Le Festival D-CAF, Downtown Contemporary Arts Festival, a été fondé en 2012 par un passionné de théâtre, Ahmed El Attar, qui depuis des années encourage le développement du spectacle vivant indépendant dans son pays, l’Égypte, sous toutes ses formes. Il signe, en 2025, sa 13ème édition. Nous présentons ci-dessous le spectacle The Long Shadow of Alois Brunner, texte, Mudar Alhaggi – mise en scène Omar Elerian – avec Wael Kadour et Mohammad Al-Rashi, Collectif Ma’louba (France/Allemagne/Syrie) – au Centre culturel Jésuite, Le Caire (Égypte), dans le cadre du Festival D-Caf. Texte en langue arabe surtitrée en anglais.
La pièce est portée par le Collectif Ma’louba fondé en 2016, qui rassemble des artistes syriens formés à l’Institut Supérieur des Arts Dramatiques de Damas, vivant à Berlin et Paris. Ma’louba signifie À l’envers – La pièce remonte l’Histoire, à la recherche du criminel nazi Alois Brunner et met le projecteur sur la Syrie où le tortionnaire a fini ses jours. Créé il y a deux ans, le spectacle tourne dans le monde.
Né dans l’Empire Austro-Hongrois en 1912 dans une famille de petits paysans catholiques et antisémites, cet officier SS et membre du parti nazi, responsable du Bureau principal de la sécurité du Reich, fut l’assistant des basses besognes d’Hitler, protagoniste de la déportation et de l’extermination de nombreux juifs. Condamné par contumace après la guerre à la prison à perpétuité pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité, il serait mort à l’âge de quatre-vingt-dix-huit-ans à Damas, en 2010, dans l’indifférence générale et en rupture avec tous. Il aura réussi à passer à travers les mailles du filet de la justice et n’aura jamais été rattrapé, malgré la traque menée par Beate et Serge Klarsfeld. Rewind !
À plusieurs reprises Alois Brunner, sous divers pseudonymes, s’échappe, de Tchéquie, d’Autriche, d’Allemagne où il était retourné malgré son inscription sur la liste no 1 des criminels de guerre établie par le Tribunal militaire international de Nuremberg, s’enfuit en Égypte en 1953 et rejoint la Syrie en 1954 pour s’y installer. Après le coup d’État qui porte le parti Baas au pouvoir en 1966, il y joue un rôle-clé et devient un proche collaborateur du dictateur Hafez El-Assad, appliquant les méthodes nazies dans les geôles de Syrie. Il signe l’élaboration des services de renseignements secrets et la mise en place d’un appareil répressif d’une rare efficacité dans le raffinement des techniques de torture. Il est formellement identifié en 1985 par le journal allemand Bunte qui réussit à le photographier, permettant cette confirmation, même si les services secrets israéliens l’avaient localisé dès 1980, lui envoyant un colis piégé. Deux agents de la poste de Damas avaient alors été tués, lui s’en était sorti avec la perte d’un œil et de deux doigts.
L’auteur de la pièce, Mudar Alhaggi, a mené des investigations avec obsession et collaboré avec les acteurs et le metteur en scène. La pièce relate ses expériences et reconstruit le puzzle de ses recherches et découvertes, de ses interrogations et convictions. Deux acteurs – Wael Kadour et Mohammad Al-Rashi, tous deux d’origine syrienne – font vivre ce trouble où se superposent la vérité et le mensonge, le présent et le passé, l’exil, la justice, l’espoir, la liberté, mêlés à l’incertitude de l’acte de création. Ils arrivent aux répétitions et ne trouvent que des fragments de textes – documents historiques autant qu’anecdotes personnelles. Derrière les questions sensibles et complexes liées au collectif et ici particulièrement à la justice, le script promis, tarde.
Wael Kadour ouvre la pièce en parlant de son exil et de l’asile politique obtenu en France avec sa famille il y a dix ans, de sa rencontre avec Mohammad Al-Rashi – dont le père, Mohamad Abdul Rahman Al Rashi était un acteur-star – de leur rencontre avec Mudar Alhaggi. Dramaturge, auteur et animateur culturel syrien installé à Berlin, Alhaggi s’était isolé pour écrire mais se trouvait en panne d’inspiration, reconnaissant que son propre récit en constituait la source. Il avait eu un fils, puis avait disparu. L’acteur-narrateur saisit son ordinateur et son mobile, s’installe au bureau. Une lettre lui est dictée, des raccords sont trouvés. La nature du projet se décale, acteurs et metteur en scène décident de poursuivre. Musique. Lumière.
D’un tyran l’autre, la pièce nous conduit entre l’Allemagne et la Syrie. Mohammad Al-Rashi portant l’uniforme de l’officier, se métamorphose en nazi avec ses coups de gueule et humeurs escarpées, se plaignant de douleurs, exigeant une infirmière ou qu’on lui lise le journal. Il neige sur Damas, le narrateur porte un grand manteau. Le Festival de cinéma se termine, le Shams Hôtel Ciné est fermé. Brunner/ Mohammad Al-Rashi marche avec une béquille, lui aussi est recouvert d’un grand manteau. Personnage purement beckettien, il égrène une liste de films. « Je suis Allemand » clame-t-il, « on a beaucoup de films allemands » et il donne ordre : « Cherche les films ! » Se mêle au contexte politique la notion de représentation et de spectacle d’un récit historique à la trame incertaine. Le récit est donné salle éteinte. Quand la lumière revient les deux personnages sont assis dos à dos. Le vieux Brunner enregistre, le jeune écrit, entre ordinateur et mobile. Ensemble ils élaborent un nouveau scénario. Une imprimante crache les quelques quatre cents pages écrites par Brunner sur sa vie à Damas – L’homme parlait arabe – ils commencent à en faire lecture puis trient, froissent et déchirent l’ensemble des feuilles. Les deux acteurs penchés sur ce travail de mémoire ont parfois des points de vue divergents et hésitent entre séquences historiques et rédaction de leur scénario. Ils testent et mettent en place un interrogatoire, Wael Kadour, lunettes fumées, fait une déposition pour dénoncer Brunner sous ses divers pseudonymes. L’ambiance qui s’en dégage fait penser au contexte des pièces de Sadallah Wannous, grand auteur syrien, où la suspicion et l’ambiguïté sont toujours présentes.
L’effet kaléidoscope du spectacle relate l’opacité de l’Histoire, la perte de réalité d’avec son propre pays, la panne d’inspiration, le processus de création qui vole en miettes et s’interrompt. Du côté de l’Histoire, se projettent des images de manifestations sur la mort et les funérailles de seize jeunes hommes tués pendant la guerre de Syrie, ceux qu’on a arrêtés puis torturés entre 2006 et 2011. L’un raconte : « J’ai été arrêté. Deux hommes en civil ont frappé à la porte… » Un tortionnaire est nommé, le Syrien Anwar Raslan, qui a travaillé pendant dix-huit ans pour les services secrets syriens et fut arrêté en Allemagne en 2019, tandis qu’un autre tortionnaire l’était en France. Jugé au début de l’année 2022, pour cinquante-huit chefs d’accusation – crimes contre l’humanité, actes de torture sur plus de quatre mille détenus dont un certain nombre sont morts, et sévices sexuels. Il fut reconnu coupable de crime contre l’humanité et condamné à la prison à perpétuité, en Allemagne.
À la fin du spectacle le mobile sonne, c’est un appel de Mudar Alhaggi qui se met à parler de tout et de rien, de tout sauf du spectacle, laissant les acteurs dans le vide. « As-tu une vision pour la fin ? » se demandent-ils l’un à l’autre. Omar Elerian, metteur en scène, auteur et dramaturge Italo-Palestinien, connaît bien l’univers de l’auteur dont il a récemment présenté la pièce The Return of Danton au Kammerspiele de Munich. Il travaille le fragment avec beaucoup de finesse, interroge l’exil, la responsabilité, la mémoire individuelle et collective, dans l’Histoire. Avec The Long Shadow of Alois Brunner Omar Elerian, mène le public à la crête de la réflexion sur l’Allemagne, la Syrie et sa guerre civile, le pouvoir, dans une ligne brisée et les entrelacements d’un discours fragmenté. Les acteurs, Wael Kadour et Mohammad Al-Rashi, magnifiques tous deux, jouent le trouble de la ligne dramaturgique floutée, entrant et sortant avec fluidité dans les différents rouages du kaléidoscope. De la narration à l’interprétation ils témoignent des déchirements et de la culpabilité, des paroxysmes et accalmies, et derrière l’Histoire, de la complexité de la création.
Brigitte Rémer, le 15 novembre 2025
Spectacle présenté les 25 et 26 octobre 2025 dans le cadre du Festival D-Caf, au Centre Culturel Jésuite, Le Caire (Égypte), par le Collectif Ma’louba (France/Allemagne/Syrie). Texte, Mudar Alhaggi – mise en scène, Omar Elerian – acteurs, Wael Kadour et Mohammad Al-Rashi – scénographie Jonas Vogt – son et musique Vincent Commaret – conseiller pour la recherche en dramaturgie Éric Altorfer – traduction en anglais Hassan Abdulrazzak – producteur international Eckhard Thiemann.





