Ménélas Rebétiko Rapsodie et Hélène après la chute, diptyque – texte et mise en scène de Simon Abkarian – une production de la Compagnie des 5 Roues, au Théâtre de l’Épée de bois. Jusqu’au 3 novembre.
© Vincent Vassie
S’il s’agissait de trouver quelques mots-clés présentant Simon Abkarian, auteur, acteur et metteur en scène des spectacles ici programmés, je me risquerais à lancer les mot identité – en l’occurrence identité arménienne – chef de troupe, dans sa générosité du partage et son approche multidisciplinaire, recherche de sens dans l’écriture par sa manière de traiter la mythologie comme métaphore et mémoire collective, écho de la complexité du monde.
Le parcours de Simon Abkarian est lié à l’Asie Mineure par son origine arménienne. Né à Paris, il part pour Beyrouth à l’âge de neuf ans où il passe son enfance, revient adolescent à Paris, puis travaille à Los Angeles avec une troupe arménienne. De retour en France, il intègre la troupe du Théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine où il est un acteur-phare. Il y reste une huitaine d’années, de 1983 à 1995, avant de voler de ses propres ailes en fondant sa première compagnie, Tera, devenue Compagnie des 5 Roues. Parallèlement, il tourne avec de nombreux réalisateurs dont Cédric Klapisch et Robert Guédiguian et a reçu plusieurs prix couronnant son travail dans les trois compétences où il excelle, l’écriture, le jeu et la mise en scène.
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Simon Abkarian a entre autres écrit et joué dans Ménélas Rebétiko Rapsodie, créée en 2012 au Grand Parquet, qu’il reprend ; il a présenté en 2019 une superbe Électre des bas-fond au Théâtre du Soleil (cf. Ubiquité-Cultures du 15 octobre 2019), et créé dans une première version Hélène après la chute, en 2023 au Théâtre de l’Athénée, repris dans une nouvelle version en juin 2024, aux Arènes de Cimiez/Théâtre National de Nice. Ce diptyque s’inscrit dans un concept plus large, Une Odyssée en Asie Mineure qu’il a imaginée et orchestrée, à l’invitation d’Antonio Diaz-Florian, directeur du Théâtre de l’Épée de bois : trois semaines de spectacles, concerts, lectures, conférences, soirées musicales et festives, exposition de peintures représentant les puissants Portraits du Fayoum, effigies des disparu(e)s, art culinaire. La Compagnie des 5 Roues habite le Théâtre de l’Épée de bois, elle en a même poussé les murs pour plus de convivialité.
Ménélas Rebétiko Rapsodie – La pièce est écrite pour un acteur seul, Simon Abkarian l’interprète, accompagné de deux talentueux musiciens, complices et amis, spécialistes du Rebétiko. « Depuis longtemps je voulais faire un spectacle à propos de Ménélas et d’Hélène avec mon ami Grigoris Vasilas, bouzoukiste virtuose, et Kostas Tsekouras, guitariste hors pair. Tous deux jouent le Rebétiko dans le groupe Dromos. Le Rebétiko est une musique qui voit le jour en Asie Mineure dans les années vingt. C’est la musique des bas-fonds, le blues de la Grèce. On y chante les amours perdues, les trahisons, les crimes d’honneur, l’alcool, la drogue. Les chants rébètes sont les derniers soubresauts d’une parole libre… » C’est une musique subversive, celle des vagabonds.
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Dans ce premier opus de ce qui sera dans quelques mois un triptyque, c’est une supplique lancée par Ménélas, roi de Sparte, à l’adresse d’Hélène son épouse, séduite par Pâris ; c’est une prière en même temps que l’écho du discours ordurier qui se colporte sur elle, devenue pour la ville l’archétype de la putain, et dont il lui rapporte les termes. L’acteur entre en scène comme l’ombre de lui-même, tout de noir vêtu, drapé d’un grand manteau et portant chapeau. Le plateau est un bistrot rempli de tables aux chaises encore retournées, comme à l’heure de l’ouverture, ou de la fermeture. Les deux musiciens ont pris place à la table du centre et tiennent le rôle du chœur, Ménélas en est le coryphée, il les rejoint. Est-ce un petit matin alcoolisé ? Les réverbères sont encore allumés, les brumes émergent et emplissent le lieu, à moins que ce ne soit la fumée des cigarettes qui accompagnent l’ouzo ou le raki qui coulent jusque dans les veines.
« Depuis que tu es partie notre lit n’est plus qu’un tombeau qui se refuse à moi. Tout réconfort m’est étranger… Les miroirs sont éteints. Les chansons se sont tues. Aphrodite toute entière s’est enfuie… » Fille de Zeus et de Leda, devant son père, Hélène avait choisi l’époux, « Je veux Ménélas » et il le devint. « Ce fut la première fois que mon propre nom me transperça le cœur. » Le texte est un hymne à la femme perdue, à l’amour, à la reconquête. « N’es-tu pas le cap, la direction, le sens de ma vie ? » Ménélas danse pour elle, chante pour elle, vit pour elle tout en annonçant le crime qu’il fomente à l’égard de Pâris, ce prince troyen, fils de Priam et d’Hécube, son ennemi en politique, son adversaire en amour, qui, profitant de son absence, avait enlevé Hélène pour l’emmener à Troie.
La parole se structure autour de la musique, les musiciens au bouzouki et à la guitare chantent en solo, duo ou trio et traduisent la longue plainte de Ménélas, comme le fait le tango en Argentine ou le fado au Portugal, la nostalgie à la boutonnière. Le chant solo de Grigoris Vasilas, celui de Simon Abkarian déchirent les brumes du café. L’acteur à l’éventail frappe le sol comme un torero, cherche ses pas, tourne, compose sa parade d’amour comme un oiseau blessé. Parfois il marche à reculons et remonte le temps. La danse qu’il exécute à diverses reprises, parfois dans l’ombre, marque les temps du récit. Le bouzoukiste le rejoint, posant son instrument, danse et chante avec lui, soulignant la tragédie et la solitude. « Dix ans sans toi, c’est long d’ici jusqu’à la lune. Entre la mort et nous, je veux me dresser, ouvrir mes paumes implorantes vers le ciel, jusqu’à ce que, dans tes yeux je fleurisse à nouveau. » La superbe de Simon Abkarian, un brin arrogant dans ce rôle de roi et d’amoureux éconduit, est une facette de l’autre Ménélas qui, dans le second opus, se montrera plus amoureux et plus sensuel, plus perdu encore.
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Hélène après la chute – ce second opus, reprend les thèmes précédemment lancés, dans un face à face entre Hélène et Ménélas d’une tout autre écriture scénique et dans un même dépouillement. Le texte est porté dans son incandescence par Aurore Frémont (Hélène) et Brontis Jodorowsky (Ménélas), tous deux placés devant un micro sur pied, loin l’un de l’autre. C’est l’heure des questionnements réciproques après la chute de Troie, leurs vies, leurs cœurs mis à nu.
Au centre du plateau, un piano à queue où la compositrice et interprète, Macha Gharibian, a pris place après ses salutations à l’instrument. Le vent souffle autant que les notes souffleront sur les plaies. Enveloppée d’un voile noir et dans sa dignité, visage caché, entre Hélène suivie de Ménélas. Elle, captive et ne sachant quel sort lui sera réservé, porte avec élégance le deuil de son compagnon, Pâris, tué par Ménélas. Ici, dans la chambre qu’elle partageait avec son amant se font les retrouvailles de fiel, après la chute de Troie et autour des mots qui blessent ou qui parfois pansent. « Tu es partie sans te retourner et moi j’ai souffert sans désir de guérison… Depuis ton départ l’insomnie est mon exil… » Tragédie de la souffrance et des règlements de compte. Même costume et cravate noire que dans Ménélas Rebétiko Rapsodie pour le roi de Sparte. « Entre, je ne te vois pas » lui dit-il. « Ne cherche pas de tes yeux ce que tes mains ont détruit » répond-elle, sauvage et déterminée. Hélène est aux aguets, prête à bondir comme une lionne, parfois tentatrice elle sait le provoquer. Lui, marque le pas, évoque sa beauté, la vie détruite.
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Ensemble, ils rembobinent un petit bout de leur histoire. « Pourquoi, pourquoi à peine née, as-tu soufflé notre flamme ? » chuchote-t-elle. « Ni toi ni moi n’avions encore vécu. Nous étions des enfants jetés en pâture sur l’échiquier des alliances… Au bout de sept printemps tu t’es lassée de moi et je le comprends bien… J’étais roi. Il me fallait renoncer à notre amour. En me détournant de toi j’ai suivi le chemin que mes ancêtres avaient tracé pour moi… Pâris arriva à point nommé et t’emporta de l’autre côté de la mer. » Ménélas recense les arborescences généalogiques Atrides auxquelles il appartient et qui, comme le courant d’un fleuve, ont tout emporté dans les meurtres et sacrifices, trahisons et incestes, infanticides et parricides. Lui immole sa souffrance en un cri qui se suspend au fond de la gorge.
Hélène et Ménélas se cherchent, se fuient, elle s’échappe il l’encercle, et dans un geste d’ouverture l’appelle à revenir. Elle décline, résiste, se dérobe, le brave jusqu’à lui imposer de faire le récit de la mort de Pâris. Il saisit le voile noir du deuil qu’elle a abandonné sur un banc et raconte. Le piano oscille entre l’ode funèbre et le cri strident de la pianiste. En échange, Ménélas la convainc de lui faire récit de ses amours. « À ton tour maintenant de me tordre le cœur… » Le récit est cru dans l’exaltation des corps. Ménélas se dirige vers l’armure de Pâris posée tel un trophée en fond de scène, il se saisit d’un couteau. Prêt à la tuer, ou prêt à s’immoler ? « Hélène, tue-moi ou reviens prendre place sur le trône de mon cœur » supplie-t-il encore. La fin surprend, quand tout s’apaise.
Les deux acteurs, Aurore Frémont et Brontis Jodorowsky, portent ce texte dans une grande intensité, une économie de déplacements, des repères en musique. Dans le théâtre de Simon Abkarian, aucun artifice, on est à cru. Ménélas est l’amoureux bafoué cherchant à reconquérir le cœur d’Hélène. Elle, ne s’en laisse pas compter, prête à la mort. La tension est extrême, les acteurs admirables, dans ce duel féroce où l’un et l’autre se rendent coup pour coup. Macha Gharibian traduit dans sa composition musicale et son interprétation le labyrinthe des deux héros défaits. Sa présence est comme un sémaphore accompagnant les eaux souterraines de chacun.
Les mots de Simon Abkarian sont précis, acérés, réalistes en même temps que poétiques, sa palette est large dans l’expression de la colère rentrée, de la honte et de la tragédie. Les deux opus en vis-à-vis, Ménélas Rebétiko Rapsodie suivi de Hélène après la chute dévoilent, avec un grand talent, les nuits obscures de ces personnages mythologiques, loin de tout stéréotype.
Brigitte Rémer, le 27 octobre 2024
Du 9 octobre au 3 novembre 2024, au Théâtre de l’Épée de bois/Cartoucherie de Vincennes, Route du Champ de manœuvre ? 75012. Paris – métro : Château de Vincennes et navette Cartoucherie ou Bus 112/station Champ de manoeuvre – site : www.epeedebois.com – tél. : 01 48 08 39 74.
Ménélas Rebétiko Rapsodie – première partie, du mercredi au vendredi à 19h, samedi à 18h, dimanche à 14h30. Avec : Simon Abkarian, jeu – Grigoris Vasilas, chant et bouzouki – Kostas Tsekouras, guitare – collaboration artistique, Natasha Koutroumpa, Catherine Schaub-Abkarian, Pierre Ziadé – création lumière, Jean-Michel Bauer – régie plateau, Maral Abkarian. Création au Grand Parquet en janvier 2013 avec le soutien de la Spedidam – nomination 2014 aux Molière du Théâtre Musical – Reprise exceptionnelle au Théâtre de l’Épée de Bois en 2024. Le texte est publié aux éditions Actes Sud-Papiers.
Hélène après la chute – seconde partie, du mercredi au vendredi à 21h, samedi à 20h, dimanche à 16h30. Texte et mise en scène Simon Abkarian – avec : Aurore Frémont, Hélène – Brontis Jodorowsky, Ménélas – Macha Gharibian, piano, voix – composition musicale, Macha Gharibian – collaboration artistique, Pierre Ziadé – création lumières, Jean-Michel Bauer – création son, Orian Arrachart – régie plateau, Philippe Jasko et Maral Abkarian. Le texte est publié aux éditions Actes Sud-Papiers.
Nos âmes se reconnaitront-elles, le troisième opus de ce voyage proposé par Simon Abkarian et la Compagnie des 5 Roues, sera présenté en janvier 2025 au Théâtre Nanterre-Amandiers.
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