A Love Suprême

© Cosimo Mirco Magliocca.

Texte de Xavier Durringer – mise en scène et scénographie Dominique Pitoiset – jeu Nadia Fabrizio – Les Gémeaux / Scène nationale de Sceaux.

Le spectacle porte le titre d’un album culte du saxophoniste John Coltrane, sorti en 1965, A Love Supreme dont on entendra un extrait. Compagnon de route de Miles Davis, Thelonius Monk et Archie Shepp, comme eux il a marqué son époque et appartient à la mythologie musicale africaine-américaine. L’écrivain congolais Emmanuel Dongala a rendu hommage à Coltrane par une nouvelle qu’il a publiée en 2003 dans son ouvrage Jazz et Vin de palme, et qui portait ce même titre. Il disait que Coltrane avait apporté « une dimension spirituelle au jazz. »

Dans le monologue de Xavier Durringer, c’est Tommy, le rabatteur du Peep-show et « sorte de gérant à tout faire », qui est fan de Coltrane et qui se présente comme son fils caché. « Tommy est vaguement noir. Métis. Et vaguement juif par sa mère, il porte une étoile de David autour du cou et une main de Fatma en or, au cas où son père se soit converti à l’Islam. Il dit que son père était un jazzman new-yorkais de passage à Paris et qu’il a été séduit pour une nuit par une jeune fille de la Place Clichy. Sa mère. » Et il démontre que tout coïncide : la date du concert, sa naissance en août de l’année suivante, sa mère ouvreuse à l’Olympia, et maintenant le nom de son strip-club, A Love Supreme, choisi en référence à l’album du père, réel ou fantasmé.

Celle qui parle de Tommy s’appelle Bianca, cinquante ans, collant léopard, perruque blonde et hauts-talons. Elle évoque son lieu de travail, le peep-show A Love Suprême, avec accent circonflexe en néon qui clignote, ajouté par les deux frères directeurs qui viennent de la licencier, les Stanko. Loin d’avoir pu l’imaginer, Bianca se trouve brutalement congédiée pour raison d’âge, de manière ni très légale ni très élégante, et cela remet en jeu son fragile équilibre : « En tous cas pour moi, c’est un coup dur… J’ai pas vu le truc arriver. Ils veulent que j’arrête et que je vide mon vestiaire ! Et j’ai aucun recours possible, je suis virée comme une malpropre, comme si j’avais fait une connerie, une faute grave, je suis débarquée comme une pauvre merde… » Trente-deux ans de sa vie lui reviennent comme en boomerang, et défilent. Ce peep-show était un peu sa maison, elle s’y déshabille et y danse depuis l’âge de dix-huit ans et a rapporté pas mal d’argent à la boîte, comme elle le souligne. Nous ne sommes pas dans la ségrégation raciale et le texte n’évoque pas la communauté noire américaine regardant le continent africain, nous sommes dans la ségrégation des générations et le culte du jeunisme.

Elle, Bianca, c’est Nadia Fabrizio, aux prises avec l’histoire de la streap-teaseuse. Elle colle à son histoire de vie, témoigne de l’esprit des lieux avec amertume, fureur, indignation, tendresse et exaltation. Bianca exprime son amour de la scène et du quartier, exotique et multiculturel, sa rancœur et ses questionnements, depuis le Lavomatic où elle fait tourner ses costumes de scène, lingerie fine et sexy. Six lave-linges font face au public, elle est assise devant, sur un banc, et attend la fin des programmes, retirant ses affaires de l’un, rechargeant l’autre, et vidant son sac, au propre comme au figuré. Elle est défaite, anéantie : « Moi j’ai pas de rêves. Enfin, j’en ai plus. J’en avais, mais je les ai tous perdus en route. Comme on perdrait ses clefs. » Pour vivre et élever son fils elle avait accepté la précarité du travail, la séduction, les faux-semblants. Elle avait cru en la fraternité des filles, la protection de Sainte Rita patronne des causes désespérées dont l’église est à deux pas, le début de ce qu’elle croyait être une vie d’artiste.  « Pour moi, j’étais une performeuse. Je faisais de l’art… » Solitude à la clé elle refait le chemin de l’enfance : coups du père, danse classique, accident de moto et mort de l’ami pilote, fracture du genou, rêve de Paris, cours de théâtre. « Je suis la petite punk qui quitte sa province et le chemin de l’usine ou du secrétariat pour devenir actrice et qui glisse, peut-être par peur, par manque de confiance en soi ou plus simplement par facilité ou fainéantise, et qui devient strip-teaseuse. »

Dramaturge et cinéaste, on connaît Durringer par sa compagnie, La Lézarde, créée à la fin des années 80, par ses nombreuses pièces publiées aux éditions Théâtrales et traduites en une vingtaine de langues, pièces qu’il a parfois lui-même mises en scène – Une rose sous la peau en 1988, La Quille en 1999, Histoires d’Hommes et Les Déplacés en 2005 – Il a réalisé de nombreux films pour le cinéma et la télévision dont un long-métrage, La Conquête, film de politique-fiction, présenté en 2011 en sélection officielle au festival de Cannes. Il écrit ce monologue pour l’actrice Nadia Fabrizio, répondant à la commande à l’écriture de la compagnie Pitoiset. L’auteur y parle d’un parcours de vie blessé, fragile et tortueux, dans un langage cru. Il y parle d’amour « L’amour est mythique ou c’est pas de l’amour. » Il y parle d’art « J’aimerais montrer aux gens le divin dans un langage artistique qui transcende les mots. Je veux parler à leurs âmes. »

Dominique Pitoiset assure la mise en scène et la scénographie du spectacle. Metteur en scène pour le théâtre et l’opéra, pédagogue, scénographe et acteur, il crée en 1988 avec Nadia Fabrizio, la Compagnie portant son nom et débute par la mise en scène du Pélican, d’August Strindberg. Il a mis en scène de nombreux auteurs comme Goethe et Shakespeare, Kafka et Bernhard, entre Dijon sa ville, Paris, la Suisse et l’Italie. Il dirige le Théâtre National Dijon-Bourgogne, puis le Théâtre national de Bordeaux, en Aquitaine. Artiste associé à Bonlieu Scène nationale d’Annecy depuis 2014, son Cyrano de Bergerac avec Philippe Torreton dans le rôle-titre, rencontre un vif succès, en France et à l’étranger. Il s’intéresse à l’auteur américain Tracy Letts dont il met en scène en 2015 Un été à Osage County, et récemment, Linda Vista – présenté aux Gémeaux de Sceaux, en novembre dernier -. Il fait aussi de nombreuses incursions dans l’opéra, montant Mozart, Purcell, Britten, Puccini et d’autres.

Metteur en scène et scénographe du spectacle, le dispositif qu’il met en place est simple et pertinent. Comme on lave le linge sale en famille Bianca lave le sien en convoquant ses fantômes. Nadia Fabrizio porte le texte avec véhémence et ironie, humanité et fragilité, et, pour exorciser ses peurs du lendemain, va jusqu’au bout de sa nuit magnétique, « deux noires pour une blanche, c’est inscrit dans le tempo. »

Brigitte Rémer, le 20 janvier 2020

Directeur technique Philippe Richard – conception lumières Christophe Pitoiset – régie lumières Didier Peucelle – conception son et régie Bertrand Lechat – conception vidéo et régie Emmanuelle Vié Le Sage – conseils perruques et maquillages Cécile Kretschmar – administration Alice Houssais. Le texte est publié aux éditions Théâtrales.

Du mercredi 15 au mardi 21 janvier 2020, à 20h45, dimanche à 17h, relâche le lundi. Les Gémeaux / Scène nationale de Sceaux, 49 avenue Georges Clémenceau. 92330. Sceaux. Tél. : 01 46 61 36 67. Site : www.lesgemeaux.com