Adel Hakim, d’Ivry et de partout

© Nabil Boutros

Co-directeur du Théâtre des Quartiers d’Ivry/Centre National Dramatique du Val-de-Marne, Adel Hakim, s’est éteint chez lui le 29 août, après une lutte acharnée contre la maladie.

Homme de l’interculturel, de l’engagement et des débats, homme de fraternité, artiste de théâtre, Adel Hakim s’en est allé. Acteur, auteur, metteur en scène, co-directeur du Théâtre des Quartiers d’Ivry installé depuis décembre dernier à la Manufacture des Œillets, il a joué Shakespeare et Marivaux, Koltès et Sénèque, Tenessee Williams et Nathalie Sarraute, souvent sous la direction d’Elisabeth Chailloux co-directrice du TQI. Les deux artistes se sont rencontrés au Théâtre du Soleil en 1980. Ils ont créé, en 1984, le Théâtre de la Balance et présenté un premier spectacle qui a fait date : La Surprise de l’amour, de Marivaux dans lequel il jouait et elle, mettait en scène. Ensemble, en 1992, ils ont succédé à Catherine Dasté à la tête du Théâtre des Quartiers d’Ivry. Adel Hakim a mis en scène Racine et Eschyle, Botho Strauss et Joseph Delteil, Pirandello, Shakespeare, Goldoni, Beckett, Vesaas et beaucoup d’autres. Il a écrit et monté ses propres textes dont Exécuteur 14 reste dans les mémoires et très récemment Des Roses et du Jasmin avec le Théâtre National Palestinien qui sera repris cette saison.

Depuis plus d’une dizaine d’années Adel Hakim s’est consacré au développement du Théâtre des Quartiers du Monde, concept qu’il a élaboré et développé en tissant de nombreux partenariats. Devenu le lieu du dialogue et de l’altérité, il l’a ouvert aux écritures contemporaines étrangères et s’est, entre autre, passionné pour l’Amérique Latine où il a fait de nombreuses mises en scène et animé des ateliers de formation comme au Chili, en Uruguay, en Argentine et au Mexique. Son compagnonnage avec l’auteur uruguayen Gabriel Calderón, par le triptyque qu’il a mis en scène : Ouz, Ore et Ex, théâtre de subversion s’il en est, a apporté un vent de burlesque et de transgression, de fantaisie et de baroque. De locale, l’œuvre de Calderón devient universelle à partir d’une écriture qui s’attaque aux archétypes d’une société rétrograde. Reconnaissant à l’auteur « le génie du dialogue et des ruptures entre tragédie et force comique » Adel Hakim a pénétré dans ce monde de l’étrangeté et de l’irrationnel en inventant son vocabulaire scénique.

Il s’est aussi particulièrement attaché à parler du Moyen-Orient, sa terre d’origine – il est né en Egypte et a vécu au Liban – il a fait de nombreux séjours de création en Palestine. Les liens qu’il a tissés avec le Théâtre National Palestinien sont forts et les échanges, permanents. Son spectacle majeur, Antigone de Sophocle, dont il a signé le texte en français, fut présenté à plusieurs reprises au Théâtre des Quartiers d’Ivry après avoir été créé à Jérusalem en 2011 et tourné en Palestine – à Ramallah, Jénine, Naplouse, Haïfa, Hébron et Bethléem –. Antigone, est comme une métaphore de la situation vécue, les conflits d’aujourd’hui se superposant à la tragédie grecque et pose la question de la malédiction. Sur le choix de la pièce, Adel Hakim répond : « Je monte Antigone parce que la pièce parle de la relation entre l’être humain et la terre, de l’amour que tout individu porte à sa terre natale, de l’attachement à la terre. Parce que Créon, aveuglé par ses peurs et son obstination, interdit qu’un mort soit enterré dans le sol qui l’a vu naître. Et parce qu’il condamne Antigone à être emmurée. Et parce que, après les prophéties de Tirésias et la mort de son propre fils, Créon comprend enfin son erreur et se résout à réparer l’injustice commise. » Le spectacle se ferme avec la voix de Mahmoud Darwich et la musique, composée par le Trio Joubran, vient des profondeurs. Des images rapportées de Jérusalem et des Territoires Palestiniens par Nabil Boutros, témoignages de la vie en Palestine, des répétitions et de la tournée d’Antigone, s’exposent dans le hall du théâtre. Adel Hakim table sur les complicités professionnelles.

Antigone a été joué plus de cent trente fois en France et à l’étranger et a inauguré la Manufacture des Œillets à Ivry, une ancienne usine d’œillets métalliques, acquise par la ville où le TQI devenu Centre Dramatique National du Val-de-Marne a pris ses nouveaux quartiers depuis décembre 2016. Avec Elisabeth Chailloux, Adel Hakim s’est investi dans la conception, la philosophie et la réalisation du lieu. Il y a présenté sa dernière pièce, Des Roses et du Jasmin, montée à Jérusalem Est, fresque sur l’Histoire contemporaine de la région israélo palestinienne de 1944 à 1988. La question de la mémoire collective l’habite. Il donne une densité à cette succession d’événements historiques qui couvre trois périodes : 1944-1948 débute sur un bel optimisme, Que la fête commence en sont les premiers mots ; 1964 à 1967 avec la Guerre des Six Jours en 1967, qui dégrade davantage encore les relations avec Israël qui triple son emprise territoriale ; 1988 après la première Intifada appelée la guerre des pierres, l’action se passe dans une prison pour un parcours de tragédie. On est chez les Atrides, chez Antigone et dans le théâtre grec antique dans lequel Adel Hakim se reconnaît : « La tragédie grecque m’a toujours servie de modèle dramaturgique. Elle met, dans pratiquement toutes les pièces conservées, une histoire de famille, l’intime, en rapport avec la société et le monde… » Leila Shahid ex-déléguée générale de l’Autorité palestinienne en France et ambassadrice de la Palestine auprès de l’Union européenne est venue débattre. Pour elle « le spectacle arrache la Palestine à son quotidien et redonne espoir, en dépit de tous les murs et barbelés. »

La mise en espace et en images de ces histoires liées à la grande Histoire, montre la puissance de l’art et le rôle des artistes dans un pays en guerre. Adel Hakim a également présenté une série de petites formes proposées par les acteurs du Théâtre National Palestinien, Les Chroniques de la vie palestinienne, qui parlent avec humour et dérision du contexte dans lequel travaillent les acteurs entre Jérusalem et la Cisjordanie, d’un théâtre sous occupation. Ecrites par trois acteurs de la troupe et mises en espace par Adel Hakim et Kamel El Basha, ces Chroniques ont force de témoignage. Elles construisent des ponts entre mythologie et scènes de vie ordinaires avec une série de dialogues endiablés et complices entre un conteur et son double ou bien son gardien, apostropheur et contradicteur, traducteur autant que conteur, Adel Hakim sur le plateau face à son alter ego palestinien, engagés dans une véritable joute verbale. Ce partenariat mené avec le Théâtre National Palestinien relève de l’événement et de l’engagement, cela donne du sens à la capacité d’un Centre Dramatique National – le CDN du Val-de-Marne – et au positionnement d’une ville – Ivry-surSeine – dans sa politique culturelle, de poser un geste culturel fort. La perspicacité d’Elisabeth Chailloux et Adel Hakim, dans la pertinence de leur programmation et leurs démarches respectives de création, fait le reste. Adel Hakim s’investit aussi dans la formation des jeunes acteurs et pilote L’Atelier théâtral d’Ivry. La transmission est un axe complémentaire au travail de mise en scène, qu’il développe.

Dans la lettre qu’il laisse, signée du 15 août et intitulée Libre adieu, Adel Hakim parle avec une grande lucidité de la maladie dégénérative qui le rongeait depuis plus de deux ans. Il avait préparé sa sortie et pris rendez-vous en Suisse pour décider de son dernier acte, en toute conscience. Il voulait une mort sereine et choisie, sans acharnement thérapeutique. Il n’a pas eu la capacité de partir pour la mise en œuvre de ce geste, il s’est éteint chez lui. Au-delà de son destin personnel, Adel Hakim pose un acte et milite pour le droit à mourir dans la dignité, « C’est dire combien la relation entre la vie et la mort porte du sens » dit-il, et il rappelle les lois qui ont « élevé le niveau de respect et de dignité des citoyens » : l’IVG en 1975, l’abolition de la peine de mort en 1981, la légalisation du mariage pour tous en 2013.

Adel Hakim était d’Ivry et de partout. Il laisse une œuvre poétique sensible. « La terre nous est étroite. Elle nous accule dans le dernier défilé et nous nous dévêtons de nos membres pour passer » disait Mahmoud Darwich.

Brigitte Rémer, 3 septembre 2017

Théâtre des Quartiers d’Ivry-Centre Dramatique National du Val-de-Marne, Manufacture des Œillets, 1 Place Pierre Gosnat, 94270 Ivry-sur-Seine – www.theatre-quartiers-ivry.com – Tél. : 01 43 90 11 11.