Art /Afrique, le nouvel atelier

© Kudzanai Chiurai

Les Initiés et Être là, deux expositions sur l’art africain, à la Fondation Louis Vuitton, ainsi qu’une sélection d’œuvres africaines réalisée à partir de la Collection de la Fondation.

La saison de l’art africain bat son plein. Après les deux expositions Afriques Capitales à la Grande Halle de La Villette et Vers le Cap de Bonne Espérance à la Gare Saint-Sauveur de Lille présentées par Simon Njami (cf. nos articles des 22 avril et 9 mai) la Fondation Vuitton met à l’honneur les Afrique(s) en trois dimensions.

Les Initiés réunit une sélection d’œuvres de quinze artistes emblématiques de la collection d’art contemporain africain de Jean Pigozzi, présentée pour la première fois à Paris. Le photographe et collectionneur rencontre l’art africain contemporain par l’exposition Magiciens de la terre présentée à la Grande Halle de La Villette en 1989, en partenariat avec le Centre Georges Pompidou. Riche héritier d’une firme automobile il est littéralement subjugué par ce qu’il voit et décide de s’investir dans sa nouvelle passion artistique, et d’investir. Il en rencontre la cheville ouvrière, un spécialiste de l’art africain et commissaire d’expositions indépendant, André Magnin et lui donne carte blanche pour le guider vers les œuvres d’artistes africains vivant dans leurs pays d’origine. Il faut beaucoup de temps pour dénicher les oeuvres et les artistes enclavés dans certains pays. Magnin sillonne les terres d’Afrique subsaharienne – francophones, anglophones et lusophones -. Pigozzi et Magnin se fixent trois règles : les artistes, originaires d’Afrique noire, doivent y vivre et y travailler ; ils ne s’inscrivent dans aucun formatage, ne viennent d’aucune école particulière, leur démarche est totalement libre ; les œuvres s’élaborent et se constituent comme des ensembles significatifs. Au fil des ans se sédimente la collection que Jean Pigozzi fait aujourd’hui partager. Eclectique, l’ensemble couvre tous les médiums – peintures, sculptures, photographies, vidéos et installations -. Elle réunit des œuvres percutantes. Pour n’en citer que quelques-unes : La Cité des étoiles pour métal, plastiques, bois, ampoules et composants électriques de Rigobert Nimi, de République Démocratique du Congo dont le manifeste dit « L’imagination et la recherche ne dépendent pas de la pauvreté ou du confort » ; du même pays les huiles sur toile de Moké, qui a commencé à peindre avec les doigts sur de petits morceaux de carton, à l’âge de douze ans et dont est présentée ici la toile Nuit chaude à la Cité ; les photographies en noir et blanc grands formats, de Malick Sidibé, du Mali, sur la danse des années 60 à 70 du twist aux Beatles en passant par une Nuit de Noël chaloupée ; celles de Seydou Keïta qui fait prendre la pose devant des fonds en wax avec un signe de modernité comme scooter ou poste de radio ; La colonisation de Pascale Marthine Tayou – qui présentait d’impressionnantes maisons à l’envers dans Afrique(s) capitales – aux pierres de couleurs et formes variées formant une galaxie reliant ciel et terre ou encore ses Indépendances ChaCha où il joue avec les cinquante-trois drapeaux des états africains et avec la carte de l’Union Africaine, sur un tapis vert. « Nous sommes tous la somme de mélanges, de rencontres, de pensées » constate-t-il ; les grandes statues de terre cuite de Seni Awa Camara, du Sénégal, artiste initiée à ces techniques dans son village natal, par sa mère ; les acryliques flashy de Chéri Samba ; les extraordinaires dessins de Abu Bakarr Mansaray, du Sierra Leone, pour crayon graphite, crayon de couleur et feutre sur papier, avec Alien Resurrection ; les aquarelles sur papier de Barthélémy Toguo et les coiffures les plus sophistiquées photographiées par J.D.’Okhai Ojeikere, du Nigéria. Une magnifique collection à quatre mains – celles de Jean Pigozzi et André Magnin – aux œuvres multiformes, où se croisent créativité, énergie, humour et poésie.

Le deuxième volet d’Art Afrique présenté à la Fondation Louis Vuitton s’intitule Être là, et se fait l’écho de la scène contemporaine d’Afrique du Sud, une des plus dynamiques du continent africain tant par ses institutions et universités que par ses galeries. Trois générations d’artistes y sont présentes :

Être là – La première génération aujourd’hui internationalement reconnue, des figures de référence portées par le militantisme sous l’apartheid, comme Jane Alexander avec son impressionnant Infantry with Beast une troupe de vingt-sept individus à tête de chiens marchant au pas cadencé sur un tapis rouge ; David Goldblatt et ses photographies entre noir et blanc ou couleurs selon le degré de sa colère, qui documentent l’histoire de son pays ; l’immense William Kentridge au carrefour des disciplines mêlant arts plastiques, performance, théâtre et opéra – dont les opéras « prolétaires » créés sous la Révolution culturelle chinoise entre 1966 et 1976 : partant de dessins au fusain qu’il filme, il composent les plans et superpose les images au fur et à mesure par apparition et effacement, avec des silhouettes marchant en procession vers une destination inconnue ; David Koloane parle des townships d’Alexandra et de Soweto où il a grandi et des chiens errants « symboles du traitement inhumain subi au temps de l’apartheid » ; après avoir débuté comme journaliste, Sue Williamson développe son travail de plasticienne par des images en regard de l’actualité et de l’histoire de son pays. Ces artistes restent au plus près de l’évolution historique et ont une véritable résonance auprès des jeunes artistes.

Être là – La seconde génération née dans les années 1970 travaille sur les identités plurielles et la défense de certaines minorités. Elle est représentée par des personnalités telles que Nicholas Hlobo qui cherche la « façon dont s’articule son pays avec le reste du monde » ; Zanele Muholi qui se définit comme une « activiste visuelle » et s’intéresse à la communauté lesbienne, marginalisée « la photo n’a pas de genre dit-elle » ; Moshekwa Langa, qui recompose mentalement une carte sur laquelle figurerait son village et travaille sur la notion d’atlas mondial avec des toiles de coton, de la terre et du vernis.

Être là – La troisième génération utilise différents médiums tels qu’installations, photographies, peintures, œuvres textiles, vidéos etc… Née après les années 1980 elle participe à l‘élaboration d’une identité spécifiquement sud-africaine de manière plus distanciée et individuelle avec la conviction d’avoir un rôle à jouer. Être là est pour eux essentiel : Jody Brand photographie des personnages, notamment des femmes, posant en intérieur ou en extérieur, « ma mission, dit-elle, est d’interroger les représentations actuelles des minorités » ; Kudzanai Chiurai mêle dans ses photographies monumentales geste expressionniste et images de la culture populaire, et parodie l’occident regardant l’Afrique ; Lawrence Lemaoana questionne le langage politique et médiatique par ses broderies sur coton ; avec ses huiles sur toile, Thenjiwe Niki Nkosi travaille sur la la notion de héros, traverse l’Histoire, l’écriture et la fabrication des mythes ; Athi-Patra Ruga cherche « l’énergie de communiquer » à travers ses tapisseries de laine ; Bogosi Sekhukhuni mêle art et technologies numériques ; par des installations, performances, photographies et vidéos, Buhlebezwe Siwani développe une œuvre à partir de son corps ; Kemang Wa Lehulere lui, présente une oeuvre pour valises, terre, herbe, tableau noir, pupitres de récupération et porcelaine et travaille entre abstraction et figuration. Prolongeant l’exposition, À propos d’une génération montre le travail des photographes Sud-Africains Graeme Williams, Kristin-Lee Moolman et Musa Nxumalo et dévoile les portraits contrastés d’une certaine jeunesse sud-africaine, notamment celle des born-free marquée par des réalités plurielles. L’Afrique du Sud toutes générations confondues est une impressionnante ruche pour la création, les langages inventés, la fantaisie, la gravité. Elle parle, témoigne, danse et regarde le monde. Elle est regardée par le monde.

Le troisième volet d’Art/Afrique, complémentaire des deux premiers, présente la Collection de la Fondation Louis Vuitton avec une sélection d’œuvres d’artistes africains ou d’ascendance africaine à partir de leurs photographies, peintures, sculptures et installations. L’Afrique du Sud est une nouvelle fois à l’honneur avec ses deux grands, William Kentridge et David Goldblatt : le premier avec de grands dessins de papiers découpés et assemblés sur les murs, autre direction de son travail en dialogue avec l’image animée de son installation vidéo monumentale : « Je pratique un art politique, c’est-à-dire ambigu, contradictoire, inachevé, orienté vers des fins précises, un art d’un optimisme mesuré, qui refuse le nihilisme » ; le second, Goldblatt, avec Student Protests, une série de photographies sur les récentes manifestations étudiantes liées à la forte augmentation des droits d’inscription et avec Intersection, une série sur la notion de frontières, fleuves et cultures : « Je suis né dans le contexte de l’Afrique du Sud, et c’est la compréhension de ce pays qui m’aide à juger du moment où j’interviens. » On y retrouve aussi les photographies de plus jeunes comme Zanele Muholi et Kudzanai Chiurai, et celle de Santu Mofokeng avec Train Church, série réalisée dans le train qui relie le township de Soweto à Johannesburg, trajet épuisant et dangereux ; Omar Victor Diop qui se costume et met en scène jouant entre figures historiques et accessoires contemporains liés au football ; Robin Rhode qui mélange performance, dessin et film avec une économie de moyens rappelant l’art du graffiti. On y trouve les peintures oniriques d’Omar Ba, les portraits et « suggestions de personnes » de Lynette Yiadom-Boakye, les dessins de Barthélémy Toguo qui crée un langage entre traditions occidentales et africaines ; Chéri Samba avec ses tableaux dont J’aime la couleur, « la couleur c’est l’univers, l’univers c’est la vie, la peinture c’est la vie » dit-il. Il y a aussi côté sculpture l’interprétation des objets usagés de Romuald Hazoumè de Porto-Novo, les coiffures et perruques-bâtiments du béninois Meschac Gaba, le film d’animation de la kenyane Wangechi Mutu qui crée des créatures fantasmatiques à partir de la femme noire. La collection est riche, ouverte tant dans les pays que dans les techniques représentés.

La Fondation Vuitton s’est mise à l’écoute de l’art africain, et la magnifique architecture de Franck Gehry lui va si bien. Art /Afrique, le nouvel atelier investit tous les espaces et permet la flânerie à travers les hauteurs – réinterprétées délicieusement en jaune, blanc, bleu ou rose – et les transparences, les recoins dérobés, les vues en contre plongées, les dégradés de niveaux. Le spectateur-voyageur est convié à ce parcours onirique et inventif destination les Afrique(s), continent mosaïque aux ressources artistiques infinies, témoin à la lecture du passé des imaginaires d’aujourd’hui.

Brigitte Rémer, le 6 juin 2017

Les Initiés, œuvres de : Frédéric Bruly Bouabré, Seni Awa Camara, Calixte Dakpogan, John Goba, Romuald Hazoumè, Seydou Keïta, Bodys Isek Kingelez, Abu Bakarr Mansaray, Moké, Rigobert Nimi, J.D. ‘Okhai Ojeikere, Chéri Samba, Malick Sidibé, Barthélémy Toguo et Pascale Marthine Tayou – Exposition conçue par la direction artistique de la Fondation Louis Vuitton en étroite collaboration avec Jean Pigozzi : commissaire général Suzanne Pagé – conseiller André Magnin – commissaires Angéline Scherf et Ludovic Delalande.

Être là, Afrique du Sud, une scène contemporaine, œuvres de : Jody Brand, Kudzanai Chiurai, David Goldblatt, Nicholas Hlobo, William Kentridge, David Koloane, Zanele Muholi, Moshekwa Langa, Lawrence Lemaoana, Kristin-Lee Moolman, Thenjiwe Niki Nkosi, Musa Nxumalo, Athi-Patra Ruga, Bogosi Sekhukhuni, Buhlebezwe Siwani et Kemang Wa Lehulere, Graeme Williams, Sue Williamson – Commissaires d’exposition Suzanne Pagé et Angéline Scherf, avec Ludovic Delalande et Claire Staebler.

La Collection de la Fondation Louis Vuitton, œuvres de : Omar Ba, Kudzanai Chiurai, Omar Victor Diop, Meschac Gaba, David Goldblatt, Romuald Hazoumè, Rashid Johnson, William Kentridge, Santu Mofokeng, Meleko Mokgosi, Zanele Muholi, Wangechi Mutu, Robin Rhode, Chéri Samba, Barthélémy Toguo, Lynette Yiadom-Boakye – Suzanne Pagé, directeur artistique de la Fondation.

Du 26 avril au 28 août 2017 – Fondation Louis Vuitton, 8, avenue du Mahatma Gandhi, 75116 Paris (Bois de Boulogne). Métro : Les Sablons – Site www.fondationlouisvuitton.fr – Horaires hors vacances scolaires : ouvert les lundi, mercredi et jeudi de 12h à 19h – Vendredi de 12h à 21h et jusqu’à 23h le premier vendredi du mois – Samedi et dimanche de 11h à 20h. Horaires pendant les vacances scolaires : ouvert tous les jours de 10h à 20h – Nocturne le vendredi de 10h à 23h.