre son badge d’accès aux espaces de travail. Elle supplie mais il n’y a plus de place pour elle, ni familialement ni professionnellement.

Et l’histoire avance, jour après jour, les relations se dégradent. Une partie de ballon entre Anna et ses fils apporte un semblant d’insouciance, mais Anna boit et la bouteille, avec laquelle elle fait semblant de jouer lui est confisquée. Des déchirements ponctuent ses rencontres avec Lucas. Elle pense à un nouvel emploi dans la vente de livres, et fait lecture d’une scène cruelle : l’histoire d’une femme qui pendant le sommeil de son homme lui coupe le pénis et le jette par la fenêtre. Des connotations sexuelles ponctuent le spectacle. La dégradation de ses relations avec Lucas, pleine de non-dits sur le sexe – qu’elle qualifie de sexto, mi-texto mi-sexejustifie sa tentative d’assassinat. Une des premières questions qu’elle lui lance, à son arrivée : « Tu ne penses plus au sexe ? » Lucas lit Les Métamorphoses d’Ovide, les enfants jouent, traversant le plateau de cour à jardin en roulant sur un fauteuil de bureau. Marie-Louise interroge les garçons sur leurs relations avec Anna et avec Clara. La vie comme elle va, hier comme aujourd’hui. Rien de solennel, rien de mythique.

Trois semaines plus tard… affiché sur écran. Anna ne se réveille pas pour emmener les enfants à l’école, ils la pressent et tentent de la sortir de ses brumes. Pris en étau entre la supporter, la rejeter et la fuir, Lucas essaie de composer. Il annule le voyage aux Iles Fidji prévu avec Clara. Anna essaie de faire pencher la balance en sa faveur. Elle passe un deal avec Lucas : je signe la demande de divorce si « tu me baises ». Il décline, lutte, mais elle ne lâche rien, évaporée et mythomane. Après le passage à l’acte en coulisses et l’arrivée des garçons qui filment la scène, après l’agressivité d’Edgar à l’égard de son père (« Je te hais… ») et le visionnage des ébats devant Clara qui ne laisse rien paraître de son amertume devant Anna, l’étau se resserre et le drame avance. La montée dramatique est vertigineuse.

Deux jours plus tard… Une cendre fine et noire tombe des cintres et petit à petit fait tâche au centre du plateau blanc. Une discussion s’engage entre Anna et Clara pour la garde des enfants : «  Je les ai gardés, je les ai élevés dit la jeune femme. » Clara tente de déjouer la stratégie d’Anna, blessée au poignet après une probable tentative de suicide. Son état se dégrade, elle suit son destin, derniers sursauts avant l’horreur. Anna et Lucas se retrouvent sous la cendre qui continue de tomber. Elle, ne le lâche toujours pas. Alors il abat d’autres cartes et annonce que Clara est enceinte. Hystérique, Anna jette un cri et pleure comme une petite fille. Lui l’immobilise, la parole échangée a valeur de règlement de comptes, rythmée par la logorrhée d’Anna qui donne coup pour coup : « Nous faisions semblant d’être heureux… Nous n’aurions pas dû avoir les enfants, après tu ne me baisais plus… La première fois que j’ai couché avec toi… tu me faisais des cadeaux, tu t’arrangeais pour me rencontrer à la cantine… Tu m’as volé ma carrière… Je t’ai appris à penser… Tu baisais avec la chef de labo je le savais mais j’ai eu le tort de tomber amoureuse de toi…. Tout ce que tu me dois… Prendre les enfants, une mauvaise idée. » Tous deux sont dos au public et se tournent le dos. Elle, se roule dans la cendre.

Nouvelle tentative de se désengager pour Lucas qui annonce sa nomination comme chef de projet en Chine, son départ le lendemain avec Clara et les enfants. Les garçons passent comme des ombres. « Je ne vais pas te laisser faire » dit Anna « Je le peux j’ai la garde des enfants » répond Lucas. Le soir, les enfants partent dîner avec leur mère pour la soirée d’adieux, des enfants à remettre à leur père le lendemain midi. Puis tout bascule, Clara est tuée par Anna d’un coup de couteau dans la gorge, dans la mise en scène ce sont les enfants, mains innocentes, qui versent le sang. S’ensuit une image forte de Clara et de son père, main dans la main, face au public. Puis les appels téléphoniques incessants d’Anna à Lucas préparant son départ. Excédé, pendant un temps il ne décroche plus. Quand il le fait tout est achevé, le geste est accompli. Les enfants sont couchés sur les cendres. Anna les recouvre et continue à parler dans le vide. « Je pensais te sauver, Lucas… J’ai tout sacrifié à ton bonheur.» Puis elle raconte le meurtre : « Devant la télévision je leur ai donné un médicament, je les ai embrassés, ils se sont endormis… Ils seront heureux là où ils vont. » La lumière vire au rose orangé très pâle, couleur indéfinissable des aurores ou de l’au-delà. Marie-Louise poursuit le récit alors que l’immeuble est en feu. Lucas arrive et reste en état de sidération devant les flammes. Zoom sur les corps calcinés. L’écran descend, Lucas reste désespérément seul, de l’autre côté du mur de l’incompréhension.

On est à la fois loin et proche de Médée et de la mythologie, par l’écriture qui ici traverse le quotidien. Le geste de mise en scène est d’une grande force et justesse. Simon Stone s’est inspiré du cas de Deborah Green qui l’avait saisi et fasciné dans les années 90, pour construire son récit. La montée de la tension est très progressive jusqu’au paroxysme tragique et à la déchirure finale. Une musique sourde souligne et soutient les moments les plus sauvages. Résolument contemporaine, cette Médée offre une relecture du mythe, d’une intelligence et d’une sensibilité rares. Les acteurs du Toneelgroep d’Amsterdam – théâtre que dirige Ivo van Hove, où fut créée la pièce en décembre 2014 – sont justes dans les différents registres qui vont du quotidien à la tragédie grecque, et justement dirigés.

Né à Bâle de parents australiens, Simon Stone s’installe en Europe à partir de 2015, adapte et monte les grands textes comme Tchekhov, Ibsen, García Lorca et Wedekind. Il développe un travail fondamentalement collectif, interrogeant le théâtre et cherchant de nouvelles formes, ce qu’il fait et qu’il réussit si bien avec l’infanticide Medea, la mythique, l’intemporelle. Il ré-écrit le mythe et le transpose dans l’ordinaire avec un talent fou qui laisse à la tragédie tout son sens.

Brigitte Rémer, le 22 juin 2017

Avec : Fred Goessens (Herbert) – Aus Greidanus jr. (Lucas) – Marieke Heebink (Anna) – Eva Heijnen (Clara) – Bart Slegers (Christopher) – Jip Smit Fas Jonkers (Marie-Louise). En alternance, les enfants : Faas Jonker ou Rover Wouters, Edgar – Poema Kitseroo ou Stijn van der Plas, Gijs – Traduction Vera Hoogstad, Peter Van Kraaij – dramaturgie Peter Van Kraaij – scénographie Bob Cousins – lumière Bernie van Velzen – son Stefan Gregory – costumes An D’Huys.

Du 7 au 11 juin 2017 – Odéon/Théâtre de l’Europe, Place de l’Odéon, 75006 – Métro Odéon et RER B Luxembourg – www.theatre-odeon.eu – Tél. : 01 44 85 40 40

 

 

Jan Karski – Mon nom est une fiction

© Frédéric Nauczyciel pour le CDNO

D’après l’ouvrage de Yannick Haenel – Mise en scène et adaptation Arthur Nauzyciel – Production du Centre Dramatique National Orléans, Loiret, Centre – à La Colline Théâtre National.

Comme le livre – publié en 2009 et qui obtient le Prix Interallié – le spectacle est construit en trois parties. Seule la troisième partie est une fiction. Les deux premières témoignent, sous forme de récit, du génocide des juifs pendant la seconde guerre mondiale. On touche à l’indicible et Jan Karski, de son vrai nom Jan Kozielewski, né à Lodz (Pologne) en 1914, catholique et résistant, fait partie des derniers témoins.

Quelques mots du récit en langue polonaise comme prologue, et le bruit du train. Le premier tableau évoque le tournage du film de Claude Lanzmann, Shoah. Installé dans un fauteuil face à une caméra, un homme (Arthur Nauzyciel) raconte la difficulté du tournage au moment où Jan Karski doit témoigner : « Vers la fin du film, un homme essaye de parler, mais n’y arrive pas. Il a la soixantaine et s’exprime en anglais… Le premier mot qu’il prononce est Now (maintenant). Il dit : Je retourne trente-cinq ans en arrière puis tout de suite il panique, reprend son souffle, ses mains s’agitent : Non, je ne retourne pas, non…non. Il sanglote, se cache le visage et sort du champ. L’homme a disparu, la caméra le cherche. Tandis qu’il revient à sa place, son nom apparaît à l’écran : Jan Karski (USA). Ancien courrier du gouvernement polonais en exil. Ses yeux sont très bleus, baignés de larmes, sa bouche est humide. Je suis prêt, dit-il… »

Le second tableau fait place à la biographie de Jan Karski. Un grand écran à l’avant-scène couvre le plateau. Karski raconte son expérience de la guerre dans Story of a Secret State (Histoire d’un Etat secret) paru aux Etats-Unis en novembre 1944 et traduit plus tard en français sous le titre : Mon témoignage devant le monde. Pendant une vingtaine de minutes, accompagnant le récit de Jan Karski, une caméra zoome sur le tracé du ghetto de Varsovie, le nom des rues qui seront rayées de la carte : Ulica Biala, Ulica Miodowa… une voix de femme au léger accent raconte en off les arrestations, la barbarie, l’arrivée des trains, les jeunes soldats allemands tirant à bout portant, les suicides, les faux amis russes avec Katyn plus tard où seront exécutés tous les gradés de l’armée polonaise, la volonté d’exterminer. « Le pire n’est pas la violence dit-il mais la gratuité de cette violence. » Jan Karski touche ici à quelque chose de vertigineux : il comprend que le mal est sans raison. Il rencontre deux chefs de la Résistance juive. L’un représente l’organisation sioniste, l’autre l’Union socialiste juive, qu’on appelle le Bund. Ils le chargent d’aller informer les Alliés de la nature du génocide, et Karski écrit : « Pour nous, Polonais, c’était la guerre et l’occupation. Pour eux, juifs polonais, c’était la fin du monde. » Ils lui proposent de venir avec eux dans le ghetto, pour témoigner devant le monde. Par deux fois, ils le font entrer par un passage secret qui deviendra pour lui « comme une version moderne du fleuve Styx qui reliait le monde des vivant avec le monde des morts. »

Dans le troisième tableau – qui quitte le témoignage pour la fiction – porteur de ce message d’extermination, Karski découvre qu’on ne l’entend pas. Il évoque la légèreté du Président des Etats-Unis, Franklin D. Roosevelt, qui comme d’autres, l’écoute d’une oreille distraite, font semblant d’être gêné et refuse de croire. La Statue de la Liberté face au spectateur au début du spectacle prend toute sa valeur. Et, sous la plume de Yannick Haenel, Karski dit : « On a laissé faire l’extermination des Juifs. Personne n’a essayé de l’arrêter, personne n’a voulu essayer. Lorsque j’ai transmis le message du ghetto de Varsovie à Londres, puis à Washington, on ne m’a pas cru parce que personne ne voulait me croire. » Théâtralement, ce tableau se passe dans le foyer d’un théâtre, les lustres sont allumés, la musique de la salle de concert parvient aux spectateurs. Karski aime le music-hall et Fred Astaire. Le solo de claquettes syncopées qui fermait la première partie du spectacle – celle du tournage – s’explicite ici. Seul, Karski (Laurent Poitrenaux) poursuit son récit, signé Yannick Haenel refaisant l’histoire à l’envers avec ses deux plongées dans le ghetto, et formule les questions qui le taraudent : pourquoi cette volonté systématique de rayer du monde le peuple juif ? Pourquoi suis-je encore vivant ? Les mots sortent, enfin ! : « J’ai fait l’expérience de l’impossible. Ce jour-là, dans le camp, j’ai vu des hommes, des femmes, des enfants se vider de leur existence, et je suis mort avec eux. Plus exactement, je suis mort après, en sortant du camp. Je n’ai pas compris ce que je voyais dans le camp, parce que ce qui avait lieu se situait au-delà du compréhensible, dans un domaine où la terreur vous conduit, et où elle vous fige. » Une danseuse esquisse quelques pas et clôture le spectacle, représente-t-elle la parole revenue, les terribles nuits blanches de Karski, la conscience du monde, la mémoire ?

Créé en 2011 au Festival d’Avignon, le spectacle depuis sillonne les routes. Arthur Nauzyciel s’est emparé avec précision et délicatesse d’un sujet au départ peu théâtral et qui a valeur de transmission et de résistance, au sens fort du terme. De facture sobre, il délie la parole, en écho au poème dramatique de Yannick Haenel et pose la question de la représentation. Laurent Poitrenaux porte, en troisième partie, la complexité du trouble de Jan Karski, le poids de ses doutes et de ses obsessions, celui de la culpabilité de n’avoir pas été entendu ; les mots sont comme un espace de réparation. Car « Qui témoigne pour le témoin ? » demande Paul Celan sous la plume de l’auteur. Le spectacle est comme une petite musique de nuit mise en scène et en pensée théâtrale par Arthur Nauzyciel, ni didactique ni pédagogique, une trace, et une réflexion sur le monde et l’humain, le rôle du théâtre…

Brigitte Rémer, le 17 juin 2017

Avec Manon Greiner, Arthur Nauzyciel, Laurent Poitrenaux et la voix de Marthe Keller. Vidéo Miroslaw Balka – musique Christian Fennesz – décor Riccardo Hernandez – regard et chorégraphie Damien Jalet – son Xavier Jacquot – costumes José Lévy – lumière Scott Zielinski – Le roman Jan Karski de Yannick Haenel est publié aux Editions Gallimard.

Du 8 au 18 juin 2017 – La Colline Théâtre National, 15 rue Malte-Brun, 75020 – Métro : Gambetta – Tél. : 01 44 62 52 52 – Site : www.colline.fr

Biennale nationale de Photographie de Danse 2017

© Olivier Houeix

Mouvement [CAPTURÉ] 3ème édition de la Biennale nationale de Photographie de Danse, à Brive-la-Gaillarde – En partenariat avec Les Treize Arches Scène conventionnée et dans le cadre de Danse en Mai – Production et réalisation Compagnie Pedro Pauwels.

Après Limoges, c’est à Brive que fut programmée la troisième édition de la Biennale nationale de Photographie de Danse initiée par le danseur et chorégraphe Pedro Pauwels dont la Compagnie est implantée en Limousin, désormais Nouvelle-Aquitaine. La première édition, en 2013, mettait à l’honneur le travail du photographe Laurent Paillier avec ses Belles de danse ; la seconde, en 2015, présentait 30 années de danse dans l’œil d’un témoin, à travers 30 clichés emblématiques de l’œuvre de Jean Gros-Abadie. La troisième, en mai 2017, répondant à la commande faite par la Biennale, qui l’a produite, a permis à deux photographes, Olivier Houeix et Nathalie Sternalski, une conversation par images interposées sur le thème Viril mais correctUn dialogue photographique à propos de la danse masculine.

Olivier Houeix a capté les mouvements de nombreux chorégraphes et danseurs comme Michele Anne de Mey, Lucinda Child, Philippe Decouflé, Mats Ek, Thierry Malandain, Régis Obadia et beaucoup d’autres. Il parle de son parcours : « Durant ces années, j’ai piégé dans mes boîtiers d’innombrables instants d’une extrême photogénie, rares, fragiles, furtifs et tous uniques. Avec la conviction d’être plus cueilleur que chasseur d’images, car je ne prenais que ce qui s’offrait à voir… » Nathalie Sternalski couvre de nombreux festivals (Avignon, Marseille, Montpellier Danse, festival de danse de Cannes, etc) et a photographié elle aussi, de nombreux chorégraphes comme Pina Bausch, Dominique Boivin, Caroline Carlson, Sidi Larbi Cherkaoui, Herman Diephuis, Odile Duboc, Emio Greco et de nombreux autres. « Ce que je recherche dans la photo de danse est un croisement entre la fragilité du mouvement en limite de l’équilibre et une incarnation charnelle/passionnelle de l’interprète. Comme une extase, un instant suspendu» dit-elle. Les deux photographes ont joué le jeu des questions-réponses, positionnements-retraits, actions-réactions, la règle définie proposait à Olivier Houeix de lancer ses bouteilles à la mer c’est-à-dire ses photographies de danse, Nathalie Sternalski avait pour cahier des charges de les décoder et de réagir en faisant des contre-propositions : image contre image, danse et contredanse, détours et contours. Le résultat de ce dialogue en images, s’est construit sous le regard du directeur de la Biennale, Pedro Pauwels et l’analyse du critique de danse, Philippe Verrièle replaçant les photographies dans le mouvement chorégraphique général et donnant un éclairage sur les pièces racontées par chaque photographie. L’exposition a été inaugurée le 11 mai à la librairie Cultura de Brive autour de sept thématiques : L’Envol, La Fragilité, La Fraternité, L’Héroïsme, L’Ironie, La Tenue, La Virtus. Elle interroge la figure de l’homme danseur, encore pleine de préjugés, en réalité un beau sujet philosophique, artistique, éthique, et miroir de notre société.

D’autres expositions se sont tenues parallèlement, autres regards sur la danse et leurs interprètes : au Musée Labenche-Musée d’Art et d’Histoire de la ville de Brive, l’exposition La Danse autour de moi avec des photos réalisées par les habitants du Limousin, jeu de colin-maillard entre les œuvres traditionnelles dans leur traversée des siècles et le regard de jeunes photographes locaux, menant à un réel jeu de piste pour les repérer. Dans la petite salle des Treize Arches, trois photographes présentaient leur travail sous le titre Mouvements capturés : Anne Perbal, danseuse et chorégraphe, travaille sur le lieu et la matière dans un univers visuel élaboré en osmose avec un/une photographe ; Patrik André, photographe et vidéaste, passionné de cheval et fin cavalier, travaille sur la vibration et le rapport au vivant, liant le corps et l’âme  – anima – rapport qui, dit-il, le structure et nourrit toute son œuvre ; Eric Boudet expose la rétrospective d’un travail effectué au fil du temps sur la lumière, le mouvement, sa vitesse et son sens. Des clichés réalisés à partir de la performance Invisibles rêveurs de Muriel Corbel ont été projetés sous le titre Performance à photographier. Plusieurs actions se sont également inscrites dans l’ancrage territorial voulu par Pedro Pauwels, avec la présence de la danse dans la vie locale et le développement d’actions artistiques : une animation du centre ville avec des performances dansées dans les vitrines des boutiques du cœur de ville par de jeunes danseurs et danseuses pleine de vie et d’imagination, de Brive, Limoges et du Centre chorégraphique James Carlès de Toulouse. La danseuse et performeuse Lilas Nagoya crée une dynamique de feu avec un imaginaire et une prise de risque à décorner les bœufs. Les photographies d’Olivier Soulié, photographe attaché au Théâtre des Treize Arches, semées tels de petits cailloux blancs dans la ville, accompagnaient les performances.

Autres manifestations, les tables rondes qui permettent l’expertise et l’échange. La première, sur le thème Médiation culturelle et photographie de danse, quelle rencontre pour quelle métamorphose ? a invité les représentants d’institutions culturelles – Musée Labenche, DRAC Nouvelle-Aquitaine, Education Nationale – à croiser leurs regards avec les photographes et chorégraphes et, par l’expertise des partenaires, à présenter les actions menées en direction des publics. « La médiation représente l’impératif social majeur de la dialectique entre le singulier et le collectif et de sa représentation dans des formes symboliques » dit Bernard Lamizet, professeur à Sciences Po Lyon. Une seconde table ronde sur le thème Comment la photographie entre dans le processus de création des chorégraphes a permis aux chorégraphes et photographes de parler de leurs méthodes de travail et des interactions entre la danse et l’image, le poétique et le numérique et de s’interroger sur la photographie de danse entre silence et bavardage, sensations et images de synthèse, création et innovation.

Philippe Verrièle, journaliste, critique, pédagogue et écrivain a fait une belle conférence sur Serge Lido ou l’invention d’un genre, à partir de la démarche et des photos de cet « inconnu le plus célèbre de la danse » en réalité Sergiev Lidov, qui a quitté la Russie avec sa famille au moment de la Révolution, a photographié les stars et la danse – les stars, plutôt que la danse – et mélangé le glamour au cinéma et à la chorégraphie.

« La photographie de danse doit d’abord dire la danse, et le corps dansant énonce » formule Jacques Bachand travaillant sur l’idée de danse et altérité à l’Université du Québec. L’idée d’une Biennale de la photographie de Danse ne tombe pas du ciel ni des hauts plateaux. Elle est due au travail acharné de Pedro Pauwels qui la développe au fil des années avec une petite équipe de fidèles et beaucoup de ténacité. La confrontation transdisciplinaire entre arts de la scène et arts visuels, la rencontre artistique avec une ville et ses publics et les partenariats qui se tissent, ouvrent sur des espaces de recherche, d’émotions et de convivialité rares. « On ne peut pas mentir en dansant, car si l’on mentait, on ferait de soi-même, de son propre corps, un mensonge. Or le corps ne peut pas mentir » dit le chorégraphe Jiří Kylián, ce que ni les photographes capteurs de danse ni Pedro Pauwels, artisan du Corps capturé, ne sauraient nier.

Brigitte Rémer, le 20 juin 2017

Du 11 au 28 mai 2017 à Brive-la-Gaillarde. Les Treize Arches Scène conventionnée, Musée Labenche, librairie Cultura. Site : www.cie-pedropauwels.fr

Participaient aux tables rondes : 1/ Médiation culturelle et photographie de danse, quelle rencontre pour quelle métamorphose ? Françoise Augaudy, directrice du Pôle Arts et Patrimoine de la ville de Brive et directrice du Musée Labenche ; Jean-Paul Barthout, conseiller pédagogique départemental de la Corrèze – Olivier Houeix, photographe – Pedro Pauwels interprète et chorégraphe, directeur de la Compagnie Pedro Pauwels, directeur de la Biennale – Nathalie Sternalski, photographe – Marianne Valkenburg, conseillère Musique et Danse/Drac Nouvelle Aquitaine (Limoges) – Modération Brigitte Rémer – 2/ Comment la photographie entre-t-elle dans le processus de création des chorégraphes ? Anne Perbal, chorégraphe et photographe – Carole Vergne, interprète et chorégraphe – Gaël Domenger, infographe, responsable du laboratoire de recherche chorégraphique au CCN de Biarritz – Modération Philippe Verrièle.

 

Le Salon du Livre des Balkans

Table ronde avec Nedim Gürsel et Ahmet Insel – © BR

La 7ème édition du Salon du livre des Balkans s’est tenue les 19 et 20 mai 2017, à l’INALCO / Pôle des langues et civilisations, à l’initiative de Pascal Hamon, fondateur.

Les éditeurs venant des pays Balkans se sont réunis pour une nouvelle édition du Salon du livre dédiée à la littérature des pays dans lesquels ils vivent et travaillent : Albanie, Bosnie-Herzégovine, Bulgarie, Croatie, Grèce, Kosovo, Macédoine, Monténégro, Roumanie, Serbie, Slovénie, Turquie. Autour des stands présentant leurs dernières publications, des rencontres entre publics, auteurs et œuvres, des signatures, dédicaces, tables rondes et cartes blanches ont permis dialogue et convivialité. Une exposition des photographies d’Alban Lecuyer, membre de l’Agence Picturetank, qui travaille sur la place des conflits dans les représentations du paysage urbain était à l’honneur, à partir de l’ouvrage qu’il publie, Ici prochainement : Sarajevo. Depuis 2012, le photographe développe un projet intitulé Ici prochainement et s’intéresse aux différentes formes de disparition de la ville : disparition symbolique, restructuration urbaine, négation de la mémoire collective des lieux. Avec Sarajevo, il évoque en images le rôle de l’architecture lors du siège de la capitale bosniaque, entre 1992 et 1995 et dans sa reconstruction. Avec et autour d’Alban Lecuyer, une table ronde sur le thème Portrait de ville : Sarajevo avant et après la guerre a réuni Jasna Samic auteur de Le givre et la cendre et Igor Stiks auteur de Le Serpent du destin ; la modération était assurée par Bernard Lory, enseignant à l’Inalco.

D’autres tables rondes ont ponctué ces journées, riches en événements et en publications dont l’une sur le thème La Grèce du Rébètiko. Cette poésie chantée associée à une musique populaire et très développée jusque dans les années 50, a réuni des spécialistes comme Michel Volkovitch auteur, traducteur et éditeur ; Eleni Cohen internationalement reconnue sur le sujet et Simon Rico journaliste, producteur et animateur radio. Un concert-lecture a été donné, avec Michel Volkovitch accompagné de Nicolas Syros musicien-joueur de bouzouki, Dimitra Kontou chanteuse et Menelas Evgeniadis à la guitare et au chant, moment fort de partage, et pour certains, de découverte. Une autre table ronde sur La littérature bulgare et ses langues a réuni quatre écrivains dont Guegorgui Gospodinov pour Un roman naturel, Albena Dimitrova pour Nous dînerons en français, Rouja Lazarova pour Le muscle du silence, Dimana Trankova pour Le sourire du chien. Modérée par Marie Vrinat Nikolov traductrice enseignante à l’Inalco, cette rencontre a ouvert sur des débats passionnés et passionnants.

Autres formes d’interventions proposées dans le cadre de ce Salon du livre des Balkans : un Café littéraire réalisé en partenariat avec l’Institut culturel Roumain et le Festival International de Littérature et de Traduction de Iasi (FILIT) sur le thème de la traduction. Simona Sora, auteure de Hôtel Universal et sa traductrice, Laure Hinckel, ont dialogué sur cet exercice complexe, mettant en débat la traduction comme simple transfert de langue, ou comme re-création. Un spécial Coup de cœur à Maya Ombasic pour Mostarghia sur le thème de l’exil, et à Rina Cela Grasset pour son livre sur la cuisine albanaise Du pain, du sel et du cœur, ont apporté nostalgie et saveur.

Une Carte blanche fut aussi donnée au journaliste Ahmet Insel et à l’auteur turc Nedim Gürsel qui ont dialogué sur La situation des intellectuels en Turquie : de la censure à l’autocensure, s’interrogeant sur les raisons pour lesquelles la Turquie n’arrive pas à se sortir d’un autoritarisme qui lui colle à la peau. Le premier fait un état des lieux et de l’inquiétude : après le temps de l’ouverture et la main tendue de l’Europe dans les années 90, constat de la fermeture du pays à partir des années 2006/2007 et manque d’indépendance des institutions ; état d’urgence depuis le coup d’Etat de juillet 2016 ; liberté de parole et de la presse confisquée ; l’arbitraire en guise de démocratie ; l’imprévisibilité avec des fonctionnaires licenciés, des universités saisies, des écoles fermées, des journalistes arrêtés ; la responsabilité de certains états. Le second, Nedim Gürsel, auteur d’une vingtaine de romans, nouvelles, essais et récits de voyage, a parlé de son itinéraire et de ses exils à compter des années 70.  Deux de ses premiers livres ont été censurés par le régime militaire turc. Son premier récit Un long été à Istanbul, a été traduit en plusieurs langues et a obtenu, en 1976, la plus haute distinction littéraire turque, le prix de l’Académie de la langue turque. En 1981, après le coup d’État militaire, le livre a été accusé d’avoir diffamé l’armée turque. En 1983, son premier roman, La Première femme, également accusé d’avoir offensé la morale publique, a été censuré par le régime militaire. Sa contribution au rapprochement des peuples grec et turc lui a pourtant valu, en 1986, le Prix Ipekci. Son livre, Les Filles d’Allah, jugé blasphématoire, a entraîné à son encontre des poursuites et diverses procédures. Pour Nedim Gürsel, les rives du Bosphore sont au carrefour de toutes les histoires, comme de ses souvenirs. Il en a fait le creuset de son œuvre, marquée par la nostalgie et par l’exil. Il observe que les écrivains payent un lourd tribut pour leur engagement dans leur art et évoque Nazim Hikmet emprisonné à seize ans, les accusations sans fondement, les assassinats par la police secrète. Le tableau est sombre pour les écrivains comme pour les journalistes dont beaucoup subissent les plus graves préjudices et sont arbitrairement détenus. Pour se protéger ils sont souvent contraints à s’autocensurer. Le dernier espace de liberté, celui de l’écriture, se restreint et l’illusion d’entrée dans l’Union Européenne n’a pas résolu le principal problème que pose l’écrivain : l’Islam est-il soluble dans la démocratie ?

Le Salon du livre des Balkans c’est aussi deux Prix décernés : le premier, le Prix des étudiants de l’Inalco récompense des textes de différentes factures tels que romans, pièces de théâtre, essais ou textes oniriques. Il a été remis cette année à l’écrivain croate Renato Baretic pour son livre Le Huitième envoyé, paru chez Gaia. Le second, le Prix du Public du Salon du livre des Balkans  a été mis en place il y a deux ans. Les lauréats du Prix 2016, Driton Kajtazi et Georges Arion ont reçu carte blanche pour un dialogue-dédicace à partir de la publication de leurs ouvrages : Alba aime les lettres pour le premier, Cible royale pour le second. Le Prix proposait cette année six textes sur le thème Villes souterraines vies cachées, accessibles pendant deux mois sur le site. Véritable coup de cœur du public, les internautes l’ont attribué à un auteur roumain, Paul Vinicius pour une série de poèmes Le soleil brille plus fort sous la terre, traduit par un autre poète, Radu Bata. Bien connu dans son pays, Paul Vinicius reste encore à découvrir en France. La revue Seine et Danube a publié quelques-uns de ses poèmes, en 2015. « Le ciel nous tombait sur la tête : il pleuvait avec Dieu dedans… »

Il faut beaucoup d’énergie et d’inventivité pour faire fonctionner ce Salon du Livre des Balkans, son fondateur-organisateur Pascal Hamon, en a. Le Salon est une plateforme d’échanges et de débats qui joue de la diversité des aires géographiques et des langues, dans toutes leurs richesses. La qualité des débats et l’ouverture culturelle, en lien avec les soutiens et partenariats, entrainent une réelle dynamique et convivialité pour l’expression littéraire des imaginaires, individuels et collectifs.

Brigitte Rémer, le 15 juin 2017

Avec le soutien du Centre National du Livre, de L’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco), de la Bibliothèque universitaire des langues et civilisations (Bulac) et de la Société Française des Intérêts des Auteurs de l’écrit (Sofia) – Avec le soutien et la participation de l’Ambassade du Kosovo en France, de l’Institut culturel Roumain, de l’Institut culturel Bulgare, du Festival de Littérature et de Traduction de Roumanie – Comité d’orientation et d’organisation : Pascal Hamon fondateur du Salon, Loran Biçoku, Jacqueline Derens, Boris Dino, Jean-Claude Ducroux, Claudia Droc, Pierre Glachant, Evelyne Noygues, Ornela Todorushi-Association Albania, Hélène Rousselet, Yves Rousselet – Réalisation : Juliana Riska.

Salon du Livre des Balkans, BULAC-INALCO, 65 rue des Grands Moulins, 75013. Paris – Métro : BNF François Mitterrand, sortie Chevaleret – www.livredesbalkans.net

Art /Afrique, le nouvel atelier

© Kudzanai Chiurai

Les Initiés et Être là, deux expositions sur l’art africain, à la Fondation Louis Vuitton, ainsi qu’une sélection d’œuvres africaines réalisée à partir de la Collection de la Fondation.

La saison de l’art africain bat son plein. Après les deux expositions Afriques Capitales à la Grande Halle de La Villette et Vers le Cap de Bonne Espérance à la Gare Saint-Sauveur de Lille présentées par Simon Njami (cf. nos articles des 22 avril et 9 mai) la Fondation Vuitton met à l’honneur les Afrique(s) en trois dimensions.

Les Initiés réunit une sélection d’œuvres de quinze artistes emblématiques de la collection d’art contemporain africain de Jean Pigozzi, présentée pour la première fois à Paris. Le photographe et collectionneur rencontre l’art africain contemporain par l’exposition Magiciens de la terre présentée à la Grande Halle de La Villette en 1989, en partenariat avec le Centre Georges Pompidou. Riche héritier d’une firme automobile il est littéralement subjugué par ce qu’il voit et décide de s’investir dans sa nouvelle passion artistique, et d’investir. Il en rencontre la cheville ouvrière, un spécialiste de l’art africain et commissaire d’expositions indépendant, André Magnin et lui donne carte blanche pour le guider vers les œuvres d’artistes africains vivant dans leurs pays d’origine. Il faut beaucoup de temps pour dénicher les oeuvres et les artistes enclavés dans certains pays. Magnin sillonne les terres d’Afrique subsaharienne – francophones, anglophones et lusophones -. Pigozzi et Magnin se fixent trois règles : les artistes, originaires d’Afrique noire, doivent y vivre et y travailler ; ils ne s’inscrivent dans aucun formatage, ne viennent d’aucune école particulière, leur démarche est totalement libre ; les œuvres s’élaborent et se constituent comme des ensembles significatifs. Au fil des ans se sédimente la collection que Jean Pigozzi fait aujourd’hui partager. Eclectique, l’ensemble couvre tous les médiums – peintures, sculptures, photographies, vidéos et installations -. Elle réunit des œuvres percutantes. Pour n’en citer que quelques-unes : La Cité des étoiles pour métal, plastiques, bois, ampoules et composants électriques de Rigobert Nimi, de République Démocratique du Congo dont le manifeste dit « L’imagination et la recherche ne dépendent pas de la pauvreté ou du confort » ; du même pays les huiles sur toile de Moké, qui a commencé à peindre avec les doigts sur de petits morceaux de carton, à l’âge de douze ans et dont est présentée ici la toile Nuit chaude à la Cité ; les photographies en noir et blanc grands formats, de Malick Sidibé, du Mali, sur la danse des années 60 à 70 du twist aux Beatles en passant par une Nuit de Noël chaloupée ; celles de Seydou Keïta qui fait prendre la pose devant des fonds en wax avec un signe de modernité comme scooter ou poste de radio ; La colonisation de Pascale Marthine Tayou – qui présentait d’impressionnantes maisons à l’envers dans Afrique(s) capitales – aux pierres de couleurs et formes variées formant une galaxie reliant ciel et terre ou encore ses Indépendances ChaCha où il joue avec les cinquante-trois drapeaux des états africains et avec la carte de l’Union Africaine, sur un tapis vert. « Nous sommes tous la somme de mélanges, de rencontres, de pensées » constate-t-il ; les grandes statues de terre cuite de Seni Awa Camara, du Sénégal, artiste initiée à ces techniques dans son village natal, par sa mère ; les acryliques flashy de Chéri Samba ; les extraordinaires dessins de Abu Bakarr Mansaray, du Sierra Leone, pour crayon graphite, crayon de couleur et feutre sur papier, avec Alien Resurrection ; les aquarelles sur papier de Barthélémy Toguo et les coiffures les plus sophistiquées photographiées par J.D.’Okhai Ojeikere, du Nigéria. Une magnifique collection à quatre mains – celles de Jean Pigozzi et André Magnin – aux œuvres multiformes, où se croisent créativité, énergie, humour et poésie.

Le deuxième volet d’Art Afrique présenté à la Fondation Louis Vuitton s’intitule Être là, et se fait l’écho de la scène contemporaine d’Afrique du Sud, une des plus dynamiques du continent africain tant par ses institutions et universités que par ses galeries. Trois générations d’artistes y sont présentes :

Être là – La première génération aujourd’hui internationalement reconnue, des figures de référence portées par le militantisme sous l’apartheid, comme Jane Alexander avec son impressionnant Infantry with Beast une troupe de vingt-sept individus à tête de chiens marchant au pas cadencé sur un tapis rouge ; David Goldblatt et ses photographies entre noir et blanc ou couleurs selon le degré de sa colère, qui documentent l’histoire de son pays ; l’immense William Kentridge au carrefour des disciplines mêlant arts plastiques, performance, théâtre et opéra – dont les opéras « prolétaires » créés sous la Révolution culturelle chinoise entre 1966 et 1976 : partant de dessins au fusain qu’il filme, il composent les plans et superpose les images au fur et à mesure par apparition et effacement, avec des silhouettes marchant en procession vers une destination inconnue ; David Koloane parle des townships d’Alexandra et de Soweto où il a grandi et des chiens errants « symboles du traitement inhumain subi au temps de l’apartheid » ; après avoir débuté comme journaliste, Sue Williamson développe son travail de plasticienne par des images en regard de l’actualité et de l’histoire de son pays. Ces artistes restent au plus près de l’évolution historique et ont une véritable résonance auprès des jeunes artistes.

Être là – La seconde génération née dans les années 1970 travaille sur les identités plurielles et la défense de certaines minorités. Elle est représentée par des personnalités telles que Nicholas Hlobo qui cherche la « façon dont s’articule son pays avec le reste du monde » ; Zanele Muholi qui se définit comme une « activiste visuelle » et s’intéresse à la communauté lesbienne, marginalisée « la photo n’a pas de genre dit-elle » ; Moshekwa Langa, qui recompose mentalement une carte sur laquelle figurerait son village et travaille sur la notion d’atlas mondial avec des toiles de coton, de la terre et du vernis.

Être là – La troisième génération utilise différents médiums tels qu’installations, photographies, peintures, œuvres textiles, vidéos etc… Née après les années 1980 elle participe à l‘élaboration d’une identité spécifiquement sud-africaine de manière plus distanciée et individuelle avec la conviction d’avoir un rôle à jouer. Être là est pour eux essentiel : Jody Brand photographie des personnages, notamment des femmes, posant en intérieur ou en extérieur, « ma mission, dit-elle, est d’interroger les représentations actuelles des minorités » ; Kudzanai Chiurai mêle dans ses photographies monumentales geste expressionniste et images de la culture populaire, et parodie l’occident regardant l’Afrique ; Lawrence Lemaoana questionne le langage politique et médiatique par ses broderies sur coton ; avec ses huiles sur toile, Thenjiwe Niki Nkosi travaille sur la la notion de héros, traverse l’Histoire, l’écriture et la fabrication des mythes ; Athi-Patra Ruga cherche « l’énergie de communiquer » à travers ses tapisseries de laine ; Bogosi Sekhukhuni mêle art et technologies numériques ; par des installations, performances, photographies et vidéos, Buhlebezwe Siwani développe une œuvre à partir de son corps ; Kemang Wa Lehulere lui, présente une oeuvre pour valises, terre, herbe, tableau noir, pupitres de récupération et porcelaine et travaille entre abstraction et figuration. Prolongeant l’exposition, À propos d’une génération montre le travail des photographes Sud-Africains Graeme Williams, Kristin-Lee Moolman et Musa Nxumalo et dévoile les portraits contrastés d’une certaine jeunesse sud-africaine, notamment celle des born-free marquée par des réalités plurielles. L’Afrique du Sud toutes générations confondues est une impressionnante ruche pour la création, les langages inventés, la fantaisie, la gravité. Elle parle, témoigne, danse et regarde le monde. Elle est regardée par le monde.

Le troisième volet d’Art/Afrique, complémentaire des deux premiers, présente la Collection de la Fondation Louis Vuitton avec une sélection d’œuvres d’artistes africains ou d’ascendance africaine à partir de leurs photographies, peintures, sculptures et installations. L’Afrique du Sud est une nouvelle fois à l’honneur avec ses deux grands, William Kentridge et David Goldblatt : le premier avec de grands dessins de papiers découpés et assemblés sur les murs, autre direction de son travail en dialogue avec l’image animée de son installation vidéo monumentale : « Je pratique un art politique, c’est-à-dire ambigu, contradictoire, inachevé, orienté vers des fins précises, un art d’un optimisme mesuré, qui refuse le nihilisme » ; le second, Goldblatt, avec Student Protests, une série de photographies sur les récentes manifestations étudiantes liées à la forte augmentation des droits d’inscription et avec Intersection, une série sur la notion de frontières, fleuves et cultures : « Je suis né dans le contexte de l’Afrique du Sud, et c’est la compréhension de ce pays qui m’aide à juger du moment où j’interviens. » On y retrouve aussi les photographies de plus jeunes comme Zanele Muholi et Kudzanai Chiurai, et celle de Santu Mofokeng avec Train Church, série réalisée dans le train qui relie le township de Soweto à Johannesburg, trajet épuisant et dangereux ; Omar Victor Diop qui se costume et met en scène jouant entre figures historiques et accessoires contemporains liés au football ; Robin Rhode qui mélange performance, dessin et film avec une économie de moyens rappelant l’art du graffiti. On y trouve les peintures oniriques d’Omar Ba, les portraits et « suggestions de personnes » de Lynette Yiadom-Boakye, les dessins de Barthélémy Toguo qui crée un langage entre traditions occidentales et africaines ; Chéri Samba avec ses tableaux dont J’aime la couleur, « la couleur c’est l’univers, l’univers c’est la vie, la peinture c’est la vie » dit-il. Il y a aussi côté sculpture l’interprétation des objets usagés de Romuald Hazoumè de Porto-Novo, les coiffures et perruques-bâtiments du béninois Meschac Gaba, le film d’animation de la kenyane Wangechi Mutu qui crée des créatures fantasmatiques à partir de la femme noire. La collection est riche, ouverte tant dans les pays que dans les techniques représentés.

La Fondation Vuitton s’est mise à l’écoute de l’art africain, et la magnifique architecture de Franck Gehry lui va si bien. Art /Afrique, le nouvel atelier investit tous les espaces et permet la flânerie à travers les hauteurs – réinterprétées délicieusement en jaune, blanc, bleu ou rose – et les transparences, les recoins dérobés, les vues en contre plongées, les dégradés de niveaux. Le spectateur-voyageur est convié à ce parcours onirique et inventif destination les Afrique(s), continent mosaïque aux ressources artistiques infinies, témoin à la lecture du passé des imaginaires d’aujourd’hui.

Brigitte Rémer, le 6 juin 2017

Les Initiés, œuvres de : Frédéric Bruly Bouabré, Seni Awa Camara, Calixte Dakpogan, John Goba, Romuald Hazoumè, Seydou Keïta, Bodys Isek Kingelez, Abu Bakarr Mansaray, Moké, Rigobert Nimi, J.D. ‘Okhai Ojeikere, Chéri Samba, Malick Sidibé, Barthélémy Toguo et Pascale Marthine Tayou – Exposition conçue par la direction artistique de la Fondation Louis Vuitton en étroite collaboration avec Jean Pigozzi : commissaire général Suzanne Pagé – conseiller André Magnin – commissaires Angéline Scherf et Ludovic Delalande.

Être là, Afrique du Sud, une scène contemporaine, œuvres de : Jody Brand, Kudzanai Chiurai, David Goldblatt, Nicholas Hlobo, William Kentridge, David Koloane, Zanele Muholi, Moshekwa Langa, Lawrence Lemaoana, Kristin-Lee Moolman, Thenjiwe Niki Nkosi, Musa Nxumalo, Athi-Patra Ruga, Bogosi Sekhukhuni, Buhlebezwe Siwani et Kemang Wa Lehulere, Graeme Williams, Sue Williamson – Commissaires d’exposition Suzanne Pagé et Angéline Scherf, avec Ludovic Delalande et Claire Staebler.

La Collection de la Fondation Louis Vuitton, œuvres de : Omar Ba, Kudzanai Chiurai, Omar Victor Diop, Meschac Gaba, David Goldblatt, Romuald Hazoumè, Rashid Johnson, William Kentridge, Santu Mofokeng, Meleko Mokgosi, Zanele Muholi, Wangechi Mutu, Robin Rhode, Chéri Samba, Barthélémy Toguo, Lynette Yiadom-Boakye – Suzanne Pagé, directeur artistique de la Fondation.

Du 26 avril au 28 août 2017 – Fondation Louis Vuitton, 8, avenue du Mahatma Gandhi, 75116 Paris (Bois de Boulogne). Métro : Les Sablons – Site www.fondationlouisvuitton.fr – Horaires hors vacances scolaires : ouvert les lundi, mercredi et jeudi de 12h à 19h – Vendredi de 12h à 21h et jusqu’à 23h le premier vendredi du mois – Samedi et dimanche de 11h à 20h. Horaires pendant les vacances scolaires : ouvert tous les jours de 10h à 20h – Nocturne le vendredi de 10h à 23h.

L’enfant cachée dans l’encrier

© Raphaël Arnaud

Texte et mise en scène Joël Jouanneau – Théâtre de la Ville/Théâtre des Abbesses, dans le cadre des Parcours enfance et jeunesse

Il décline une langue bien à lui, Joël Jouanneau. Les verbes ne sont pas conjugués, les mots sont cachés ou détournés, toujours imagés, toujours légers. Dans la salle les groupes scolaires se suspendent à la magie ambiante, celle des mots comme celle du plateau.

L’histoire est au passé. Un homme aux cheveux blancs et redingote noire revient dans le château de son père où il passait les vacances autrefois, à Pré-en-Pail. Un domestique se chargeait de lui car son père, amiral, était absent chronique et souvent l’oubliait. Ses jouets et ses livres, son cartable et son ardoise recouverts de poussière, sont à la même place. Il leur redonne doucement vie mais surtout retrouve le cahier de ses sept ans, qu’il relit et revit. Toutes les aventures, émotions, inquiétudes et attentes vécues remontent à la surface.

Lui, transforme le plateau en radeau et navigue seul au milieu des flots, traverse les ouragans et entend une petite voix qui l’appelle, sortant d’un encrier : « Ellj… ! » Il y découvre, au fond de l’encrier, une petite sœur nommée Annj qu’on lui avait cachée et qui demande à être délivrée. « Et durant cet intrépide voyage, il va surtout comprendre pourquoi il a choisi de vivre sa vie à l’infinitif définitif et plus que parfait, plutôt que de perdre son temps à le conjuguer. »

Sur son cahier d’écolier Ellj écrit la suite de l’histoire avec des sauts dans le temps, dans l’avant et avec l’après, mais la voix entendue lui revient en boucle et l’obsède. L’imaginaire travaille, les temps se télescopent. La magie passe dans les mots qui tournent leurs pages, dans les lumières et les objets de ce temps de l’enfance. Chaque geste du jeune/vieil homme incarné par Dominique Richard est une note de musique, un signe, un pan de sensibilité écorchée.

Depuis des années Joël Jouanneau décline dans ses textes le pays de l’enfance, avec concentration et fantaisie. Sa poétique est attachante. On y trouve du chagrin, de l’émotion, des couleurs, la nature et le rêve. Il tord les mots et la matière théâtrale autant que musicale à travers des opéras pour enfants, travaille pour la radio et la télévision avec la même intelligence et sensibilité. Il est à l’origine de la collection Heyoka-Jeunesse créée pour Actes-Sud Papiers il y a une vingtaine d’années. Au-delà de son engagement pour la jeunesse Jouanneau met en scène les grands auteurs comme Samuel Beckett et Thomas Bernhard, et adapte les textes de Robert Walser, Dostoievski et Elfriede Jelinek. Avec L’enfant cachée dans l’encrier il est comme un homme orchestre qui, à l’adresse d’un jeune public, transforme le langage en nuages et le plomb en or.

 Brigitte Rémer, le 6 juin 2017

Avec Dominique Richard. Scénographie et costumes Vincent Debats – son Samuel Favart – lumières Thomas Cottereau – régie lumières Jean-François Durante – régie son Philippe Boinon. Le texte est édité aux éditions Actes Sud-Papiers, collection Heyoka Jeunesse (7 à 12 ans).

Du 29 mai au 2 juin, au Théâtre des Abbesses, 31 rue des Abbesses. 75018. Paris – métro Abbesses – www. theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77

 

Nicht Schlafen (ne pas dormir)

© Chris van der Burgh

Mise en scène Alain Pla­tel avec les Ballets C de la B – composition et direction musicale Steven Prengels – à la MC 93 Bobigny.

La MC93 a ré-ouvert ses portes à la fin du mois de mai après trois ans de fermeture. Sa rénovation a permis le réaménagement de la salle de huit cents places Oleg Efremov, la création d’une nouvelle salle modulable de deux cent vingt places, d’un studio et d’une salle de lecture, la réhabilitation du hall d’accueil, ouvert sur la ville.

C’est Alain Platel qui inaugure la salle Oleg Efremov avec une nouvelle pièce, Nicht Schlafen (Ne pas dormir) pour neuf danseurs. Eclectique, il trouve son inspiration dans les chants et symphonies du grand compositeur autrichien Gustav Mahler mêlés aux traditions polyphoniques des chanteurs et danseurs congolais Boule Mpanya et Russell Tshiebua, en contrepoint. Au pupitre, le compositeur belge Steven Prengels qui crée les paysages sonores du chorégraphe depuis une huitaine d’années, et le dramaturge musical Jan Vandenhouwe.

Mort en 1911 Mahler marque le passage entre la fin du XIXème et le début du XXème siècle qui ouvre sur une période d’incertitude et de chaos, Alain Platel s’introduit dans ce chaos. Son spectacle, sorte de cérémonie primitive et sacrificielle – à laquelle les danseurs se préparent au cours d’un prologue débutant avec l’entrée des spectateurs – reflète le monde de violence du début XXème, qui se superpose aux incertitudes d’aujourd’hui. Une toile, sorte de peau aux trous béants par endroits, cerne l’espace scénique et ressemble à une toile abstraite qui se métamorphose au gré de la lumière. Au centre, une sculpture monumentale de chevaux morts, éventrés. On dirait un paysage d’après la bataille, une apocalypse.

Après leur rituel de mise en condition et concentration, les danseurs se lancent dans un combat acharné semblable à une mise à mort de tous et de chacun : vêtements déchirés, coups, crachats, provocations et agressions, violences, en sont le vocabulaire. Une danseuse parmi les hommes combat avec la même volonté et la même force qu’eux. Le groupe, tout au long du spectacle, est sur le plateau, il est la clé du travail du metteur en scène-chorégraphe. A certains moments se forment des duos et des trios, offrant au spectateur de courtes respirations, avant de se fondre à nouveau au groupe. Comme le souligne Hil­de­gard De Vuyst, dramaturge : « L’équipe de danseurs avec lesquels Alain Platel se lance dans cette recherche se compose aussi bien d’anciens que de nouveaux venus. Homme-femme, noir-blanc, juif-arabe, danseur-chanteur, autant de différences qui traversent cette équipe et sur lesquelles le metteur en scène fait résolument primer le collectif. » Chaque danseur devient aussi l’esquisse d’une typologie de personnages allant du bouc émissaire au traitre et du pervers à l’arrogant, mais derrière la mort et le néant demeure un fort instinct de vie.

Alain Platel se penche sur le XXème siècle naissant, à la lumière de l’ouvrage de l’historien Philipp Blom dont Les Années vertigineuses : Europe, 1900-1914 décrit cette période troublée d’avant la Première Guerre Mondiale. La mondialisation, le terrorisme et les tensions sociales en sont les thèmes récurrents qui mèneront à la Première Guerre mondiale. « Tout ce que je lis ces derniers jours à propos de Donald Trump ou d’Erdogan, de la terreur de Daesh, du Brexit et du nationalisme partout en Europe, présente de nombreuses parallèles inquiétants avec l’époque à laquelle vivait Mahler » dit le chorégraphe. Moderniste s’il en est, Platel joue sur la transgression et les fragmentations de la musique de Mahler où se mêlent musique juive, mélodies traditionnelles et musiques de danse, marches militaires et marches funèbres, tout ce qui participe de l’univers du compositeur enfant –  dont six de ses frères et sœurs sont morts en bas âge. Platel part de morceaux lents et ouvre ensuite sur des compositions plus nerveuses. Il mêle les chants polyphoniques africains de Boule Mpanya et Russell Tshiebua et une composition de Steven Prengels, basée sur l’enregistrement de breathing animals par K49814, créant ainsi sa propre écriture scénique et musicale.

La dramaturgie de cette pièce livre un geste chorégraphique fort et au-delà de l’apparente confusion et de la violence, apporte un souffle vital et une grande émotion, de la maitrise, un langage. Depuis une trentaine d’années, Alain Platel, orthopédagogue de formation, metteur en scène tout autant que chorégraphe, base son travail sur le collectif. Avec les ballets C de la B, il parle de l’humain et passe de l’exubérance à l’introspection. Nicht Schlafen (Ne pas dormir) lui permet aussi d’explorer les régions sombres de l’humanité et de l’inhumanité collectives, dans un contexte de grande violence, celui d’hier comme celui d’aujourd’hui.

Brigitte Rémer, le 2 juin 2017

Création et interprétation : Bé­ren­gère Bodin, Boule Mpa­nya, Dario Ri­ga­glia, David Le Borgne, Elie Tass, Ido Ba­tash, Ro­main Guion, Rus­sell Tshie­bua, Samir M’Ki­rech – dramaturgie Hil­de­gard De Vuyst – dramaturgie musicale Jan Van­den­houwe – assistance artistique Quan Bui Ngoc – scénographie Ber­linde De Bruy­ckere – création lumière Carlo Bour­gui­gnon – création son Bar­told Uyt­ters­prot – création costumes Do­rine De­muynck.

Du 23 mai 2017 au 27 mai 2017 – MC 93 Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, 9 boulevard Lénine 93000 Bobigny – Métro Bobigny Pablo-Picasso. www.MC93.com – Tél. : 01 41 60 72 72 – En tournée les 8 et 9 juin 2017, Le Lieu Unique, Nantes – les 12 et 13 juin 2017, Théâtre de l’Archipel, Perpignan.

 

 

Amphitryon

© Larissa Guerassimtchouk

Texte de Molière – Mise en scène Christophe Rauck – avec les comédiens de l’Atelier-Théâtre Piotr Fomenko (Moscou) – Spectacle en russe surtitré en français.

Issus du GITIS – Académie russe des arts du théâtre à Moscou – les huit acteurs d’Amphitryon ont été formés par le grand pédagogue et metteur en scène Piotr Fomenko à la fin des années 80. Dans la dynamique de leur période estudiantine, en 1993, ils se regroupent pour former l’Atelier-Théâtre avec et autour du maître, présentent plusieurs spectacles qu’il a mis en scène dont Loups et Brebis d’Alexandre Ostrovski au Festival d’Avignon en 1997, et Guerre et Paix au Festival d’Automne en 2002. Les Fomenkis comme on les appelle, forment l’épine dorsale de cette célèbre troupe de l’Atelier-Théâtre Fomenko, haut lieu du théâtre russe composé de cinquante-deux comédiens, six metteurs en scène et trente-quatre spectacles à l’affiche.

Christophe Rauck – actuellement directeur du Théâtre du Nord à Lille après avoir dirigé le TGP de Saint-Denis, de 2008 à 2013 – rencontre Piotr Fomenko en 2007, puis en 2010, lors de ses tournées en Russie avec Le Mariage de Figaro de Beaumarchais, qu’il avait monté à la Comédie Française. Le metteur en scène-directeur russe l’invite à travailler avec ses acteurs de l’Atelier-Théâtre et à élaborer un spectacle, c’est la première fois qu’il introduit un metteur en scène étranger. A sa disparition, en 2012, son successeur, Evgueni Kamenkovitch, reprend l’idée d’un projet commun. Amphitryon est choisi et voit le jour, en langue russe. Le spectacle est créé le 31 janvier 2017 à Moscou, à l’Atelier-Théâtre sur la rive de la Moskova, puis joué à Lille au Théâtre du Nord avant d’être présenté au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis. Tout le travail est passé par le filtre de la traduction.

Amphitryon est une comédie en trois actes et en vers, s’inspirant fortement de l’Amphitryon de Plaute. C’est une pièce sur le pouvoir, le choix est judicieux car Fomenko dans son pays avait entretenu des rapports difficiles avec les institutions. Molière l’écrit en 1667 après le scandale de Tartuffe en sa seconde version, suivi de l’obligation de fermer son théâtre. Amphitryon est représenté en janvier 1668 et met en scène Jupiter, vraisemblable métaphore du Roi-soleil. Molière y tient le rôle de Sosie. La pièce débute par un Prologue au cours duquel Mercure demande à la Nuit de retarder l’arrivée de l’aurore. Jupiter en effet est épris d’une « terrienne », Alcmène, épouse d’Amphitryon parti faire la guerre, et s’apprête, en revêtant les traits de l’époux, à descendre sur terre séduire la belle. Mercure l’accompagne et se métamorphose en Sosie, valet d’Amphitryon. Le plan diabolique se met en place et Jupiter, sous les traits d’Amphitryon, se glisse dans le lit d’Alcmène. S’ensuivent quiproquos et fâcheries, scènes de ménage et ruptures, jusqu’au dévoilement par Jupiter-Amphitryon lui-même secondé de Mercure-Sosie, du subterfuge. Du ciel où il est remonté, Jupiter fait savoir à Amphitryon que de son union avec Alcmène va naître un fils, Hercule.

Pouvoir, humour, fantaisie et romantisme sont les mots clés de cette pièce d’ombre et de lumière, en même temps que trahison, jalousie et manipulation. La scénographie est belle et sert remarquablement le propos de dédoublement des personnages et de duplicité, elle est signée d’Aurélie Thomas. Un immense miroir suspendu dans les airs témoigne des intrigues et énigmes, reflète et démultiplie les personnages sous les lumières d’Olivier Oudiou. La scène aux dix chandeliers est particulièrement réussie. Le Prologue se passe dans les hauteurs près des cintres, sur une élégante passerelle où Jupiter rencontre la Nuit, tous deux de blanc vêtus. Les acteurs sont exceptionnels, se jouant des personnages tout en les jouant et épousant avec une apparente facilité les méandres des alexandrins et octosyllabes de Molière, traduits. Dans le jeu du dédoublement des personnages, Jupiter ne ressemble pas à Amphitryon et pourtant se fait passer pour, et Mercure ne ressemble en rien à Sosie auquel il se substitue. Dans le prolongement de ces jeux en miroir, Christophe Rauck souligne la gémellarité en distribuant côté femmes deux sœurs jumelles pour l’interprétation d’Alcmène et de Cléanthis, sa suivante et épouse de Sosie. Si le jeu des doubles est écrit par Molière en ce qui concerne les hommes, le dédoublement côté femmes est imaginé par le metteur en scène, et cela crée encore plus de trouble et d’illusion. Entre dérision, désirs, vertige et déraison, les personnages se perdent et perdent les spectateurs, de ciel à terre.

Le directeur du Théâtre du Nord non seulement met en scène Amphitryon dans la langue de Molière traduite mais il mêle dans ce projet d’échanges avec la Russie un volet pédagogique, offrant l’opportunité de fructueuses interactions entre les élèves de l’Ecole du Nord à Lille et ceux du GITIS à Moscou. Beauté, intelligence et professionnalisme servent la rencontre entre des acteurs de haut niveau et un talentueux metteur en scène. Le plaisir du jeu est communicatif et ouvre sur le plaisir de théâtre.

Brigitte Rémer, le 30 mai 2017

Avec : Ksenia Koutepova (Alcmène) – Polina Koutepova (La Nuit, et Cléanthis) – Karen Badalov (Sosie) – Andrei Kazakov (Amphitryon) – Oleg Lioubimov (Naucratès) – Vladimir Toptsov (Jupiter) – Ivan Verkhovykh (Mercure) – Roustem Youskaïev (Argatiphontidas). Dramaturgie et assistanat à la mise en scène Leslie Six – scénographie Aurélie Thomas – création lumière Olivier Oudiou – création sonore Xavier Jacquot – costumes Coralie Sanvoisin – Production Théâtre-Atelier de Piotr Fomenko Coproduction et production déléguée de la tournée française Théâtre du Nord / CDN – Lille-Tourcoing – Région Hauts de France Avec le soutien de L’Institut Français dans le cadre de son programme Théâtre Export et de l’Institut français de Russie.

Du 20 au 24 mai 2017, au Théâtre Gérard Philipe-CDN de Saint-Denis, 59 Bd Jules Guesde, 93207 Saint-Denis Cedex. Métro : Saint-Denis Basilique. Tél. : 01 48 13 70 00

Le froid augmente avec la clarté

© Jean-Louis Fernandez

Librement inspiré de L’Origine et La Cave, de Thomas Bernhard – Conception et mise en scène Claude Duparfait – La Colline Théâtre National.

Des cinq romans autobiographiques publiés par Thomas Bernhard entre 1975 et 1982, Claude Duparfait, artiste associé au Théâtre national de Strasbourg, extrait deux récits, L’Origine et La Cave. A partir de cette matière première et mémoire vive, il met le projecteur sur la jeunesse de Bernhard, l’enfant peu désiré né de père inconnu en 1931. En exergue, les liens qui l’unissent à son grand-père, dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale. A l’âge de treize ans pourtant Thomas est envoyé étudier dans un internat dirigé par l’officier nazi Grünkranz. Le réduit à chaussures qui lui est dédié pour l’apprentissage du violon devient son univers. Il ne pense alors qu’au suicide. Après en être sorti, le voici contraint de retourner dans ce même établissement un peu plus tard, en 1945. L’internat a changé de figures tutélaires donc de codes. Des croix remplacent les portraits hitlériens mais l’oppression est la même. « Le monde est une sorte d’hiver…» Deux ans plus tard, un beau matin de ses seize ans, Thomas prend son destin en mains et change de trajectoire. Oubliant le lycée il se dirige vers l’office du travail pour chercher une place d’apprenti.

Ainsi est l’argument construit par le metteur en scène à partir de la tendresse du grand-père envers son petit-fils, de la haine qu’exprime Thomas à l’égard de son pays, l’Autriche et de sa ville, Salzbourg. Cette haine restera à la source de son oeuvre. Le titre du spectacle, Le froid augmente avec la clarté, reprend les mots du discours que Thomas Bernhard avait prononcé en 1965 quand il reçut le Prix de la Fondation Rudolf-Alexander-Schroeder : «  Nous sommes terrifiés par la clarté qui constitue soudain notre monde ; nous gelons dans cette clarté ; mais nous avons voulu ce froid, nous l’avons suscité, nous ne devons donc pas nous plaindre du froid qui règne maintenant. Le froid augmente avec la clarté. Désormais régneront cette clarté et ce froid. Une clarté plus haute et un froid bien plus hostile que nous ne pouvons l’imaginer. »

Partant de la force des mots ciselés par Bernhard, de la tension de la situation, de l’enfance confisquée dans une période tourmentée et destructrice, la proposition de mise en scène n’est pas très convaincante. Le fil conducteur passe par un pupitre d’écolier placé à l’avant-scène jardin. Sorte de double de Thomas Bernhard, Duparfait  s’y tient, mais ce n’est pas tant l’acteur qu’on voit qu’un metteur en scène aux aguets et au sourire crispé. Peut-être eut-il été plus intéressant, dans un univers si complexe comme l’est celui de Bernhard, de faire le choix de la mise en scène ou de celle du jeu. Dans Des arbres à abattre qu’il avait co-mis en scène avec Célie Pauthe en 2012, spectacle dans lequel il jouait, sa présence était forte. Avec Bernhard tout est torturé, labyrinthique et passionné, tout est au cordeau, Krystian Lupa l’a récemment montré avec la magnifique trilogie qu’il présentait au dernier Festival d’Automne. Ici, la rencontre est ratée.

Dans le parti-pris du montage des textes, chaque acteur devient à tour de rôle l’auteur. Forts de leur expérience, Thierry Bosc et Annie Mercier s’en tirent, le premier en grand-père néanmoins à la frange de la caricature, la seconde sorte de Simone Signoret portant un texte d’une grande brutalité ; les deux jeunes en revanche, Pauline Lorillard et Florent Pochet s’en sortent moins bien même si le jeune Thomas, à certains moments, déploie ses ailes et transmet de l’émotion. Par ailleurs l’espace scénique est fermé et réduit, la première scène de la rencontre entre Thomas et son grand-père racontant le rêve blanc du petit-fils débute devant un rideau fermé et très peu d’espace. Deux moments de rupture cassent la linéarité du spectacle : au premier, quelques lames de parquet sont retirées qui pourraient évoquer l’ouverture de tombes mais il n’en est rien ; cela prépare la seconde rupture, quand les rideaux tombent que le parquet est totalement retiré, images de guerre et de chaos, et représentation du sous-sol dans lequel Thomas fait son apprentissage. Les lumières passent alors par le sol et par une verrière du toit, et la théâtralité commence à vivre.

Petite musique de mort et de jeunesse perdue, désarroi d’un enfant coincé dans un moment de l’Histoire du monde où se perdent les références et dans la violence de l’arbitraire de son pays, on ne retrouve pas dans ce spectacle l’inquiétante étrangeté ni la force créatrice de Thomas Bernhard.

Brigitte Rémer, le 20 mai 2017

Avec : Thierry Bosc, Claude Duparfait, Pauline Lorillard, Annie Mercier, Florent Pochet. Assistanat à la mise en scène Kenza Jernite – scénographie Gala Ognibene – son et image François Weber – lumière Benjamin Nesme – costumes Mariane Delayre – participation musicale au piano pour l’enregistrement de Ich bin der Welt extrait des Rückert-Lieder de Gustav Mahler François Dumont – régie générale Frédéric Gourdin. Les récits L’Origine et La Cave, de Thomas Bernhard sont publiés aux Editions Gallimard.

Du 19 Mai au 18 Juin 2017 (du mercredi au samedi à 20h, le mardi à 19h et le dimanche à 16h) – La Colline Théâtre National, 15 rue Malte-Brun. 75020. Paris – Métro : Gambetta – Tél. : 01 44 62 52 52 – Site : www.colline.fr

 

 

Le but de Roberto Carlos

© Blind

Texte de Michel Simonot – mise en scène et scénographie Hassane Kassi Kouyaté Tropiques Atrium/Scène nationale de Martinique – Le Tarmac, la Scène Internationale Francophone dans le cadre du programme Outre Mer Veille.

La pièce, abstraite et poétique, est écrite en seize séquences, très courtes chacune portant un titre connotant le voyage, l’horizon, l’exil, les kilomètres, le tunnel, ici là et son contraire là et ici, les murs qui séparent et enferment dans de nombreux pays avec longueur du mur et date de construction. S’intercale une séquence intitulée Notre amour pour toi revenant à trois reprises.

Le metteur en scène, Hassane Kassi Kouyaté a construit le lien et la logique du parcours théâtral autour de deux musiciens montés chacun sur un podium, l’un côté cour l’autre jardin. Tom Diakité avec le chant et le Ngoni (sorte de luth ou de kora) Simon Winsé, avec la flûte peul et le Ngoni, commentent le texte de leurs interventions sensibles et concentrées. L’acteur, Ruddy Sylaire, porte les mots qu’il habite, comme une suite d’imprécations, avec force et sobriété. Son espace de jeu est délimité par un tapis de danse blanc. Acteur et musiciens sont aussi vêtus de blanc, la couleur de la mort.

Et la mort rôde, avec un homme éjecté du camion, Moussa « l’athlète qui saute jusqu’aux étoiles » qui disparaît. « On a crié Moussa son nom est tombé arrêtez stop mais rien pas ralenti seulement rien » ; avec cette femme, Aïcha, « morte contre moi, dans mon épaule » et avec beaucoup d’autres drames humains. La narration s’éclaire, tardivement. « Kossi est parti il y a un an. Des hommes sont venus de là-bas. Lui ont promis. Parti pour un stage. Il a envoyé les photos. Puis une année sans aucun signe. » On entre de plein fouet dans le but que Roberto Carlos ne marquera pas, but d’exception qu’il rate lors de la finale de la Coupe du Monde France-Brésil, en 1997 et la passion se déchaine. « On est parti avec un but. Ne pas rentrer les mains vides. La famille compte sur nous. Se souvenir, rêver de pourquoi, le ballon, le foot, l’équipe, les échauffements, l’entrainement, les matchs… » Des univers s’entrecroisent, tissés d’espoir et de désespoir, d’exil et de mort, des histoires de vie souvent naufragées.

Homme de théâtre, écrivain et metteur en scène, Michel Simonot a publié de nombreux ouvrages et articles sur l’écriture et la scène, ainsi que sur les politiques culturelles. Né au Burkina Faso d’une famille de griots, Hassane Kassi Kouyaté, conteur, acteur, danseur et musicien, dirige la scène nationale Tropiques Atrium, à Fort-de-France. Il a réalisé un certain nombre de mises en scène dont Les Mouches de Jean-Paul Sartre et La noce chez les petits bourgeois de Bertolt Brecht présentée au Burkina-Faso, au Niger et au Mali. Ce travail garde une certaine étrangeté et une sorte de lyrisme. Il parle d’humanité par la métaphore du sport et d’un idéal qui souvent s’éloigne, par la mer qui recouvre tout et magiquement baisse le rideau de scène.

Brigitte Rémer, le 22 mai 2017

Avec : Ruddy Sylaire acteur – Simon Winsé Ngoni flûte Peul – Tom Diakité Nogni chants. Création lumière Marc-Olivier René – création musicale Tom Diakité et Dramane Dembélé – création visuelle et animations David Gumbs – costumes : Anuncia Blas.

Du 17 au 20 mai 2017 – au Tarmac/ La scène internationale francophone, 159 avenue Gambetta. 75020. Site : www. letarmac.fr – Tél. : 01 43 64 80 80 – La pièce est éditée aux éditions Quartett.

Le Testament de Marie

© Ruth Walz

Création en coproduction Comédie-Française, Odéon-Théâtre de l’Europe. Texte de Colm Tóibín – mise en scène Deborah Warner – avec Dominique Blanc, de la Comédie-Française

C’est une image de paradis terrestre où se consument de nombreuses bougies, qui saisit le spectateur entrant dans le théâtre. Invité à monter sur le plateau avant le début du spectacle, il peut constater le miracle de l’apparition. Car l’apparition est, en la personne de l’actrice Dominique Blanc incarnant une image de la Vierge Marie digne des plus pures représentations saint-sulpiciennes et jouant avec les codes. Dans une magnifique robe rouge sang, elle divague dans cette scénographie, belle et baroque. Puis elle se place dans une structure de verre, met un voile bleu et prend la pause. Les spectateurs vont et viennent autour d’elle, comme s’ils se promenaient dans une exposition. Un olivier déraciné et suspendu dans les cintres le long d’un arbre mort, élancé et privé de ses branches qui ressemble à un mât, est signe d’inquiétude. Dans ce prologue magnétique se trouvent aussi un oiseleur et son rapace, quelques objets du quotidien, un robinet d’eau.

Le cliché de Marie s’arrête là, ce qui suit est le contraire d’une théâtralisation sophistiquée : le récit de la Passion nous est fait, porté par une femme humble et ordinaire en jean et tee-shirt, qui accomplit dans la maison les travaux de tous les jours et souffre dans sa chair, comme toute mère parlant de ses enfants. Dominique Blanc, éblouissante et modeste, livre ses confidences avec justesse et précision, comme des évidences. Elle s’appelle Marie. Elle est fragile et forte. Elle a vu son fils mourir, supplicié sur la croix, puis ressusciter. Les mots de l’auteur Irlandais Colm Tóibín sont simples, ils parlent d’humanité et de vérité. Auteur de neuf romans et de deux recueils de nouvelles, son œuvre est traduite dans une trentaine de langues, dont en français. Ce texte, Le Testament de Marie, fut nommé en 2013 aux Tony Awards dans la catégorie Meilleure pièce.

La metteuse en scène Deborah Warner adapte son style aux textes qu’elle monte et passe du spectacle shakespearien à l’opéra ou au solo, avec la même intelligence et la même précision. Elle a créé à l’Odéon King Lear de Shakespeare en 1990 et Une Maison de poupée d’Henrik Ibsen en 1997 où Dominique Blanc interprétait magnifiquement le rôle de Nora. Elle présenta en 2013 à Broadway, puis au Barbican de Londres Le Testament de Marie, avec l’actrice Fiona Shaw. Dans sa simplicité, le spectacle reste théâtral, à la lisière de la technicité du conteur et de l’apostrophe au public. Le spectateur reconstitue le puzzle du récit et s’enfonce dans l’histoire ré-écoutée, petit à petit. Marie refait le parcours à l’envers et veut comprendre ce qui a mené son fils à cette mise en croix, avant de ressusciter. Il s’entourait d’une drôle de bande, dit elle. Elle parle des miracles, de la résurrection de Lazare, du malade à qui l’on dit « lève-toi et marche », des noces de Cana. C’est une femme, une mère qui parle, avec l’extrême douleur des clous qu’on enfonce et qui déchirent son cœur, avec la souffrance d’un fils, humain trop humain, qui n’a rien de désincarné. Un moment théâtral dépouillé, de grande intensité.

Brigitte Rémer, le 12 mai 2017

Traduction française Anna Gibson – scénographie originale Tom Pyecollaboration à la scénographie Justin Nardella – lumière Jean Kalman costumes Chloé Obolensky  – musique, son Mel Mercier – assistante mise en scène Alison Hornus

Du 5 mai au 3 juin 2017 – Odéon-Théâtre de l’Europe, Place de l’Odéon. 75006, métro : Odéon. Tél. : 01 44 85 40 40 – Site : www.theatre-odeon.eu

 

 

 

Vers le Cap de Bonne-Espérance

© Leila Alaoui – Crossings, installation vidéo en triptyque

Afriques capitales, partie II – Gare Saint-Sauveur de Lille – Commissaire d’exposition Simon Njami.

Après une halte à la Grande Halle de La Villette (cf. notre article du 22 avril) notre voyage africain se poursuit. Le vent gonfle les voiles et nous remontons le fleuve jusqu’à Lille, vers ces Hauts-d’Afriques où les œuvres d’art sont à quai dans la Gare Saint-Sauveur, au cœur de la ville. Elles nous mènent, traversant de nombreux pays, à l’extrême pointe sud de la ville du Cap en Afrique du Sud et à la jonction de plusieurs courants maritimes, vers Bonne-Espérance.

Simon Njami, critique d’art, philosophe et commissaire pour les deux expositions, a pensé Afriques capitales en deux temps, et Lille – après l’exposition de Paris qui se poursuit – fait preuve de la même excellence. Il pose une nouvelle fois, comme il le fait depuis plus de vingt ans, ses fils de trame sur le métier et la question essentielle qui le taraude, la question, en soi, du Nous, selon les mots d’Ernst Bloch qu’il reprend. « Comment fabriquer un monde dans lequel la différence puisse enfin être perçue comme une richesse et non comme une perte ou un viol ? Nous devons nous mettre à l’image des vrais voyageurs, dans la peau de l’autre, de celui dont on va faire la connaissance et découvrir les coutumes » lance- t-il.

Par cette proposition on sort des clichés qui mentent sur l’Afrique et Simon Njami apporte à Lille, ville du carrefour de l’Europe, la complexité des hommes, du continent et des arts africains. « J’aime le voyage parce qu’il me sort de ma zone de confort. Parce qu’il me contraint à user de mon intelligence, c’est-à-dire de ma faculté à comprendre » dit-il. On entre dans cette ancienne gare de marchandises comme dans un lieu sacré où les lumières déclinent et où un clair-obscur accompagne le regard. Une quarantaine d’œuvres sont rassemblées, nous en retenons ici quelques-unes même si toutes ont une histoire d’altérité à raconter, un univers sensible à partager. Un environnement sonore nous accompagne dans les rues des capitales.

Sur un fond solennel de marbre noir zébré de blanc, la photo du Marchand de Venise de Kiluanji Kia Henda, d’Angola nous accueille, elle interroge le passé colonial de manière humoristique. Le Marchand porte cinq ou six cabas, image d’une société qui vit entre pouvoir, tradition et consommation. Puis un textile de grande dimension où se fondent des bleus, des orangés et des noirs profonds attire le regard. Réalisé selon la technique des appliqués par Abdoulaye Konaté, du Mali, Calao représente l’oiseau mythique et protecteur de la tradition bambara qui emporte les âmes mortes vers l’au-delà. Hassan Hajjaj, du Maroc, propose un mur d’images vidéo très colorées, El Fna, portraits en pieds des vendeurs de la place Jemaa el-Fna de Marrakech. On retrouve l’artiste un peu plus loin, dans l’installation d’Hôtel Africa. Dans la pénombre se poursuit notre quête d’Afriques, on passe comme le long d’un quai et regardant par les fenêtres de ce qui pourrait être des wagons, une succession d’œuvres, vidéos et photos signées d’artistes des différents pays. Impression de voyage et de diversité. On y trouve entre autre le triptyque vidéo sur les migrants de Leïla Alaoui – jeune artiste disparue dans l’attentat de Ouagadougou, en 2016 – Crossings, qui évoque le traumatisme de l’exil, par mer, route ou rails et le choc du passage (France/Maroc). Plus loin une scène monumentale retient notre attention, Forgotten’s Tears, sculpture réalisée avec des cuillères tordues, par Fred Tsimba, de Kingshasa (RDC), qui met en scène de manière expressionniste un groupe de personnages entre enfer et paradis ; puis Sweetness, de Meschac Gaba, du Bénin, immense maquette blanche, un paysage urbain réalisé en sucre où l’on tente d’identifier les bâtiments emblématiques du monde entier ici représentés ; derrière, les plissés noirs et blancs de Joël Andrianomearisoa, de Madagascar, intitulés Labyrinthe des passions, légers et monumentaux, en sorte de trompe-l’œil.

De l’autre côté, espace dans l’espace, Hôtel Africa ressemble à un pavillon de banlieue dans lequel on traverse une enfilade de pièces. C’est un concept à la manière de Hôtel Europa qui, depuis 2009 donne aux artistes des espaces de création et permet au public de réserver un petit instant une chambre dans cet hôtel singulier pour boire un verre entre amis. Plusieurs artistes y livrent ici la couleur et l’intensité de leur philosophie de vie. Ainsi le Salon de Hassan Hajjaj, du Maroc crée un mobilier aux couleurs vives avec des objets de récupération, capsules et caisses ; City in transition d’Andrew Tshabangu, photographe de Soweto qui, sous des éclairages surréalistes enfumés, décrit rites et rituels des communautés noires de l’Afrique urbaine ; Tchamba, installation photographique de Nicola Lo Calzo, d’Italie, qui rapporte de deux voyages dans les régions côtières du Togo et du Bénin les traces de l’esclavage colonial ; Bylex Attitude, les petites machines infernales de Pumé Bylex éclairées de manière crue qui font référence à Léonard de Vinci et à Giotto ; Léopard, d’Emilie Régnier, canadienne et haïtienne basée à Dakar, qui décline le motif et la peau du léopard, signe de puissance et de respect, et en recouvre les corps et le mobilier.

Après cette divagation lente et tranquille et avant de sortir, un petit tour en Fantasticité offre aux petits et aux grands de bâtir leur cité utopique avec des briques de couleur mises à disposition. A l’extérieur, une ferme urbaine aux couleurs de l’Afrique permet à Pélagie Gbaguidi, du Bénin, d’interroger la mémoire organique des choses et l’origine de la vie avec une installation intitulée Je vous ai ramené des cailloux de mon escale. Dehors, d’autres oeuvres encore, dont celle de l’égyptien Moataz Nasr, artiste multimédia qui a dessiné comme à l’encre sur un immense mur touchant le ciel les ailes d’un aigle saladin, symbole de son pays. Le spectateur peut y monter, un escalier de chaque côté le lui permet, comme à l’opéra. Là-haut il prend la pose, semblable à Icare ; au-dessus, une inscription au néon : I’m free.

 « Les pays dont on rêve sont souvent plus beaux que ceux que l’on découvre. Nous les forgeons à notre goût, en en dessinant le paysage et en inventant la langue. Les êtres qui les peuplent sont des abstractions qui nous permettent d’explorer notre propre âme » écrit le philosophe Njami que nous ne pouvons que féliciter pour l’exigence de son regard et la réalisation des deux expositions, à Lille et à Paris, à voir absolument.

Brigitte Rémer, le 9 mai 2017

Du 6 avril au 3 septembre 2017, Afriques capitales /Vers le Cap de Bonne Espérance, Gare Saint-Sauveur de Lille, Boulevard Jean-Baptiste Leba, du mercredi au dimanche, de 12h à 19h – et du 29 mars au 28 mai 2017, Parc et Grande Halle de La Villette (jusqu’au 3 septembre 2017 pour les photos présentées dans le Parc de La Villette) – Site : www.garesaintsauveur.com