Archives de l’auteur : Brigitte REMER

La Belle

© Alice Blangero

Chorégraphie Jean-Christophe Maillot, d’après La Belle au bois dormant de Charles Perrault – musique Piotr Ilitch Tchaïkovski – scénographie Ernest Pignon-Ernest – par les Ballets de Monte Carlo, au Grimaldi Forum.

Le prologue, qui permet d’entrer de plain-pied dans le spectacle, projette une image sur un écran central qui ensuite disparaît. Allongé sur une méridienne, le Prince est plongé dans un livre, La Belle au bois dormant, ce conte populaire aux lectures plurielles rapporté entre autres par Charles Perrault en 1697 et par les frères Grimm en 1812, et qui a prêté à diverses interprétations. Sortant du cadre et de l’écran, le Prince poursuit sur scène sa lecture et s’endort. Il nous prend par la main et nous entraîne dans son rêve.

Le spectateur est alors catapulté dans le monde du merveilleux, sorte d’Alice tombant dans le terrier du lapin blanc, autant que dans celui de l’inquiétude : le monde de la Belle et des fées marraine et son envers le monde des Crochus, dont le chef de file est Carabosse. Beauté, grâce et raffinement d’un côté, magie noire et sortilèges maléfiques, de l’autre. D’un côté, Pétulants et Prétendants, de l’autre le Cauchemar. La scénographie se met en place et délimite avec habileté les espaces, en haut celui de la Belle et des siens sur fond bleu azur, qui, tel un pont-levis descend en pente douce à la rencontre du Prince et de tous les dangers, en contrebas, celui du Prince et de ses assistants, Carabosse en tête comme expression du mal, assisté de sa négociatrice, la fée Lilas et de ses Crochus. Les danseurs mettent en place les éléments de scénographie et le rideau se baisse entre chacun des trois actes.

© Alice Blangero

Le chorégraphe, Jean-Christophe Maillot, également directeur des Ballets de Monte Carlo, retrace en filigrane les étapes de la vie d’une femme et les obstacles qu’elle se doit d’affronter. Dans la première partie on fête en même temps que la Reine et le Roi l’attente de la Belle, tout est vif et coloré, naïf et populaire. Explose la vie et le burlesque des Pétulants. À son arrivée, la Belle est fêtée par des calligraphies de ballons blancs, des fées-papillons, des couleurs pastel tant dans la lumière qui sculpte les espaces que dans les somptueux costumes. De l’autre côté de cette ligne imaginaire, Carabosse et ses Crochus aux longs doigts prolongés de griffes, comme des guetteurs, distribuent la panique dans l’univers sombre qu’ils habitent. Tel Méphistophélès, Carabosse jette un sort à la Belle, annonçant qu’elle « se percerait la main d’un fuseau et qu’elle en mourrait. » L’image est ici en noir et blanc et les costumes, dont certains sont en métal, semblent des prisons.

© Alice Blangero

Dans la seconde partie, vêtue d’une magnifique robe qui lui sera arrachée et d’un collant-dentelles blanc et lamé or, la Belle descend de son Olympe dans une immense bulle transparente, sa zone de protection et de limpidité. Les Prétendants, jeunes hommes pleins d’énergie, en jeans et vestes de couleurs foncées déclinées, s’égaient en une danse expressive, à la manière de West Side Story. La Belle rencontre une fileuse et lui prête main forte. Comme l’écrit la légende, elle se pique le doigt et s’évanouit « mais au lieu d’en mourir, elle tombera seulement dans un profond sommeil qui durera cent ans, au bout desquels le fils d’un roi viendra la réveiller. » La Belle est alors installée dans le plus bel appartement du palais, là où le jeune Prince se rendra, en héros, submergé par l’envie de la ranimer.

Dans la troisième partie, l’éblouissement réciproque est au rendez-vous, le Prince épouse la Belle et ils ont des enfants, pourtant Carabosse et les Crochus veillent, prêts à les détruire. Son père mort, le Prince couronné devenu Roi part à la guerre, laissant la Régence à sa mère et lui confie femme et enfants. Dans le conte, la belle-mère/ogresse/Carabosse fomente de tuer cette Belle, trop Belle, en amenant une cuve de serpents dans l’idée de l’y jeter ; elle n’en a pas le temps car le Roi aussi vite revenu contredit ce plan famélique. Sa mère, démasquée et enragée, s’y jette et s’y fait dévorer. Dans la chorégraphie, où la Fée Lilas et Carabosse sont des personnages charnières, la fin est de combat. Carabosse provoque le Prince. L’écran, de retour, montre la mer recouvrant le visage de sa Belle. Le Prince, sur sa méridienne, s’éveille et sort de son cauchemar. Avec lui, La Belle se fraye un chemin. Ensemble, ils pénètrent dans l’écran comme on entre dans la mer.

© Alice Blangero

Dans sa construction chorégraphique, Jean-Christophe Maillot reste près du récit original et s’éloignant de tout manichéisme, montre la complexité des choses. Il n’occulte rien du côté féroce du conte et s’intéresse à sa lecture psychanalytique et au processus initiatique mis en lumière par Bruno Bettelheim, tout en travaillant sur l’esthétique du merveilleux. Il a créé La Belle il y a une vingtaine d’années en une première version, en a repris la base chorégraphique qu’il a fait évoluer en fonction des danseurs d’aujourd’hui. Il lui donne un éclat, personnel et singulier en s’entourant d’une équipe artistique hors pair et en guidant les danseurs avec exigence et professionnalisme. « Son travail sur La Belle est comparable à celui d’un archéologue : retrouver le conte original sous les couches de sucre qui l’ont recouvert au gré des versions des uns et des autres. » La Belle, interprétée par Olga Smirnova, invitée du Het Nationale Ballet basé à Amsterdam, est éblouissante et tous les danseurs avec elle sont à saluer, solistes et personnages du collectif. Autour, scénographie, lumière et costumes sont autant de langages qui accompagnent le geste chorégraphique qui, à partir des figures classiques, ouvrent sur les constellations du conte et de la magie.

La scénographie d’Ernest Pignon-Ernest accompagne le charme et la puissance de la chorégraphie et permet à la lune de descendre, aux Pétulants de faire des glissades sur un praticable en pente, aux danseurs de déplacer paravents et structures architecturales et sculpturales, dans les volumes qu’il a élaborés. Il détaille son travail : « Le décor a été finalisé après plusieurs semaines de travail avec Dominique Drillot qui a créé les lumières dans La Belle. Il a fait en sorte que les différents espaces esthétiques soient parfaitement lisibles. Lisse et froid avec des ombres portées dans l’univers du Prince, rond et coloré chez La Belle. »

© Alice Blangero

Avec la même précision et réflexion, Ernest Pignon-Ernest réalise des œuvres éphémères dans la rue depuis de nombreuses années, son œuvre, multiforme, est virtuose : « Les lieux sont mes matériaux essentiels, j’essaie d’en comprendre, d’en saisir à la fois tout ce qui s’y voit : l’espace, la lumière, les couleurs et simultanément, tout ce qui ne se voit pas ou ne se voit plus : l’histoire, les souvenirs enfouis. À partir de cela j’élabore des images, elles sont ainsi comme nées des lieux dans lesquels je vais les inscrire. » Soulignant les différents espaces, les lumières participent à l’écriture des séquences, crues ou feutrées, pleines d’ombres ou d’éclats qui démultiplient les lieux selon l’univers dans lequel on se trouve, celui du Prince ou celui de La Belle, lumières pastel ou dégradés de gris, de blanc et ronds de lumière crue. Les costumes de Philippe Guillotel et Jérôme Kaplan sont aussi un des atouts majeurs du merveilleux qui se construit et se contredit avec Carabosse et les Crochus : la légèreté de l’univers de La Belle où règnent grâce et sobriété, voiles et taffetas, fait face au poids de l’univers du Prince avec ses cotes de maille et le versant massif de ses costumes.

© Alice Blangero

Les Ballets de Monte Carlo ont pour source l’implantation à Monaco pendant deux décennies des Ballets Russes de Serge de Diaghilev, à partir de 1909. À sa mort, en 1929, la compagnie est dissoute et plusieurs chorégraphes tentent de la faire renaître sous diverses appellations, avant qu’elle ne disparaisse définitivement, en 1951. En 1985, S.A.R. la Princesse de Hanovre souhaite relancer cette tradition de la danse à Monaco. Ghislaine Thesmar et Pierre Lacotte, suivis de Jean-Yves Esquerre dirigent les Ballets de Monte-Carlo, Christophe Maillot est à leur tête depuis 1993. Formé à l’École internationale de Danse Rosella Hightower il a dansé au Ballet de Hambourg pendant cinq ans, engagé par John Neumeier. Après un accident qui lui interdit la danse, il devient chorégraphe-directeur au Ballet du Grand Théâtre de Tours en 1983, où pendant dix ans il monte une vingtaine de ballets et crée un festival de Danse, Le Chorégraphique. Il crée pour les Ballets de Monte Carlo en 1987 Le Mandarin merveilleux qui a fait date, avant d’y être conseiller artistique puis d’y entrer comme chorégraphe-directeur. Il ouvre de nouvelles pistes aux danseurs et y crée plus de trente ballets dont plusieurs sont entrés au répertoire des grandes compagnies internationales. Il invite par ailleurs de prestigieux chorégraphes dont Lucinda Childs, William Forsythe, Jiri Kylian, Karole Armitage, Marie Chouinard, Sidi Larbi Cherkaoui, ouvrant autant de fenêtres à la cinquantaine de danseurs qui forment les Ballets, ainsi qu’au public. La danse à Monaco est aujourd’hui un triptyque : les Ballets de Monte Carlo, le Monaco Dance Forum créé en 2000 et devenu une vitrine internationale de la danse, et l’Académie Princesse Grace, qui en est  l’axe de formation.

La force de Jean-Christophe Maillot est de faire se côtoyer tous les arts – arts de la scène et arts visuels, théâtre et danse, musique et littérature, là est son talent et la force artistique de la Compagnie. Il accompagne les danseurs des Ballets de Monaco dans de superbes réalisations. La Belle en est un temps fort du printemps chorégraphique, à Monaco.

Brigitte Rémer, le 5 mai 2023

Avec/L’univers de la Belle – La Belle : Olga Smirnova/Guest-Het Nationale Ballet – la Reine Marianna Barabas – le Roi Alvaro Prieto – les Trois Fées : Juliette Klein, Lydia Wellington, Ashley Krauhaus – les Trois Gardes : Francesco Mariottini, Cristian Assis, Francesco Resch – les Pétulants : Anissa Bruley, Adam Reist ; Taisha Barton-Rowledge, Koen Havenith ; Hannah Wilcox, Daniele Delvecchio ; Elena Marzano, Luca Bergamaschi ; Gaëlle Riou, Michael Grünecker ; Kathryn Mcdonald, Alexandre Joaquim – les Prétendants : Francesco Resch, Simone Tribuna, Francesco Mariottini, Lennart Radtke, Daniele Delvecchio, Koen Havenith, Christian Tworzyanski – Avec/L’univers du Prince – La Reine Mère/Carabosse : Jaat Benoot – le Roi : Matèj Urban – le Prince : Alexis Oliveira – la Fée Lilas : Mimoza Koike – les Crochus : Ksenia Abbazova, Kizuki Matsuyama ; Candela Ebbesen, Lennart Radtke ; Portia Soleil Adams, Cristian Assis – le Cauchemar : Kathryn Mcdonald, Lydia Wellington, Elena Marzano, Hannah Wilcox, Luca Bergamaschi, Kizuki Matsuyama, Alexandre Joaquim.

Chorégraphie Jean-Christophe Maillot – Musique actes I, II et III Piotr Ilitch Tchaïkovski, The Sleeping Beauty, orchestre du Kirov direction Valery Gergiev ; acte III Piotr Ilitch Tchaïkovski,, Roméo et Juliette, Ouverture 1812, Orchestre philharmonique de Berlin, direction Claudio Abbado –  Scénographie Ernest Pignon-Ernest – Costumes, Philippe Guillotel et  Jérôme Kaplan – Lumières Dominique Drillot – Vidéo, Mathieu Stefani, Rémi Lesterle, Gregory Sebbane – Vu le 30 avril 2023, Salle des Princes, Grimaldi Forum de Monte Carlo, Monaco.

Alexandrie – Futurs antérieurs

© Brigitte Rémer

Exposition – Commissariat pour le volet antique : Arnaud Quertinmont, conservateur des antiquités égyptiennes et proche-orientales au Musée royal de Mariemont – Nicolas Amoroso, conservateur des antiquités grecques et romaines au Musée royal de Mariemont – Commissariat pour le volet contemporain : Edwin Nasr, écrivain, commissaire indépendant et chercheur – Sarah Rifky, conseillère curatoriale, commissaire à l’Institute for Contemporary Art de l’Université Virginia Commonwealth – conservateur référent Mucem : Enguerrand Lascols – scénographie Asli Çiçek, assistée de Maxime Descheemaecker – Au MUCEM-Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée – Derniers jours, jusqu’au 8 mai 2023.

C’est une promenade douce au cœur du Mucem à laquelle Alexandrie d’Égypte nous invite. Douceur par la gestion des espaces de l’exposition où dialoguent traces archéologiques et œuvres contemporaines d’une part, par la liberté architecturale de décloisonnement et la beauté du musée construit par Rudy Ricciotti, d’autre part. L’un des enjeux de l’exposition Alexandrie – Futurs antérieurs et son concept, tel que voulu par les commissaires, est de « créer des ponts entre l’Antiquité et l’époque contemporaine. » Loin des stéréotypes, par le choix des deux cents œuvres et objets issus des plus importantes collections muséales européennes, le parcours raconte l’histoire singulière d’une ville mythique dans l’imaginaire collectif, Alexandrie, dans le contexte de la grande Histoire. Elle met en perspective les Futurs antérieurs, titre de l’exposition sur lequel les commissaires s’expliquent : « Il fait écho aux récits dominants d’Alexandrie. Les civilisations et les formations politiques successives ont projeté sur la ville des visions du futur qui ne se sont jamais concrétisées. Repensés à maintes reprises, ces futurs antérieurs caractérisent la culture matérielle de la ville et son environnement bâti… Ils font également référence aux multiples couches temporelles d’Alexandrie à travers des objets couvrant plusieurs siècles d’histoire, auxquels sont associées des œuvres d’art contemporain qui interrogent le temps historique et imaginé… »

À partir des descriptions littéraires de la ville et de son urbanisme, l’exposition en montre les infrastructures dans ses lieux de pouvoir, de savoir et de culte, puis s’intéresse aux habitants et montre son rayonnement dans le monde en présentant notamment des vestiges byzantins et arabo-islamiques. La première partie de l’exposition parle de la Fondation d’Alexandrie, haut lieu de l’Antiquité, et de sa création par Alexandre le Grand en 331 avant J.C. avant que les Ptolémées, ayant obtenu l’Égypte en partage, ne la choisissent pour ville-capitale et y règnent pendant près de trois siècles, la transformant en une ville multiculturelle. L’exposition présente des artefacts s’étendant sur une période de plus de sept siècles allant jusqu’à l’avènement du christianisme, en 381 après J.C. et jusqu’à la destruction du grand temple de Sarapis. Du Sérapéum, il ne reste dans l’espace archéologique d’Alexandrie que la Colonne de Dioclétien, en granit rouge d’Assouan, appelée Colonne de Pompée, surmontée d’un chapiteau corinthien. De cette période, l’exposition montre des peintures comme celle de François Schommer réalisée en 1878, Auguste au tombeau d’Alexandre – même si l’emplacement du tombeau reste à ce jour inconnu ; elle met en exergue les bâtiments emblématiques de la ville, notamment le Phare de 135 mètres de haut construit comme un fanal pour la navigation, ici dessiné à l’encre de couleurs, dans un livre datant de 1410 écrit sur parchemin, Mudjmal al-tavârîh, et représenté par une grande maquette constituée de trois étages avec sa base carrée, une colonne octogonale et une petite tour cylindrique surplombée d’une divinité. Détruit par un tremblement de terre, sur son emplacement sera érigé au XVème siècle le Fort de Qaitbay, du nom du sultan mamelouk qui le fera construire. Une statue d’Isis à la voile, souvent associée au Phare, marbre du Ier/IIème siècle après J.C. montre les plis du drapé et le mouvement de la dentelle sculptée ; à l’origine, la Déesse tenait des deux mains une voile gonflée par les vents.

Jasmina Metwaly (2)

Cette première partie d’exposition évoque aussi la puissance maritime d’Alexandrie, le rôle économique et social de son port abritant l’une des plus puissantes flottes de la Méditerranée antique, point de convergence des routes commerciales. Elle présente des cartes, notamment une de l’Alexandrie antique et médiévale, avec ses grands canaux navigables, la ligne de côte antique reconstituée, les fouilles menées par le Centre d’Études Alexandrines fondé par Jean-Yves Empereur, et les citernes médiévales. La problématique de l’eau est longuement évoquée, car la ville n’est pas reliée au Nil et l’eau douce manque à Alexandrie, d’autant qu’au Vème siècle après J.C. les côtes se sont effondrées et ont entraîné la salinisation des nappes phréatiques. Pour remplacer les anciens puits, Alexandrie a construit ses citernes comme de véritables cathédrales à partir de la captation des eaux souterraines. Plusieurs maquettes sont montrées, comme la citerne El-Nabih datant de la fin du 12ème– début du 13ème siècle et la citerne Ibn Batuta du 10ème-14ème siècle. On voit aussi des gargoulettes, des filtres de gargoulettes finement ciselés, en céramique. Des dessins et schémas sont aussi montrés, comme le dessin de la citerne Saffwan et une aquarelle du début du 19ème siècle, signée de l’architecte Pascal Coste : Écluse à construire à la tête du Canal de navigation El-Mahmoudieh. Ce canal avait été conçu pour relier Alexandrie au Nil et amener l’eau lors de la crue du fleuve. On trouve dans l’exposition des têtes de Porteurs d’eau modelées en terre (30 avant J.C./ 395 après J.C.), une grande jarre à eau (le Zir), une toile de Franz Wilhelm Odelmark Porteur d’eau au Caire, datant de la fin du 19ème/début du 20ème, une Stèle bilingue en latin et en grec, relatant des travaux dans le canal Auguste, autant de propositions rassemblées autour de ce thème sur l’eau. Une carte d’Alexandrie réalisée en 1865 par l’astronome Mahmoud Bey el-Falaki montre le développement de l’installation urbaine à travers plusieurs plans comparatifs de l’Alexandrie ancienne et moderne. Des aquarelles de Jean-Claude Golvin restituent aujourd’hui encore les sites et monuments anciens qui sont autant de mémoires de la ville.

La seconde section de l’exposition parle de Pouvoirs et Savoirs. En 30 avant J.C. l’Égypte est intégrée à l’Empire Romain et les souverains adoptent à leur tour la stature d’un Pharaon. Du côté des Pouvoirs, ces souverains font l’objet d’un culte officiel et sont considérés comme des divinités. Des statues colossales sont érigées, à leur image, comme le montre la Tête d’empereur romain en Pharaon, faite en calcaire aux 1er-3ème siècle après J.C. On trouve ces représentations sur de nombreuses pièces de monnaies sur lesquelles on voit des temples, des arcs de triomphe, le Nil souvent personnifié dont tous les empereurs romains avaient compris l’importance.

Tête colossale d’une statue royale (3)

On trouve une cruche en terre cuite, toute sculptée et d’une grande élégance : OEnochoé figurant la reine Bérénice II datée du 3ème siècle avant J.C. ; la tête colossale d’une statue royale datant de 305-222 avant J.C. ; une sculpture de Ptolémée III en calcaire, portant des traces de polychromie ; Arsinoé II fille de Ptolémée et de Bérénice, statue en marbre du 2nd siècle avant J.C. Charles Gauthier réalise en 1880 une statue de Cléopâtre VII en plâtre patiné, Cléopâtre est tout un symbole pour Alexandrie. Il y a des stèles avec des hiéroglyphes, un Relief de Ptolémée 1er en calcaire sculpté de 304-30 avant J.C., des mains de marbre, monumentales, l’une dans l’autre. Des fragments de statues colossales ptolémaïques ont aussi été retrouvées dans le quartier de Smuha, dont un buste féminin et une tête masculine présentées dans l’exposition. Du côté des Savoirs la Bibliothèque antique a fait d’Alexandrie une ville de la connaissance sur laquelle les muses se sont penchées – incarnant les arts et les sciences dans la culture grecque. C’est aussi une ville où se développent les Sciences Arabes. Au VIIème siècle, Alexandrie est convoitée par les scientifiques pour ses connaissances mathématiques et astronomiques, ses découvertes, comme celle de l’astrolabe qui mesure la hauteur des étoiles. Un astrolabe de 1326 en laiton, venant de Damas, est présenté, Ali ben Ibrahim Astrolabe syro-égyptien, ainsi que diverses représentations sur papyrus liées au domaine scientifique, comme ce Fragment sur l’enseignement de la chirurgie datant du 1er siècle après J.C. et cette Scène entre le précepteur et son élève.

Relief avec signe ânkh (4)

On entre ensuite chez les dieux et les déesses à commencer par Sarapis, dans la section Temples et bilinguisme culturel. Le grand sanctuaire de Sarapis est l’un des plus célèbres du monde antique, c’est l’interprétation grecque d’Osiris-Apis, l’un des dieux principaux de Memphis, ancienne capitale des Pharaons. Après les Grecs, les Romains lui voueront une dévotion toute particulière et on assistera à l’émergence de nouvelles images des dieux de l’Égypte. Anubis et Horus règnent en maître. Les pages d’un Codex de Saint Cyrille d’Alexandrie sont exposées sur un papyrus grec, et l’on voit la représentation du Patriarche Théophile sur les ruines du Serapeum, vers 400 après J.C. ainsi que Le signe ânkh avec une croix chrétienne, un relief en calcaire datant du 5ème-6ème après J.C. L’apparition du christianisme à Alexandrie se fait avec Saint-Marc fondateur dit-on, de l’église d’Alexandrie ; de ce fait, au 3ème siècle après J.C. la ville devient un centre important pour la réflexion théologique chrétienne. Dans cette section, toutes les religions et toutes les écritures se mêlent, comme le montrent les stèles de pierre. On y trouve aussi de nombreuses figurines et statuettes.

C’est par les fouilles archéologiques que les traces de la vie quotidienne des Alexandrins se révèlent, modestement, car de nombreux quartiers d’habitation se sont effacés. Cette section, Les Alexandrins du quotidien repose principalement sur les vestiges retrouvés des maisons de maîtres et de l’élite, de leurs bijoux et de leurs meubles, de leurs mosaïques comme la Mosaïque à la médaille et la Mosaïque au chien datant du 2ème siècle après J.C. découvertes lors des fouilles de la Bibliotheca Alexandrina. A l’opposé, la Ville des Morts retrouvée en 1997 au hasard d’un chantier, laisse à penser, à travers stèles et bas-reliefs, que différentes traditions funéraires coexistaient : des tombes collectives disposant de chambres funéraires dans lesquelles se trouvaient des loculis – qui sont ces cavités creusées dans les murs, de taille variable et disposées en rangées. Des figurines tanagras en terre cuite datant des 4ème-1er siècle avant J.C. déclinent les drapés de la femme. Des traces de danses rituelles et décors architecturaux en forme de grappes de raisin trouvées sur des gobelets de faïence et de terre cuite ainsi que sur des bas-reliefs marquent le culte de Dionysos. Elles nous introduisent dans les pratiques de la cité antique de Nubie, Méroé, capitale du royaume de Koush, qui témoigne du début de l’ère méroïtique où le culte du dieu Dionysos est à l’honneur. Méroé est connue pour ses nécropoles à pyramides et à forte pente, relativement bien conservées. Au début du 3ème siècle avant J.C. La Mosaïque de Palestrina, l’une des plus grandes de l’époque hellénistique, marque la crue du Nil ; elle est de toute beauté.

Bracelet au cobra (5)

À travers la succession des temps qui ont construit la ville – temps politique, urbanistique, religieux, ce parcours d’exposition met en perspective la vision et le langage de dix-sept artistes d’aujourd’hui. D’observateurs ils sont devenus acteurs et ont construit une dialectique qui explore la ville en interaction avec les époques et les objets. Ils en font récit. L’Alexandrie contemporaine s’entrelace avec l’Alexandrie mythique et ses Futurs antérieurs apportant leur note singulière et défiant le temps. En filigrane, le passé colonial, les interactions multiculturelles, l’érosion sociale et écologique résonnent à travers peintures, photographies, sculptures et installations audiovisuelles. Nous ne pouvons citer ici tous les artistes, nous en présentons quelques-uns par leurs travaux, à commencer par trois œuvres spécialement conçues pour l’exposition : la peinture murale de Mona Marzouk, Apparatus and Form de laquelle se dégage une certaine grâce tant dans les contours que dans ses couleurs pastel ; la Gorgone-avtr, œuvre en triptyque de Jasmina Metwaly, qui montre un portrait décalé à travers un regard voilé et un traitement de la lumière jouant entre surexposition et sous-exposition ; la création de Waël Shawky, qui clôt l’exposition, Isles of the Blessed (Oops !… I forgot Europe), présentée sous forme d’un film, qui met en œuvre des figurines-marionnettes bien étranges, en argile et avec des enfants racontant les histoires des îles des Bienheureux.

Inspirés par Alexandrie, beaucoup d’autres artistes ont et avaient inscrit la ville dans leur œuvre. Ahmed Morsi est ici présent avec deux propositions : la très onirique couverture du livre Elegies to a Mediterranean Sea et une œuvre réalisée en 1987, Untitled (Seaside Diptych) qui présente le monde sombre de l’exil où se retrouvent les symboles de sa ville natale, Alexandrie, qu’il a quittée pour New-York dans les années 1970, alors qu’il avait une quarantaine d’années – la Méditerranée, les poissons, un morceau de colonne, une barque, une cheminée de bateau qui pourrait évoquer un phare, des hommes qui s’affairent, l’air inquiet ; Mahmoud Khaled, évoque sa perception du parc Antoniadis, il en rapporte en 2014 un reste de céramique et de carreaux, d’un bleu très bleu, évoquant les fontaines asséchées (Détail 1), une série de photos argentiques contenant des éléments architecturaux ou ornementaux (Détail 3) et une peinture murale en trompe-l’œil d’une sculpture de nu néoclassique, sous le titre Exercise.

Hrair Sarkissian (6)

Avec Background, Hrair Sarkissian interprète l’Antiquité en représentant deux colonnes antiques de type gréco-romain, courtes, qui se détachent sur un fond bleu (2013). Hassan Khan avec The Twist (2013), représente le détail ornemental d’un balcon, par une sculpture en fer. Avec Gordian Knot (2013) Aslı Çavuşoğlu  pose une sculpture sur le côté, visage décalé, masque de mort, comme abandonné. History as proposed/al Ma’rifa, qui signifie la connaissance, est une oeuvre signée de Marianne Fahmy qui s’empare de l’idée du supplément d’un journal – elle avait eu l’expérience du quotidien Al-Ahram où elle avait travaillé – et imagine un supplément de six pages autour d’une gare ferroviaire située vers le port et tombée en désuétude. Water-Arms Series a été créé par Jumana Manna, colonnes de terre formées par des canalisations coudées. Maha Maamoun photographie baigneurs et baigneuses sous le pont Stanley dans le quartier Rushdie, à l’est d’Alexandrie et Malak Helmy construit un environnement sonore, Music for Drifting, à partir du vol d’un oiseau porteur d’un enregistreur qu’il envoie le long de la Côte Nord et du désert occidental égyptien. Il enregistre ses passages sur la colline de Al-Alamein, lieu marqué par la fin de la progression des forces de l’Axe en Afrique du Nord, durant la 2nde Guerre mondiale, à quelques kilomètres d’Alexandrie.

Avec Alexandrie – Futurs antérieurs, le parcours historique que le visiteur est invité à suivre, dialogue avec les œuvres contemporaines. Ces constants allers-retours à travers les strates du temps permettent de pénétrer dans la complexité des choses et dans l’esprit d’Alexandrie, l’esprit des lieux. C’est une douce et belle invitation au voyage !

 Brigitte Rémer, le 15 avril 2023

Légende des visuels – (2) Jasmina Metwaly, travail préparatoire pour Gorgon-avtr, 2022. Vidéo et triptyque : huile sur bois et technologie digitale © Courtoisie de Nurah Farahat, Alaa Abdullatif et Jasmina Metwaly – (3) Tête colossale d’une statue royale, 305-222 av. J.-C. Chaux de nummulite, à gros grains. Kunsthistorisches Museum Vienna, Egyptian and Near Eastern Collection © KHM-Museumsverband – (4) Relief avec signe ânkh dans lequel est intégrée une croix chrétienne, Ve-VIe siècle apr. J.-C. Calcaire. Hildesheim, Roemer-und Pelizaeus-Museum © Roemer-und Pelizaeus-Museum, photo : Sh. Shalchi – (5) Bracelet au cobra, IVe siècle apr. J.-C. Or. Morlanwelz, Musée royal de Mariemont © Musée royal de Mariemont – (6) Hrair Sarkissian, Background, 2013. C-print (papier rétro-éclairé). Courtoisie de l’artiste © Hrair Sarkissian.

L’exposition s’inscrit dans le cadre du projet cofinancé par le programme « Europe créative » de l’Union européenne, Alexandrie – (Ré)activation des imaginaires urbains communs, mis en oeuvre par les partenaires suivants : Mucem (FR), Université de Leyde (NL), Kunsthal Aarhus (DK), Undo Point Contemporary Arts (CY), Domaine et Musée royal de Mariemont (BE), Bozar/Palais des Beaux-Arts, Bruxelles (BE), Ariona Hellas AE (GR), Cittadellarte – Fondazione Pistoletto (IT) – avec le concours des partenaires associés : Cluster (Égypte), Institut Français d’Alexandrie (Égypte), Theatrum Mundi (UK) – Exposition en coproduction, organisée par le Musée royal de Mariemont, Bozar – Palais des Beaux-Arts, Bruxelles du 30 sept. 2022au 8 janvier 2023 et le Mucem, Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée, Marseille, du 8 février au 8 mai 2023 – Le catalogue Alexandrie, Futurs antérieurs, est co-édité par Bozar, Mucem, Actes Sud, Fonds Mercator en trois versions : française, anglaise, néerlandaise (35 euros).

MUCEM – Réservation, tous les jours, de 9h à 18h par téléphone : 04 84 35 13 13 ou par mail : reservation@mucem.org / mucem.org – Entrée par l’esplanade du J4, ou par la passerelle du Panier, parvis de l’église Saint-Laurent, ou par l’entrée basse fort Saint-Jean par le 201, quai du Port – métro : Vieux-Port ou Joliette – Derniers jours / Jusqu’au 8 mai 2023.

Le Verso des images, une histoire de Louis Braille

© Agathe Pommerat

Conception, écriture et mise en scène Pascale Nandillon et Frédéric Tétart, Atelier Hors Champ (Le Mans), à L’Échangeur de Bagnolet.

« – Qu’est-ce que tu fais, Louis ? – Je dessine ! – Qu’est-ce que tu dessines ? – Je dessine la neige… » L’enfant vient d’étaler sa peinture noire sur une grande feuille, il vit dans le noir depuis qu’il s’est blessé avec un poinçon dans l’atelier de son père, bourrelier, où il s’est faufilé pour jouer comme il le faisait souvent. Il a cinq ans et malgré les soins prodigués l’infection a gagné l’autre œil. A comme accident.

Librement inspiré de l’histoire de Louis Braille (1809-1852) le spectacle dessine son parcours, de l’enfance assombrie par des yeux pleins de brume, à ses nombreuses années passées à Paris à l’Institut pour non-voyants, comme élève d’abord, puis comme professeur. On le suit dans sa détermination absolue, la recherche d’une technique pour construire un alphabet. Louis a cette passion des livres, pour lui territoires inconnus, et l’obsession d’en éditer pour ouvrir le savoir et la connaissance à tous les non-voyants.

© Agathe Pommerat

Petit, il écoute les bruits de l’école par la fenêtre. En 1815 on ne va pas à l’école quand on a un handicap, pourquoi apprendre ? Pourtant, à force de persuasion, il finit par s’y faire admettre et s’y révèle brillant. Il va plus vite que les autres, mais quand le maître dit : « Prenez vos livres » son cœur se serre. Dans la cour, dans la classe, il entend la carte du monde. « Je veux lire et apprendre tout seul » se dit-il résolument. B comme Bord, exister à la lisière : « où vont les chemins ? » se demande-t-il. L’enfant est réceptif à tout par l’écoute et le toucher, et retient tout, le spectacle le montre magnifiquement. C’est une actrice, remarquable de simplicité et de poésie, qui interprète le rôle de Louis (Aglaé Bondon), écoute les oiseaux, la craie sur le tableau, le tic-tac de la pendule, l’écho dans le puits, qui regarde la mathématique de la nappe brodée, qui joue du violon et qui fait passer avec finesse toutes les perceptions et sensations reçues par Louis enfant et plus tard adulte, comme des électrochocs.

À dix ans Louis convainc ses parents de le laisser partir à Paris dans une école spécialisée pour non-voyants dont il a entendu parler. « Le village est trop petit pour toi, sois fort, tu es courageux ! » lui dit sa mère, interprétée par l’excellente Sophie Pernette qui est aussi la narratrice puis le directeur de l’Institution royale des jeunes aveugles, fondée par Valentin Haüy où Louis arrive seul en 1819. La Seine a gelé, la visite de l’institution avec le médecin-directeur est tout aussi glaciale : remise de l’uniforme, visite éclair des ateliers – il faut apprendre un métier, de la chapelle – on est tenu d’assister aux offices. « Ils me regardent tous » dit-il – quatre-vingt-dix élèves de sept à seize ans. On ne lui montre pas la bibliothèque et le dortoir, pour peu qu’on réussisse à trouver son lit après un parcours labyrinthe, ouvre sur des nuits de cauchemar. Louis pourtant prend ses repères et noue des amitiés avec les enfants de l’institution. « Est-ce que les bruits gèlent ? » s’interroge -t-il.

© Agathe Pommerat

Un jour, derrière une porte repérée, il atteint la bibliothèque. On y trouve quelques livres pour non-voyants sur lesquels sont collées des lettres en relief, livres qui pèsent plusieurs kilos. L’obsession de Louis est désormais de lire ce qui est écrit et d’écrire ce qu’il a dans la tête, dans un livre des métamorphoses et pour que les livres ne soient plus jamais blancs comme la neige. « Le livre que tu écriras… » et sa vie se tend comme un arc à la recherche exclusive de cet alphabet rêvé. Il repasse dans sa tête les systèmes d’écriture et langues magiques qui ont traversé le temps : les hiéroglyphes et leur décryptage par Champollion à partir de la pierre de Rosette trouvée dans le delta du Nil, en 1822 ; le morse ensuite, suivi du télégraphe qui donna l’accès au savoir pour tous, puis l’écriture de nuit, première méthode tactile, inventée vers 1815 par Charles Barbier de la Serre. C’est à partir de là qu’il commence à travailler au stylet en faisant des points dans un carton et les aménageant pour construire un alphabet qu’on suit du bout des doigts. Le système de Barbier travaillait avec douze points, Louis en invente un à six points et construit vingt-six combinaisons, soit vingt-six lettres. « Voici mon alphabet ! » dit-il mais au début personne ne s’y intéresse : « je suis invisible constate-t-il, nous sommes invisibles. » La nuit, tous les enfants se mettent secrètement au travail pour écrire des partitions et des livres, selon sa méthode. « On écrit comme on entend et tout le monde cherche. » Et quand l’Institut recherche de l’argent, le directeur ordonne aux enfants de lire devant son cercle de donateurs, plein de condescendance. Le violon de Louis/l’actrice grince et se met en colère, dans une véritable danse du diable.

À dix-neuf ans Louis rafle tous les premiers prix, fait du piano, du violoncelle, il est grand organiste à l’église Saint-Nicolas des Champs et travaille à la transcription de partitions. Son environnement est sonore, entre métronome, cloches et instruments de musique. Il enseigne avec douceur dans cette institution peu douce pour non-voyants qui va jusqu’à brûler les livres écrits selon sa méthode alors qu’il est rentré chez lui quelque temps soigner une tuberculose. « Ce n’est pas la première fois qu’une bibliothèque brûle ! » dit-il avec philosophie devant cet autodafé, avant de se remettre au travail avec les élèves, à son retour. Le 22 février 1818, une petite fille lit pour la première fois un poème en braille et c’est pour tous le signe et l’expression de la liberté.

Sur le tableau noir, il y a des nuages rouges, il y a un ciel, des bateaux… L comme Livre, M comme Musique, O d’Opposition, P de percevoir. Le spectacle décline son alphabet avec une grande intelligence et finesse. La scénographie se compose de structures mobiles qui modulent un espace intemporel et servent d’écran où s’affichent écritures et couleurs. Ce que ne voit pas Louis le public le voit, les jeux d’ombre et de lumière alternent et la sculpture qu’on lui demande de toucher l’émeut particulièrement : « La sculpture, c’est vous ! » Elle fait pour lui fonction de miroir.

© Agathe Pommerat

Pascale Nandillon et Frédéric Tétart ont fondé L’Atelier Hors Champ en 2001 et mêlent des matériaux fictionnels et documentaires, comme ils l’avaient fait avec Annette (oratorio) d’après les écrits d’Annette Libotte, internée à plusieurs reprises (cf. notre article  du 25 janvier 2019). Ils ont fait ici, avec Le Verso des images, un remarquable travail de recherche sur l’histoire de Louis Braille, un travail d’observation et d’interviews avec les non-voyants, et ont écrit un texte sensible et puissant qu’ils ont superbement mis en espace et en son pour les non-voyants, en images pour ceux qui ont la chance de voir. Les deux actrices, Aglaé Bondon et Sophie Pernette habitent l’histoire et rendent poétique ce qui en soi ne l’est pas et nous mènent dans la détermination, le combat, l’engagement et la résistance de Louis Braille – qui fut enterré en 1852 au Panthéon.

Le spectacle est aussi un dialogue qui s’est construit tout au long de la création et autour des représentations, en initiant des rencontres et des ateliers croisés entre voyants et non-voyants ; c’est une composition sonore, musicale et immersive pour les non-voyants en même temps qu’une composition sonore et visuelle pour les voyants ; c’est un récit poignant et un spectacle, rare.

Brigitte Rémer, le 22 avril 2023

Avec : Aglaé Bondon et Sophie Pernette – assistanat mise en scène Saul Marais – collaboration artistique Serge Cartellier – création et régie lumière, régie générale Soraya Sanhaji – création sonore et vidéo Frédéric Tétart – stagiaire son Théophile Rey – construction décors François Fauvel et Frédéric Tétart – chargée de diffusion Bureau Rustine, Jean-Luc Weinich – spectacle tout public et jeune public à partir de 9 ans, pour voyants et non-voyants.

Mercredi 19 avril 2023, à 14h30 – jeudi 20 avril à 10h30 et 14h30 – vendredi 21 avril 2023 à 14h30 – samedi 22 avril à 14h30, à L’Échangeur de Bagnolet, 59 avenue de Général de Gaulle 93170 Bagnolet – métro Galliéni – site : www.lechangeur.org et www.atelierhorschamp.org – tél. : 01 43 62 71 20. Le Verso des images a été créé au Théâtre Les Quinconces et L’Estal/scène nationale, Le Mans, à l’automne 2022.

Art Paris 2023 – 25ème édition

Angèle Etoundi Essamba © Art Paris

Organisation équipe Art Paris. Direction générale Julien et Valentine Lecêtre – Commissariat général Guillaume Piens – au Grand-Palais Éphémère (30 mars/2 avril 2023) – Deux thèmes à l’honneur : Art et engagement, un regard sur la scène française, commissariat Marc Donnadieu et L’Exil, dépossession et résistance, commissariat Amanda Abi Khalil.

Cent trente-quatre galeries de vingt-cinq pays présentent leurs œuvres, en ce vingt-cinquième rendez-vous, devenu incontournable dans la rencontre avec l’art moderne et contemporain autour de ces deux grands thèmes ; seize expositions monographiques intitulées Solo show permettent d’entrer dans l’univers visuel d’artistes émergents ou déjà connus et ouvre sur l’approfondissement de leur démarche ; une section nommée Promesses apporte son soutien à neuf jeunes galeries internationales de moins de six ans d’existence, par la prise en charge d’une partie du coût de leur participation à Art Paris : c’est un magnifique programme qui est présenté en 2023 dans la diversité tant géographique que visuelle, ouvert sur toutes les formes et expérimentations. En même temps, de grands noms de l’art moderne et contemporain sont à l’affiche pour notre plus grand plaisir, entre autres Salvador Dali (Illustration pour le projet de l’ouvrage d’Homère, « L’Odyssée »), Jean Dubuffet (Psycho-site, avec quatre personnages), Henri Michaux (Dessins mescaliniens et Grand visage bleu et tête chien marron), Joan Miró (Homenaje a Antonio Machado), Pierre Soulages disparu depuis peu (Lithographies), Antoni Tàpies (Peus i grafismes).

Bien-U Bae – © Art Paris (2)

Deux commissaires invités ont posé leur regard sur la thématique qu’ils servent. Le premier, Marc Donnadieu, commissaire d’expositions indépendant a travaillé sur la notion d’Art et Engagement, la raison même d’être, pour l’artiste et thème vital pour nos sociétés, face aux violences et aux oppressions, à l’injustice et aux discriminations. Sa sélection s’est articulée autour de quatre figures emblématiques : la première, peinture de l’artiste américaine Nancy Spero, influencée par Antonin Artaud, reconnue à Paris dans les années 50 et qui s’est engagée dans son pays contre la guerre au Vietnam et pour la cause des femmes. Elle a peint une série intitulée Artaud Painting en 1969 dont certaines toiles sont montrées ici. Dans le droit fil de la cause des femmes l’œuvre de nombreuses artistes femmes sont exposées, comme celles de la Camerounaise Angèle Etoundi Essamba, de l’Afghane Kubra Khademi, de la Marocaine Randa Maroufi, de la Française Prune Nourry, et tant d’autres.

Les secondes figures emblématiques de cette section, Art et Engagement, sont Jacques Grinberg, né Djeki Grinberg en Bulgarie, représentant de ce qui s’est appelé dans les années 1960/70, la nouvelle figuration et Hervé Télémaque, disparu il y a peu, cofondateur du mouvement de Figuration narrative dont les œuvres témoignaient d’une certaine ironie du désespoir. Autour d’eux et dans un même état d’esprit, les œuvres du Soudanais Hassan Musa et celles des Français Damien Deroubaix dans la diversité des formes et des techniques ; celles d’Alain Jossseau qui détourne les images et les met en abîme, celles de l’Iranien Sépànd Danesh qui croise les deux mondes, le Moyen-Orient et l’Occident pour inventer une nouvelle narration.

Paul Rebeyrolle a marqué le XXème siècle par ses peintures cruelles et prémonitoires d’un monde en déclin, il représente le troisième volet de la thématique Art et Engagement : « Ce qui se passe dans le monde me paraît plus dramatique, plus fort que le tableau qui pourrait sembler peut-être un peu vain… » écrivait-il en 1984. Dans son sillage sont présentées les œuvres de Duncan Wylie, du Zimbabwé et de Thu Van Tran, du Vietnam ; celles des deux Françaises Agathe Pitié (La Forêt aux esprits) qui travaille sur l’hybride et remplit ses toiles de formes, signes et symboles et Agathe May qui travaille très artisanalement la gravure (son triptyque Le Modèle mêle réalisme et onirisme et revisite de manière singulière le modèle dans l’atelier).

Le quatrième volet de cette thématique Art et Engagement remarquablement construite, parle de lutte et de résistance à la manière de Germaine Tillion, ethnologue et résistante de 1940 à 1942 avant d’être arrêtée et déportée. Autour de cette notion de détermination, des artistes qui s’opposent aux coups portés et qui s’engagent : « Résister c’est exister. »

Boris Mikhaïlov © Art Paris (3)

La seconde grande thématique proposée par Art Paris, L’Exil, dépossession et résistance regroupe des artistes autour d’Amanda Abi Khalil, seconde commissaire invitée, curatrice indépendante et qui travaille entre Paris, Beyrouth et Rio de Janeiro. « Partir d’un endroit ne veut pas dire ne plus y être. L’exil, choisi ou forcé, est toujours subi. » Son invitation au voyage, intérieur comme extérieur, l’a amenée à travailler à partir des différents conflits du monde obligeant certaines populations à quitter le pays – guerres en Ukraine et en Palestine, urgences climatiques et économiques menant aux traversées de la Méditerranée, corruption et montée des extrêmes. Elle a choisi dix-huit artistes parmi les galeries participantes qui lui semblaient répondre à ce thème en donnant à voir un panorama de positions, d’images et de recherches d’un langage singulier. Elle explique son choix : « Le photomontage du Brésilien Roberto Cabot, Soirée sur la Seine avec Pain de Sucre (2017) résume avec humour cette trajectoire de l’exilé, à la fois ici et là- bas. Anas Albraehe née en Syrie, Christine Safa d’origine libanaise, Nabil el Makhloufi né au Maroc, Leylâ Gediz originaire de Turquie, peignent des paysages du quotidien qu’on subit mais qui à la fois nous sauvent. Aung Ko et Nge Lay un couple de Birmanie, Ivan Argóte d’origine colombienne, Boris Mikhaïlov né en Ukraine, Estefanía Peñafiel Loaiza originaire de l’Équateur, s’attèlent aux événements de l’Histoire à travers des histoires individuelles et collectives. Myriam Mihindou née au Gabon, Majd Abdel Hamid originaire de Syrie, Leyla Cárdenas colombienne, abordent la fragilité et ont comme point commun l’usage du textile et du fil, médium très évocateur du point de vue de notre thématique. Tirdad Hashemi originaire d’Iran, Zarina née en Inde et aujourd’hui disparue, s’inspirent de leurs parcours autobiographiques pour témoigner de situations de survie. Laure Prouvost née en France, José Ángel Vincench né à Cuba, Taysir Batniji originaire de Palestine, ponctuent cette sélection avec des gestes conceptuels où le littéral devient radical. » Richesse d’inspiration, blessures de l’exil, recherche de techniques et matériaux très divers, tel est le parcours proposé par ces artistes sélectionnés qui, à partir de géographies diverses témoignent et transcendent les territoires et sociétés d’où ils sont issus, où ils circulent et où ils vivent.

Thibault Brunet © Art Paris (4)

Art Paris est un superbe défi en même temps qu’une vitrine à laquelle la manifestation sait donner du sens et de nombreuses galeries sont de retour après la pandémie. L’art y dialogue, sereinement, de façon ironique ou guerrière, entraînant la confrontation et le débat. Le dialogue qui s’instaure au fil des allées est riche et l’expression du chaos de nos sociétés, montrés sur tous supports, traditionnels et technologiques, toujours inventifs, en aplat ou en volume, en collages ou en peintures de toute nature, crayons, encres, grattages et collages. Fragilité, poésie, colère, provocation et harmonie s’y côtoient, les artistes y sont en état de veille, parfois de survie, guetteurs infatigables de liberté dans un monde en paix.

Brigitte Rémer, le 17 avril 2023

Visuels : Angèle Etoundi Essamba (Cameroun) Couronne en dentelle 2, 2020 – Galerie Carole Kvasnevski, Paris – © Art Paris (1) – Bien-U Bae (Corée), Bois sacré – Galerie RX & Slag, Paris, New-York – © Art Paris (2) – Boris Mikhaïlov (Ukraine) Untitled, from the “Sots Art” series, 1975/1986 – Galerie Suzanne Tarasiève, Paris – © Art Paris (3) – Thibaut Brunet (France) N43 C47, Série 3600 secondes de lumière, 2022 – Galerie Binome, Paris – © Art Paris (4).

 Directrice de la communication et des partenariats Audrey Keïta – Comité de sélection Art Paris : Carina Andres Thalmann, Galerie Andres Thalmann (Zurich) – Romain Degoul, Galerie Paris-B (Paris) – Diane Lahumière, Galerie Lahumière (Paris) – Marie-Ange Moulonguet, collectionneuse et consultante – Emilie Ovaere-Corthay, Galerie Jean Fournier (Paris) – Pauline Pavec, Galerie Pauline Pavec (Paris).

Du 30 mars au 2 avril 2023, Art Paris / 25ème édition, au Grand-Palais Éphémère, Champ-de-Mars – site : www.artparis.com – La 26ème édition se tiendra du 4 au 7 avril 2024, au Grand-Palais Éphémère.

House

© Simon Gosselin

Texte et mise en scène Amos Gitai, spectacle en anglais, arabe, français, hébreu, sur-titré en français et en anglais, à La Colline-Théâtre National.

Si les murs parlaient… ! A défaut, les occupants qui se sont succédé dans La Maison pendant un quart de siècle se racontent, dans une ville et une région de déséquilibre du monde où aucune équation ne résout les problèmes. Nous sommes à Jérusalem Ouest. Amos Gitaï remonte le fil du temps comme il l’a fait au cours de trois films documentaires : dans La Maison en 1980, Une maison à Jérusalem en 1997 et News from Home/News from House en 2005, après avoir filmé sur vingt-cinq ans une maison habitée successivement par des Arabes et des Juifs, des Palestiniens et des Israéliens où se sont sédimentées les langues et les cultures. Serge Daney critique cinéma cité dans le programme, écrivait dans Libération le 1er mars 1982 : « Gitai veut que cette maison devienne à la fois quelque chose de très symbolique et de très concret, qu’elle devienne un personnage. Il arrive l’une des plus belles choses qui soit : des gens qui regardent la même chose et qui voient des choses différentes. Et que cette vision émeut. Dans la maison à moitié éboulée, des hallucinations vraies prennent corps. »  Amos Gitai en fait ici une adaptation, sur le plateau du théâtre de La Colline. Et la Maison devient une métaphore, portée par un dialogue artistique entre des acteurs et des musiciens venus de différentes sources géographiques du Moyen-Orient, et de France.

© Simon Gosselin

La scène est ouverte dans sa plus grande dimension et d’importants échafaudages occupent tout l’espace. Deux tailleurs de pierres, « ouvriers des territoires occupés », s’affairent sur les blocs d’une maison en reconstruction, armés de la pointe, du ciseau et du marteau. Côté jardin, en haut de l’échafaudage, une plateforme où est installé le musicien, Kioomars Musayyebi, joueur de santour qui a appris l’instrument auprès du célèbre maître iranien Faramarz Payevar, et à écrire la musique auprès du compositeur Farhad Fakhredini. A l’arrière-scène un immense écran où les images des films d’Amos Gitai apparaissent, à certains moments. La captation à l’Odéon de la lecture d’une lettre de sa mère, par Jeanne Moreau, ouvre le spectacle – Efratia Gitai, née à Haïfa en 1909 dont les lettres ont été éditées par Gallimard sous le titre « Correspondance 1929-1994 » – Elle y exprime son rêve déçu et évoque « la brisure qui pèse » et son intention de rester : « quitter le pays, aller où, Paris, Berkeley ? C’est là que sont enterrés les miens, c’est ici que les souvenirs se sont fixés. »

En 1948 avec l’arrivée des troupes israéliennes, les habitants se sont enfuis délaissant leurs maisons. Un voisin raconte : cette maison appartenait à un médecin, Mahmoud Dajani, qui avait émigré en 1926 venant d’Irak. Le temps passant et la nécessité de loger les nouveaux arrivants se confirmant elle a été saisie par le gouvernement selon la « Loi sur la propriété des absents. » Promulguée en mars 1950 sous David Ben-Gourion, Premier ministre israélien, cette Loi est l’un des textes fondateurs d’Israël, accordant à l’État le pouvoir de confisquer et de saisir les propriétés et les biens des Palestiniens, qu’ils ont été forcés de laisser derrière eux, deux ans plus tôt. Dans le spectacle le promoteur israélien arrive dès 1948, Mahmoud Dajani est chassé de sa maison qui ensuite, passe de mains en mains, comme de nombreuses autres maisons de Jérusalem. Une femme d’origine turque, l’a habitée et tous parlent de leur attachement au lieu, de l’esprit des lieux. « Je reconnais. Cette vieille maison-là, où j’ai grandi. » Dajani en redessine le plan d’architecture. « Tout ça est nouveau, avant, les fondations étaient en pierres. C’est ici que j’habitais, il y avait de belles figues, ici les amandiers qu’on cueillait, la citerne où on recueillait l’eau… »

© Simon Gosselin

Le tailleur de pierres qui gagne une fois et demie plus que de l’autre côté exprime aussi sa rage d’avoir perdu sa maison, son frère, son fils : « on est des prisonniers ici, je les hais comme ils me haïssent. » Un certain nombre de personnages, anciens habitants de la maison ou gens du quartier, défilent – interprétés par Bahira Ablassi, Benna Flynn, Irène Jacob, Micha Lescot, Pini Mittelman, Menashe Noy, Minas Qarawany, Atallah Tannous – et des paroles de colère, de nostalgie et d’impuissance s’énoncent tout au long du spectacle. Chaque maison a son histoire mais pour « construire une maison sur les restes d’une autre, il faut beaucoup de temps et démonter pierre par pierre. » Obligée de céder une partie de la maison qu’on divise pour loger plus de monde, Claire raconte aussi : « J’habite depuis dix-sept ans dans cette rue Dor dor ve dorshav ». « Ce n’est pas moi qui ai fait l’histoire, je ne peux pas la défaire, l’Histoire s’est faite comme ça » lui répond-on. Le voisin, Michel Kichka, dont le nom est issu de Turquie ou de Bulgarie, dessinateur de BD dont le père est mort à Buchenwald en 1942, s’installe à son tour en Israël en 1974 et n’envisage pas d’en partir : « J’aime le climat de Jérusalem, sec, la ville me touche beaucoup. »

Outre le santour de Kioomars Musayyebi, un Ensemble vocal accompagne le spectacle, apportant un peu de douceur et de lien, sous la direction musicale de Richard Wilberforce avec le violoniste Alexey Kochetkov, le ténor Benedict Flinn, la soprano Laurence Pouderoux, et avec une remarquable soprano née en Jordanie de parents palestiniens, Dima Bawab qui à un moment de tension chante de sa voix de cristal. La musique et certains chants a-cappella traduisent les sentiments y compris la colère, quand le violon devient de plus en plus nerveux ou que les claves et le santour montrent le bruit et la fureur intérieurs. « Dans mon village ils veulent faire une colonie…Cette terre a tant de valeur pour moi…Le sang de mon père est mêlé à la terre. »  A la fin la musique est couverte par le bruit des avions, deux grosses caméras tombent des cintres, on feuillette un album photo.

Le texte et le spectacle pourraient être sans fin, comme le conflit l’est, et le geste civique d’Amos Gitai n’y suffit plus en ce temps où les juifs orthodoxes et le gouvernement israélien virent à la droite extrême et développent à outrance leurs colonies. Ce constat d’impuissance évite la confrontation, et le symbole de la maison sous la direction du metteur en scène-réalisateur – anciennement architecte et fils d’architecte – même s’il reste au cœur des débats, est peut-être aujourd’hui, par la montée des extrémismes, insuffisant ou dépassé. Au-delà du témoignage l’angle de vue manque de précision. Chaque personnage défend un point de vue et même l’énumération des moments de conflit dans la région ne ramène pas à la raison. La construction du spectacle reste assez linéaire avec ses extraits de films, et l’échafaudage a dès le début presque déjà tout dit.

En 2019, Amos Gitai avait présenté au Théâtre de la Ville Letter to a friend in Gaza inspiré par Mahmoud Darwich, Yizhar Smilansky, Émile Habibi, Amira Hass, Albert Camus, puis Exils intérieurs en 2020 sur des textes de Thomas Mann, Hermann Hesse, Rosa Luxembourg, Antonio Gramsci, Else Lasker Schüler et Albert Camus (cf. nos articles ubiquité-cultures des 17 septembre 2019 et 11 octobre 2020). Que faire aujourd’hui alors que la construction de deux états est restée lettre morte et que la solidarité politique est plus qu’aléatoire ? Quel film tourner, quel spectacle monter, quel engagement prendre ? Quel est le rôle de l’artiste dans la société où il vit ? Telles sont les questions qui, en sortant du théâtre, tournent dans les têtes.

Brigitte Rémer, le 15 avril 2023

© Simon Gosselin

Avec : Bahira Ablassi, Dima Bawab, Benna Flynn, Irène Jacob, Alexey Kochetkov, Micha Lescot, Pini Mittelman, Kioomars Musayyebi, Menashe Noy, Minas Qarawany, Atallah Tannous, Richard Wilberforce – assistanat à la mise en scène Talia de Vries – adaptation du texte Marie-José Sanselme et Rivka Gitaï – scénographie Amos Gitaï assisté de Philippine Ordinaire – costumes Marie La Rocca assistée d’Isabelle Flosi – lumières Jean Kalman – son Éric Neveux – direction musicale Richard Wilberforce – collaboration vidéo Laurent Truchot – maquillage et coiffure Cécile Kretschmar – préparation et régie surtitres Katharina Bader – construction du décor atelier de La Colline.

Création à La Colline-Théâtre National, du 14 mars au 13 avril 2023, du mercredi au samedi à 20h30, le mardi à 19h30 et le dimanche à 15h30 – 15 rue Malte-Brun, 75020 Paris – métro Gambetta – tél. : 01 44 62 52 52 – site : www. colline.fr et différents rendez-vous, dont des projections eu Centre Georges Pompidou et au MK2 Beaubourg.

Dancefloor et Acid Gems

© Laurent Philippe – “Acid Gems”

Deux créations présentées par le Ballet de Lorraine, centre chorégraphique national : Dancefloor, chorégraphie Michèle Murray, scénographie Koo Jeong A, création sonore Gerome Nox – Acid Gems, chorégraphie Adam Linder, création musicale Billy Bultheel – à l’Opéra national de Lorraine, à Nancy.

Ces pièces composent le programme numéro deux, d’un triptyque dont le volet précédent a donné lieu à la création d’Air condition, une chorégraphie de Petter Jacobsson et Thomas Caley – sur une composition musicale signée d’Eliane Radigue-L’île Re-sonante. Elles viennent d’être présentées au public nancéien, au début du mois d’avril, avant que le Ballet de Lorraine ne parte en tournée, et célèbrent la virtuosité de ce grand Ensemble. La première partie de la soirée présente Dancefloor de la franco-américaine Michèle Murray, la seconde partie, Acid Gems de l’australien Adam Linder.

© Laurent Philippe “Dancefloor”

Dancefloor construit, avec les vingt-cinq danseurs et danseuses du corps de ballet, un langage où cohabitent formes et tempos, où chaque artiste apporte son expérience, sa présence et sa personnalité, modulant le temps et l’espace à son image. Au centre, un immense tapis blanc, le dancefloor, plancher en son sens premier et ici piste de danse devenue surface d’expérimentation, espace sacré de la danse et de la communauté des danseurs, en dehors duquel ils se posent par petits groupes, dans l’entre-deux de leurs interventions. Ils entrent dans la danse latéralement, souvent en solo, se rencontrent parfois en duo ou en trio. À certains moments tous emplissent l’espace dans leur créativité gestuelle, leurs bras sont comme des sémaphores. Un homme s’élance, chemise blanche en technique de lumière noire. Il tournoie avec rapidité, comme un félin, enchaînant les pirouettes, deux autres prennent le relais, pour un pas de deux ; d’autres se joignent à eux, certains s’immobilisent, quelques-uns tentent de s’approcher et de dialoguer, l’un propose l’autre esquisse une réponse, et chacun danse sa partition.

Un bourdonnement s’élève doucement, qui prendra dans l’installation sonore des allures de train et de voyage. Le tapis blanc se pare d’un cadre de dégradés subtils aux couleurs caméléon qui évoluent tout au long de la chorégraphie et délimitent le dedans-dehors – rose et pourpre de Tyr, bleu de l’aigue-marine ou couleur du lagon, blanc d’argent ou du glacier, vert presque transparent, jade ou émeraude, orangé. Une lumière crue tout à coup tombe comme une révélation. Un monde en mouvement se met en place dans un geste balancé, puis apparaît un solo sur une musique matière en fusion, lancinante, suivi d’un trio puis de quelques couples, mixtes ou non. Il y a comme une lame de fond ininterrompue dans ces entrées et sorties qui se fondent et s’enchaînent dans une belle énergie et fluidité. Les vocabulaires de la danse se mêlent, certaines séquences montrent des figures plus classiques, des sauts et des équilibres, les gestes s’arrondissent. Soudain une note se suspend, on entend le souffle du vent. Et tous se regroupent, certains portés sont exécutés tant par les femmes que par les hommes. Il y a de la délicatesse, de la lenteur, un travail de diagonale, des lignes droites.

© Laurent Philippe

L’un esquisse un geste qui fait contagion et s’étend. L’énergie épouse l’accentuation de la vitesse d’exécution et la montée de l’intensité sonore. Trois ou quatre danseurs tournent encore avant que tout s’arrête. Le son est à son maximum, comme un appel – des graves, quelques balancements, des sauts, des attitudes jusqu’à ce que le geste se suspende, soudainement, laissant au public le champ libre d’achever la phrase rythmique. Parallèlement aux variations des lumières, les costumes ont une palette de couleurs d’une grande douceur, les jeans déclinent les bleus à la lisière du gris, les tee-shirt sont de couleurs tendres beige, vieux rose, sienne. La scénographie, de l’artiste coréenne Koo Jeong – formée entre autres à l’École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris – décline le spectre des couleurs. Cette artiste développe sa carrière de plasticienne et son travail a fait l’objet d’un grand nombre d’expositions dans le monde dont à la Biennale d’Architecture de Venise, en 2014, dans le Pavillon Suisse.

© Laurent Philippe “Dancefloor”

Directrice artistique de la structure Play/Michèle Murray qu’elle a fondée en 2012, la chorégraphe s’est formée en danse classique à Düsseldorf, puis à New York auprès de Merce Cunningham ainsi qu’à Movement Research qui développe l’expérimentation. Elle a côtoyé de nombreux chorégraphes à Paris et collaboré à différents projets chorégraphiques en tant qu’interprète – notamment auprès de Bernardo Montet au CCN de Tours, de Didier Théron à Montpellier et de L’art not least à Berlin. À partir de l’année 2000, la chorégraphe développe son travail personnel au sein de la compagnie Michèle Murray, qui s’est appelée huit ans plus tard Murray/ Brosch Productions pour sceller sa collaboration artistique avec Maya Brosch. À partir de la création de sa compagnie Michèle Murray recentre son travail sur le corps et la danse en collaboration avec d’autres artistes – elle a entre autres créé en 2018 un atlas chorégraphique pour sept danseurs, Atlas/Études, composé de dix courtes pièces, pour le festival Montpellier Danse. Elle enchaîne la création de pièces : en 2020, Wilder shores, pour six danseurs, sur une composition live électronique de Gerome Nox et Empire of Flora, pièce pour quatre danseurs et une DJ. En 2022, elle travaille sur un projet pour un espace muséal qu’elle intitule Duos-Collisions et combustion, une collection chorégraphique pour le musée, et l’a présenté pour la première fois au Brandenburgisches Landesmuseum für Moderne Kunst dans le cadre du programme Dance in Residence Brandenburg en Allemagne.

© Laurent Philippe – “Acid Gems”

La seconde chorégraphie de la soirée, Acid Gems, d’Adam Linder explore les styles et les influences. Le chorégraphe s’inspire ici de la pièce Les Joyaux, de Georges Balachine, créée en 1967 et entrée au répertoire de l’Opéra de Paris en 2000 dans des décors et costumes de Christian Lacroix. D’origine russe – la musique originale était d’Igor Stravinsky – Balanchine avait ensuite fondé le New-York City Ballet en 1948, haut lieu de l’expérimentation auquel Jerome Robbins avait été associé. Dans Les Joyaux, Balanchine faisait référence à la formation des pierres précieuses et à son lent processus de cristallisation, donnant naissance à un matériau aux multiples et éclatantes facettes. Il rendait aussi hommage aux trois grandes écoles de danse auxquelles il avait appartenu et dont il s’était imprégné, la russe son lieu d’origine, l’américaine et la française où il avait été maître de ballet quelques mois à l’Opéra de Paris en 1947 où il avait, entre autres, créé Le Palais de cristal. Adam Linder poursuit sa recherche sur l’hybridation des danses et leur évolution à travers les corps. Deux chaises hautes d’arbitre qu’on trouve sur les courts de tennis font partie de la scénographie, deux danseurs y sont installés, face à l’écran et de trois-quarts pour le public, un tissu devant les yeux opacifiant leur regard. Des couleurs vives tant dans les éclairages qui se succèdent que dans les costumes très élaborés qui semblent relever de l’Op Art, vert, jaune, rose relevant de l’illusion optique. Ici, tous les danseurs sont liés et comme flottant dans une bulle de verre, la composition des ensembles ressemble à des pistils. Il y a une grande sophistication, recherche et raffinement et tout est au cordeau créant imbrications et enchevêtrements des danseurs, comme éléments d’une sculpture et croisant les styles, qui allient aussi, dans l’esprit, le musical hollywoodien et le jazz en une construction savante de la chorégraphie.

© Laurent Philippe – “Acid Gems”

Né à Sydney Adam Linder débute sa carrière de danseur au Royal Ballet School de Londres puis collabore avec la Michael Clark Company et la compagnie Damaged Goods de Meg Stuart où il expérimente le domaine des arts visuels. Il a présenté en Europe et aux États-Unis différentes pièces dont Parade en 2013, Auto Ficto Reflexo en 2015, The Want en 2018 et Loyalty en 2021, toujours saluées par la critique. Le chorégraphe est aussi artiste plasticien et présente ses œuvres visuelles dans des galeries et musées. Il vit et travaille à Berlin et prépare actuellement un solo pour le Museum of Contemporary Art Australia de Sydney. Adam Linder construit une poétique du plateau en mêlant les styles et en lançant des harmonies de couleurs affirmées. On retrouve dans sa proposition chorégraphique les émeraudes, rubis et diamants et les vitrines flamboyantes des bijouteries de la Cinquième Avenue qu’évoquait Balanchine. Le dépouillement de la scénographie met d’autant en relief l’espace et le tracé de la chorégraphie qui devient comme une œuvre d’art totale, c’est techniquement virtuose.

Les deux chorégraphies présentées à l’Opéra de Nancy par le Centre Chorégraphique National-Ballet de Lorraine, quoique de nature très différentes, mettent en valeur la virtuosité des danseurs, leur liberté et énergie pour la première, Dancefloor, signée de Michèle Murray ; la construction de la complexité d’un ballet pour la seconde, Acid Gems, signée de Adam Linder, et la célébration des trois grandes écoles de danse – Saint-Pétersbourg, New-York et Paris. Les motifs dansés, dans un cas comme dans l’autre, célèbrent le corps et mettent en mouvement le grand ensemble des danseurs qu’il faudrait tous citer, pour leur virtuosité..

Depuis plus d’une dizaine d’années Petter Jacobsson poursuit sa mission de création et d’expérimentation en invitant les plus grands chorégraphes. Il inscrit aussi au répertoire du Ballet de Lorraine de nombreuses reprises permettant de les présenter au public en France, en Europe et partout dans le monde, Twyla Tharp, Trisha Brown, Ester Szalamon et Merce Cunningham, entre autres. Chaque chorégraphie apporte sa réponse, dans le temps de la création qui lui est imparti, à la question philosophique du pourquoi on danse, comment évolue le geste, comment penser et décoder le monde par le mouvement.

Brigitte Rémer, le 9 avril 2023

Dancefloor – chorégraphie Michèle Murray – scénographie Koo Jeong A, invitée dans le cadre du dispositif Artiste associé avec le Centre Pompidou-Metz – musique Gerome Nox – collaboration artistique Alexandre Bachelard, Maya Brosch, Marie Leca – pièce pour 25 artistes chorégraphiques. – Acid Gems – chorégraphie Adam Linder – création musicale Billy Bultheel – lumières Shahryar Nashat – costumes Antonin Tron – pièce pour 16 artistes chorégraphiques

Les 1eravril à 20h, 5, 6 et 7 avril, à 20h. Ballet de Lorraine-Centre chorégraphique national, 3 rue Henri Bazin 54000 Nancy – site : www.ballet-de-lorraine.eu – tél. : 03 83 85 69 00 – En tournée : Vendredi 21 et samedi 22 avril 2023, New York/Etats-Unis – NYU Skirball Center for the Performing Arts, For Four Walls, chorégraphie Petter Jacobsson et Thomas Caley – Cela nous concerne tous (This concerns all of us), chorégraphie Miguel Gutierrez – Jeudi 4 mai 2023, Valenciennes, Le Phénix Scène nationale Static Shot, chorégraphie Maud Le Pladec – Decay, chorégraphie Tatiana Julien – For Four Walls, chorégraphie Petter Jacobsson et Thomas Caley. Lundi 22 mai 2023, Paris – Musée de l’Orangerie, Danse dans les Nymphéas Twelve Ton Rose, chorégraphie Trisha Brown – Access to pleasure, chorégraphie Petter Jacobsson et Thomas Caley – Mercredi 28 juin 2023, Paris, Le Carreau du Temple, Discofoot, chorégraphie Petter Jacobsson et Thomas Caley – Samedi 1er juillet 2023, Nantes/Cours Franklin Roosevelt, « Nuit du Voyage à Nantes » Discofoot, chorégraphie Petter Jacobsson et Thomas Caley – Lundi 10 et mardi 11 juillet 2023, Paris, Musée du Louvre, Festival Paris l’été, Static Shot, chorégraphie Maud Le Pladec.

Biennale internationale des arts de la Marionnette 2023

Visuel Loïc Le Gall

Du 10 mai au 4 juin se déroulera la 11ème édition de la Biennale internationale des arts de la marionnette (BIAM), à Paris et dans de nombreuses villes d’Île-de-France. Le Mouffetard – Centre National de la Marionnette que dirige Isabelle Bertola en assure la programmation et développe de nombreux partenariats institutionnels et artistiques.

Né en 2001 en coopération avec le Parc de La Villette, la Biennale est devenue un incontournable de la discipline, les artistes de tous pays s’y rencontrent. C’est une vitrine sur l’art de la marionnette qui permet de faire le point sur la création et de montrer la diversité et la richesse de ce domaine artistique souvent resté mal aimé car mal connu.

Une programmation dense et éclectique s’annonce dans sept structures à Paris et vingt en Île-de-France. Très active, la ville de Pantin participe pour la huitième fois à la Biennale et accueille des spectacles dans tous les lieux culturels de la ville. De nombreux coproducteurs, soutiens et partenaires sont partie prenant dans la manifestation. Trente-trois compagnies françaises et internationales y seront accueillies pour donner trente-neuf spectacles et cent trente-deux représentations.

Un coup de projecteur sera donné cette année sur l’univers singulier d’une artiste italienne, Marta Cuscunà qui lancera la manifestation le 10 mai au Carreau du Temple avec son spectacle Sorry, Boys, et présentera deux autres spectacles, Il Canto della caduta, à Pantin et La Simplicita ingannata au Mouffetard.  Deux autres Focus mettront l’accent sur le travail de deux compagnies :  La Agrupación Señor Serrano, de Barcelone, qui mêle performance, texte, vidéo, son, à travers Birdie présenté à Pantin et The Mountain à Choisy-le-Roi, et la compagnie Tro-héol fondée en 1995 par Daniel Calvo-Funes et Martial Anton, avec Everest, programmé à Pontault-Combault et Scalpel suivi de Plastic, à Montreuil.

Un programme labellisé « Olympiade culturelle par Paris 2024 », OMNI-objet marionnetique non identifié/ présences sportives, annonciateur des JO présentera six spectacles sur la thématique du sport, des créations inédites qui célèbrent l’olympisme – sur dix sélectionnés dans ce cadre – À vous les studios / compagnie Les Maladroits –  Footcinella / compagnie La Mue/tte –  Hand Hop / Scopitone et Cie – Sport en boîte / compagnie Randièse – Podium / Rodéo Théâtre et Rebonds / Compagnie Alinéa.

De nombreuses autres compagnies sont programmées dans les différents lieux de la Biennale et présenteront leurs spectacles, nous ne pouvons toutes les citer. Un Bal Marionnettique clôturera l’événement, le 3 juin au Théâtre des Quartiers d’Ivry, mené par la compagnie Les Anges au plafond dans une mise en scène de Brice Berthoud. Des rencontres, échanges et conférences se tiendront au Mouffetard. « Objets inanimés avez-vous donc une âme ? » Réponse du 10 mai au 4 juin 2023, avec la Biennale internationale des arts de la Marionnette.

Brigitte Rémer, le 7 avril 2023

11ème Biennale internationale des arts de la Marionnette – Le Mouffetard-CNMa, 73 rue Mouffetard, 75005. Paris – métro : Place Monge (ligne 7) ou Cardinal Lemoine (ligne 10) – site : www.lemouffetard.com – tél. : 01 84 79 44 44 – email : contact@lemouffetard.com – La conférence de presse annonçant la manifestation s’est tenue le 22 mars 2023, au Carreau du Temple.

Premier Amour

© Thomas O’Brien

Texte de Samuel Beckett – réalisation Dominique Valadié et Alain Françon, Théâtre des nuages de neige – avec Dominique Valadié, à La Piccola Scala, Paris.

Depuis plus de deux mois Alain Françon a investi La Scala en présentant sa nouvelle création de En attendant Godot, un magnifique travail réalisé avec des acteurs hors-pair devant une toile peinte et un arbre à deux feuilles. « Tu aurais dû être poète… » dit Vladimir à Estragon qui lui répond : « Je l’ai été. Ça ne se voit pas ? »

Alors que Godot se termine juste, Alain Françon a co-adapté et mis en scène avec Dominique Valadié sa compagne, dans la petite salle de La Scala, une nouvelle de Beckett écrite en 1945, traduite et publiée par les Éditions de Minuit en 1972 seulement, qui a l’audace de s’intituler Premier Amour, titre qu’il emprunte à Tourgueniev. Irlandais d’origine, Beckett est à la veille de ses quarante ans et pour la première fois écrit en français. Oublions Tourgueniev et écoutons ce texte porté ici par une femme, l’excellente Dominique Valadié, ce qui donne un peu de distance au propos et de baume au cœur. Mais cela suffit-il à faire théâtre et tout texte, y compris d’un immense écrivain, est-il bon à prendre ?

Au premier degré, derrière les grincements beckettiens, d’ordinaire pleins de son abstraction poétique, on est face à une bonne couche de misogynie, causticité, provocation, insolence et sarcasme. Vous avez dit humour ? Chez Beckett l’humour est féroce et ici, rien n’a de prise sur le personnage. « Une écriture simple et précise, un portrait de l’homme moderne » dit l’éditeur dans la publication du texte. Cet-homme-moderne-là qui narre à la première personne et par le menu sa rencontre puis sa liaison avec une prostituée, homme déclassé comme les aime l’auteur dans le sillage de Joyce et d’autres, n’a rien d’exaltant. Obligé de quitter la maison familiale au décès de son père, il devient comme une âme errante, au propre comme au figuré, s’allonge sur les bancs d’un parc où il essaie de vivre sa vie, et parle au passé simple.

Le prix Nobel de littérature attribué en 1969 aime à nommer l’innommable mais la distance décalée par l’interprétation de l’actrice jouant le personnage-homme à la première personne, permet de poser un peu de douceur et d’ironie sur les ruminations de son personnage, ex-agoraphobe. Pantalon et veste noire, debout les mains dans les poches ou assise sur une petite chaise bleue, livre en mains, Dominique Valadié nous fait naviguer dans le jeu de construction de l’écriture : « Cette phrase a assez duré… » dit-elle avec détachement face à deux prompteurs du fond de la salle. Au sol, un pantalon, une veste et un chapeau melon, celui de Vladimir sûrement, les godasses élimées d’Estragon, la valise de Lucky, sont posés comme une dépouille ou comme une ombre. Et quand l’actrice met ses lunettes noires, comment ne pas penser à Hamm, dans Fin de partie. À la recherche des dates de naissance et de mort de son père, le personnage s’interroge sur le choix de sa propre épitaphe. On est entre la figure des vivants et la figure des morts… et quand il emboîte le pas de la dame rencontrée dans le parc il se contente de faire l’inventaire de son logis sous les toits, de ses affaires empilées, de parler tuyauterie, de l’entendre recevoir ses clients, d’être le futur père d’une progéniture qu’il ne reconnaît pas et qui l’obligera à déguerpir, à s’enfuir. Le détachement est glacé, l’inhumanité extravagante, l’ambigüité redoutable. Même la jacinthe rose qu’elle lui apporte, à sa demande, aurait dû être bleue…

D’autres acteurs et metteurs en scène se sont frottés à ce texte, tous hommes, entre autres Jean-Quentin Châtelain, Michael Londsdale et Sami Frey. La désincarnation transfigurée par Dominique Valadié nous permet ici de supporter l’avalanche du non-sens et des non-mots d’un anti-héros peu glorieux. Quand Beckett met son cap au pire dans la dérision, le dérisoire et le déraisonnable avec cette voix qui va et vient, parfois triviale souvent désabusée, on aimerait bien oser brûler les idoles.

Brigitte Rémer, le 6 avril 2023

Jusqu’au 19 avril à 19 h 30, mardi et mercredi, les 7, 8, 14 et 15 avril. 14 h 30 le dimanche. La Scala, 13, boulevard de Strasbourg, 75010 Paris – métro Strasbourg Saint-Denis – www.lascala-paris.com – tél. : 01 40 03 44 30

Le Silence et la peur

© Simon Gosselin

La vie, la musique et l’engagement de Nina Simone – Texte et mise en scène David Geselson, Compagnie Lieux-dits, au Théâtre de la Bastille, en français et en anglais surtitré.

 « Toute ma vie j’ai voulu crier mon sentiment d’être emprisonnée. Je connais le silence qui crée cette prison, comme chaque Noir le connaît » disait Nina Simone, en 1967. Pianiste, chanteuse, compositrice et arrangeuse, elle est dans le premier carré des plus grandes chanteuses de jazz de l’histoire avec Ella Fitzgerald, Sarah Vaughan et Billie Holiday. Son style singulier est issu de la fusion de chansons gospel, du jazz et de la pop avec la musique classique. Derrière son exceptionnel talent musical, le spectacle témoigne de son parcours personnel et de son engagement face au racisme et à la ségrégation dont elle a comme tant d’autres, été victime, mêlant réalité et fiction. Issue d’une lignée Cherokee ayant survécu au génocide des Amérindiens – son arrière-arrière-grand-père était un esclave noir africain, Nina Simone était devenue l’une des porte-voix du mouvement afro-américain pour la défense des droits civiques. On la voit ici crier son indignation.

Peu de musique et peu de chant au cours du spectacle, une présence exceptionnelle de l’actrice qui interprète le rôle de Nina Simone Dee Beasnael, Américaine d’origine ghanéenne s’exprimant en anglais – pour laisser percevoir le talent, les misères, les troubles et les rébellions de cette grande figure iconique, au gré des situations et des rencontres avec les personnes-clés de sa vie. Le salon-salle à manger est déjà habité avant que le public s’installe, un canapé, une grande table et des chaises, un miroir et de petites lampes d’atmosphère. La scénographie de Lisa Navarro et les lumières de Jérémie Papin se modulent au fil de l’action laissant un espace vide pour certains monologues où Dee Beasnael, face au public, nous prend violemment à témoin.

© Simon Gosselin

Il y a de la fluidité dans les entrées et sorties des personnages, cinq acteurs d’un générique métissé et bilingue arrivant de différents points pour prendre place dans ce cruel manège de la vie et de l’Histoire qui s’inscrit chronologiquement dans cette biographie : le père de Nina Simone, John (Kim Sullivan), son premier amour Edney qui devient Andy le manager qu’elle épouse et dont le langage se transforme en violence (Jared McNeill), sa professeure de piano, Muriel (Laure Mathis) chemisier blanc et jupe rose plissée, actrice dans Doreen, le précédent spectacle de David Geselson, son mari, Jean-Louis (Elios Noël) qui avait collaboré à la mise en scène. Avec eux on refait l’histoire de l’esclavage, notamment transatlantique : les Amérindiens décimés par l’arrivée des Européens porteurs d’épidémies comme la variole à la fin du quinzième siècle, début du seizième, Christophe Colomb croyant découvrir les Indes alors qu’il s’agissait d’îles de l’archipel américain des Caraïbes, un peu plus tard la Barbade, « terre volée » découverte par les Portugais, la traite des Noirs tout au long de l’histoire jusqu’à l’abolition, en 1865.

Enfant prodige, Eunisse Kathleen Waymon (1933-2003), qui deviendra plus tard Nina Simone, accompagne sa mère, prédicatrice méthodiste et qui joue de l’harmonium à l’église, dès l’âge de quatre ans. Mais c’est la musique classique qu’elle apprend très tôt et qui la captive, Bach, Debussy et tous les autres pour lesquels elle manifeste un véritable talent. À sept ans elle veut devenir pianiste concertiste, le racisme l’en empêchera mais la jeune pianiste est remarquée par la patronne de sa mère – qui travaille aussi comme femme de ménage depuis le krach financier de 1929 – et qui lui conseille d’encourager les dons de sa fille. Elle rassemble l’argent pour payer ses cours de piano et la présente à Muriel dite Miss Mazzy qui devient pour elle comme une seconde mère, « ma mère blanche » dit-elle, et c’est elle, Miss Mazzy qui ouvre le spectacle. Pendant six ans, tous les samedis matin, Eunisse se rend chez elle pour travailler. A quatorze ans elle quitte la maison et part se perfectionner, mais à dix-huit se voit refuser une bourse d’étude à l’Institut Curtis, institut supérieur de musique de Philadelphie, alors qu’elle est déjà brillantissime, acte raciste probable.

© Simon Gosselin

Elle visait à être la plus grande concertiste noire américaine, son rêve s’écroule, elle est alors prête à tout laisser tomber. Elle assure des petits boulots, dans un labo photo, donne des cours, travaille dans un bar et finalement fait son premier concert dans un club minable, à Atlantic City où elle joue du piano et où n’ayant pas consenti à chanter, ne sera tout bonnement pas payée. Pour que ses parents ne la repèrent pas elle change de nom, c’est là qu’elle devient Nina Simone – Nina en référence à Niña, petite fille en espagnol surnom que lui avait donné un ami et Simone en hommage à l’actrice Simone Signoret qu’elle admirait après l’avoir vue dans Casque d’or. Un peu plus tard, elle joue et chante de sa voix envoûtante dans différents clubs, mélangeant gospel, jazz, blues et classique, c’est à cette période qu’elle est repérée par un label qui vient la chercher pour l’enregistrement d’un morceau de Porgy and Bess. Ce sera son premier vrai succès.

À partir des année 1960 elle s’engage dans le mouvement de défense des droits civiques et sa musique est très influente dans la lutte pour l’égalité des droits que mènent les Noirs américains aux États-Unis. Elle restera pour eux une source d’inspiration. « Européens, Occidentaux, nous sommes aussi les héritiers de ces blessures, infligées ou subies » dit David Geselson, auteur et metteur en scène qui raconte ce destin plein d’embûches. Nina Simone arrive à New-York en 1958 et se produit dans les clubs branchés de Greenwich Village avec un répertoire éclectique. Le 12 avril 1963, c’est au Carnegie Hall qu’elle se produit, le jour où Martin Luther King est arrêté à Birmingham, en Alabama.

Parallèlement à ce morcellement du monde et à ses clivages, sa vie se morcèle dans la complexité de sa carrière jusqu’à ce qu’on la déclare souffrir de troubles dissociatifs de la personnalité pour lesquels elle sera hospitalisée en 1986. Elle s’est séparée de son mari et manager violent, qui a géré les ressources du ménage à sa manière et sans déclaration. Elle s’est emportée contre son père qu’elle soutenait financièrement après lui avoir dit ses quatre vérités et n’assistera pas à son enterrement. Guidée et accompagnée par sa professeure de musique, sa bonne étoile, détruite, elle s’installe à la Barbade et porte cette « cicatrice qui ne guérit pas… » Miss Mazzy et son époux lui redonnent confiance en remontant le temps pour elle, avec tendresse : « Tu es devenue Nina Simone, Anubis ! » cette figure entre chien, loup et chacal à demi-sauvage qu’on trouve dans les nécropoles, Nina Simone… « Ils ont eu ma peau avec le poison de la peur » répond-elle. Elle fait quelques allers-retours en France avant de s’y installer en 1993, près d’Aix-en-Provence où elle passera les dernières années de sa vie.

© Simon Gosselin

L’écriture de David Geselson témoigne et interprète, croisant le réel et l’imaginaire. Autour de Nina Simone, la figure du père en commandeur, lui offrant du Bach à chaque anniversaire et qui plus tard sait tirer profit de sa notoriété ; son manager qui l’épouse pour mieux l’emprisonner et exploiter son talent, son argent ; elle, dans le parti-pris de la vie qui choisirait plutôt la maternité aux incessantes tournées. « Je vis là entre ces deux mondes, noir et blanc. Je suis et en même temps ce n’est pas moi… » Elle avance en essayant de se protéger de la peur qui l’aura toujours habitée et de conjurer la barbarie du monde. Sa colère est immense, l’actrice ici l’exprime avec énergie et conviction selon l’angle de vue choisi par le metteur en scène, celui du projecteur braqué sur les blessures, la discrimination et la ségrégation, l’exploitation des humains et l’esclavage, y mettant toutes les références, de Malcolm X, à Luther King en passant par Nelson Mandela.

Le Silence et la peur nous place sur son chemin d’émancipation et les combats d’une femme blessée, sa descente aux enfers, « Je suis un cygne noir »  dit-elle. Sa voix de velours tourne dans nos têtes, même si le spectacle ne nous l’offre pas : My Baby Just Cares for Me sa chanson d’amour emblématique, Mississipi Goddam la déchirante chanson de son premier enregistrement chez Philips, en réponse à l’assassinat d’un défenseur des droits de l’homme, Medgar Evers et à un attentat dans un église baptiste de Birmingham ayant tué quatre enfants Noirs. Sans oublier Ne me quitte pas en version française. Les acteurs sont souvent face public, un brin statique, mais l’essentiel est là avec la culpabilité blanche qui s’inscrit en creux et la leçon de vie d’une grande Dame courageuse et talentueuse, Nina Simone, qui a su donner du sens à sa vie et à sa musique « Ne plus avoir peur, c’est ça la liberté… » conclut-elle.

Brigitte Rémer, le 5 avril 2023

Avec : Dee Beasnael, Jared McNeill, Elios Noël, Kim Sullivan et Laure Mathis en alternance avec Marina Keltchewsky (qui jouera les 20, 21 et 22) – assistants à la mise en scène Shady Nafar (création), Julien Fisera (tournée) – scénographie Lisa Navarro – assistante scénographie Margaux Nessi – lumières Jérémie Papin – assistante lumières Marine Le Vey – régie lumières Rosemonde Arrambourg – vidéo Jérémie Scheidler – Assistante vidéo Marina Masquelier – régie vidéo  Julien Reis – son Loïc Leroux – régie son Adrien Wernert – costumes Benjamin Moreau – réalisation costumes Sophie Manac’h – régie générale Sylvain Tardy – traduction Nicolas Elliott et Jennifer Gay – construction décors Ateliers décor du Théâtre de la Cité/CDN Toulouse-Ocitanie.

Du 16 au 27 mars 2023 à 20h30, dimanche 26 mars à 17h, relâche le dimanche 19 mars et le jeudi 23 mars – au Théâtre de la Batille, 76 rue de la Roquette, 75011. Paris – tél. : 01 43 57 42 14 – site : www.theatre-bastille. com

Le Cabaret des absents

© Christophe Raynaud de Lage

Texte et mise en scène François Cervantes, compagnie L’Entreprise, à la MC93 Bobigny.

La pièce est liée à la ville de Marseille où la compagnie L’Entreprise a élu domicile au sein de la Friche Belle de Mai, depuis bientôt vingt ans. Son inspiration est liée à l’histoire d’un autre lieu emblématique de la ville, le Théâtre du Gymnase, monument protégé inauguré en 1804 et concurrent de l’Opéra, actuellement fermé pour travaux. François Cervantes s’empare de sa légende et il en fait le matériau du Cabaret des absents, qu’il écrit et met en scène. Il y mêle la vie, le conte et la réalité d’un lieu où se sont produits artistes de cabaret, illusionnistes et magiciens en tout genre, lieu abandonné et en 1980, destiné à la destruction. Il y mêle le va-et-vient de personnages singuliers et de numéros tels qu’ils se pratiquaient alors, et qui ont accompagné la première renaissance du bâtiment grâce au financement d’un milliardaire américain, Armand Hammer, roi d’une compagnie pétrolière.

Il n’y a pas d’histoire, au sens de linéarité ou de chronologie. Il y a des bribes, des séquences, des reliefs et des impromptus. Le spectacle est choral, six acteurs y apparaissent et disparaissent, plein de l’espièglerie des tours de magie et des bonnes blagues qui tentent d’abolir les barrières du théâtre, il y a un oiseau blanc. En remontant l’histoire vraie et/ou fantasmée, en 1897, le théâtre avait ouvert ses portes à un couple d’étrangers cherchant à s’abriter un soir d’orage, probables exilés venant de Corfou ou d’ailleurs, en partance pour les États-Unis. L’ouvreuse leur avait proposé d’entrer se mettre au chaud et donné la possibilité de regarder La Dame aux camélias. La naissance d’Armand sur le sol américain se superposa avec cet instant suspendu. Des années plus tard quand Tagada, l’enfant abandonné par des parents repartis en Kabylie, pénètre dans le théâtre, il est émerveillé, le fils de la gardienne le lui fait visiter, avant que ses parents tout à coup, à la fin du spectacle, ne réapparaissent.

Les numéros défilent et les portraits se croisent, le metteur en scène parfois prend à partie le public en rallumant la salle. Ainsi un homme travesti, vêtu d’une longue robe noire et monté sur cothurnes s’avance et chante en play-back avant de s’effondrer, comme s’effondre le théâtre. Il/elle interprète Vivant poème de Barbara : « Va, ce monde, je te le donne. Va, jamais n’abandonne. C’est vrai qu’il n’est pas à l’image des rêves d’un enfant de ton âge, je sais… » puis Aznavour : « J’habite seul avec maman, dans un très vieil appartement… » Les échos de la ville nous arrivent tels des résurgences, les gens du quartier se dessinent, une urbaniste commente et fait référence à l’explosion de la rue d’Aubagne située à quelques encablures, au canapé toujours posé devant l’immeuble, au procès en cours. Un vieil Algérien, un chauffeur de taxi, se racontent. Tout à coup apparaît un magicien, derrière le rideau, en fond de scène. Tel un savant cosinus il s’élance, hirsute, pour faire danser trois cordes de tailles différentes. Il y a la délirante séquence d’un dîner au théâtre qu’ont gagné Robert et sa femme installés sur un petit praticable à roulettes, repas servi par le régisseur en chef. Le moment est burlesque quand les choses se délitent après avoir fait chabrot et que la femme attrape les restes de son assiette et les verse dans son sac. La coulisse où se déroule le repas ressemble à un champ de bataille et Ionesco n’est pas loin. Cette scène prélude à l’entrée en piste de la soubrette et à l’apparition de la légendaire Arletti – femme clown emblématique de la compagnie où, de spectacle en spectacle elle polit son répertoire. Armées de seaux et de balais, la séquence des femmes de ménage est savoureuse dans le décalage des temps et des rationalismes, Arletti mène la danse, la voilà qui glisse, se rétablit, rit, soliloque, se désarçonne. « On pourrait faire beaucoup de choses si on nous le demandait » ironise-t-elle. Il y a l’ouvreuse du théâtre et Tagada devenu grand qui chante au théâtre dont il a repris la direction. Leurs entrées sur scène sont autant de numéros de cabaret.

© Christophe Raynaud de Lage

Quand le fil de l’histoire reprend, de loin en loin, le spectacle s’interroge sur la présence au théâtre, ce qu’il y a de plus fragile et précieux, et face à ce vieux bâtiment se demande ce que sont devenus tous ces gens qui étaient passés par là. D’autres moments sont de pur délire comme cette séquence de l’oiseleur enchanteur « mes oiseaux, les bergeronnettes de la terrasse » où des bouquets de plumes blanches voltigent partout dans l’espace scénique et recouvrent le sol du plateau et les personnages « à en rendre jaloux un vieux pigeon qui revendique le partage des territoires… »  Chansons et musiques de différentes sources accompagnent les séquences et arrivent, comme une vague faisant entendre sa houle. On reconnaît Arvo Pärt dans la partie finale.

Comme un coureur de fond François Cervantes poursuit son travail au regard affûté à travers une ville, Marseille, son quotidien et son franc-parler populaire, son énergie et sa fantaisie, ses métissages. Toutes les géographies s’y croisent : « Espagnols sans Espagne, Chinois sans Chine, paysans sans terre, marins sans bateau… » La mosaïque des numéros de cet étrange cabaret finit par composer le portrait de la ville et par nous parler du monde. L’un de ses précédents spectacles, Le rouge éternel des coquelicots portait la parole de Latifa Tir, marocaine d’origine chaouïa sur la naissance des quartiers Nord, à Marseille. Derrière, l’auteur et metteur en scène s’interroge sur la place du théâtre dans nos vies et quand il reprend des éléments et figures de théâtre déjà explorées, comme la clown Arletti, il les fait avancer d’une étape. Catherine Germain est brillante avec ce personnage qu’elle développe et approfondit à ses côtés depuis la création de la compagnie, en 1986. Dans ce Cabaret des absents cinq autres comédiens se métamorphosent en de nombreux personnages – Théo Chédeville, Louise Chevillotte, Sipan Mouradian, Sélim Zahrani et Emmanuel Dariès, cofondateur du Cirque Désaccordé, magicien, illusionniste. Tous décalés dans des histoires de vie anonymes et banales dont ils interprètent quelques bribes. On aurait parfois aimé les connaître un peu plus, l’esquisse, due entre autres à la multiplicité des personnages entraîne comme un manque d’épaisseur et la forme, un certain systématisme dans la succession des numéros qui s’enchaînent.

Le Cabaret des absents a été créé pendant le confinement sur le lieu même dont il parle, au Théâtre du Gymnase de Marseille, puis présenté au festival d’Avignon off 2022. Il poursuit sa route.

Brigitte Rémer, le 5 avril 2023

Avec : Théo Chédeville, Louise Chevillotte, Emmanuel Dariès, Catherine Germain, Sipan Mouradian, Sélim Zahrani – création son et régie générale Xavier Brousse – création lumière Christian Pinaud – régie lumière Nicolas Fernandez – régie plateau Yann-Kévin Berger – création costumes, masques et perruques Virginie Breger

Du 22 au 26 mars 2023 à 20h, samedi à 18h, dimanche à 16h, à la MC93 Bobigny – métro : Bobigny Pablo Picasso – site : mc93.com – tél. : 01 41 60 72 72.

Nos ailes brûlent aussi

© Christophe Raynaud de Lage

Texte et dramaturgie Sébastien Lepotvin et Myriam Marzouki – Mise en scène Myriam Marzouki, spectacle en français et arabe surtitré – à la MC93 Bobigny/Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis.

Où en est-on des désillusions, après utopies et espoirs qu’avait suscité la révolte de 2011, en Tunisie et qui avait fait contagion dans une bonne partie du Maghreb et du Moyen-Orient ? Dans Nos ailes brûlent aussi, entre l’intime et la mémoire collective, Myriam Marzouki et Sébastien Lepotvin posent la question et refont le parcours à l’envers. Rewind.

Nous sommes dans l‘avion du Président Ben Ali, tous les clignotants sont au rouge, au propre comme au figuré. Survolant le pays il demande des nouvelles au ministre de la Défense puis au  ministre de l’Intérieur. On lui ment tout d’abord, jusqu’à ce que la tension soit telle qu’il devient impossible de lui cacher la réalité. Bande son et images, lumières rouges sur les ailes de l’avion, obscurité du tarmac. Le soulèvement est en cours. Harangues et revendications de liberté montent en un seul cri. La rue est en colère. Horreya ! Liberté ! Puis c’est l’euphorie absolue quand le politique s’efface au profit de la voix du peuple, si désespérée. Le spectacle nous mène en sa première partie dans un étroit passage entre pleins pouvoirs et dictature, liberté de paroles et recherche de démocratie à travers un véritable soulèvement populaire ; il nous mène en sa seconde partie dix ans plus tard, en 2021, vers de nouveaux désespoirs.

© Christophe Raynaud de Lage

Sur scène, deux acteurs et une actrice traversent ces moments avec intensité et espérance, et nous les font percevoir. A Sidi Bouzid un homme s’était immolé par le feu quelques semaines avant le 14 janvier 2011, point de départ et d’embrasement des révolutions. Il avait pour nom Mohamed Bouazizi et était marchand ambulant. Le titre du spectacle, Nos ailes brûlent aussi, vient de cette immolation. Que de désarroi devant des années d’injustices et de corruption accumulées. La révolte entraîne davantage encore d’arrestations arbitraires et actes de torture, pour rien, pour un graffiti sur un mur, pour un beau-frère syndicaliste. « Tu ne sais pas pourquoi on te frappe. » « J’ai reçu l’ordre » s’entend-on répondre. Chagrin. Rébellion. Persuasion. Colère. Les acteurs arpentent la scène, de cour à jardin dans le vent, les bruits et les silences.

La liste des morts et des blessés ne sera connue que bien longtemps plus tard, pas sûr qu’elle soit complète. Les avis divergent sur le sujet des martyrs, nuit noire et hérésie pour les uns, lumière pour les autres, « gloire aux martyrs ! » pourtant, pour leurs mères, ils sont morts. « Ici, l’espoir est un mirage, on devient fou… mais on l’a fait ! » diront-ils plus tard. Ils sont encore étonnés de cette puissance et de cette unité vers la recherche d’un but commun, la liberté et la justice sociale. Mais l’unité dure peu et les égoïsmes personnels guettent d’un côté, les politiques oublient leurs promesses et leurs engagements, d’un autre côté.

© Christophe Raynaud de Lage

La seconde partie nous place devant le présent, en 2021 et cherche où se trouve l’espoir. Constat sévère :  le Président, aujourd’hui Kaïs Saïed, suspend le Parlement, dissout le Gouvernement, prend les pleins pouvoirs. Une pluie de terre tombe du ciel et les terrasse, la terre du pays. 2021, La pauvreté est toujours là et les chômeurs nombreux, la liberté d’expression continue à être bafouée. Reste le désenchantement. « On est des morts-vivants. Nos chômeurs brûlent. Nos rêves brûlent… » Le président se construit les pleins pouvoirs, parfois il s’absente même de la scène publique et, si on ne change pas le passé, « on y a cru, mais aucune victoire n’est venue jusqu’à nous » disent-ils. « L’ange du peuple s’est replié sur lui-même. Il attend que l’Histoire reprenne. »

Sur scène, les mêmes sièges qu’au début du spectacle ressortent, tout s’est figé.  La fin se passe dans le silence, la vie tente de reprendre son cours, des images nous le montrent. L’écran se remplit d’écritures en langue arabe, liberté d’expression. Ce grand écran à l’arrière du plateau, dont les images discontinues éclairent la situation, nous mène du dedans au dehors et décline son poème visuel (création vidéo et sonore Chris Felix Gouin, création des images Fakhri El Ghezal) – le mur égratigné, d’un bleu griffé, la Méditerranée qui caresse la côte etc. Le plateau, bel espace de la salle Christian Bourgois à la MC93-Bobigny dont s’empare Myriam Marzouki et sa scénographe, Marie Szersnovicz, – dans les belles lumières d’Emmanuel Valette et costumes aux couleurs raffinées, signés Laure Maheo – met en exergue  des inventions scéniques et esthétiques portées par les trois acteurs, Mounira Barbouch, Helmi Dridi et Majd Mastoura, avec une dose d’absurde dans leurs chamailleries et bricolages, dans leur envie de partager le ciel. Derrière les petites choses de la vie, la responsabilisation et la passion pour son pays : « Petite Tunisie, ton peuple est grand… A nous de construire le pays… Un pays qui nous ressemble… »

Nos ailes brûlent aussi fait des va et vient avec la chronologie. Pour autant qu’il soit engagé le spectacle est aussi une traversée poétique remplie de sentiments contradictoires, colère, violence, désarroi, espoir, indignation. L’image, la bande son, les silences et suspensions des acteurs dans leur gestuelle (collaboration chorégraphique Seifeddine Manaï), le texte donné dans les deux langues, le tunisien dialectal et le français, marquent le rythme dans une atmosphère étouffante et tragique, désabusée en même temps que bon enfant, dans la complicité des trois acteurs. L’image finale se dessine dans le silence, chaque acteur creuse son sillon dans la couche de terre tombée, inventant un nouveau paysage, celui de l’espoir en un changement, aussi lent fut-il.

Témoigner, c’est aussi ce que fait Myriam Marzouki, metteure en scène, sous forme d’un récit visuel. Agrégée de philosophie avant d’aborder le théâtre elle fonde en 2004 la Compagnie du dernier soir, parle de l’état du monde et co-écrit des textes qui abordent les imaginaires collectifs, en liant questionnement politique et recherche poétique. Depuis 2015 elle les co-écrit avec Sébastien Lepotvin avec qui elle conçoit ses spectacles. Elle a passé son enfance et son adolescence en Tunisie, son père était militant des droits de l’Homme et opposant politique sous Bourguiba, puis sous Ben Ali. Elle a abordé la question de la dictature et de la révolution en Tunisie cet « endroit de l’impossibilité » comme elle le dit, dans un précédent spectacle, Invest in democracy, présenté au Festival d’Avignon juste après la révolution, en 2011. La phrase-clé sur laquelle elle ferme le spectacle reste pleine d’espoir : « Les révolutions n’échouent pas, elles prennent leur temps. »

Brigitte Rémer, le 4 avril 2023

© Christophe Raynaud de Lage

Avec Mounira Barbouch, Helmi Dridi, Majd Mastoura – traduction et surtitrage Hajer Bouden – scénographie Marie Szersnovicz –  collaboration chorégraphique Seifeddine Manaï – création des images Fakhri El Ghezal – création vidéo et sonore Chris Felix Gouin – création lumière Emmanuel Valette – costumes Laure Maheo.

Du 15 au 30 mars 2023, MC93/Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, 9 Bd Lénine, 93000 Bobigny – métro : Bobigny Pablo Picasso – tél. : 01 41 60 72 72 – site : www.mc93.com

Focus Afghanistan – L’exil en partage

© Théâtre de la Ville

Manifestations culturelles et artistiques dans le cadre du Focus Afghanistan l’exil en partage, au Théâtre de la Ville-Espace Cardin. « Tout au long du mois de mars, nous accueillerons la diversité et la vitalité de la jeune création contemporaine afghane qui, au fil de l’exil, continue de se réinventer et de porter des voix puissantes et bouleversantes » avait annoncé Emmanuel Demarcy-Mota, son directeur.

Le coup d’envoi a été donné le 8 mars au cours d’une rencontre-débat-projection, modérée par Emmanuel Laurentin de France Culture, partenaire de la manifestation, sur le thème : « Le difficile combat des femmes : pain, travail, liberté. » Kubra Khademi, artiste et performeuse, Caroline Gillet, documentariste notamment pour la radio, Khojesta Ebrahimi, auteure et Manoushak Fashahi, productrice, y ont parlé du courage des femmes afghanes, de leurs luttes et de leur capacité de résistance.

Photographies, spectacles, performances, projection de film et débats ont été programmés dans le cadre du Focus et montre l’engagement et le courage des artistes : « The Golden Horizon », une performance de Kubra Khademi, met en lumière son énergie et son impertinence pour avoir osé intervenir dans l’espace public, à Kaboul. Arrivés en France comme mineurs isolés, Daniel Nayebi et Zobaïr Noori ont suivi à Rennes des ateliers de théâtre et de danse avec Cédric Cherdel, danseur-chorégraphe  Ils lui ont demandé de les accompagner dans la présentation de leur performance dansée et musicale. « Daniel et Zobaïr » est le titre de leur spectacle. La projection du long métrage de Siddiq Barmak, « Osama » produit en Afghanistan après la chute des Talibans, a été suivie d’une rencontre avec le réalisateur, animée par Manoushak Fashahi. Les photographies de Morteza Herati, Zahra Khodadadi et Naseer Turkmani, arrivés en France en août 2021 quand les talibans ont repris le pouvoir, sont montrées par Khoda Hafez sous le titre « L’Afghanistan au-delà des frontières. » Elles témoignent des traces et de la mémoire du pays et, au-delà des frontières, interrogent son devenir.

Dans le Focus Afghanistan, tout est vital, tout est cri. Je rends compte ci-après de deux des spectacles auxquels j’ai assisté.

« Marjan Le dernier Lion d’Afghanistan » Spectacle de marionnettes tout public est un conte initiatique inspiré d’une histoire vraie, présenté par Abdul Haq Haqjoo et Farhad Yaqubi, sous le regard de Guilda Chahverdi pour le texte et de Mélanie Depuiset pour la mise en scène. Contraints de laisser leurs marionnettes derrière eux, les deux conteurs-manipulateurs les ont reconstruites pour reprendre et réinventer leur spectacle. Ils retracent avec fantaisie et passion l’histoire mouvementée et douloureuse du pays. Cela débute à l’aéroport de Paris où deux voyageurs arrivant de Kaboul récupèrent leurs bagages sur le tapis roulant. Un bruit suspect sourd d’un paquet et attire leur attention. Ils l’ouvrent et déplient un long personnage-marionnette qui se présente comme le gardien du zoo de Kaboul et le père de Marjan le Lion, roi du zoo. Sur la défensive, l’homme a embarqué en cachette. Quand il comprend qu’il se trouve en présence de deux compatriotes, il devient convivial et partage le thé. Il raconte son histoire. Une carte du monde dessinée sur un drap se déplie et montre les nombreux pays qu’il faut passer avant d’atteindre l’Afghanistan.

© Théâtre de la Ville

Posés sur un praticable central et sur des tables mobiles recouvertes de velours noir, une série de marionnettes de petite taille vont habiter l’espace, têtes de papier mâché bien sympathiques posés sur des sacs remplis de sable qui forment le corps. On est au zoo de Kaboul, avec l’ours, la girafe, le chacal, la chouette, l’éléphant et la huppe dite Plume d’or, maitresse des lieux. Les deux voyageurs, Abdul Haq Haqjoo et Farhad Yaqubi font vivre l’histoire, ils en sont les acteurs-conteurs, très expressifs, et les habiles manipulateurs. Branlebas de combat, le lion arrive au zoo – marionnette aux pattes articulées, dépassant légèrement en taille les autres animaux qui oscillent entre l’accueil et la peur de cet étranger. Il y a ceux qui sont pour et ceux qui sont contre et « tout le monde veut être chef. » Mis en quarantaine et rempli de tristesse, le voilà qui se métamorphose à l’arrivée de Choucha, une jeune lionne. Après s’être lentement apprivoisés et avec la douce attention de chacun, lion et lionne célèbrent leurs noces en musiques et en danses. « Un mariage arrangé qui tourne bien ! » dit le narrateur. « Vive Choucha, finis le patriarcat … » joli moment où le couple animal signe le registre et où il porte des couronnes de fleurs et de lumière, où le moment s’immortalise par des photos.

Mais la réalité les rattrape entre la guerre civile – les Afghans contre les Afghans – et le retour des Talibans, à vrai dire jamais vraiment partis, la présence russe – « ceux qui ont découpé le pays pendant dix ans », et le monde qui gronde. Leur pain quotidien : se couvrir le visage, être interdit de vote, avoir peur, entendre des salves de mitraillettes. Partisan de l’égalité pour tous, l’éléphant s’engage le premier, il est abattu. La girafe en est très chagrin, un chant de deuil s’élève. D’autres animaux suivent. Les bâtiments sont détruits, figurés ici par de petites palissades blanches, les remparts de la ville. Marjan est torturé. Blessé, tous l’entourent. Mais à la mort de Choucha, lâchement abattue, Marjan ne mange plus pendant des semaines. Le zoo est menacé de fermeture. La chouette ne veut plus bouger : « ici est ma vie… » La guerre finie, tout est interdit, même la musique. « Porte ça ! » et on lui jette à la figure un tissu. Les animaux ont faim, ils mendient : « 1 euro pour manger ! » Les visiteurs leur jettent des pierres. Le grand personnage-marionnette du début, le gardien du zoo, revient. La boucle est bouclée. Retour en France, à l’aéroport. On refait le chemin inverse d’Afghanistan en France, passant par de nombreux pays… « Passe… le Mont Olympe, passe… les Alpes… Passe…» « Où que je sois, mon pays jamais ne me quittera. Il va là où je vais. »

Symbole afghan des conflits, Marjan Le Roi Lion est un magnifique spectacle, par la fluidité des langues, Abdul Haq Haqjoo et Farhad Yaqubi s’exprimant majoritairement en français, avec quelques apartés et exclamations dans leur langue, le dari. Les acteurs-manipulateurs interprètent en direct toutes les voix et font vivre leurs personnages avec une précision du mot et du mouvement. Par les animaux ils appellent la parabole. Comme eux, ils sont cette rage de vivre.

« La Valise vide » – Le texte, signé du dramaturge afghan Kaveh Ayreek, mis en scène et traduit du dari par Guilda Chahverdi, parle d’un retour en Afghanistan et fait entendre le lien intime d’un individu à sa terre, jusque dans ses silences. Exilé en Iran un jeune couple décide en 2010 de rentrer au pays, contre l’avis même de leurs familles. Il croit en sa reconstruction et en ses forces vives. Leur Afghanistan est fantasmé, ils n’en ont que les beautés en tête : les jardins de grenades, les bouddhas de Bamiyam – aujourd’hui effacés -, la citadelle d’Herat, la Rivière de Kaboul qui apaise toutes les soifs, les jardins spirituels, les raisins toutes couleurs, plus d’une centaine d’espèces, gonflés et juteux, les melons et les miels. « La terre n’a pas d’importance, seule importe la pensée. » La jeune femme replie la maison avec délicatesse en nouant dans une étoffe ce dont ils auront besoin comme la vaisselle et ce qui leur est le plus précieux comme l’ours ou la robe rouge. Elle ne lâche pas son tournesol bienaimé qui sera du voyage, « ma vie est liée à cette fleur » dit-elle.

© Théâtre de la Ville

Arrivés à Kaboul après un voyage qui déjà aurait pu semer le doute, leur vie tente de se recomposer lentement. « Maintenant on a un pays » pensent-ils naïvement, même si « un homme pieux ne sourit pas » leur dit-on, à titre d’accueil. La recherche d’appartement se révèle infructueuse, ils s’installent dans la vieille maison familiale dégradée où il n’y a ni eau courante ni électricité. Tout est à faire et ils s’y attellent. « Les bougies c’est si romantique… » dit la jeune femme essayant de transformer la situation en positif. Mais un jour, on leur donne deux heures pour quitter la maison qui commençait à reprendre forme et vie, une sommité talibane ayant réquisitionné toute la rue pour s’y installer. Les loups sont dans la ville, ces hommes aux turbans blancs, kalachnikov à la main. Et chaque pas, chaque tableau, conduit vers plus de violence et d’incompréhension, dans la spirale des mensonges d’un pouvoir arbitraire sur cette terre des dieux. La gestuelle devient hachée, la peur s’empare d’eux. « Combien de vies as-tu ? » C’est un hiver de neige.

Pluie, bruits, montagnes inhospitalières, train, coups de crosse donnés sans raison, massacres. La peur monte, le doute aussi. Lui commence à changer, jusqu’à ce qu’elle ne le reconnaisse plus. Il se met à peindre de façon compulsive. Ses cauchemars sont des hommes à tête de loups, comme des monstres. Elle raconte sa métamorphose : « Il ne mangeait plus, ne buvait plus, ne me touchait plus, il n’y avait plus ni jour ni nuit, il marchait. » Vêtue de sa robe rouge du passé, elle tente la douceur et de le raisonner. Mais il est devenu loup. « Il allait acheter le pain, le pain avait le goût du sang » dit-elle en plein désarroi. Lui, dévorait les journaux et jetait le pain. Elle, commençait à avoir peur de tout et à désirer la mort. Dans les journaux il trouve, ou croit reconnaitre, ses peintures et s’engage dans une crise aiguë de paranoïa qui se retourne contre elle. « Tu as trahi mon art ! » l’accuse-t-il. « Je pars demain » trouve-t-elle la force de murmurer « plus rien ne nous lie à ce lieu. » L’image finale est à l’opposé de la première, étrangers l’un pour l’autre face au public, chacun porte sa valise, une valise pour deux suffisait, à l’aller. Magnifiquement porté par l’actrice Alice Rahimi et l’acteur Shahriar Sadrolashrafi, le récit met en scène la tragédie au plan personnel et la destruction de l’individu, avec beaucoup de sensibilité et de pudeur. La mise en scène signée de Guilda Chahverdi donne à l’ensemble une grande intensité.

Programmé par le Théâtre de la Ville, le Focus Afghanistan est un moment rare de partage et qui permet de mettre l’art et les artistes afghans sur le devant de la scène. C’est une magnifique initiative pour parler de la complexité d’un pays, pays en guerre depuis tant de temps et dont les forces vives restent aux aguets.

Brigitte Rémer, le 2 avril 2023

Marjan Le dernier Lion d’Afghanistan : Fabrication des marionnettes et interprétation Abdul Haq Haqjoo et Farhad Yaqubi – mise en scène Mélanie Depuiset – texte Guilda Chahverdi – création sonore, musique Julie Rousse – scénographie Anaïde Nayebzadeh.

La Valise vide : Texte Kaveh Ayreek,  mis en scène et traduit du dari par Guilda Chahverdi – Avec : Alice Rahimi et Shahriar Sadrolashrafi – assistanat à la mise en scène Laurent Dimarino – lumière, vidéo Camille Mauplot – musique Julie Rousse – scénographie, costumes Anaïde Nayebzadeh – régie générale  Loïs Simac – dessin Latif Eshraq – images prises en Aghanistan : Aziz Hazara, Zakir Mandegar.

Du 8 au 25 mars 2023,  Focus Afghanistan l’exil en partage, au Théâtre de la Ville-Espace Cardin, 1 avenue Gabriel, 75008. Paris – métro : Concorde – tél. : 01 42 74 22 77 – site : theatredelaville-paris.com

Cinépoèmes « live » – Pierre Alferi et Rodolphe Burger  

© Maison de la Poésie

Concert littéraire, à la Maison de la Poésie, les 20 mars et 27 avril 2023.

Suspendus entre ciel et terre, de l’écran au plateau, les Cinépoèmes nous emmènent sur des pistes sonores et chemins de traverse jusqu’aux sentes singulières sur lesquelles Pierre Alferi – poète et vidéaste, fondateur avec Olivier Cadiot de la Revue de Littérature Générale – et Rodolphe Burger – compositeur, musicien et chanteur, représentatif du rock et du jazz – nous font percevoir leurs couleurs et émotions, leurs mots et compositions.

Tous deux se connaissent de longue date et se sont associés en écriture et en musique dès les débuts du groupe Kat Onoma fondé par Rodolphe Burger. Sous le nom de Thomas Lago, Pierre Alferi en fut le principal parolier dans les années 90. Il publia Le Cinéma des familles, un roman qui a ensuite nourri les films parlants pour lesquels il a demandé à Rodolphe de composer la musique, ainsi que pour ses poèmes sonores et ses premiers Cinépoèmes. Rodolphe en retour confie à Pierre la réalisation du film de montage Tante Elisabeth sur la chanson du même titre, un moment très tendre de la soirée. « Chacun porte sur l’écran une ombre démesurée où l’autre peut se fondre » disent-ils.

Les deux artistes se rencontrent sur scène, de loin en loin, croisent leurs univers et font le point de leurs trouvailles, en toure liberté et complicité. Et s’ils aiment à brouiller les pistes, on suit leurs empreintes entre une subtile bande-son et des extraits de vieux films remontés, leurs propres images et leur interprétation du monde, leur poésie, leur loufoquerie. À la vidéo, texte et voix, en français et en anglais, assis, Pierre Alferi ; au sampler, guitare, narration et chant, en improvisation et enregistrements Rodolphe Burger, maître des climats et de la rose des vents. Derrière eux, un grand écran où s’écrivent les Cinépoèmes, parfois à l’encre sympathique.

Au pays de Pierre Alferi et Rodolphe Burger il y a des rossignols, des crapauds et des lapins, des tortues, des hiboux et des renards. Il y a une Alice qui préfère les lapins aux crapauds et se fait pousser deux oreilles, une chouette et une toile de tarentule. Dans leur pays il y a des pépiements et des bruits d’eau, des superpositions sonores, des musiques et des voix en surimpression, de la discontinuité, des images… Une femme apparaît et disparaît, elle porte une robe à fleurs et joue au ping-pong, renvoyant les balles à un partenaire inconnu.

Dans ce voyage, nous est conté « le plus beau ciel des ciels, le plus beau nuage des nuages, la plus belle des pluies, le plus beau des soleils : et là, comme il n’y a plus rien… on rentre… » ; nous sont montrés quelques extraits de films d’horreur, des images juxtaposées, « un cri tranche la nuit, une bête insolite … » Seul, face à lui-même ou face à elle, Rodolphe, « le plus timoré des enamourés » parle de son succès ou de son insuccès, de son admiration : « Tu es si timide… J’aime ton retrait et ta moue d’ennui… et je t’imite… » Et tout à coup, en rêve, le loup envahit l’écran, des images se figent, des musiques super prod se répandent dans l’espace, une avalanche trouble l’horizon. Jeux de rythmes en images et en sons.

© ABN

Plus loin au fil de la soirée, le duo récitatif Pierre/Rodolphe se met en place, les vitesses s’accordent et se désaccordent, le décor s’écroule. « Rien de vécu ne reviendra… Rien de perdu… Souvenirs arrasés à force de caresses. » Défilent les petites choses de la vie et leurs imaginaires, les jeux de mots et glissandos, les interprétations et respirations. La guitare questionne : « Que sera notre vie quand une heure durera 8 minutes… quand la terre tournera sans qu’elle vous prenne sur son dos, que sera la vie ? » Hommage au batteur Elvin Jones. L’écran s’absente, le rythme se décale, les phrases arrivent comme mitraillettes. Tout s’accélère : « Tu te tues. Tu te reconstitues… »

Ce soir-là Pierre Alferi et Rodolphe Burger nous invitent à entrer dans leur danse à la Maison de la Poésie, dans le cadre des 40 ans de P.O.L. quarante ans de publications qui témoignent d’une volonté de créer le désordre là où l’ordre s’installe, selon les termes de son fondateur Paul Otchakovsky-Laurens. Les textes poétiques de Pierre Alferi – dont certains publiés chez P.O.L. comme Hors Sol en 2018 et Divers chaos – sont le prolongement de son parcours d’écrivain. Conçus pour l’écran, ils prennent toute leur dimension, enveloppés des musiques et rythmes dessinés et scandés par Rodolphe Burger. L’univers est onirique et plein d’étrangetés, rémanence de mots et de sons qui bourdonnent. De temps en temps, ensemble, ils désertent le plateau et nous laissent face à l’image, méditatifs, avant de reprendre le dialogue et ce va et vient en temps réel de l’écran à la scène, de la voix à la musique, de la poésie au chant.

A chaque rencontre, Pierre Alferi et Rodolphe Burger décalent et réinventent de nouvelles passerelles, d’autres langages, entre dire, jouer et projeter, et font évoluer le spectacle au gré des couleurs du moment et des représentations. C’est une invitation au voyage pleine de charme et de poésie.

Brigitte Rémer, le 22 mars 2023

Vidéo, texte et voix : Pierre Alferi – Sampler, guitare, chant : Rodolphe Burger – son : Léo Spiritof – montage et projections vidéo Cynthia Delbart – À lire et à écouter : Pierre Alferi, Cinépoèmes et films parlants, musiques de Rodolphe Burger, éd. Les laboratoires d’Aubervilliers, 2003.

Le 20 mars à la Maison de la Poésie, Passage Moliėre, 157, rue Saint-Martin – 75003 Paris, M° Rambuteau – RER Les Halles – tél : 01 44 54 53 00 (du mardi au samedi de 15h à 18h) – Cet évènement a également lieu le   27 avril 2023 à 20h 

Le Moine noir

© Krafft Angerer

D’après la nouvelle d’Anton Tchekhov – texte, mise en scène et scénographie Kirill Serebrennikov – spectacle en allemand, anglais, russe et français, surtitré en français et anglais, au Théâtre du Châtelet, dans le cadre de la programmation Théâtre de la Ville/hors les murs.

Tchekhov écrit Le Moine noir en 1893, peu après un voyage à Sakhaline, ancien bagne des tsars puis goulag sous Staline, dans l’Extrême-Orient russe. On trouve trace de ces extrêmes dans son texte qui relève du fantastique ainsi que dans la mise en scène de Kirill Serebrennikov.

Trois serres à la structure légère faites de bois et de plastique sont posées côte à côte. Portes ouvertes on peut regarder à l’intérieur. Côté jardin quelqu’un y joue du saxophone, plus tard du piano, c’est le propriétaire des lieux, Pessotzki dans la nouvelle, appelé Le Vieux dans l’adaptation théâtrale (Bernd Grawert). Tania, sa fille, virevolte à ses côtés (Viktoria Miroshnichenko). Fou de nature et fier de son domaine de Borissovk, il célèbre sa forêt de peupliers, chênes et tilleuls ; ses vergers d’arbres fruitiers en espaliers ; ses fleurs toutes couleurs, lys, roses, camélias et tulipes. Il parle de son travail, qu’il détaille selon les saisons.

© Christophe Raynaud de Lage

Dans les deux autres serres se trouvent les fleurs préférées de Tania, précieusement gardées, la terre et les graines déposées dans des sacs, et une dizaine d’hommes, sorte de captifs, voisins ou ouvriers agricoles en suspension. Ils se métamorphoseront au fil du spectacle en divers personnages et se révèlent être de magnifiques choristes. Leurs polyphonies, savantes et mystiques, de même que l’expressivité de leur gestuelle emplissent la scène. Ils sont comme la conscience de Kovrine.

L’écrivain en effet arrive au domaine en fin de soirée, invité par Tania et dont elle semble éprise, et par son père qui le considère comme un fils adoptif. Elle lui fait visiter les terres. Tous deux se frayent un chemin à travers les fumées des brasiers de fumier et de paille où l’on aperçoit les ouvriers comme des ombres à travers le rideau opaque. Et Kovrine, inquiet et crépusculaire, demande à Tania à maintes reprises, comme une réminiscence : « C’est quoi cet arbre ? » – « Un orme » – « Pourquoi est-il si sombre ? » – « La nuit tombe, tous les objets paraissent sombres » – « Alors, je suis fou ? » Les déplacements des personnages sont filmés à partir de caméras discrètement installées et du mobile de Kovrine qui n’a de cesse de capter en gros plans les visages, peut-être de graver le sien, images projetées en hauteur, sur des cadrans de bois.

La pièce est construite en quatre parties qui remettent chacune sur le métier l’ouvrage et qui, reprenant la situation à son point de départ avec les mêmes mots, s’enfonce un peu plus dans la folie du personnage, son « seul chemin. » Trois excellents acteurs interprètent à tour de rôle le rôle de Kovrine dans les trois premiers actes, ils sont tous les trois présents dans le quatrième, avec la même subtilité et énergie, (Mirco Kreibich, Filipp Avdeev, Odin Lund Biron). En même temps rien ne se ressemble et le public est pris dans le tourbillon des dédoublements et des visions. Tania de même se transforme et devient La Vieille Tania (Gabriela Maria Schmeide) puis Varvara.

© Christophe Raynaud de Lage

Souhaitant assurer la transmission de son domaine, Le Vieux propose à Kovrine d’épouser sa fille, ce qu’il accepte, dans une excitation démesurée proche du délire. Petit à petit ses réactions se décalent et il perd pied jusqu’à des paroxysmes d’hallucinations. « Que suis-je pour toi ? » demande-t-elle. Il raconte sa vision : « Il existe une légende. Je ne me souviens pas si je l’ai lue ou entendue. Il y a mille ans, un moine vêtu de noir, errait dans le désert, quelque part en Syrie ou en Arabie… A quelques lieues de l’endroit où il marchait, des pêcheurs ont vu un autre moine noir se déplacer lentement à la surface du lac. Ce deuxième moine n’était qu’un mirage. Un mirage en a fait apparaître un autre, puis un troisième… Et ainsi de suite à l’infini. » Hanté par cette image et passant de l’exaltation à la folie, Kovrine rencontre le Moine noir errant (Gurgen Tsaturyan) qui se présente comme étant un élu dont la mission est de sauver l’humanité, il s’identifie à lui. Les soins qui lui sont prodigués le font chuter un peu plus bas quand il constate qu’en se rapprochant de la normalité, il perd tout enthousiasme : « La liberté n’est peut-être qu’une illusion, mais n’est-il pas préférable de vivre d’une grande illusion ? » dit-il. Plus tard, dans son échange avec le Moine noir : « A quoi penses-tu ? » – « A la gloire » – « La gloire n’est qu’un jeu futile… »

© Krafft Angerer

Le spectateur entre dans la vision de chacun des personnages comme par effraction et son regard devient kaléidoscopique. Chaque partie apporte un bouleversement de l’espace et de la scénographie jusqu’à ce que les serres se trouvent retournées et sens dessus dessous, dans le chaos général de la folie. Comme si la focale de notre œil se décalait et que nous perdions nos repères dans la diffraction de la raison et de l’effet phosphènes. Quand le choeur des moines se déploie comme des derviches, magnifique dernier tableau, certaines architectures du plateau et l’ordonnancement de la gestuelle évoquent, dans l’esprit comme dans la forme, le constructivisme.

Opposant à Poutine, Kirill Serebrennikov avait été contraint, en 2021, de quitter le Centre Gogol de Moscou qu’il dirigeait depuis 2012 et qui était devenu un des hauts lieux de la création contemporaine. Frappé d’une interdiction de quitter son pays pendant deux ans il a finalement pu partir en mars 2022. Il vit en exil, à Berlin. Le spectacle a été créé l’été dernier à Avignon. Avec Le Moine noir, c’est la quatrième fois que le metteur en scène est invité au Festival d’Avignon, la première fois dans la Cour d’Honneur. Il avait présenté par le passé : Les Idiots d’après Lars Von Trier, en 2015 ; Les Âmes mortes d’après Nikolaï Gogol, en 2016, Outside en 2019, en son absence, spectacle qui évoquait la vie du photographe chinois Ren Hang, artiste inquiété par les autorités chinoises compte tenu du caractère cru de ses photographies et qui en 2017 s’est jeté du haut de son immeuble. Kirill Serebrennikov est aussi réalisateur et a marqué le dernier Festival de Cannes avec son film La Femme de Tchaïkovski.

© Christophe Raynaud de Lage

Avec Le Moine noir – spectacle pensé bien avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie et qui inscrit en lettres blanches à la fin du spectacle, Stop War – le metteur en scène place son geste de mise en scène entre les racines du théâtre et le cosmos. Pour cette production européenne, portée par le Thalia Theater basé à Hambourg, il s’est entouré d’une équipe internationale : techniciens et acteurs russes et allemands ; acteurs lettons ; chanteurs et danseurs d’origines diverses, tous magnifiques. Il a pressé la nouvelle de Tchekhov pour en extraire la pensée surnaturelle et ésotérique et l’a démultipliée en même temps qu’il nous fait pénétrer dans la parabole du Moine noir, le chaos et la folie de Kovrine. Derrière l’incandescence du personnage et l’absolu recherché, Kirill Serebrennikov met en exergue la fragilité des êtres et  leur vulnérabilité. « Je suis un arbuste. J’ai consacré tant d’énergie pour vivre… » dit Kovrine. « Tout homme devrait se satisfaire de ce qu’il est… Si tu m’avais cru jadis, quand tu étais un génie, tu n’aurais pas vécu ces deux années si tristes et misérables… » lui dit le Moine. Tout est ici magnifiquement élaboré, retranscrit, réalisé et chorégraphié.

Brigitte Rémer le 25 mars 2023

Avec : Filipp Avdeev, Odin Lund Biron, Bernd Grawert, Mirco Kreibich, Viktoria Miroshnichenko, Gabriela Maria Schmeide, Gurgen Tsaturyan – Avec les chanteurs : Genadijus Bergorulko (baryton), Pavel Gogadze (ténor), Friedo Henken (baryton), Vitalijs Stankevics (baryton) – Avec les danseurs Tillmann Becker, Viktor Braun, Andrey Ostapenko, Mark Christoph Klee.

Assistante personnelle Kirill Serebrennikov Anna Shalashova  – assistante mise en scène Olga Pavliuk – collaboration à la mise en scène et chorégraphie Ivan Estegneev, Evgeny Kulagin – musique Jēkabs Nīmanis – direction musicale Uschi Krosch – arrangements musicaux Andrei Poliakov – dramaturgie Joachim Lux – lumière Sergey Kucher – vidéo Alan Mandelshtam – costumes Tatiana Dolmatovskaya – assistanat à la mise en scène Camille Ferraz – traduction français des surtitres Daniel Loayza, Macha Zonina – traduction en allemand Yvonne Griesel – souffleuse Margit Kress – directeur technique Olivier Canis. Production Thalia Theater Hambourg – avec le soutien du Gogol Center de Moscou – coréalisation Théâtre de la Ville/Paris – Théâtre du Châtelet, dans le cadre des saisons du Théâtre du Châtelet et du Théâtre de la Ville hors les murs.

Du 16 au 18 mars 2023 à 20h, dimanche 19 mars à 15h – Théâtre du Châtelet, 1 place du Châtelet, 75001. Paris – tél. : 01 42 74 22 77 – site : www.theatredelaville-paris.com et www.chatelet.com Du 16 au 19 mars. Spectacle en allemand, anglais, russe, surtitré en français.

Salon du livre africain de Paris

Du 17 au 19 mars 2023, à la Mairie du 6ème arrondissement, Paris

La deuxième édition du Salon du livre africain de Paris s’est tenue à la mairie du 6ème arrondissement pour présenter le meilleur de la littérature africaine. Plus de deux cents auteurs, soixante éditeurs et libraires étaient présents. La Guinée en était l’invité d’Honneur.

Deux grandes personnalités ont été honorés : Nelson Mandela, ancien président de l’Afrique du Sud, qui passa sa vie à lutter contre l’apartheid, pour les dix ans de sa disparition ; le grand réalisateur Ousmane Sembène dont on fêtait le centenaire en présence de son fils, Alain Sembène, de l’acteur et réalisateur sénégalais Sidiki Bakaba, de Valérie Berty qui a publié chez Présence Africaine Ousmane Sembène, un homme debout.

Les plus prestigieux espaces de la Mairie du 6ème ont été mis à la disposition des auteurs, présents pour signer leurs dernières parutions et des éditeurs des littératures d’Afrique, indépendants ou ayant pignon sur rue. Pendant trois jours la Mairie fut une véritable ruche et un espace de fraternité où les interactions furent nombreuses et généreuses. Un Carrefour des droits a accueilli de nombreux éditeurs, pour faire circuler l’information sur la vente ou l’achat des droits des cessions et co-éditions. Des associations oeuvrant dans le domaine du livre étaient également présentes pour être l’interface des initiatives proposées, comme ADCF Africa qu’a créé Agnès Debiage qui travaille depuis de nombreuses années sur le continent africain, propose un accompagnement individualisé et organise des ateliers.

Le programme du week-end était chargé, avec de nombreuses activités proposées dont des conférences et tables rondes et la participation de nombreux artistes, danseurs, diseurs, slameurs et musiciens. Une parmi d’autres, la table ronde sur La Philosophie en toutes lettres, modérée par Ousmane Ndiaye, journaliste à TV5 Monde, a retenu notre attention. Souleymane Bachir Diagne, auteur de L’Encre des savants et directeur de la collection « La Philosophie en toutes lettres » chez Présence Africaine y présentait les deux derniers nés de la collection, en la présence de leurs auteurs : SE. Jean-Luc Aka Evy, auteur de Le Cri de Picasso, les origines nègres de la modernité, ambassadeur du Congo au Sénégal et Daniel Dauvois, auteur de Anton Wilhem Amo, une philosophie de l’implicite ont présenté leurs ouvrages et engagé la conversation. Nous reviendrons ultérieurement sur Le Cri de Picasso.

Le Grand Prix Littéraire d’Afrique noire, à la fois grand classique et découvreur d’auteurs – qui a vu le jour il y a bientôt un siècle – devait arbitrer son choix entre les huit finalistes : Kangni Alem, Pierre Amrouche, Dominique Celis, Gauz, Nadia Yala Kisukidi, Noël Netonon Djekery, Sami Tchak et Beata Umubyeyi Mairesse. Le Prix a été attribué à l’écrivain tchadien Noël Netonon Ndjekery pour son roman intitulé Il n’y a pas d’arc-en-ciel au paradis publié aux éditions Hélice Hélas. De grands écrivains ont, au fil des ans, reçu ce Prix, dont Amin Maalouf et Agota Kristof en 1986, Ahmadou Kourouma en 1990, Assia Djebbar en 1996.

Côté événements, franc succès pour le slam avec les présentations et spectacles de : Bademba Barry, grand slameur guinéen et figure montante du slam en Guinée et en Afrique ; Yaya Ezail Kasse, créateur d’un personnage, le Parolier du Sud, un de ses compatriotes ; Aimé Nouma, slameur engagé, surnommé le Black Titi 2 Panam, qui vient de sortir un hommage slam à Manu Dibango. Soraya Ebelle a proposé un mini spectacle transdisciplinaire où se mêlaient le traditionnel et le contemporain en musique, danse et poésie ; Vola Alice a joué de la Valhia, instrument traditionnel, sorte de cithare en bambou, de Madagascar ; l’artiste guinéen Abou Kouyaté a fait chanter sa kora qu’il pratique depuis l’âge de cinq ans tout au long du week-end ; plusieurs films ont été présentés dont celui de Mahamat Saleh Haroun, Lingui, les liens sacrés, sélectionné au Festival de Cannes 2021 ; une galerie africaine a montré les œuvres de l’artiste guinéenne Fatou-Mata et de l’artiste togolais Yaho Metsoko. La maison Kroskel, fondée par Ornella Djoukui qui travaille principalement au Cameroun mais aussi en France, présentait son défilé de mode. Une grande fête a clôturé la soirée dans Paris, en l’honneur de la Guinée, pays phare de l’édition 2023.

© Salon du livre africain de Paris

Une belle énergie collective s’est dégagée de cette édition, très réussie, à la fois professionnelle et bon enfant, l’Association des Écrivains de la Langue Française (ADELF), qui l’organise est à féliciter. Dans l’attente de l’édition 2024 !

Brigitte Rémer, le 21 mars 2023

Salon du livre africain, vendredi 17 mars, 14h-18h – samedi 18 et dimanche 19 mars 2023, 11h-18h – entrée libre, Mairie du 6ème arrondissement, 78 rue Bonaparte, 75006 Paris – métro : Saint Sulpice, Mabillon, Odéon, RER: Luxembourg.

Irish Travellers

© Hugo Marty

Scénographie, conception et mise en scène Bartabas – assistante à la mise en scène Emmanuelle Santini – une création du Théâtre équestre Zingaro, dernières représentations après prolongation.

C’est un spectacle plein de mélancolie s’inscrivant dans les géographies du Théâtre équestre Zingaro sous le titre générique de Cabaret de l’exil. Le concept de cabaret élaboré par Bartabas vient de loin. En 1984, il présentait son premier Cabaret Équestre, mêlant plusieurs disciplines artistiques dont les musiques du monde, la danse et la poésie.

Le Cabaret de l’exil est un nouveau récit dont le premier volet ouvrait sur la culture yiddich et les musiques klezmer (cf. notre article du 4 décembre 2021). Ce second volet, Irish travellers fait référence aux nomades d’origine irlandaise, en exil dans leur propre pays. Il y eut en Irlande une émigration à grande échelle, le peuple cherchant à affirmer son identité, fondée sur l’amour du cheval et sur une culture musicale de tradition orale. Le spectacle de Bartabas est d’une beauté à couper le souffle et d’un grand raffinement. Toute cette Irlande est présente. Le fil conducteur se dessine à travers les cinq interventions d’une conteuse aux multiples visages arrivant à cheval, suivi d’un chant, sorte de ballade ou de complainte exécutée par un soliste, assis au loin, Thomas McCarthy lui-même originaire d’une famille de Travellers. « Le son des routes est rempli de ta voix » écrit Bartabas.

© Hugo Marty

L’histoire nous plonge au cœur de la tragédie et de l’inhospitalité souvent réservée aux Travellers, la cavalière-narratrice raconte : « Quand j’étais petite ma mère est morte, ils ont brûlé sa roulotte… » Une longue procession suit le corbillard tiré par un cheval et conduit par le prêtre et ses enfants de chœur. Puis une roulotte en miniature arrive sur un grand plateau et est incendiée sous nos yeux. S’enchaînent les musiques rythmées et dansées d’un quatuor aux instruments traditionnels : la cornemuse Irlandaise aux trois bourdons – Uilleann pipes – (Loic Blejean), l’accordéon diatonique (Ronan Blejean) et le violon (Gerry O’Connor), le bodhrán, sorte de tambourin dont la peau de chèvre est sélectionnée à la main (Jean-Bernard Mondoloni, qui joue aussi du piano). Les numéros ensuite s’enchaînent pour servir l’histoire collective : un cheval moucheté, de toute beauté, danse et devient léger, des écuyères se succèdent, pleines de grâce, et déclinent de brillantes figures acrobatiques sur des chevaux que l’on dirait ailés, l’une joue du violon, debout sur le cheval, l’autre de l’accordéon. Un acrobate portant un masque de bouc s’élance à la corde volante et donne le frisson. Tout est d’une grande précision.

© Hugo Marty

Bartabas construit le spectacle dans des rapports de proportion décalés comme ce petit poney à côté d’un grand cheval et entre les variations de couleurs, blanc et blanc, noir et blanc, il joue de contrastes. Le spectacle est plein d’élégance et on y trouve de l’humour en même temps que de la nostalgie. Un curé s’avance jusqu’au centre de la piste, suivi de ses moutons qui l’encerclent, il a tout du bon pasteur. Arrive une gazelle au superbe masque, qui le nargue (masques signés de Cécile Kretschmar). Les tréteaux d’une taverne se dressent, plateaux de bois posés sur des barriques, la bière coule à flot et l’esprit de la fête est là. Un cheval saute au-dessus de la table, puis un second, devant des convives enjoués. D’autres chevaux arrivent au grand galop, montés par un, deux puis trois shérifs qui se lancent dans des figures western, dynamiques et énergétiques. Une énorme barrique tirée par un cheval apparaît, de laquelle émerge un personnage  qui se perche sur le couvercle et se met à exécuter un savoureux numéro de claquettes. Un poney blanc se confond avec l’épaisse brume qui envahit la piste et se roule au sol, de plaisir et de liberté, il en ressort moucheté de terre noire. Les montagnards aux échasses arrivent avec leurs longs bâtons de bergers. On traverse de splendides séquences, surprenantes et inventives, raffinées et oniriques.

© Hugo Marty

Comme un enfant tirerait les wagons de son train, un homme tire onze roulottes autour de la piste, la douzième ayant été brulée. Arrivent à toute allure des sulkys chargés de personnages pour le moins étranges et un peu décalés comme deux femmes et un chien dans le premier suivi d’un second où l’on tond des moutons ; le troisième tire une baignoire dans laquelle un homme sous la douche se frotte le dos, tandis qu’une oie de carton dans les mains d’une jeune femme, s’envole. La notion de déplacement est toujours présente. « Partout où je passe on me demande de partir » dit le texte. Puis chaque voyageur revient et prend place autour du feu, faisant cercle comme le font ces familles qui sillonnent les routes en se regroupant à quelques-unes, dernière image de cet Irish Travellers.

Le regard que pose Bartabas sur ce nomadisme obligé traduit par les voltigeurs, les meneurs et cavaliers, les chevaux, est plein de charme et d’émotion. Les roulottes se chargent de leur imaginaire et s’animent par la virtuosité de tous. Grave et nostalgique par son sujet – le déracinement et la discrimination – le spectacle est pourtant habité de beaucoup de couleurs y compris dans les costumes (créés par Antonio De Jesus), s’intercalant avec les épisodes du plus chic noir et blanc. Chez Zingaro, une belle énergie et de la poésie sont une fois de plus au rendez-vous, force et plaisir d’une soirée. Chorégraphie, gestuelle, univers musical et sonore, virtuosité des cavaliers et des chevaux, présence magnétique de chacune et chacun, objets qui s’animent, tout un ensemble se mobilise dans un esprit de troupe où chacun est à sa place. Et la ballade irlandaise reprend : « Tu étais né au hasard sur une route d’Irlande. Tu aimais chanter : peu importe le lieu de ma naissance seul compte celui où je vais demeurer car c’est ici que tu me retrouveras. »

 Brigitte Rémer, le 20 mars 2023

La troupe – chanteur Thomas McCarthy – musiciens Gerry O’Connor (violon), Loic Blejean (Uilleann pipes), Ronan Blejean (accordéon), Jean-Bernard Mondoloni (bodhrán et piano). Artistes : Bartabas, Henri Carballido, Sébastien Chanteloup, Michaël Gilbert, Mickaël G. Jouffray (danseur), Manolo Marty (artiste force), Perrine Mechekour, Théo Miler, Bérenger Mirc, Leonardo Montresor (corde volante), Fanny Nevoret, Paco Portero, Bernard Quental, Emmanuelle Santini, Alice Seghier, Cheyenne Vargas, Dakota Vargas, David Weiser – Chevaux : Angelo, Conquête, Corto, Dan, Dicky, Dragon, Famine, Guerre, Guizmo, Homer, Misère, Posada, Raoul, Ted, Totor, Tsar, Ultra, Oberon, Olimpo, Quijo, Schlimak, Zurbarán, la mule et l’âne. Responsable des écuries Mickaël Gilbert – soins aux chevaux Bérenger Mirc, Sarah Sefraoui, Caroline Viala – création costumes Antonio De Jesus – réalisation costumes Lottie Brazier, Antonio De Jesus, Angélique Groseil, Nicolas Maynou – habilleuse Isabelle Guillaume – accessoiriste Sébastien Puech et Delphine Cerf, assistés de Pierre-Jean Boissard, Juliette Nozière, Samuel Babinet, Adrien Genty – masque Cécile Kretschmar – charrette tonneau Max Barnabé, Erwan Belland – directeur technique Hervé Vincent – son Juliette Regnier – lumières Clothilde Hoffmann – techniciens plateau Pierre Léonard Guétal, Julie-Sarah Ligonnière, technicien de maintenance Ouali Lahlouh.

Prolongation jusqu‘au 2 avril 2023, jeudi, vendredi, samedi à 19h30, Dimanche à 17h30, Relâche les lundi, mardis et mercredis – Théâtre équestre Zingaro, 176 avenue Jean-Jaurès. 93300. Aubervilliers – métro : Fort d’Aubervilliers (ligne 7) – spectacle pour tout public – tél. : 01 48 39 54 17 – site : www.zingaro.fr

Le Théorème du pissenlit

© Christophe Raynaud de Lage

Théâtre de récit et d’objets animés – Texte Yann Verburgh – mise en scène Olivier Letellier – Les Tréteaux de France, Centre dramatique national itinérant – au Théâtre de la Ville/Les Abbesses, dans le cadre du Parcours Enfance Jeunesse.

Le Théorème du pissenlit, ce sont deux actrices et trois acteurs, dont un jongleur en diabolo – qui joueront de manière indifférenciée les rôles de filles et de garçons – face à un auteur, Yann Verburgh, qui au fil des improvisations, a mis en mots le spectacle sous forme de récit choral et de dialogues. Cette écriture au plateau ouvre sur l’enfance ici et ailleurs, une enfance confisquée ; sur le travail et la consommation, sur la liberté, sur nos sociétés et sur la mémoire. En vis-à-vis, sa traduction scénique, réalisée par Olivier Letellier, apporte une poétique du plateau où les éléments se construisent et se déconstruisent avec la fluidité des imaginaires. Constituée de caisses de plastique gris qui s’emboîtent les unes dans les autres tel des lego(s), la scénographie (de Cerise Guyon), renforcée par la chorégraphie et la mobilité des acteurs (coordonnée par Thierry Thieû Niang), invente des paysages de montagne et de ville, de rivière, des volumes et des espaces, de la rêverie, une vision décentrée.

© Christophe Raynaud de Lage

D’un bout du monde à l’autre, des ponts se dessinent entre les objets fabriqués d’un côté et ceux consommés, de l’autre. C’est à partir d’un jeu reçu par un enfant pour son anniversaire, qui découvre à l’intérieur de la boîte une lettre qui le trouble, signée d’une inconnue, Li-Na. Elle devient son énigme et son guide imaginaire pour la construction d’une histoire d’absence, de liberté perdue, de chaîne de travail, là d’où vient son jeu. Il remue ciel et terre pour tenter de la décoder, de la boutique au port, de la mairie à l’agence de presse, mais le monde est sourd. Des graines de pissenlits s’échappent de la lettre, symbole d’une liberté espérée.

Deux récits se superposent : ici, le temps qui s’écoule est un marqueur de l’histoire qui se construit sous nos yeux, à partir de l’anniversaire – le lendemain, deux jours après, neuf jours plus tard – là-bas, on découvre le Pays-de-la-Fabrique-des-Objets-du-Monde où Li-Na et Tao vivent avec les anciens dans un environnement montagnard, libres et proches de la nature, leurs parents partis travailler à la ville. Pour Tao, la fin de l’insouciance sonne à treize ans, comme une initiation à la vie. Il doit quitter le village pour aller travailler et disparaît, laissant Li-Na sans nouvelles.

Un beau jour, n’en pouvant plus, Li-Na part à sa recherche. Son chemin est périlleux, initiatique aussi, elle fait naufrage et après de nombreuses péripéties, découvrant le monde, finit par retrouver son ami. Tao travaille à l’assemblage des jeux, dans une usine, en faisant les trois huit. Elle n’hésite pas à s’y faire engager, pour l’approcher. Frappé par la maladie de l’oubli, Tao ne la reconnaît pas. Le travail à la chaîne est plus que sauvage, il est destructeur, inhumain, cruel et uniforme et les contremaîtres y sont d’horribles aboyeurs. Les caisses de la scénographie sont devenues des postes de travail. Ne pas parler, ne pas s’arrêter, ne pas se tromper, telle est la devise de l’usine. Le tapis roulant y est impitoyable et la moindre faute vous place au bord du vide et de la fosse – appelée grande gueule – dans laquelle les jeux défectueux sont broyés et l’employé pris en défaut, jeté avec. Le conditionnement des employés est total. Comme tous, Li-Na devient machine, jusqu’au jour où elle en décide autrement et arrête la chaîne. Elle appelle alors chaque enfant-ouvrier non par son matricule mais par son nom et organise l’insurrection. Une expédition punitive la conduit au bord de la grande gueule dans laquelle Tao l’empêche de tomber. Tous les employés se rebellent et montent sur le toit de l’usine. C’est là qu’elle écrit sa lettre et qu’elle la place dans un jeu, pour crier devant le monde les conditions de travail de ceux qui les fabriquent.

© Christophe Raynaud de Lage

Neuf jours plus tard, ici, la maitresse lit la lettre et les enfants découvrent le monde qui se trouve derrière les jeux. Armés de leurs copies doubles et stylo quatre couleurs, perchés sur le toit de l’école et touchant le ciel, ils y répondent et vont la recopier à l’infini pour l’introduire dans chaque boîte de jeu. Comme des lanceurs d’alerte, ils accompagnent cette révolte des pissenlits. Sur la fenêtre de l’école, de petits soleils jaunes rappellent l’histoire, tandis que là-bas, le vent se met à rugir, dévalant les falaises et emportant l’usine. Et l’usine disparaît, laissant place à un immense champ de pissenlits.

Parti de l’histoire vraie des enfants de l’arrière, en Chine, Olivier Letellier et son équipe aborde la question du travail des enfants, celle de la désobéissance et de la conquête des libertés. Son parcours au cœur de la littérature jeunesse montre son intérêt et son talent pour la narration et la transmission, à travers des langages pluridisciplinaires. Avec Yann Verburgh, il est convaincu « qu’un geste poétique peut engendrer d’incroyables conséquences politiques » et que « l’imagination peut devenir outil de résistance. » C’est son projet, résolument tourné vers la jeunesse en tant que directeur des Tréteaux de France, centre dramatique national itinérant dont il assure la charge depuis l’été dernier, pour poursuivre son travail, comme il l’a fait depuis des années en dialogue avec différentes structures. Il avait obtenu le Molière du théâtre Jeune public, en 2010 et est artiste associé au Théâtre de la Ville depuis quatre ans.

Avec Le Théorème du pissenlit, entre les esprits de la rivière et les champs de dents-de-lion – autre façon de nommer le pissenlit – la fable s’adresse directement au spectateur en employant le tu et le place au coeur de l’intrigue par l’intermédiaire du chœur. Le monde adulte n’y est pas épargné. La discussion menée après la représentation entre les enfants-spectateurs et les acteurs-actrices, qui forment une belle équipe – Fiona Chauvin, Anton Euzenat, Perrine Livache, Alexandre Prince, Antoine Prud’homme de la Boussinière – a montré que si on n’écrit pas l’histoire de ces enfants, pleine d’inhumanité, ils n’existent pas. Le travail de la mémoire devient essentiel, car si l’on perd la mémoire, on n’existe plus.

Brigitte Rémer, le 15 mars 2023

avec : Fiona Chauvin, Anton Euzenat, Perrine Livache, Alexandre Prince, Antoine Prud’homme de la Boussinière et la voix de Marion Lubat – assistante à la mise en scène Marion Lubat – création lumières Jean-Christophe Planchenault – création sonore Antoine Prost – assistant son Haldan de Vulpillières – scénographie-accessoiriste Cerise Guyon – accessoiriste, régisseuse plateau Elvire Tapie – costumes Augustin Rolland – conseiller artistique Thierry Thieû Niang – régie générale Célio Menard – régisseurs lumière en alternance Arthur Michel, Jean-Christophe Planchenault – régisseurs son en alternance Haldan de Vulpillières, Célio Menard, Arnaud Olivier – régisseurs plateau en alternance Brahim Achhal, Elvire Tapie.

Du 14 au 18 mars, au Théâtre de la Ville/Les Abbesses, 31 rue des Abbesses. 75018. Paris – tél. : 01 42 74 22 77 – site : theatredelaville-paris.com – En tournée 2023 : 23/25 mars, Théâtre de la Manufacture, Nancy – 29 et 30 mars, Espace des Arts, Scène nationale de Chalon-sur-Saône – 5/7 avril, Le Grand T, Nantes – 12/14 avril, Maison des arts de Créteil – l9/21 avril, Théâtre de Sartrouville et des Yvelines, CDN – 4 et 5 mai, Le Quai, CDN d’Angers – 11 et 12 mai, Le Canal, Théâtre du pays de Redon – 15 et 16 mai, Scène nationale Sud Aquitaine, Bayonne – 25 et 26 mai, Théâtre d’Angoulême, Scène Nationale – 1/3 juin, Théâtre de Lorient, CDN.

2h32, le record de Zenash Gezmu au marathon

© Roland Baduel

Texte Gwendoline Soublin – mise en scène Guillaume Lecamus et Morbus Théâtre – au Théâtre municipal Berthelot de Montreuil.

C’est l’histoire de Zenash Gezmu, jeune femme marathonienne terriblement douée et passionnée de sport, femme de ménage pour la survie, née le 6 novembre 1990 en Éthiopie, morte le 27 novembre 2017 à Neuilly-sur-Marne. Un petit bout de femme de 1,50 m pour 38 kilos, décidée et volontaire, qui avait fui son pays en 2009 à l’âge de dix-neuf ans. Elle n’avait pas repris l’avion pour l’Éthiopie après le marathon de La Rochelle, comme Noureev avait quitté l’URSS en 1961, pour vivre pleinement sa vie de danseur. Elle, a voulu vivre pleinement son sport, l’athlétisme et la course de fond, en défiant le destin et déjouant les injustices sociales. « Je téléphone à ma mère, je fuis, je ne rentre pas. »

Le spectacle raconte la courte vie de Zenash, licenciée au Club Athlétique de Montreuil pendant plusieurs années avant d’intégrer le Stade Français. Une histoire de courage pour affronter l’inconnu, la société française en son meilleur et en son pire, faire face aux problèmes de langue et de papiers, dire ses espoirs, ses défis, ses limites. 2h48’05 au marathon de La Rochelle, 2h32 à celui d’Amsterdam en 2016. Par trois fois elle remporte le marathon de Sénart, avec 2h46mn51s en 2014, 2h46mn39s en 2015, 2h41mn10s en 2016. Ses performances sont éloquentes. Son entraîneur la décrit comme une femme discrète qui savait ce qu’elle voulait et s’entraînait dur pour réussir, se levant à 5h du matin pour rallier ensuite son travail de femme de ménage qu’elle exerçait dans deux lieux différents. De l’avis de tous elle était immensément courageuse et cherchait la performance.

Le Morbus théâtre piloté par Guillaume Lecamus, lui-même habitant de Montreuil et pratiquant la course, s’est emparé de l’histoire de Zenash Gezmu. Il a passé commande d’un texte à Gwendoline Soublin rencontrée au cours d’un atelier dramaturgique, auteure repérée et primée qui connaît bien le théâtre et dont de nombreuses pièces ont été montées. Deux comédiennes donnent vie à la coureuse de fond par le médium de la marionnette. La figurine, réalisée en plusieurs dimensions par Norbert Choquet, est conçue comme une sculpture en mouvement – une sorte d’écorchée, au sens où les plasticiens en donnaient représentation dès la Renaissance ou comme Giacometti représentait L’Homme qui marche et L’Homme qui chavire. Au centre du plateau, un podium est sa sphère de vie, comme l’est le podium des vainqueurs, dans les stades (scénographie Sévil Grégory, lumières de Vincent Tudoce).

 « Pied-moquette, pied-moquette… 4h40, il n’est pas trop tôt pour toi… ! » La comédienne, Sabrina Manach, court longuement sur place, avec conviction, et s’adresse à Zenash qui parle aussi en son for intérieur : « Plus vite, plus vite… Petits pas, garder le cap… Garder le rythme malgré les imprévus…» Elle fait récit de son histoire en duo avec Candice Picaud. Toutes deux donnent vie à la sportive avec force et simplicité, entre séances d’entrainement, images qui l’assaillent quand elle court le marathon à la recherche de la victoire et au-delà de ses limites : « Tu poursuis ta course, toi, l’Éthiopienne… »

© Roland Baduel

Séquences de ménage dans les deux hôtels où elle travaille à « frotter, corbeille vidée, dix-sept minutes par chambre, quinze chambres sans t’arrêter, 700 euros, tu es courageuse, tu continues de travailler… Tu renfiles ton jogging, tes baskets… Pieds, souffle, le corps au diapason du temps qu’on a… Je cours, je continue… » Prochaine étape, le marathon de Paris. Dans le récit, quelques flashback sur l’enfance et le pays : « J’ai neuf ans et cours avec les gazelles » et aussi l’inquiétude qui monte avec cet homme, l’Éthiopien, qui « se colle à tes baskets », la guette en permanence et qui un jour, en 2017, commettra l’irrémédiable, la tuera. La première partie de cette autobiographie-fiction écrite entre deux reprises de souffle se termine sur le féminicide. Tout au long du parcours et de sa violence, les actrices donnent ces notions d’endurance et de vitalité propres à cette sportive de haut niveau qui court physiquement et dans sa tête, transmettant beaucoup d’émotion.

© Roland Baduel

 Une seconde partie s’enchaîne et nous éloigne du réel, dans une pure fiction car le quartier se rebelle à l’annonce de sa mort et se met en mouvement, par solidarité. Le texte passe alors du réel à l’imaginaire, avec habileté. Tout le monde court. Au début, deux ou trois personnes, puis un groupe qui enfle jusqu’à l’immense foule qui envahit le quartier, étudiants, policiers, concierges, tous découvrent la course et l’endurance nécessaire, et sont satellisés. Rien ne les arrête, c’est « une épidémie de course », tous, spontanément, marathonnent à la folie. Des groupes de figurines, très bien faites toujours, accompagnent le texte qui prend une direction autre, du côté du loufoque et de l’absurde. Mais la partie est assez longue et nous éloigne de la coureuse de fond à laquelle il n’est plus fait référence, laissant le spectateur sur la dernière image de son assassinat auquel il assiste, conclusion d’une vie bien rude et courte. Une bande-son accompagne le parcours (Thomas Carpentier), avec de remarquables plages musicales qui côtoient des entre-deux grinçants un peu trop prononcés.

 Créée il y a un an au Théâtre Mouffetard, lieu de la marionnette à Paris, 2h32, le record de Zenash Gezmu au marathon le fut en même temps qu’un autre spectacle de la compagnie traitant aussi du sport, 54×13, l’histoire d’un jeune coureur dunkerquois qui fait une belle échappée au cours de la dix-septième étape du Tour de France. Guillaume Lecamus, fondateur du Morbus Théâtre en 2001 et directeur artistique en signait les mises en scène. Il travaille particulièrement sur le sport, la course, l’effort et ne connaissait pas Zenash Gezmu avant de rencontrer son destin à travers la lecture du journal local annonçant sa disparition. Formé notamment auprès de François Lazaro au Clastic Théâtre, Guillaume Lecamus construit, dans son théâtre-récit une relation intime et originale entre l’objet animé, la langue et les acteurs-actrices. Il s’intéresse particulièrement aux auteurs contemporains et travaille sur un Grand cycle de l’Endurance ; à la veille des Jeux Olympiques de Paris, c’est plutôt bien vu. « Être endurant c’est ne pas avoir peur de vivre. C’est un rapport au temps différent. C’est donc un état d’être poétique. Parler de l’endurance c’est parler de notre rapport au monde et au temps. C’est retrouver le souffle de vie qui nous fait suer et sourire en même temps » écrit-il dans sa note d’intention.

© Roland Baduel

Le Théâtre Marcelin Berthelot de Montreuil a eu une belle initiative d’inviter le spectacle en ce 8 mars, Journée internationale des femmes et d’ouvrir les portes à toutes et tous, en entrée libre. Le destin de la courageuse Zenash Gezmu en valait bien le détour, bel hommage rendu à la discrète et talentueuse sportive qui, au-delà de la douleur, puisait au plus profond de ses forces : « tant de vie dans un si petit corps. » Le marathon fut sa raison de vivre.

Brigitte Rémer, le 14 mars 2023

Avec Sabrina Manach et Candice Picaud – création plastique Norbert Choquet – scénographie Sévil Grégory – création sonore Thomas Carpentier – création lumières Vincent Tudoce – chargée de production/diffusion Anne- Charlotte Lesquibe – assistante mise en scène Florine Milite

Vu le mercredi 8 mars 2023 à 20 h 30, dans le cadre de la Journée internationale des droits des Femmes, au Théâtre municipal Berthelot de Montreuil, 6 rue Marcelin Berthelot. 93100. Montreuil, métro : Croix-de-Chavaux – tél. : 01 71 89 26 70 – site : www.tmb-jeanguerrin.fr et e-mail Morbus Théâtre  : morbustheatre@yahoo.fr – En tournée 2023/2024 – 25 novembre 2023,  Villiers le Bel, festival théâtre du Val d’Oise – 6 février 2024, Théâtre Le Passage, Fécamp – 8 février 2024 (en attente de confirmation, report), Le Sablier, Ifs – 20 mars 2024, Le Périscope, Nîmes – 27 et 28 mars 2024 (en attente de confirmation, report), Théâtre à la Coque, Hennebont – 14 juin 2024, Le Familistère de Guise, en partenariat avec la Chambre d’eau.

Nous revivrons

© Jean-Louis Fernandez

Conception, mise en scène et scénographie Nathalie Béasse, d’après L’Homme des bois d’Anton Tchekhov, au Théâtre de la Bastille.

Ça commence par la présentation des personnages et un gâteau d’anniversaire aux cinq bougies, porté par Elena/Sonia dans une scénographie épurée, au mur de fond de scène blanc et au sol gris clair, avec juste une table et des chaises côté cour. Arrivent deux jeunes hommes, Mehmet, désigné comme l’Homme des bois et Sacha qui écrit depuis vingt-cinq ans et « remue du vent. » Piano, flûte, accompagnent les trois jeunes acteurs aux vêtements et comportements très ordinaires et qui tout à coup, par quelques éléments, construisent l’univers tchekhovien : une tête de cerf en effigie appelle la chasse et la campagne russe, un foulard signe de la babouchka, une langue étrangère, un faisan-épervier.

Les deux hommes et la femme – trois jeunes acteurs issus du programme 1er Acte porté par le Théâtre national de Strasbourg et relayé ici par le CDN de Colmar – Mehmet Bozkurt, Soriba Dabo et Julie Grelet se mettent à jouer comme jouent les enfants, glissant dans l’imaginaire et l’extravagance, se déguisant. Ils racontent. L’Homme des bois, Khrouchtchov, dit le Sauvage, replante les arbres au fur et à mesure que les hommes les arrachent, « Ne pas abattre les forêts. Détruire ce que nous ne pouvons pas créer…  Bientôt il ne restera rien sur terre… » autant de mots qui nous parlent et qui sont portés d’une manière ludique. Les acteurs courent, tombent, accélèrent, dansent, s’envolent, avec une grande liberté, comme s’ils étaient poursuivis, entre calme, inquiétude et peurs, et dans une multiplicité d’actions qui ne mènent à rien si ce n’est au jeu dans le jeu. « J’ai fait un rêve… Le vent s’est levé… Il va pleuvoir… Je veux vivre… »  Ils gravent l’empreinte de leur visage dans ce plastique volant, léger comme la soie et poussé par des ventilateurs comme autant de nuages dans un ciel dégagé. Une petite lumière les appelle, espérance ?

Dans leurs différentes actions-réactions ils déposent une rangée de seaux et une bataille de terre s’engage avant que n’en soit versé au centre du plateau le contenu, une terre noire dans laquelle la jeune actrice, dans la pièce Elena Andreïvna, s’enracine, portant diadème de fleurs blanches, image de mort et de résurrection. Ses mots : « Parfois, quand vous marchez, par une nuit noire, dans la forêt, et qu’en même temps il y a une petite lumière qui brille dans le lointain, alors, au fond de l’âme, sans trop savoir pourquoi, vous vous sentez si bien, vous ne remarquez ni votre fatigue, ni l’obscurité, ni les ronces qui vous frappent en plein visage… » Les acteurs dessinent sur le sol couvert de terre des signes cabalistiques, construisent un château et l’Homme des bois, piétinant trois brindilles, écrase sa forêt. « Le bonheur, vous ne le trouvez nulle part… Ne pas penser au bonheur. »

Il pleut sur les visages avec l’eau versée ou la tête plongée dans un seau. L’un se cache sous une grande bâche, l’autre scie une planche, jusqu’à ce que les trois acteurs-personnages se retrouvent devant le mur blanc qu’ils couvrent à coups de pinceaux et rouleaux de leurs traits de peinture. L’ensemble forme un tableau, la forêt, aux taches de couleurs, dans des dégradés de vert, brun, bleu, paysage d’une Russie rêvée. Pourtant, « tout le monde fait la guerre à tout le monde, le passé n’existe plus, il a été bêtement gaspillé » métaphore de la Russie ancestrale si proche de la Russie d’aujourd’hui.

© Jean-Louis Fernandez

Écrite en 1889 dans une période heureuse de la vie de Tchekhov, L’Homme des bois est une comédie en quatre actes, créée au Théâtre Abramov et sitôt retirée de l’affiche après quelques représentations. Elle est considérée comme le brouillon d’Oncle Vania et se termine par « je veux vendre le domaine… Je deviens fou… » Dans la proposition de Nathalie Béasse peu importe la narration elle travaille sur l’écho et les réminiscences, peu importe les personnages c’est une traversée où ils vont et viennent, et où ils se superposent. La metteure en scène travaille sur la perception, nous l’avions évoqué dans un spectacle précédent, Ceux-qui-vont-contre-le-vent (dans ubiquité-cultures du 20 février 2022). Elle dessine un monde de l’enfance, rassurant comme inquiétant, en toute liberté et inspiration, monde ponctué de chansons et extraits musicaux. Son univers est visuel et elle accompagne les acteurs dans leur naturel et leurs inventions selon les fils qu’elle enchevêtre, se situant entre performance et installation.

Brigitte Rémer, le 18 mars 2023

Avec Mehmet Bozkurt, Soriba Dabo, Julie Grelet – assistant Clément Goupille, avec la complicité de Sabrina Delarue et Étienne Fague – régie générale Loïs Bonte – régie Bastille Marc Brunet.

Jusqu’au 31 mars 2023, du 15 au 27 mars à 19h, du 28 au 31 mars à 20h. Théâtre de la Bastille, 78 rue de la Roquette. 75011. Métro : Bastille – site : www.theatre-bastille.com – tél. : 01 43 57 42 14

Slava Ukraini/Gloire à l’Ukraine

© Critères éditions

Exposition des photographies de Christian Guémy-C215 et signature pour la sortie de son livre Guerre en Ukraine – à la Mairie du XIIIème arrondissement, Place d’Italie.

Street-artiste, Christian Guémy dit C215 s’est rendu deux fois en Ukraine au cours de l’année de guerre qui vient de s’écouler, non pas pour se mettre en avant en tant qu’artiste urbain réalisant des pochoirs mais pour dialoguer avec les gens qui là-bas essaient de survivre, pour informer et témoigner des souffrances. Ici comme là-bas, il imprime sa marque dans l’espace public. En Ukraine, c’est sur les murs de logements détruits, sur un abribus, sur l’épave d’un char russe et l’entrée du métro qu’il réalise ses pochoirs, il cherche toujours l’approbation des Ukrainiens dans ce qu’il fait. Sa démarche est d’apporter un peu d’humanité à ce territoire en lutte et soumis à rude épreuve.

Le Maire du 13ème, Jérôme Coumet, accueille au cours de la séance d’inauguration le conseiller politique de l’Ambassade d’Ukraine en France, Bohdan Vasnevskyi qui prend la parole, s’exprimant magnifiquement en français. Il donne à l’exposition la valeur d’un véritable manifeste, politique et culturel, pour ne pas s’habituer, ne pas accepter, ne pas oublier et il évoque les villes martyres et la solidarité française pour le peuple ukrainien.

© Critères éditions

Christian Guémy-C215 parle de son travail et de sa philosophie de vie, cultive sa liberté en s’engageant personnellement et bénévolement, par conviction. Il témoigne d’un pays vidé de ses enfants et de ses femmes, d’un pays dévasté et de la désolation des paysages à Kyïv, Lviv, Jytomir, Bucha ; des crimes de guerre avec exécutions sommaires et sabordage systématique des installations notamment électriques et nucléaires ; du droit international qui devra faire que justice et vérité un jour soient faites. Il rapporte une œuvre peinte, simple et poignante : un fragile papillon sur les murs d’un camp de réfugiés à Lviv, ou sur une épave de char russe, espérance d’une renaissance prochaine ; des portraits de jeunes femmes coiffées de la couronne traditionnelle de fleurs et rubans de satin représentées sur d’anciens tramways de l’époque soviétique utilisés pour bloquer les accès à la ville, au nord de Kyïv ; une mère étreignant son jeune enfant, peint sur une valise, symbole de l’exode ; le portrait d’une enfant réalisé d’après photo sur un bâtiment détruit de Jytomir ; celui d’une vieille femme au regard sombre et portant un foulard, à Kyïv, également réalisé d’après photo.

© Critères éditions

Les dessins sont en gros plans, le regard est intense, sidéré parfois. L’universalité des portraits d’enfants se traduit dans l’interprétation que donne Christian Guémy-C215 de la guerre. Il a même fait un passage en Ukraine avec son propre fils de trois ans, Gabin. En mars 2022 il a réalisé bénévolement une œuvre en solidarité au peuple ukrainien sur la façade d’une résidence étudiante du 13e arrondissement, un mur haut de cinq étages, délégué par le Maire du 13ème. Sous la fresque, inscrit en cyrillique, une citation du Président ukrainien, Volodymyr Zelensky : « Je ne veux vraiment pas de mes photos dans vos bureaux, car je ne suis ni un dieu, ni une icône, mais plutôt un serviteur de la Nation. Accrochez plutôt les photos de vos enfants et regardez-les à chaque fois que vous voulez prendre une décision. » En mai 2022 il représente la même jeune fille sur un mur de Lviv, en partenariat avec la Mairie du 13ème.

La conclusion momentanée revient au grand poète ukrainien Taras Chevtchenko, que Christian Guémy-C215 a peint sur un mur de Kyïv : « Notre âme ne peut pas mourir, La liberté ne meurt jamais. Même l’insatiable ne peut Pas labourer le fonds des mers, Pas enchaîner l’âme vivante, Non plus la parole vivante… » Dans l’attente de la victoire, comme conclusion de la guerre…

Brigitte Rémer, le 12 mars 2022

Guerre en Ukraine, Christian Guémy-C215, auteur Nicolas Hénin, préface de Yaël Braun-Pivet, présidente de l’Assemblée Nationale, Critères éditions, Grenoble. (20 euros) – Site : www. criteres-editions.com – Après avoir été exposée à l’Assemblée nationale et à la Mairie du 13e arrondissement, l’exposition se poursuit à la Mairie de Paris.