Archives mensuelles : novembre 2025

L’École de danse

Texte de Carlo Goldoni, traduction Françoise Decroisette – mise en scène de Clément Hervieu-Léger, avec la troupe de la Comédie-Française – spectacle présenté dans la Salle Richelieu de la Comédie Française.

@ Agathe Poupeney

Né à Venise, Carlo Goldoni marque le XVIIIème siècle de son empreinte et le théâtre italien par l’écriture de plus de deux cents pièces, au Théâtre Saint-Ange de Venise auquel il est d’abord rattaché après avoir exercé comme juriste, puis au Théâtre Saint-Luc. Il écrit en langues toscane, vénitienne et française et transforme la commedia dell’arte plutôt décadente en comédies de mœurs et croquis de société. Progressiste et inspiré par la philosophie des Lumières, il signe ce moment de bascule au théâtre en témoignant des façons de vivre et fonde ainsi la comédie italienne moderne. Autour de lui, beaucoup de jalousies et un farouche défenseur des masques et de la tradition, Carlo Gozzi, qui s’oppose à lui et à la nouveauté.

Goldoni écrit L’École de danse dans le cadre d’un projet ambitieux – écrire neuf comédies touchant aux neuf muses de la mythologie grecque. La pièce parle du milieu de la danse, elle est représentée en 1759, mais essuie un cuisant échec. Trois ans plus tard c’est avec amertume que l’auteur s’exile à Paris où il y est invité par les Comédiens-Italiens, mais il sera déçu et n’y réalisera pas la carrière escomptée. Il s’éteindra dans l’oubli en 1793. Seule la postérité le reconnaitra comme un dramaturge inventif et grand maître du théâtre.

@ Agathe Poupeney

Clément Hervieu-Léger qui signe la mise en scène représente avec finesse le studio de danse dans le décor qui est celui du Misanthrope, spectacle actuellement joué à la Comédie Française, et fonctionne à merveille : un escalier côté cour, des fenêtres translucides à l’arrière où les silhouettes passent, un escalier dérobé côté jardin, plusieurs portes au rez-de-chaussée donnent le tempo. La troupe de la Comédie-Française s’étire à la barre et devant un miroir comme un véritable corps de ballet en échauffements et répétitions, sous le regard noir et rude, baguette à la main, du maître de danse, monsieur Rigadon – sorte de Méphisto, (excellent Denis Podalydès, dans le rôle). Derrière le piano, à cour, toujours, on aperçoit le crâne du pianiste (Philippe Cavagnat) protagoniste de l’ombre qui accompagne les classes des jeunes danseuses et danseurs – Giuseppina (Pauline Clément), Rosalba (Marie Oppert), Felicita (Claire de la Rüe Du Can), Rosina (Léa Lopez), Filippino (Jean Chevalier), Carlino (Charlie Fabert) – chacun bien typés et déjouant les pièges tendus par le maître qu’ils/qu’elles pourraient chercher à exploiter pour avancer dans la carrière, tout en se moquant de lui.

@ Agathe Poupeney

Une mère, Lucrezia, (Clotilde de Bayser) vient supplier le maître de regarder sa fille, Rosina, brillante, dit-elle et de l’accepter gracieusement dans le studio. Rigodon trame avec des mécènes-admirateurs comme le comte Anselmo (Loïc Corbery), ou l’impresario Don Fabrizio (Eric Genovèse), assisté de son courtier Ridolfo (Stéphane Varupenne). Pingre comme pas quatre il cherche à s’enrichir sur le dos des danseuses qu’il essaie de prêter aux mécènes, y compris sa favorite, Giuseppina, y compris Felicita qu’il prétend promouvoir comme première danseuse, alors qu’elle déteste la danse et rêve de jouer la comédie.

@ Agathe Poupeney

On suit les aléas du studio de danse, les va-et-vient des mensonges, les alliances de circonstance et les espoirs de chacun chacune, y compris ceux de la sœur de Rigodon, madame Sciormand, (Florence Viala) une vieille fille qui ferait croire qu’elle attend le prince charmant et qui s’imposera auprès d’un prince de ses intérêts, le courtier. Les imbroglios vont bon train jusqu’au notaire (Noam Morgensztern) qui vient demander remboursement pour escroquerie à Rigadon, alors que tous sont joyeusement dans la signature de leurs contrats de mariage et autres, avec leurs amoureux ou leurs admirateurs, laissant leur maître préféré, coi.

L’École de danse est une pièce à la fois pathétique – elle fait penser aux jeunes danseuses de Degas, gracieuses et fragiles autour desquelles les protecteurs sont en embuscade – et comique. Les rapports de domination y sont traités avec légèreté et le maître tyrannique y est moqué. Rien de spectaculaire dans la construction de la pièce, à l’origine écrite en vers, ici traduite en prose (par Françoise Decroisette), si ce n’est ce regard sur le parcours de formation en danse avec toutes les embûches qu’il fallait traverser, d’autant selon les classes sociales. La mise en scène de Clément Hervieu-Léger sait trouver l’équilibre entre ces deux pôles et propose un spectacle rythmé, entre manigances et espérances, doutes et talents.

Brigitte Rémer, le 28 novembre 2025

Avec la troupe de la Comédie-Française : Éric Génovèse, Florence Viala, Denis Podalydès, Clotilde de Bayser Loïc Corbery, Stéphane Varupenne, Noam Morgensztern, 
Claire de La Rüe du Can, Pauline Clément, Jean Chevalier, Marie Oppert, 
Adrien Simion, Léa Lopez, Charlie Fabert, et Diego Andres, Lila Pelissier, Alessandro Sanna, Philippe Cavagnat – Scénographie Éric Ruf – costumes Julie Scobeltzine – lumière Bertrand Couderc – son Jean-Luc Ristord – collaboration artistique et chorégraphique Muriel Zusperreguy – collaboration artistique Frédérique Plain.

Du 14 novembre 2025 au 3 janvier 2026, en matinée à 14h, en soirée à 20h30 à Salle Richelieu de La Comédie-Française, place Colette 75001 – métro : Palais-Royal – tél. : 01 44 58 15 15 – site : www.comedie-francaise.fr

Kaboul, une chambre à soi

© Kubra Khademi

Création sonore et visuelle de Caroline Gillet et Kubra Khademi – travail sonore réalisé par Caroline Gillet et Frédéric Changenet – programmation du Théâtre de la Ville au Théâtre de la Concorde, dans le cadre du Festival d’Automne-Paris.

C’est une installation immersive réalisée en complicité avec l’artiste Kubra Khademi, réfugiée en France depuis 2015, en coopération avec une équipe anonyme située à Kaboul. On est invité dans un salon afghan où l’on pénètre après avoir laissé manteaux et chaussures au vestiaire. Les murs sont recouverts d’un papier blanc parcouru de fines frises. Deux banquettes se font face, où prennent place une quarantaine de spectateurs, le lieu est cocon, recouvert de tapis.

© Christophe Raynaud de Lage

Entre les deux banquettes de cet étroit couloir, une longue table et sa nappe bordée d’une dentelle sur laquelle sont posés divers objets de terre aux formes brutes, émaillées, certaines de ce bleu turquoise symbolique, un peu de l’âme afghane. On dirait que la table est mise et qu’on est attendu : assiettes et plats, pichets et bonbonnes à couvercle, fontaine à eau et fleurs séchées,

Quand on est bien calé sur l’une des deux banquettes, face à soi se trouve une fenêtre d’où sortiront les images et la narration qui constituent le coeur de l’installation. On voit quelques paysages, somptueux, une maison à fleur de montagne, la terre, hésitant entre brun et bordeaux, l’eau qu’on pompe pour remplir des jerricans, des enfants qui lancent des pierres. On entend des bruits lointains de foule et des oiseaux, seules traces de vie, une table qu’on débarrasse, c’est le paysage sonore qui environne la narratrice, Raha, une jeune femme Afghane de vingt et un ans, depuis sa chambre où elle est contrainte de garder fenêtre close, le confinement comme planche de salut.

En août 2021 Raha et Caroline Gillet, journaliste à France Inter, ont commencé à correspondre, Kaboul venait de retomber aux mains des talibans. Raha s’est mise à documenter son quotidien et Caroline Gillet a décidé de le faire vivre. Elle en a réalisé un podcast, Inside Kaboul, autour de deux jeunes Afghanes, puis ces témoignages sont devenus un film d’animation réalisé par l’artiste plasticienne et performeuse Kubra Khademi – qui a étudié les beaux-arts à l’Université de Kaboul, puis à l’université de Beaconhouse, à Lahore, au Pakistan. Elle a dû fuir en 2015 et est exilée à Paris. Aujourd’hui, cette installation immersive permet de poursuivre le dialogue et de faire entendre la voix de Raha et celle de nombreuses autres femmes autour d’elle. Elle présente sa famille – une mère enseignante, un père fonctionnaire, elle, qui travaillait dans le secteur privé et ne peut plus travailler. « Ici, tout est difficile. Que va-t-il nous arriver à nous, les femmes ? » se demande-t-elle à voix haute. Dans la ville, une circulation chaotique, des vendeurs ambulants, des drapeaux noir, rouge, vert, remplacés par les drapeaux talibans, noirs à l’écriture blanche – leur profession de foi musulmane, qui envahissent les rues, l’organisation de check point. « Le 15 août, il y a un an, on a tout perdu en une seule journée » dit-elle avec amertume. L’inquiétude des gens est palpable, certains ont tenté de fuir, sans succès, dans des aéroports saturés et la vie est désormais liée aux positions de la communauté internationale.

© Kubra Khademi

Tout-à-coup notre charmant salon afghan est plongé dans le noir, juste pour nous faire percevoir ce que sont les incessantes coupures de courant, à Kaboul. Alors la vie se suspend. Certaines institutrices tentent de poursuivre leur mission éducative en faisant classe par internet, mais la connexion souvent se coupe. Raha suit aussi des cours par visio, son prof a l’accent russe. Se concentrer à la maison dans tous les cas est difficile. Elle se raconte : elle avait obtenu une bourse et devait partir étudier à l’étranger au moment où les talibans ont pris le pouvoir. Elle s’est posé la question de partir ou de rester. Elle n’a pas eu le cœur de laisser ses sept sœurs, elle est restée. Elle se passionne pour l’histoire et la biologie mais désormais tout lui est interdit, comme pour toutes les femmes afghanes. Alors elle résume son emploi du temps : « je dors, je cuisine, je nettoie. »

Dans la ville les talibans arrêtent les taxis et les fouillent, comme ils fouillent chaque maison. Ils détruisent les instruments de musique, alors elle a pris les devants et a démonté et caché les cordes de sa guitare. « Une guitare bien morte dans un pays bien mort » dit-elle. « Je n’aurais jamais imaginé que les années les plus belles de ma vie seraient comme ça, on est retournés vingt et un ans en arrière. »

Et pourtant Raha s’accroche car elle pense que demain ne pourra être que meilleur. On entend une chanson qu’elle aime, on aperçoit une ligne d’horizon. Comment trouver le sommeil ? Il a neigé toute la nuit, les voitures roulent doucement et les oiseaux sont gelés. Payer le chauffage devient difficile. On voit des cages d’oiseaux sur les images, métaphore de sa maison-cage et de sa vie captive.

Et pourtant la vie continue, comme elle peut. Les huit ans de sa petite sœur donnent lieu à une fête, à la surprise générale. Le Ramadan arrive qui ponctue l’année, avec muezzin et hauts parleurs. Tout-à-coup des fumées jaillissent d’un quartier, c’est l’explosion d’une école, dévastée. Les talibans qui tirent en l’air font monter la tension, dernier jour de Ramadan, avant l’Aïd el-Fikr. La lumière vire au bleu turquoise. Il pleut des cordes en ce 11 août, le ciel pleure nous dit-elle. Beaucoup de gens regardent dehors, de leurs fenêtres fermées.

© Kubra Khademi

La suite rétrécit encore le monde des femmes afghanes, quand, en juillet 2023, la fermeture des salons de beauté est décrétée, et en octobre 2024, l’obligation de porter la burqa. Aujourd’hui il leur est interdit de chanter et même de parler en public, de lire à voix haute. Il est même conseillé de murer les fenêtres qui les laisseraient apparaitre.

Et pourtant monte un chant, et se constituent des récits. La lumière baisse, quelques images de femmes afghanes apparaissent encore aux fenêtres avant de s’effacer. Tout au bout de la table s’est assise une femme en tailleur, qui a posé une figurine, image emblématique de la femme afghane, et qui nous ouvre la porte.

Avec Kaboul, une chambre à soi Caroline Gillet et Kubra Khademi donnent l’alerte, rappellent, et rendent hommage à la Femme Afghane qui, envers et contre tout, résiste.

Brigitte Rémer, le 25 novembre 2025

Texte et son Raha – Récit sonore Caroline Gillet et Frédéric Changenet accompagnés de Anna Buy – Scénographie et installation plastique Kubra Khademi – Vidéo vidéastes et monteurs anonymes à Kaboul – Lumière Juliette Delfosse – Mixage Frédéric Changenet et Pierre Langlet – Sons additionnels depuis Kaboul Benazer – Régie générale François Lewyllie – Voix off en français Sofia Lesaffre – Production Maria-Carmela Mini.

Les vendredi 14 novembre, lundi 17 novembre, mardi 18 novembre, mercredi 19 novembre 2025 à 19h, 20h et 21h – samedi 15 novembre 2025 à 15h, 17h, 19h et 20h30. Programmation du Théâtre de la Ville dans le cadre du Festival d’Automne-Paris, au Théâtre de la Concorde, 1 avenue Gabriel. 75008. Paris – métro : Concorde – site : theatredelaville-pars.com – tél. : 01 42 74 22 77.

Superstructure

Texte de Sonia Chiambretto, d’après son livre Gratte-Ciel – mise en scène et scénographie  Hubert Colas, Compagnie Diphtong, au Théâtre Amandiers-Nanterre, Centre Dramatique National, dans le cadre du Festival d’Automne.

© Hervé Bellamy

Le mouvement de la mer Méditerranée sur grand écran, au port d’Alger, se reflète sur le sol de la plateforme-scénographie en effet miroir, comme le drapeau de Palestine s’y démultiplie.

Ici c’est de l’Algérie dont il s’agit, sujet sensible s’il en est. Anne Corté, Ahmed Fattat, Saïd Ghanem, Adil Mekki, Perle Palombe, Nastassja Tanner, Manuel Vallade, forment un chœur où la narration voyage de l’un à l’autre. Leurs personnages, franco-algériens ou français d’origine algérienne, veulent connaître l’Histoire et interrogent : « qui tue qui ? » Certains s’expriment en arabe et/ou en amazigh.

Le spectacle parle de la décennie noire qui a opposé de 1990 à 2000 les militaires et le Gouvernement algérien aux Islamistes, guerre civile qui a fait de nombreux morts. Elle évoque aussi la guerre d’indépendance et de décolonisation qui, entre 1954 et 1962, a opposé la France et l’Algérie dans une grande cruauté et beaucoup de tués, avant la signature des Accords d’Evian et l’Indépendance de l’Algérie, le 3 juillet 1962. Certains épisodes particulièrement dramatiques comme la Bataille d’Alger, loin d’être cicatrisés, sont évoqués. « Qui se préoccupe de vous ? » demande l’un d’entre eux.

Sonia Chiambretto, l’auteure, publie en 2020 Gratte-Ciel, qui file la métaphore autour de la construction-destruction, notamment à travers les projets Le Corbusier ; la superstructure d’un bâtiment en termes architectural étant « l’endroit où l’on passe le plus clair de son temps, cet espace comprend le rez-de-chaussée et l’étage d’une maison, ainsi que les différents étages d’un immeuble. La superstructure inclut les poutres, les colonnes, les finitions, les fenêtres, les portes, la toiture, les planchers et tous les autres éléments qui la composent. » Bien avant la Cité Radieuse de Le Corbusier inaugurée à Marseille en octobre 1952, l’architecte avait fait en 1930 un grand projet avec la Municipalité d’Alger, dénommé Projet obus, comprenant une Cité d’Affaires, une Cité de résidence et la liaison entre deux banlieues excentrées de la capitale algérienne. Le projet ne sera pas réalisé mais aura valeur de manifeste, cherchant à tordre le cou aux routines administratives et à instaurer en urbanisme les nouvelles échelles de dimensions, adaptées aux réalités contemporaines.

© Hervé Bellamy

Sonia Chiambretto ne fait pas oeuvre d’architecte, ni d’historienne, mais à partir des témoignages et documents d’archives collectés, propose une traversée de l’histoire de l’Algérie contemporaine à plusieurs voix. « Dans ce livre, je me saisis d’une mémoire qu’on ne m’a pas transmise. J’ai cherché à traduire la violence et à la fois la beauté avec lesquelles toutes ces histoires me sont ensuite parvenues. » C’est par bribes qu’apparaissent ces moments historiques complexes et douloureux, construits sur scène par Hubert Colas, comme un oratorio. L’utopie de la jeunesse algéroise y côtoie la quête de vérité et d’identité, et le désir d’émancipation.”

Micro, belles images sur écran (Pierre Nouvel), variations, réverbérations dessinent la vie d’Alger dans son quotidien, ses aspirations, ses couleurs, sa poésie, portés par des acteurs et actrices vibrant dans la restitution qu’ils font des événements, de la dénonciation des assassinats – entre autres celui d’Ahmed Salah et d’Abdelkader Alloula – aux questions qu’ils énoncent. Ils donnent des références comme celle à Frantz Fanon, auteur de Les Damnés de la terre et autres personnalités artistiques, intellectuelles ou politiques, et celles de mouvements qui ont participé à la lutte contre la colonisation et les injustices raciales et sociales, comme les Black Panthers aux États-Unis.

© Hervé Bellamy

Superstructure fait suite à la création de Gratte-Ciel en juillet 2013 dans le cadre du Festival de Marseille et de MP2013/Capitale Européenne de la Culture. Hubert Colas a opté pour une certaine beauté dans la restitution, celle de la jeunesse et celle de la polyphonie. La beauté de la langue est reprise par l’harmonie du plateau et derrière les événements dramatiques du passé se profile l’espérance d’un avenir positif porté par les acteurs.

Brigitte Rémer, le 21 novembre 2025

Avec : Anne Corté, Ahmed Fattat, Saïd Ghanem, Adil Mekki, Perle Palombe, Nastassja Tanner, Manuel Vallade – son Frédéric Viénot – vidéo Pierre Nouvel – lumières Fabien Sanchez et Hubert Colas – costumes Fred Cambier – assistantes à la mise en scène Lisa Kramarz et Salomé Michel – assistante à la scénographie Andrea Baglione – régie générale Nils Doucet – régie vidéo Hugo Saugier – Gratte-Ciel de Sonia Chiambretto, est publié et représenté aux éditions de L’Arche (2021).

Du 6 au 22 novembre 2025, les mercredis, jeudis et vendredis à 20h, le samedi à 18h, le dimanche à 20h, au Théâtre Amandiers-Nanterre, Centre Dramatique National, 7 avenue Pablo-Picasso, Nanterre (92022) – RER Nanterre-Préfecture – tél. : 01 46 14 70 00 – site : www.nanterre-amandiers.com

Coupables d’amour

Texte de Nathalie Kanoui, librement inspiré de Crimes de Femmes d’Anne Sophie Martin et Brigitte Vital Durand – mise en scène Anne Le Guernec – au Théâtre de la Reine Blanche.

© Isabelle Husson-Ribeiro

La première, Simone, arrive par la salle. Elle est accusée d’avoir tué son mari. « L’accusée avait-elle l’intention de le tuer ? Oui… »  Elle est condamnée à douze ans de réclusion criminelle et a dix jours pour faire appel.

On entre de plain-pied dans le sujet, la justice. Elles sont trois dans une cellule, auparavant jeunes femmes sans histoire : Laura (Nathalie Kanoui) a tué le compagnon dont elle était amoureuse, Simone (Josette Stein) a mis en pièces le sien et nous décrit par le menu son protocole, Leni (Félicité Chaton) la plus jeune, a tué son père. Crimes passionnels, pour se protéger, se venger ou se rebeller. Dans leur incarcération elles sont devenues, disent-elles, « des marchandises, des inutiles. » On entend au loin quelques pépiements d’oiseaux et des aboiements, ce semblant de vie extérieure qui vient comme une vague, ou comme en rêve (musique originale et réalisation sonore de Frédéric Prados).

© Isabelle Husson-Ribeiro

On voyage sur les traces et les blessures de ces trois femmes, au cœur de leurs pensées et réflexions, de leurs sentiments et émotions, du tribunal à la prison. Une solidarité se tisse entre elles, de différentes générations, identités et classes sociales. « Qu’est-ce qui vous ferait plaisir pour la semaine prochaine ? On a reçu les bons de cantine » demande Simone. « Kalachnikov, bazooka, fusil à pompes » répond Lara… « Montgolfière, spa, voyage en concorde » surenchérit Leni. « Rognons de veaux, jardinière de légumes, poêlée de pleurotes » enchaîne Simone. On suit les procès avec les interrogatoires de la présidente du tribunal, les magistrats, les rencontres avec les avocates, les animatrices, les accusées. La détresse est visible autant que les espoirs et la nuit apporte ses fantasmes. On redéfinit les rôles de chacun dans ce théâtre du monde, les avocates, les juges, les jurés…

La scène est sobre. Elle est à la fois prison et prétoire, trois bancs pour mobilier servent de table ou de lit, les lumières donnent cette ambiance d’ombres portées sur les murs (création lumières de Clara Pacotte). Les robes d’avocates que mettent les actrices à tour de rôle quand elles passent de l’autre côté de la rampe, traduisent l’audience. Les mots percent. Simone raconte sa vie d’enfer avec Émile, qui buvait, et sa façon de le tronçonner racontée avec distance… « C’était une bête, le père… J’ai défendu mes enfants… »  Laura s’est vu refuser une liberté conditionnelle mais s’en relèvera. On fait des jeux pour passer le temps, on mange quand on a pu cantiner. La scène finale donne de l’espoir, Leni est sortie et retrouve Laura. Enceinte, elle vient lui demander  d’être la marraine de son enfant à naître.

© Isabelle Husson-Ribeiro

Nathalie Kanoui, qui interprète ici Laura a adapté Crimes de Femmes, texte de deux journalistes, Anne Sophie Martin et Brigitte Vital Durand, la première également réalisatrice pour la télévision, la seconde secrétaire générale de la Presse judiciaire, qui témoignent d’histoires vraies et interviewent certaines de leurs protagonistes. La comédienne explique avoir découvert pour sa part le milieu de la justice au lycée, lors d’une visite de sa classe au Palais de Justice de Paris. La mise en scène signée Anne Le Guernec sert avec subtilité le texte, rendant leur humanité à chacune des femmes, et sans en faire des oies blanches. Chaque actrice sert le propos avec précision et limpidité, tantôt accusée, tantôt personnel de l’appareil judiciaire. La justesse est là, dans un réalisme mesuré, comme une évidence, et dans le constat de l’acte tragique accompli et sans regret, la liberté et l’identité retrouvées. Ce parcours initiatique leur permet de reconquérir leur dignité et de retrouver une place dans la société.

Brigitte Rémer, le 20 novembre 2025

© Isabelle Husson-Ribeiro

Avec : Félicité Chaton, Nathalie Kanoui, Josette Stein – musique originale et réalisation sonore Frédéric Prados – lumières Clara Pacotte – Assistante à la mise en scène Mona Martin-Terrones – avec les voix de Frédéric Jessua et Thierry Bosc – production La Compagnie Céleste.

Théâtre de la Reine Blanche, les jeudis 6, 13, 20 et 27 novembre et mardis 11et 18 novembre, à 19h00 – les samedis 8, 15, 22 et 29 novembre, à 18h00 – 2 bis Passage Ruelle – 75018 Paris – métro : La Chapelle, Max Dormoy – réservations par tél. : 01 40 05 06 96, ou par mail : reservation@scenesblanches.com 

Les Conséquences

Texte et mise en scène Pascal Rambert – scénographie Aliénor Durand – lumière Yves Godin – costumes Anaïs Romand – musique Alexandre Meyer – au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt, dans le cadre du Festival d’Automne.

© Louise Quignon

C’est le premier volet d’une trilogie annoncée par Pascal Rambert. Suivront Les Émotions en 2027 puis La Bonté, en 2019, avec la même équipe. L’auteur metteur en scène mêle plusieurs générations d’acteurs. Aux plus anciens – Audrey Bonnet, Anne Brochet, Marilú Marini, Arthur Nauzyciel, Stanislas Nordey, Laurent Sauvage, Jacques Weber – se sont joinst de jeunes acteurs sortant des écoles du Théâtre National de Bretagne et du Théâtre National de Strasbourg – Paul Fougère, Lena Garrel, Jisca Kalvanda, Mathilde Viseux – et ce n’est pas qu’un effet de style, à travers eux Pascal Rambert nourrit son inspiration de la perception et de l’observation du temps.

Et quoi de plus volatile que le temps ? Pascal Rambert le mesure à travers trois générations d’une même famille, « à la fois dans la fiction, et dans le vieillissement des acteurs » ce qui explique son envie de mettre en place sur plusieurs années un processus créatif et de suivre chacun d’entre eux, en même temps que l’évolution de leurs personnages.

© Louise Quignon

Dans Les Conséquences, il met en scène les rituels familiaux qu’on choisit, ici deux mariages et ceux qu’on ne choisit pas, deux enterrements, décortique les émotions et réactions de chacun et les interactions des arrière-cuisines. Trois générations se font face et se parlent frontalement, imaginent, interprètent, s’agacent, ont des envolées. Pour Pascal Rambert, qui a donné aux personnages les prénoms que portent les acteurs et actrices dans la vraie vie, « la parole est une arme, mais c’est aussi un aveu d’impuissance. » Il nous fait traverser des zones d’étrangeté et d’incommunicabilité. La scénographie construit le huis-clos duquel chacun entre et sort, blanc clinique éclairé par des rangées de néons bien ordonnées. L’intérieur de cette bulle à usage polyvalent, lieu de fête autant que de mort, est vaste et contient deux rangées de grandes tables et des bancs. Le jeu des portes qui claquent donne le tempo (scénographie Aliénor Durand, lumière  Yves Godin).

Acte 1 – Le spectacle débute sur une ode funèbre devant l’urne de la grand-mère âgée de cent-six ans. Les différentes générations s’affairent, parents, enfants, gendres, belles-filles et petits enfants. Les robes joliment colorées virevoltent (costumes Anaïs Romand), les hauts talons scintillent, les scènes de ménage fusent, les portes claquent. « Je choisirai mon urne » dit celui qui enterre sa mère, académicienne (Jacques Weber). On est dans la bonne bourgeoisie, BCBG, où l’on est diplomate, préfet, psychiatre, journaliste, écrivain, tout le package de ceux qui, forcément, ont fait les grandes écoles. La mort de la doyenne marque le délitement de la famille. Laurent, l’ex d’Audrey, épouse de Stan, ré-apparaît.

© Louise Quignon

Acte 2 – On enchaîne, passant du noir théorique au blanc. Paul et Jisqua se marient, les boules à facettes sont suspendues, pourtant ça commence mal et ça s’énerve, la corbeille de la mariée a été oubliée sur le hayon de la voiture, drame à l’horizon. La grand-mère vêtue de parme (Marilú Marini) y va de ses « de mon temps… » Les uns et les autres se racontent. Le jeune marié est acteur « entrepreneur de lui-même » dit-il. Dans ce milieu cultivé on lui parle de la Falconetti qui avait présenté L’Échange, de Claudel à Buenos-Aires. Les conflits de génération s’attisent. On poursuit dans les clichés, quand bien même ils seraient au second degré, rien de bien nouveau sous le soleil.

© Louise Quignon

Acte 3 – Retour sur la mort. Ode funèbre adressée à une jeune fille qui s’est défenestrée. Nouveaux scandales et couples qui se font et se défont. Les jeunes mariés déjà se séparent, pour divergences concernant l’envie ou non d’avoir un enfant, lui le voudrait, elle non. Stan vient récupérer ses affaires, laissant la place à son rival, l’ex d’Audrey, et s’explique avec son beau-père. Pascal Rambert truffe son texte de références l:  petites allusions à la psychanalyse, Lacan-ci Lacan-là ; pas de côté, sur l’antisémitisme ; zeste des films de Chris Marker, « le fond de l’air est rouge… » ; satire de la politique. Anne se raconte. Jamais de kaïros jamais le moment de parler se plaint-elle.

Acte 4 – Même les apparences ne sont plus sauves. Retour vingt ou trente ans en arrière. Pimpante et perruquée Marilú Marini fait du gringue à Laurent, et marie ses deux filles, enceintes. Jacques, son époux, ne se sent pas bien, ses filles annoncent qu’il perd la tête. Hélène et son époux se recollent, le diplomate démissionne. Stan court après son épouse qui attend que Laurent se décide : « Reste ! Tu as compté dans ma vie » lui dit-elle. Jacques fait allusion à Tchékhov, La Cerisaie, pièce faite de ces petits-riens… « Je déteste le théâtre » lance-t-il. Il reste seul et regarde autour de lui. « Ils sont tous partis, ils m’ont tous oublié » dit-il, pathétique, « comme si je n’avais pas vécu… Comme il fait nuit !»

La satire de ce milieu de gauche bien formaté n’a rien de très passionnant et Les Conséquences nous mènent dans un entre-soi plutôt banal où Pascal Rambert, côté texte, s’ingénie à la platitude blanchie sur pré. Il est heureusement bien servi par des acteurs qui eux semblent s’amuser dans leurs humeurs et cavalcades débridées. La dramaturgie repose sur la chorégraphie des entrées et sorties, les claquements de porte donnent le rythme, ça brasse de l’air mais ça brasse, alors on suit la géométrie des couples qui se font et se défont et le mi-cuit des conflits de générations.

Brigitte Rémer, le 20 novembre 2025

Avec : Audrey Bonnet, Anne Brochet, Paul Fougère, Lena Garrel, Jisca Kalvanda, Marilú Marini, Arthur Nauzyciel, Stanislas Nordey, Laurent Sauvage, Mathilde Viseux, Jacques Weber -Texte, mise en scène et installation Pascal Rambert – lumière Yves Godin – costumes Anaïs Romand – musique Alexandre Meyer – scénographie Aliénor Durand – collaboration artistique Pauline Roussille – régie générale Félix Lohmann – régie lumière Thierry Morin – régie son Baptiste Tarlet – régie plateau Antoine Giraud – habilleuse Marion Régnier – répétiteur José Pereira – direction de production Pauline Roussille – administration de production Sabine Aznar – Le texte est publié aux éditions Les Solitaires Intempestifs.

Du 3 au 15 novembre 2025 à 20h, le dimanche à 15h, au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt, 2 place du Châtelet. 75004. Paris – métro Châtelet. Tél. : 01 42 74 22 77 – site : theatredelaville-paris.com – En tournée : 2 au 5 décembre 2025, à Bonlieu/scène nationale d’Annecy – du 17 au 19 décembre 2025, au Centre Dramatique National Nice-Côte d’Azur.

D-CAF / Arab Arts Focus, un Festival de haute volée, au Caire – (3) – “The Long Shadow of Alois Brunner”

Le Festival D-CAF, Downtown Contemporary Arts Festival, a été fondé en 2012 par un passionné de théâtre, Ahmed El Attar, qui depuis des années encourage le développement du spectacle vivant indépendant dans son pays, l’Égypte, sous toutes ses formes. Il signe, en 2025, sa 13ème édition. Nous présentons ci-dessous le spectacle The Long Shadow of Alois Brunner, texte, Mudar Alhaggi – mise en scène Omar Elerian – avec Wael Kadour et Mohammad Al-Rashi, Collectif Ma’louba (France/Allemagne/Syrie) – au Centre culturel Jésuite, Le Caire (Égypte), dans le cadre du Festival D-Caf. Texte en langue arabe surtitrée en anglais.

La pièce est portée par le Collectif Ma’louba fondé en 2016, qui rassemble des artistes syriens formés à l’Institut Supérieur des Arts Dramatiques de Damas, vivant à Berlin et Paris. Ma’louba signifie À l’envers – La pièce remonte l’Histoire, à la recherche du criminel nazi Alois Brunner et met le projecteur sur la Syrie où le tortionnaire a fini ses jours. Créé il y a deux ans, le spectacle tourne dans le monde.

© Mostafa Abdelaty

Né dans l’Empire Austro-Hongrois en 1912 dans une famille de petits paysans catholiques et antisémites, cet officier SS et membre du parti nazi, responsable du Bureau principal de la sécurité du Reich, fut l’assistant des basses besognes d’Hitler, protagoniste de la déportation et de l’extermination de nombreux juifs. Condamné par contumace après la guerre à la prison à perpétuité pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité, il serait mort à l’âge de quatre-vingt-dix-huit-ans à Damas, en 2010, dans l’indifférence générale et en rupture avec tous. Il aura réussi à passer à travers les mailles du filet de la justice et n’aura jamais été rattrapé, malgré la traque menée par Beate et Serge Klarsfeld. Rewind !

À plusieurs reprises Alois Brunner, sous divers pseudonymes, s’échappe, de Tchéquie, d’Autriche, d’Allemagne où il était retourné malgré son inscription sur la liste no 1 des criminels de guerre établie par le Tribunal militaire international de Nuremberg, s’enfuit en Égypte en 1953 et rejoint la Syrie en 1954 pour s’y installer. Après le coup d’État qui porte le parti Baas au pouvoir en 1966, il y joue un rôle-clé et devient un proche collaborateur du dictateur Hafez El-Assad, appliquant les méthodes nazies dans les geôles de Syrie. Il signe l’élaboration des services de renseignements secrets et la mise en place d’un appareil répressif d’une rare efficacité dans le raffinement des techniques de torture. Il est formellement identifié en 1985 par le journal allemand Bunte qui réussit à le photographier, permettant cette confirmation, même si les services secrets israéliens l’avaient localisé dès 1980, lui envoyant un colis piégé. Deux agents de la poste de Damas avaient alors été tués, lui s’en était sorti avec la perte d’un œil et de deux doigts.

© Mostafa Abdelaty

L’auteur de la pièce, Mudar Alhaggi, a mené des investigations avec obsession et collaboré avec les acteurs et le metteur en scène. La pièce relate ses expériences et reconstruit le puzzle de ses recherches et découvertes, de ses interrogations et convictions. Deux acteurs – Wael Kadour et Mohammad Al-Rashi, tous deux d’origine syrienne – font vivre ce trouble où se superposent la vérité et le mensonge, le présent et le passé, l’exil, la justice, l’espoir, la liberté, mêlés à l’incertitude de l’acte de création. Ils arrivent aux répétitions et ne trouvent que des fragments de textes – documents historiques autant qu’anecdotes personnelles. Derrière les questions sensibles et complexes liées au collectif et ici particulièrement à la justice, le script promis, tarde.

Wael Kadour ouvre la pièce en parlant de son exil et de l’asile politique obtenu en France avec sa famille il y a dix ans, de sa rencontre avec Mohammad Al-Rashi – dont le père, Mohamad Abdul Rahman Al Rashi était un acteur-star – de leur rencontre avec Mudar Alhaggi. Dramaturge, auteur et animateur culturel syrien installé à Berlin, Alhaggi s’était isolé pour écrire mais se trouvait en panne d’inspiration, reconnaissant que son propre récit en constituait la source. Il avait eu un fils, puis avait disparu. L’acteur-narrateur saisit son ordinateur et son mobile, s’installe au bureau. Une lettre lui est dictée, des raccords sont trouvés. La nature du projet se décale, acteurs et metteur en scène décident de poursuivre. Musique. Lumière.

© Mostafa Abdelaty

D’un tyran l’autre, la pièce nous conduit entre l’Allemagne et la Syrie. Mohammad Al-Rashi portant l’uniforme de l’officier, se métamorphose en nazi avec ses coups de gueule et humeurs escarpées, se plaignant de douleurs, exigeant une infirmière ou qu’on lui lise le journal. Il neige sur Damas, le narrateur porte un grand manteau. Le Festival de cinéma se termine, le Shams Hôtel Ciné est fermé. Brunner/ Mohammad Al-Rashi marche avec une béquille, lui aussi est recouvert d’un grand manteau. Personnage purement beckettien, il égrène une liste de films. « Je suis Allemand » clame-t-il, « on a beaucoup de films allemands » et il donne ordre : « Cherche les films ! » Se mêle au contexte politique la notion de représentation et de spectacle d’un récit historique à la trame incertaine. Le récit est donné salle éteinte. Quand la lumière revient les deux personnages sont assis dos à dos. Le vieux Brunner enregistre, le jeune écrit, entre ordinateur et mobile. Ensemble ils élaborent un nouveau scénario. Une imprimante crache les quelques quatre cents pages écrites par Brunner sur sa vie à Damas – L’homme parlait arabe – ils commencent à en faire lecture puis trient, froissent et déchirent l’ensemble des feuilles. Les deux acteurs penchés sur ce travail de mémoire ont parfois des points de vue divergents et hésitent entre séquences historiques et rédaction de leur scénario. Ils testent et mettent en place un interrogatoire, Wael Kadour, lunettes fumées, fait une déposition pour dénoncer Brunner sous ses divers pseudonymes. L’ambiance qui s’en dégage fait penser au contexte des pièces de  Sadallah Wannous, grand auteur syrien, où la suspicion et l’ambiguïté sont toujours présentes.

© Mostafa Abdelaty

L’effet kaléidoscope du spectacle relate l’opacité de l’Histoire, la perte de réalité d’avec son propre pays, la panne d’inspiration, le processus de création qui vole en miettes et s’interrompt. Du côté de l’Histoire, se projettent des images de manifestations sur la mort et les funérailles de seize jeunes hommes tués pendant la guerre de Syrie, ceux qu’on a arrêtés puis torturés entre 2006 et 2011. L’un raconte : « J’ai été arrêté. Deux hommes en civil ont frappé à la porte… » Un tortionnaire est nommé, le Syrien Anwar Raslan, qui a travaillé pendant dix-huit ans pour les services secrets syriens et fut arrêté en Allemagne en 2019, tandis qu’un autre tortionnaire l’était en France.  Jugé au début de l’année 2022, pour cinquante-huit chefs d’accusation – crimes contre l’humanité, actes de torture sur plus de quatre mille détenus dont un certain nombre sont morts, et sévices sexuels. Il fut reconnu coupable de crime contre l’humanité et condamné à la prison à perpétuité, en Allemagne.

© Mostafa Abdelaty

À la fin du spectacle le mobile sonne, c’est un appel de Mudar Alhaggi qui se met à parler de tout et de rien, de tout sauf du spectacle, laissant les acteurs dans le vide. « As-tu une vision pour la fin ? » se demandent-ils l’un à l’autre. Omar Elerian, metteur en scène, auteur et dramaturge Italo-Palestinien, connaît bien l’univers de l’auteur dont il a récemment présenté la pièce The Return of Danton au Kammerspiele de Munich. Il travaille le fragment avec beaucoup de finesse, interroge l’exil, la responsabilité, la mémoire individuelle et collective, dans l’Histoire. Avec The Long Shadow of Alois Brunner Omar Elerian, mène le public à la crête de la réflexion sur l’Allemagne, la Syrie et sa guerre civile, le pouvoir, dans une ligne brisée et les entrelacements d’un discours fragmenté. Les acteurs, Wael Kadour et Mohammad Al-Rashi, magnifiques tous deux, jouent le trouble de la ligne dramaturgique floutée, entrant et sortant avec fluidité dans les différents rouages du kaléidoscope. De la narration à l’interprétation ils témoignent des déchirements et de la culpabilité, des paroxysmes et accalmies, et derrière l’Histoire, de la complexité de la création.

Brigitte Rémer, le 15 novembre 2025

© Mostafa Abdelaty

Spectacle présenté les 25 et 26 octobre 2025 dans le cadre du Festival D-Caf, au Centre Culturel Jésuite, Le Caire (Égypte), par le Collectif Ma’louba (France/Allemagne/Syrie). Texte, Mudar Alhaggi – mise en scène, Omar Elerian – acteurs, Wael Kadour et Mohammad Al-Rashi – scénographie Jonas Vogt – son et musique Vincent Commaret – conseiller pour la recherche en dramaturgie Éric Altorfer – traduction en anglais Hassan Abdulrazzak – producteur international Eckhard Thiemann.

D-CAF / Arab Arts Focus, un Festival de haute volée, au Caire – (2)

Le Festival D-CAF, Downtown Contemporary Arts Festival, a été fondé en 2012 par un passionné de théâtre, Ahmed El Attar, qui depuis des années encourage le développement du spectacle vivant indépendant dans son pays, l’Égypte, sous toutes ses formes. Il signe en 2025 sa 13ème édition, qui a commencé début octobre, au Caire et à Alexandrie. Nous présentons ci-dessous quelques-uns des spectacles vus, quelques-uns des moments.

Sada/Écho (Égypte)direction, jeu et écriture Ossama Helmy-Ozoz, à l’Institut Français d’Égypte/Mounira (1). C’est un collectionneur d’instants qui nous prend par la main et nous mène dans son univers des sons, sa passion. Ancien chanteur, il a étudié l’anthropologie, est devenu conteur et acteur. Il raconte, par les vinyles qu’il a soigneusement conservés au fil du temps et qu’il manipule lui-même sur scène pour les faire entendre, des pans de la richesse musicale égyptienne. Il a d’ailleurs constitué un fond, les archives Audioz, qui rassemble une collection hors pair de musiques – dont des enregistrements amateurs réalisés sur des appareils analogiques et des documents d’archives qu’il rend accessible aux artistes et aux chercheurs.

Sada (Écho)© Mostafa Abdelaty

Dans l’environnement sombre de la scène, laissant libre cours à la rêverie, Ossama Helmy-Ozoz s’affaire parmi des machines qu’on croirait mises au rebut et sur lesquelles il branche et débranche ses fiches comme il déplacerait les pions d’un jeu d’échec. Il parle avec sa mère, Safiyya, dont le nom signifie pure, signe de beauté intérieure. Il met un premier vinyle, Ahlan Safeyya du chanteur Mohamed Haman, suivi de Enta El Hob, toi mon amour, grand classique d’Oum Khaltoum, il chante avec. Il fait aussi entendre Ahmed Ossama, Fadi Iskandar, Fathiya Ahmad avec Ya Tara « Où est la lumière de mes yeux ? Où est-elle partie ? » et encore bien d’autres. Certains disques craquent, d’autres sont rayés, les lumières douces virent du violet au rose. Au-delà de la technique et des sons électroniques qu’il évoque, Ossama Helmy-Ozoz parle de colonialisme et de sionisme, puis des grandes figures qui tissent la vie politique et sociale d’Égypte comme Yasser Arafat né au Caire ou la mort de Gamal Abdel Nasser, le 29 septembre 1970, qu’il lie aux musiques. Et, dans la présence-absence de son oreillette, l’ingénieur du son fait entendre une vieille cassette audio, Az-Zumar récit coranique par Sheikh Mohammed Omran où l’on entend les bruits de la ville autour de la mosquée ; ou encore Lamma enta Nawy du célèbre Mohamed Abdelwahad répétant « Je continue à penser à toi et j’écoute ce qui te rappelle, Toi tu ne m’as pas oublié… » Ça grince sur le 78 tours. Et il met en vis-à-vis des photos en numérique et argentique pour comparer les sons, numérique ou analogique, déplie la chronologie musicale des années 70, et parle de mémoire et de conscience.

The Light Within © Mostafa Abdelaty

The Light Within (Égypte/Palestine) – chorégraphie de Shaymaa Shoukry, au Théâtre El-Falaki (2). La chorégraphe avait présenté des étapes de son travail, Fighting au 104, à Paris, où elle était en résidence en 2019, en partenariat avec l’Institut du monde arabe, ainsi que deux autres chorégraphies à l’IMA, Portray et Walking en partenariat avec Chaillot-Théâtre national de la Danse, le Centquatre-Paris, Le Tarmac/scène internationale francophone, le Centre national de la danse, l’Atelier de Paris et le Musée national de l’histoire de l’immigration. Deux ans plus tard elle avait à nouveau présenté Fighting, à la Briqueterie de Vitry-sur-Seine, dans le cadre d’un Focus sur la création artistique programmé par le théâtre Jean-Vilar de Vitry en co-réalisation avec l’Association Arab Arts Focus de Paris et Orient Productions au Caire, écho à la révolution citoyenne traversée dix ans plus tôt et à son impact – nous avions rendu compte du spectacle liant les arts martiaux, la danse et le mouvement dans notre article du 26 novembre 2021 (cf. archives Ubiquité-Cultures).

Shaymaa Shoukry est une artiste pluridisciplinaire au parcours ancré dans les arts visuels, et qui, mêle dans ses chorégraphies danse, performance, son, arts martiaux et création d’art vidéo. Dans The Light Within, trois danseuses en pantalons orange, bordeaux et brun jouent d’ombre et de lumière, leurs lampes de poche émettent des sémaphores et dessinent des calligraphies dans l’espace. Elles débutent avec lenteur et harmonie, comme un chœur, dans des mouvements lancinants et répétitifs jusqu’à l’obsession. Puis leurs gestes lents s’accélèrent accompagnés de jeux de lumière. Quand le plateau s’éclaire elles sont comme des vestales, imperturbables et concentrées dans une gestuelle au scalpel. Le travail des bras se complexifie, épaules, bras tendus vers la lumière, puis les mains se rejoignent et elles engagent les pas et les figures d’une danse traditionnelle. Les recherches de Shaymaa Shoukry s’orientent vers les origines de la danse et les racines du mouvement, sur le déplacement des ondes et la guérison énergétique et émotionnelle.

KMs of Resistance (Maroc) – direction Mehdi Dahkan pour deux performers, à The Warehouse (3). C’est un chorégraphe et interprète marocain qui travaille entre son pays et la France Il s’est passionné pour le hip-hop et les pratiques urbaines et a rejoint un groupe de breakdance 99flow à l’âge de douze ans. Il s’est ensuite formé à différents styles dont à la danse contemporaine, a fondé la Compagnie Jil Z en 2019, une plateforme pour la recherche et la création chorégraphiques et travaille sur l’espace urbain à partir des préoccupations sociales de la jeunesse au Maroc, en Afrique et dans le Monde Arabe. Ses performances obligent à la réflexion. KMs of Resistance est le troisième volet d’une série dont les deux premiers s’intitulent Subject To et Only 14. Deux immenses cercles jaunes tracés au sol se chevauchent. Un homme est au sol, animal, dans l’un d’eux comme sur son territoire.  Son visage est caché, il va puiser au plus profond de sa respiration qui donne le rythme. Il souffle et s’essouffle, jusqu’à la suffocation. Soufre, soufflance et souffrance, le propulsent dans une sorte d’idéalisation de l’espace où le monde tourne sur lui-même. Un second performer entre en piste, animal, de même et porteur d’un monde sombre.

KMs of Resistance © Mostafa Abdelaty

Le premier s’enroule autour de lui, ils s’unissent par le souffle et jusqu’aux limites, jusqu’au sifflement comme le râle des poumons d’un mineur. Face à face les têtes se mêlent. Puis les gestes se dessinent en miroir. Les performers rampent sur le ciment et changent de cercle, puisant dans leurs réserves d’oxygène comme des poissons, jusqu’à l’accélération, la transe. Quand ils se relèvent et qu’ils se tiennent l’un, petit, devant l’autre, plus grand et qu’ils s’appliquent à la même gestuelle, on dirait deux organes d’un même corps qu’ils font marcher mécaniquement jusqu’au bout de leur souffle. Parfois la voix filtre, gutturale, comme un cri – celui du peintre Edvard Munch – comme un désespoir ou un appel. Un temps de repos, posant la tête sur les genoux bienveillants du public, essayant de leur communiquer ce souffle qui rythme la vie. Puis l’un ébauche quelques figures de rap, se gonfle et se dégonfle comme un ballon d’hélium. Ni musique ni lumière que celle du jour qui filtre par les ouvertures. Ils sont en apnée, le public aussi.

The Body Symphonic © Mostafa Abdelaty

The Body Symphonic (Liban) – direction Charlie Khalil Prince au Théâtre El-Falaki (4), propose un concert-performance, un face à face entre un danseur, chorégraphe et musicien libanais, Charlie Khalil Prince et un percussionniste allemand, Joss Turnbull. C’est une expérimentation autour du son et du corps comme lieu de résistance. Des machines posées au sol. Une voix chantée surgit quand le performer branche une prise. Il est mobile et se balade avec un micro dans les mains, au bout d’un fil. Il se place au centre de la scène et fait tourner le micro comme on tourne un lasso, accrochant au passage les bruits. Il accélère jusqu’au vacarme et décélère. Il gère le son au pied à partir d’une pédale et compose son univers musical. Quand il cesse, le son enregistré revient en écho. Il écoute, marque l’arrêt, et repart.

Le performer met son corps en mouvement, au sol, tourne sur lui-même sur fond d’un chant, comme une prière. Il maitrise ses gestes et son souffle à la manière d’un alpiniste. Un violon est couché au sol, il joue de l’archet et superpose les sons enregistrés aux sons du violon. Des figures corporelles accompagnent cet univers sonore qu’il construit et déstructure au gré d’une gestuelle très maitrisée. Des instruments dialoguent et dessinent des récurrences. La symphonie se développe en majesté. Apparaît un second musicien qui souligne la mélodie de ses percussions fines et délicates, amplifiées, le performer danse puis se saisit de l’archet comme d’une épée, des cris fusent. Un faisceau de lumière l’éclaire. Percussions et vocal accompagnent ses pas, il avance, recule, décompose les mouvements. Le volume sonore monte. Le performer se saisit d’une guitare et joue, ses sonorités ressemblent à celles du oud. Un tout petit haut-parleur bat la mesure et deux instruments se répondent. Le dialogue entre la musique live et les enregistrements se superposent. Le danseur finit sur un solo emporté dans un tourbillon de folie. La lumière baisse, il danse dans la nuit avant que tout s’arrête.

Pitch Session © Brigitte Rémer

Au-delà des quelques spectacles présentés ci-dessus, une multiplicité de propositions sont mises en place par D-Caf. Ainsi Electro Flamenco du groupe électro-acoustique Artomático (Espagne) ; Rooftop rituals performance sur les toits conçue par Ilja Geelen (Pays-Bas/Égypte) ; L’Addition, version anglaise d’une performance présentée au Festival d’Avignon 2023 par Tim Etchells et le duo de performeurs Bert et Nasi (Royaume-Uni/France) ; Invisible, un jeu collectif où l’absurde côtoie le fantaisiste (Suisse) ; Story of… de l’auteure et metteure en scène Laïla Soliman (Égypte) parlant de maternité et de la perte d’un enfant, ou encore Gaza O my Joy, un spectacle réalisé à partir des textes poétiques de Hend Jouda, mis en scène par Henri-Jules Julien (France/Maroc/Palestine) ; Stop calling Beirut du collectif Zoukak Theatre Company (Liban) ; les chorégraphies Hollow Embraces de Ramz Siam et Nowwar Salem (France/Palestine) ; et Just one title d’Islam Elarabi (Tchéquie/ Égypte/Allemagne). Par ailleurs dix-huit performances et cinq installations sont programmées dans le cadre d’Arts Focus & In Beetween, plateforme de création à travers le Monde Arabe, en partenariat avec le British Council.

Pitch Session © Brigitte Rémer

D-Caf ce sont aussi les sessions de pitch présentées chaque matin dans le magnifique Palais du XVIIIème siècle de Bayt El Sennari, un temps maison de campagne où Bonaparte et quelques-unes de ses troupes se sont posées, lors de la campagne d’Égypte. Située dans un quartier populaire, à deux pas de la mosquée Sayyeda Zeinab, elle est aujourd’hui Maison des Sciences, de la Culture et des Arts. De style ottoman, les façades portent encore leurs grandes baies à moucharabiehs, et ouvrent sur une cour à ciel ouvert, et dans sa cour arrière une scène est dressée pour le Festival. C’est là que les jeunes artistes présentent leurs projets, les programmateurs invités les rencontrent et peuvent dialoguer avec eux et imaginer des collaborations. Ces artistes travaillent souvent depuis deux ou trois ans sur leurs projets et cherchent des soutiens pour les faire aboutir. Le réseautage leur est très important pour trouver des financements. Une vraie dynamique existe autour de ces présentations. Pour n’en citer que quelques-unes : Bashar Markus pour la Palestine a présenté son projet Al Sirah al Hilaliyyah, poème oral épique bédouin datant du Xe siècle, épopée faisant le récit de la migration de la tribu Bani Hilal de la péninsule arabique à l’Afrique du Nord, au départ chantée dans tout le Moyen-Orient mais aujourd’hui uniquement présente en Égypte ; Pleine lune, une chorégraphie d’Islam El Arabi qui mêle danse et musique, danses urbaines et chaâbi, pour exprimer ses peurs, ses doutes, ses oppositions, sa rébellion ;  Salma my love, présenté par Ahmed El Attar, référence au film Hiroshima mon amour du réalisateur Alain Resnais dont la première aura lieu au Festival d’Avignon, et qui met en jeu comme souvent chez le metteur en scène les relations familiales. La violence est là, rentrée avant qu’elle ne s’exprime d’une manière décuplée ; The Book of Dead d’Ezzat Iamaïl et Sherin Hegazy, qui part de la barque solaire égyptienne dans son voyage vers l’au-delà et utilise différents matériaux, et qui peut se danser dans différents espaces, dont des musées ; Deadlif,  projet de Marina Barham, de Bethléem, pour les enfants et les jeunes, création visuelle en partenariat avec Bashar Markus ; The Golden Museum of Crisis, les étapes d’un travail en partenariat avec Berlin et Rennes, par un chorégraphe marocain, Youness Atbane travaillant entre plusieurs pays. L’équipe de Lieux Publics a présenté un projet franco-égyptien de théâtre urbain avec toute la complexité de sa réalisation en Égypte, dans l’espace public.

Dans la rue © Mostafa Abdelaty

La liste des projets chaque jour présentée est longue. Ces sessions de Pitch sont aussi l’âme de D-Caf, car elles permettent des rencontres professionnelles chaleureuses et l’échange des savoir-faire, d’un point de la planète à l’autre.

Brigitte Rémer, le 15 novembre 2025

 

Voir aussi notre article n° 3 sur The Long Shadow of Alois Brunner (France/Allemagne/Syrie), vu au Centre culture Jésuite, le 25 octobre 2025 – par le Collectif Ma’louba – Texte, Mudar Alhaggi – Mise en scène, Omar Elerian – Acteurs : Wael Kadour et Mohammad Al-Rashi – Scénographie Jonas Vogt – Son et Musique Vincent Commaret – Conseiller pour la recherche en dramaturgie Éric Altorfer – traduction en anglais Hassan Abdulrazzak, producteur international Eckhard Thiemann.

1.Sada/Écho, (Égypte), vu le 24 octobre 2025 à l’Institut Français d’Égypte/Mounira – direction, performance et écriture Ossama Helmy-Ozoz – scénographie Hatem Hassan – Lumières Mohamed Gaber-Bora – 2. The light within (Égypte/Palestine), vu le 24 octobre 2025 au Théâtre El-Falaki – chorégraphie de Shaymaa Shoukry, avec les danseuses : Besan Ja’ara, Hanin Tarek, Nidal HabuDan – Musique Ahmad Saleh, violon Shaymaa Shoukry, guitare basse Mahmoud Waly, vocal Marianne Ayousse – assistant à la chorégraphie Nowwar Salem – 3. KMs of Resistance (Maroc), vu le 25 octobre à The Warehousedirection Mehdi Dahkan – Performance Mehdi Dahkan, Mohamed Bouriri – création lumière Arthur Schindel – support dramaturgique Alice Ripoll – 4. The Body Symphonic (Liban), vu le 25 octobre au Théâtre El-Falaki – direction Charlie Khalil Prince – Performance et musique Charlie Khalil Prince et Joss Turnbull, avec des morceaux et enregistrements à partir des voix de Mouneer Saeed, Mustafa Saïd’s Into the Silent Zone et des extraits de Sextant par Stellar Banger – création lumière Joe Levasseur – dramaturgie Erin Hill.

D-CAF / Arab Arts Focus, un Festival de haute volée, au Caire – (1)

Le Festival D-CAF, Downtown Contemporary Arts Festival, a été fondé en 2012 par un passionné de théâtre, Ahmed El Attar, qui depuis des années encourage le développement du spectacle vivant indépendant dans son pays, l’Égypte, sous toutes ses formes. Il signe en 2025 sa 13ème édition qui a commencé début octobre, au Caire et à Alexandrie. Nous présentons dans ce premier article son parcours et ses créations, ainsi que le Festival ; un second article mettra en lumière plusieurs des spectacles programmés ; dans un troisième article nous nous arrêterons sur une pièce du Collectif Ma’louba (France/Allemagne/Syrie), The Long Shadow of Alois Brunner, dans un texte de Mudar Alhaggi interprété par Mohammad Al-Rashi et Wael Kadour, mis en scène par Omar Elerian.

Beit El-Sinnari – Ahmed El Attar © Mostafa Abdelaty

Auteur, acteur, metteur en scène et porteur de projets culturels et artistiques entre l’Égypte et de nombreux pays du monde tant au Moyen-Orient qu’en Europe, Ahmed El Attar écrit ses spectacles et les présente tout en montrant aux programmateurs du monde la jeune création théâtrale égyptienne et celle issue des pays du Moyen-Orient, à travers le Festival D-Caf. Une belle occasion pour le partage des savoir-faire. Dès 1993 il avait fondé au Caire la compagnie théâtrale indépendante The Temple, et présenté au fil des ans de nombreux spectacles. Pour n’en citer que quelques-uns ; en 1998 The Committee, première pièc dont il signe le texte ; en 2004 Mother I want to Be a Millionnaire ; en 2006, About Othello or who’s Afraid of William Shakespeare ; en 2007, Fuck Darwin or How I Learned to Love Socialism, une histoire où la famille s’insulte et se déchire sur fond d’un discours du Président Gamal Abdel Nasser sur la nationalisation du canal de Suez. Coréalisée avec le Théâtre national du Monténégro, la pièce avait permis à l’acteur Sayed Ragab, de recevoir le Prix d’Interprétation masculine au Festival de Théâtre Expérimental du Caire. En Égypte il faut, comme le dit Ahmed El Attar, « une bonne dose d’autodérision dans l’expression du désir de changement, et surtout, ne pas être pressé. » Dans ses pièces, il tend un miroir à la société et à la famille.

En 2005, Ahmed El Attar crée les Studios Emad Eddin, sorte de couveuse pour jeunes artistes de la scène et propose des studios de répétitions, des plateformes de formation et d’accompagnement dans la conception et le montage de projets artistiques et dans la diffusion des spectacles. En 2007 il fonde sa propre société de production, Orient Productions. Avec son équipe il est comme le sémaphore de la vie théâtrale égyptienne et remplit le rôle d’observatoire culturel.

Beit El-Sinnari – Ahmed El Attar @ Brigitte Rémer

Parfaitement francophone, participant de la Formation Internationale Culture créée pour les opérateurs culturels étrangers par Jack Lang en 1991 et diplômé en Décision, Conception et Gestion de projets culturels de l’Université Sorbonne Nouvelle, Ahmed El Attar présente régulièrement ses spectacles en France. On a pu voir en 2015 au Festival d’Avignon The Last Supper en version originale surtitrée, sur le thème du père, figure-totem de la société égyptienne et métaphore du rapport au pouvoir ; et en 2018, Mama où il dessine la place centrale de la mère qui détient dit-il, la faculté de faire changer les choses mais se place inlassablement dans le mécanisme de la reproduction en termes d’éducation. Dans cette sorte de huis-clos, il montre l’immobilité d’une société où la violence est cachée. Ahmed El Attar a également participé au Festival d’Avignon 2025 dédié à la langue arabe en présentant en coréalisation et sous le regard de la chorégraphe Mathilde Monnier, Transmission impossible, une performance réalisée avec trente-deux jeunes artistes de différents pays. Il avait aussi présenté au Tarmac en 2017 son texte, Avant la révolution, spectacle repris quelques années plus tard à la MC93 Bobigny, où deux acteurs face-public dans l’immobilité parfaite d’une mise en scène minimaliste et glacée, parlent de la tension du quotidien et du sentiment d’oppression de la société égyptienne, dans la vingtaine d’années précédant la révolte de 2011. Cette année-là fut pour lui pivot, croyances et valeurs se sont effondrées. « En Égypte on vit dans un film à part, tous les dangers du monde y sont concentrés » constatait-t-il.

On the importance of being an Arab ©Mostafa Abdelaty

En 2015 Ahmed El Attar se met en scène et présente On the importance of being an Arab qu’il tourne depuis et qu’il a repris cette année pour D-Caf. Lors de sa création, il disait : « Je ne suis pas chroniqueur, mais j’aimerais que les gens amorcent une réflexion sur l’Autre, sur l’Arabe que je suis, sur les préjugés… Le spectacle est une synthèse à la fois visuelle, sonore et dramaturgique, de la vie d’un Égyptien dans l’Égypte d’aujourd’hui, et cet Égyptien, c’est moi » À chaque reprise il en réinvente les contours et séquences et adapte le spectacle au contexte du moment, comme un Work in Progress. Des conversations échangées avec son père, des membres de sa famille ou des amies – l’intimité comme point de départ, le spectacle glisse aujourd’hui sur un ton plus incisif dans les méandres du politique pour parler notamment du génocide des Palestiniens. « Aussi insondable que cela puisse paraître, les arts et la culture sont notre façon d’exprimer notre solidarité, de faire notre deuil, de survivre et de résister » écrit-il dans son mot d’introduction au Festival. « En tant que travailleurs culturels arabes, abandonner n’est pas une option, échouer n’est pas une option, laisser l’horreur effacer la lumière de nos vies n’est pas une option. La seule option qui nous reste est de résister. Il est de notre devoir collectif de nous tenir aux côtés de nos frères et sœurs de Palestine en toute solidarité et de faire entendre notre voix en leur nom. »

Beit El-Sinnari © Mostafa Abdelaty

Au fil des ans et avec la création du Festival D-Caf, Ahmed El Attar a remis mille fois sur le métier l’ouvrage. L’édition 2025 qui vient de s’achever est une édition puissante tant dans son ambition artistique que dans son aspect fédérateur, dans tous les sens du terme – entre les artistes, les troupes, les responsables d’institutions théâtrales et les porteurs de projets, entre les formes théâtrales et la pluridisciplinarité vues de différents points du monde.

Pendant trois semaines, les artistes venus de toutes les géographies et univers artistiques ont butiné dans le cœur de ville, au Caire et montré leurs travaux. La programmation a proposé des spectacles de théâtre et de danse, des performances et formes visuelles de tous formats et langages scéniques, des interventions y compris dans la rue. Elle a investi différents lieux, comme le Théâtre Rawabet qu’anime toute l’année Ahmed El-Attar et Orient Production et qu’ils font vivre – lieu emblématique situé dans le labyrinthe des ruelles historiques au cœur du Caire, ancien garage transformé d’abord, en 1998, en galerie dédiée à l’art contemporain, Townhouse, par William Wells, commissaire canadien d’expositions et l’artiste et auteur égyptien Yasser Gerab qui y avaient adjoint pour leurs activités The Factory et The Ware House, deux anciens entrepôts aujourd’hui au cœur du Festival. Grâce à un partenariat fort avec Al Ismaelia pour l’investissement immobilier, D-Caf redonne vie à ces lieux emblématiques. Au cœur de son projet, l’utilisation de ces espaces atypiques au centre-ville du Caire. D’autres lieux culturels actifs de la ville participent aussi de cette dynamique de diffusion des spectacles, comme le Théâtre El-Falaki de l’Université américaine, la scène du Centre culturel Jésuite et celle de l’Institut Français d’Égypte, à Mounira.

Avec l’Ambassadeur de France © Brigitte Rémer

Un Programme de coopération franco-égyptienne dans les arts de la scène indépendante a d’ailleurs été lancé par l’Ambassadeur de France en Égypte, S.E. Éric Chevallier en partenariat avec Orient Productions, Les Premières II renforçant le partenariat avec le Service de coopération et d’action culturelle au Caire face aux défis des jeunes artistes. Dix projets professionnels en théâtre, danse, ateliers techniques, ont été sélectionnés dans ce cadre et présentés au cours d’un moment intense et convivial mettant à l’honneur les artistes et compagnies dont le travail illustre la vitalité et la richesse des arts de la scène indépendante en Égypte. Les valeurs partagées telles qu’énoncées par l’Ambassadeur étant : la liberté d’expression, la diversité des expressions et l’ouverture au monde, autrement dit une culture libre, vivante et partagée.

La programmation de D-Caf/édition 2025 a montré des spectacles de toutes sensibilités et expérimentations que nous présentons, vu la multiplicité des propositions, dans deux autres  articles.

Brigitte Rémer, le 15 novembre 2025

Voir aussi nos articles 2 et 3 sur le Festival D-Caf / Downtown Contemporary Arts Festival , réalisé par Orient Production (direction Ahmed El-Attar) – Le Caire (Égypte).

Figures in Extinction (1.0 – 2.0 – 3.0)

Chorégraphie de Crystal Pite et Simon McBurney – Lumières Tom Visser – avec le Nederlands Dans Theater (NDT 1) – Chaillot-Théâtre National de la Danse, au Théâtre de la Ville – Sarah Bernhardt.

© Rahi Rezvani

Trois chorégraphies composent le programme, créées à trois moments différents, qui se répondent et se complètent les unes les autres autour du thème de la crise écologique, et de la menace de l’extinction massive des espèces : The list (2022), But then you come to the Humans (2024) et Requiem (2025).

Crystal Pite et Simon McBurney signent à quatre mains ce programme qu’ils inscrivent dans la pluridisciplinarité et l’engagement physique de la troupe du Nederlands Dans Theater. Cette dernière fait appel à des artistes internationaux de haut vol, pour des collaborations ouvrant sur des voix singulières, Crystal Pite et Simon McBurney en sont. Leur rencontre est de haute voltige et précision, le résultat est plein de finesse et de fulgurance.

© Rahi Rezvani

En trente-cinq ans de parcours chorégraphique, Crystal Pite a créé plus de soixante pièces pour les plus grandes compagnies dans le monde, elle est associée au Nederlands Dans Theater, à Sadler’s Wells de Londres et au Centre national des arts du Canada. Avec le Théâtre de la Ville elle a présenté Betroffenheit en 2017, Revisor en 2022 et Assembly Hall en 2024. Simon McBurney est un acteur, écrivain et metteur en scène de théâtre, cofondateur et directeur artistique de la compagnie théâtrale Complicité, basée à Londres qui s’est donnée pour priorité de lancer l’alerte sur l’urgence climatique et écologique.

Figures in Extinction se concentre sur les peurs et les espoirs, Crystal Pite et Simon McBurney brassent leurs idées avant de mettre en forme. La traduction donnée par le Nederlands Dans Theater est éblouissante de maîtrise et de subtilité, de beauté. On pénètre dans des cycles de vie et de destruction proches du rêve et du cauchemar. La première pièce, Figures in Extinction1.0 explore le monde animal, oiseaux, caribou, dinosaure et autres espèces et fait vivre des espèces disparues. Elle montre, dans un côté marionnettique, un danseur dont le prolongement des bras est une longue corne – c’est impressionnant.

La seconde partie, Figures in Extinction 2.0 nous introduit dans les recherches scientifiques du psychiatre, philosophe et neuroscientifique britannique Iain McGilchrist touchant au cerveau, qui a publié en 2009 « Le Maître et son émissaire : le cerveau divisé et la formation du monde occidental » et pose la question : comment en sommes-nous arrivés là ? Les chorégraphes travaillent sur la notion de raison-déraison et de conférence scientifique. Des chemins de lumière tracent le dessin du cerveau et de l’imaginaire. Cette partie montre entre autres un duo de toute beauté, inventif et surnaturel, comme une résurrection.

© Rahi Rezvani

La troisième partie, Figures in Extinction 3.0 parle de la fragilité de l’humanité et du rapport à la mort. Les danseurs racontent leur histoire, évoquent leur famille et leurs ancêtres, cette séquence ouvre sur plus d’intimité. On entre dans l’intemporalité et la chambre de la mort qui donne les étapes au scalpel de la putréfaction des corps. Le linceul devient oriflamme.  La confiance qui se construit entre les danseurs du Nederlands Dans Theater et les chorégraphes dessinent un chemin chorégraphique enthousiasmant et hors norme, dans la perfection du geste, entrainant pour le public un réel plaisir du regard.

Figures in Extinction compose un travail théâtral et chorégraphique de tout premier ordre, réinventant l’espace en des volumes des plus fascinants par le jeu sublime de rideaux, lumières et découpes qui servent le spectacle et créent un langage. La subtilité du son, les mouvements de groupe quand vingt-cinq danseurs développent le même mouvement ou le réalisent dans un style décalé ou en miroir relève, outre la perfection du geste accompli, d’un rapport à l’espace des plus subtils. Chapeau bas !

Brigitte Rémer, le 2 novembre 2025

© Rahi Rezvani

Avec les danseurs du NDT 1 : Alexander Andison, Demi Bawon, Anna Bekirova, Jon Bond, Conner Bormann, Viola Busi, Amela Campos, Emmitt Cawley, Conner Chew, Scott Fowler, Surimu Fukushi, Barry Gans, Ricardo Hartley III, Nicole Ishimaru, Chuck Jones, Paloma Lassère, Casper Mott, Genevieve O’Keeffe, Omani Ormskirk, Kele Roberson, Gabriele Rolle, Rebecca Speroni, Yukino Takaura, Luca Tessarini, Theophilus Veselý, Nicole Ward, Sophie Whittome, Rui-Ting Yu, Zenon Zubyk – Emily Molnar, directrice artistique du NDT.

Figures in Extinction (1.0), The list : composition originale Owen Belton – création sonore Benjamin Grant – scénographie Jay Gower Taylor – costumes Nancy Bryant – Mise en scène des marionnettes Toby Sedgwick. Figures in Extinction (2.0), But then you come to the Humans : création sonore Benjamin Grant – scénographie Michael Levine, assisté de Anna Yates – vidéo Arjen Klerkx – costumes Simon McBurney, en collaboration avec Yolanda Klompstra. Figures in Extinction (3.0), Requiem : création sonore Benjamin Grant assisté de Raffaella Pancucci – scénographie Michael Levine, assisté de Christophe Eynde et Peter Butler – costumes Nancy Bryant. Production Nederlands Dans Theater – Complicité. Responsable production Tim Bell. Commande Factory International, Manchester. Coproduction Schrit_tmacher Festival – Les Théâtres de la Ville de Luxembourg – Montpellier Danse. Coréalisation Théâtre de la Ville-Paris – Chaillot-Théâtre national de la Danse. Avec le soutien de Dance Reflections by Van Cleef & Arpels.

Du 22 au 30 Octobre 2025, à 20h. / Samedi à 14h et 20h, au Théâtre de la Ville – Sarah Bernhardt, 2 place du Châtelet – 75004. Paris – tél. : 01 42 74 22 77 – site : theatredeleville-paris.com

Les cantiques du corbeau

Scénographie, conception et mise en scène, Bartabas – assistante à la mise en scène, Emmanuelle Santini – Musiciens du groupe Pantcha Indra et musicien invité, Sunarso – nouvelle création du Théâtre équestre Zingaro, au Fort d’Aubervilliers.

© Sacha Goldberger

C’est un voyage sensoriel auquel nous convie Bartabas, accompagné des mots qu’il a semés en 2022 pendant la période du confinement, et des musiques rituelles du gamelan qui enlacent son récit. Un à un entrent les musiciens du groupe Pantcha Indra, portant un signe distinctif animal, accompagnés de Sunarso, musicien invité. Ensemble, ils jouent des percussions, gongs, et flûtes enveloppant la représentation de leurs rythmes balinais.

Bartabas renouvelle les formes de ses expressions – visuelle, textuelle et musicale. Il met sur le devant de la scène le texte par l’apparition-disparition de récitants vêtus de noir, surgissant d’on ne sait quel outre-tombe et portant les vingt-deux chants qui composent Les Cantiques du corbeau qu’il a écrits sous forme d’invocation chamanique.

© Sacha Goldberger

Tout est sobre, dense et cérémonial, les images surgissent sans qu’on les attende. Récitants, chevaux, musiciens, ouvrent sur autant de visions mentales, et viennent à la rencontre du spectateur. « Enfant déjà, j’étais attiré par la beauté furtive des créatures sauvages. J’ai vite compris que jamais je ne pourrai rivaliser avec elles… » Tout se reflète dans l’eau qui recouvre le cœur de la piste, se dédouble, se trouble et s’efface. Par ce récit sur les origines de l’humanité où le cheval lance ses éclairs en cavalcadant autour de la piste, ou la traverse à la rencontre d’autres espaces, Bartabas crée, par l’infini des reflets, une écriture de lumière et des visions hypnotiques.

Dans son propos sur la place de l’homme et de l’animal, la conteuse du haut de son immense trône ouvre la porte de mondes secrets et intérieurs : « La nuit, l’animal me regarde et je lis dans ses yeux de nobles histoires, des chants qui m’invitent au voyage… » La Belle et la Bête se rencontrent, éléments et animaux parlent. Un chant solo de toute beauté fuse, le jeu des proportions se construit, on entend l’écho du monde.

Dans ces fragments scéniques qui relèvent d’une méditation poétique, les gestes sont esquissés, la Bête porte la Belle et la musique commente. Mystère, beauté furtive des créatures sauvages, bestiaire, flammes qui crépitent, tout est bleu nuit, tout est magie. « J’ai été banni de ma tribu… ! » dit le récitant. Passe une écuyère portant un squelette, passent les pénitents aux flambeaux sur fond de scie musicale, se place un récitant au centre de la piste, longue tunique noire, les pieds dans l’eau. Ce clair-obscur fait penser à Tarkovski, réalisateur entre autres de Stalker et du Sacrifice.

© Sacha Goldberger

Danse, transe et gestes d’offrande se succèdent, un chant solo féminin d’une grande expressivité, surgit. La femme aux flambeaux passe, le centaure et le bouc sont aux aguets, éclairés par une giclée d’étincelles et d’étoiles, les chevaux, bai clair, blanc ou grisé, apparaissent et disparaissent, en un tour de piste qui construit comme un songe. Une prêtresse aux appliqués d’or, des danseurs portant de lourds masques balinais et une danseuse balinaise la grâce incarnée, se succèdent, ses mains sont papillons, le chant du violon l’accompagne. « Je suis sorti de mon rêve à regret comme on quitte sa jeunesse » ponctue le récitant.

On capture une jeune femme qui tourne ses longs cheveux autour du cou jusqu’à l’étranglement. L’eau gicle, en accélération, et devient rouge sang. La mise à mort est archaïque et comme un rituel… « Le silence des bêtes nous rappelle à l’ordre du monde. » Les oies font une traversée, marquant leur appartenance au bestiaire Bartabas, artiste d’exception, en état permanent de recherche. Son vingt-deuxième chant, Dernier voyage, ferme le spectacle d’une nuit magnétique : « Au crépuscule, irradié de douceur, j’ai su bien mourir en prenant tout mon temps. » Et nous mourons avec lui, avant de renaître devant le feu, si chaleureux, crépitant à l’extérieur.

Brigitte Rémer, le 1er novembre 2025

© Sacha Goldberger

Scénographie, conception et mise en scène, Bartabas – Assistante à la mise en scène, Emmanuelle Santini – Artistes du théâtre Zingaro : Bartabas, Henri Carballido, Jean-Luc Debattice, Lola Eliakim, Alice James, Manolo Marty, Perrine Mechekour, Sarah Mordy, Julie Moulier, Florent Mousset, Paco Portero, Alice Seghier, Nessim Vidal – danse balinaise, Kadek Puspasari – Musiciens de Pantcha Indra : Thomas Garcia, Audran Le Guillou, Philippe Martins, François Marillier, Théo Mérigeau, Christophe Moure, Laetitia Schneider, Hsiao-Yun Tseng – Musicien invité, Sunarso – Feu, Lara Castiglioni – Chevaux : Famine, Guerre, Misère, Maestro, Tsar, Bruant Chouca, Hypolaïs et Ibis – Régie générale, Charlotte Matabon – lumière, Clothilde Hoffmann – son, Laurent Compignie en alternance avec Eliott Allwright – Techniciens plateau : Ouali Lahlouh, Pierre Léonard Guétal en alternance avec Julie-Sarah Ligonnière – Responsable des écuries, Ludovic Sarret – Soins aux chevaux, Ophélie Girardet et Caroline Viala – Création costumes, Chouchane Abello Tcherpachian – Atelier costumes, Montcalm Abicene – Cheffe d’atelier costumes, Anne Véziat – Couturier, Jean Doucet – Auxiliaire couture, Noémie Leblan – Auxiliaire accessoires, Méline Abello – Habilleuses, Isabelle Guillaume et Isia Seghier – Masques des musiciens, Pamela is dead – Masque de bouc, squelette et tigre, Cécile Kretschmar – Le texte, Les cantiques du corbeau a été édité aux éditions Gallimard dans la Collection Blanche en 2022, et en Folio en septembre 2025.

Du 15 octobre 2025 au 31 décembre 2025, Les mercredis, jeudis, vendredis, samedis à 19h30 et les dimanches à 17h30 – Théâtre équestre Zingaro, 176 Avenue Jean Jaurès – 93300 Aubervilliers, métro : Fort d’Aubervilliers – tél. : 01 48 39 54 17 – site : www.zingaro.fr