Archives mensuelles : septembre 2025

Faustus in Africa !

Mise en scène de William Kentridge, avec la Handspring Puppet Company – au Théâtre de la Ville Sarah-Bernhardt dans le cadre du Festival d’Automne – spectacle en anglais, surtitré en français.

© Fiona MacPherson

C’est un spectacle dédié au compositeur et musicien James Phillips disparu en 1995, année de création de Faustus in Africa ! dont il signait la musique avec Warrick Sony. Il était « la voix et la conscience d’une génération. Ses chansons politiques rebelles et satiriques dénonçaient le gouvernement sud-africain pendant l’apartheid. » Par ces mots qui retiennent l’attention, on entre de plain-pied dans l’univers de William Kentridge.

Immense artiste sud-africain internationalement reconnu, Kentridge signe au fil des années une œuvre foisonnante composée de dessins, gravures, films, musiques dans de nombreuses performances, expositions et mises en scène. Par l’art qu’il pratique sous ces différentes formes, il a toujours interrogé les héritages du colonialisme et dénoncé l’apartheid. Son œuvre est présentée dans les plus grands musées du monde dont au Louvre, au MoMA de New-York, à la Documenta de Cassel, dans les grands théâtres et opéras du monde. Le Festival d’Automne l’a accueilli à plusieurs reprises et le Théâtre de la Ville a présenté en 2023 son spectacle Sibyl. La Handspring Puppet Company accompagne son travail depuis de nombreuses années.

© Fiona MacPherson

Quand Kentridge parle de ses motivations quant au choix du sujet sur le mythe de Faust en 1995, il nous fait replonger dans l’histoire de son pays, l’Afrique du Sud, un an après les premières élections démocratiques et la libération de Nelson Mandela, élu à la Présidence. Mais il explique en même temps qu’un pacte avait été scellé entre l’ancien gouvernement nationaliste d’apartheid et le Congrès national Africain, le parti de Mandela, pour acheter la paix sociale et éviter la guerre civile. Cela rendait impossible le décompte des exactions commises par les tenants de l’apartheid. Fort de ce pacte gouvernemental, pour lui, scellé avec le diable, William Kentridge en fait la traduction par ses fusains et sa recherche autour du mythe de Faust.

Trente ans plus tard, même texte, mêmes marionnettes, conçues et dirigées par Adrian Kohler, Basil Jones et leur troupe, la Handspring Puppet Company. Le nouveau scénario entremêle le récit de Goethe aux extraits pleins d’ironie du poète sud-africain Lesego Rampolokeng. Rien n’a pris une ride, seul le contexte international a changé, ainsi que le regard sur le colonialisme, à travers les débats sur la restitution des objets d’art africains d’une part – savoureuse scène sur écran où chaque objet d’art africain est atteint d’une balle tirée depuis le plateau par Faust – la manière dont certains gouvernements détournent les fonds d’État d’autre part – par les lingots d’or offerts en forme d’église pour le pasteur, en forme de livres de lois pour le colonel, sublimes marionnettes sculptées dans le bois.

© Fiona MacPherson

Faust est aussi une figurine de bois qui fait face à Méphistophélès, acteur, (Wessel Pretorius) tandem entre maître et serviteur dans des partitions qui s’inversent et dans lesquelles on ne sait plus qui tire les ficelles. Faust est porté par deux acteurs-manipulateurs qui lui donne vie dans une manipulation de type bunraku, à visage découvert, et dont l’un interprète le texte. On suit la métamorphose de Faust, de l’état dépressif du début à la signature du pacte qui le transforme en jeune amoureux entreprenant, en guerrier de safari et en observateur du monde politique, avant de devenir un vieil homme au seuil de sa vie. Les figurines sont en soi des œuvres d’art, comme ce sublime orchestre passant en leitmotiv, jouant saxophone, trompettes et percussions, magnifiquement portées en duo, par de brillants acteurs-manipulateurs (Eben Genis – Atandwa Kani – Mongi Mthombeni – Asanda Rilityana – Buhle Stefane – Jennifer Steyn). La musique de James Phillips et Warrick Sony, amplifie les dessins de William Kentridge qui ont valeur de didascalies, commentaires et accentuation et qui s’animent sur écran tout au long du spectacle.

La scénographie nous place dans une sorte de bibliothèque à l’ancienne aux meubles cirés, qui à certains moments fait office de laboratoire ou de tribune politique, espaces dans lesquels apparaissent et disparaissent figurines et personnages. Une immense horloge, de marque Lucifer barre la scène avant de faire place à l’écran. Il est sept heures cinq quand les employés arrivent pour ce Prologue au Paradis, avant que le temps ne s’emballe, au fil des événements.

Seul au centre, Faust fait un discours sur l’origine du monde et, dans sa démonstration, engage un dialogue avec l’au-delà. On est Hôtel Polonia, chambre 407. Deux acteurs-manipulateurs tournent avec lui les pages d’un ouvrage : « Dans les livres tout semble beau… Je ne crains rien du ciel ni de l’enfer… » Mais Méphistophélès, prince des ténèbres, veille et prépare le Pacte qu’il lui fait signer. Faust paraphe et n’aura d’autre issue que de devenir la voix de son maître. Très vite il réalise pourtant qu’il a été floué.

Dans un laboratoire de type colonial où s’affaire une jeune femme, Gretchen/Marguerite, Faust, redevenu jeune, tombe sous le charme et lui offre un bijou. Puis le voici fusil au corps, en safari, à Dar es Salam, ses cibles sont des dessins. Le rapport aux colonisateurs qui tuent hommes et bêtes sans discernement et vivent entre fusil et machine à écrire est traité avec un certain humour. Au bureau, côté cour, Méphisto tire les ficelles et épuise Faust. Dans cette mise en scène inventive on fait chanter les verres d’eau dans un filet de lumière, créant une mélodie qui accompagne les doutes de Faust. Les aiguilles du cadran commencent à s’affoler, l’écran se couvre des chiffres de la bourse, Méphisto ne pense que gain et libéralisme et congédie tout le monde. La fanfare-marionnettes donne le tempo.

© Fiona MacPherson

Au Palais, dans la salle du trône ressemblant à un tribunal, siègent les technocrates : un chef militaire aux allures de Khadafi, un pasteur dans un double mouvement, prêt à jurer en même temps qu’adjurer sur la bible qu’il tient serrée contre lui. Ils réclament de l’or, Méphisto leur offre des lingots, veaux d’or du moment.  La vente aux enchères de la collection d’art africain appartenant à Faust est un moment fort et vibrant de racisme. Une émeute mène à la mort du Général après une bagarre au couteau dans laquelle Faust, armé par Méphisto, est impliqué. Helena, sa veuve, préside un banquet dans la résidence impériale. Entre chacal et vautour, quel choix, demande-t-elle ? Le Pasteur y va de son couplet, sur l’âme. Le spectacle monte en puissance.

© Fiona MacPherson

Dans la Nuit des Walpurgies Faust court derrière Helena qui lui échappe et affiche sa haine pour Méphisto. Tout ce qu’il entreprend dysfonctionne. Il dénonce le racisme, égrenant une longue liste de noms effacés des mémoires et des registres de mort. Numéro du corps : sans – lieu : non – cause de la mort : inconnue. Il rappelle ces étranges fruits, le corps des Noirs pendus aux arbres après lynchage, sort qu’on réservait aux Afro-américains et que Billie Holiday chantait, en 1939. Un chant spirituals commente les dessins. La musique prend son temps et accompagne la mémoire. Entouré de deux infirmières, Faust a singulièrement vieilli. La pendule retrouve son statut, au centre de la scène. On se perd pourtant dans les paradoxes des discours politiques et le libéralisme redouble. Faust et Méphisto jouent aux cartes quand soudain, ce dernier lance son couperet : « Ton séjour est terminé, Faust, l’accord est rompu ! » Le bruit d’un avion qui plane au-dessus de leurs têtes marque la fin du parcours, la fin de la partie et du spectacle.

Dans Faustus in Africa!, au-delà de Goethe et de la force des dessins, le passé croise le temps présent. La puissance du travail artistique de William Kentridge traduit avec subtilité les inégalités et les injustices morales, raciales, économiques, sociales et environnementales. Portées par les acteurs qui leur prêtent vie avec beaucoup d’habileté et d’empathie, les figurines de la Handspring Puppet Company – sculptures de toute beauté et expressivité – se fondent magnifiquement dans l’univers visuel de William Kentridge aux propositions multiples. Faustus in Africa ! est un manifeste artistique rare, intelligent et sensible, subtil et puissant.

Brigitte Rémer, le 12 septembre 2025

Mise en scène William Kentridge, avec : Eben Genis – Atandwa Kani – Mongi Mthombeni – Wessel Pretorius – Asanda Rilityana – Buhle Stefane – Jennifer Steyn. Collaboration artistique à la mise en scène Lara Foot – conception et direction des marionnettes Adrian Kohler, Basil Jones (Handspring Puppet Company) – direction associée des marionnettes et des répétition Enrico Dau Yang Wey – scénographie Adrian Kohler, William Kentridge – animation William Kentridge – construction marionnettes Adrian Kohler, Tau Qwelane – costumes marionnettes Hazel Maree, Hiltrud von Seidlitz, Phyllis Midlane – effets spéciaux Simon Dunckley – conception décor Adrian Kohler – construction décors Dean Pitman pour Ukululama Projects – peinture et habillage des décors Nadine Minnaar pour Scene Visual Productions – traduction Robert David Macdonald – texte additionnel Lesego Rampolokeng – musique James Phillips, Warrick Sony – éclairagiste et régisseur de production  Wesley France – régisseuse plateau et opératrice vidéo Thunyelwa Rachwene – régisseur son Tebogo Laaka, Paul Patru – technicienne plateau Lucile Quinton – contrôleuse vidéo Kim Gunning – surtitres Babel Subtitling – production et tournée :  Quaternaire/ Sarah Ford, Roxani Kamperou, Emmanuelle Taccard

© Fiona MacPherson

Du 11 au 19 septembre à 20 h, le samedi à 15 h et 20 h au Théâtre de la Ville Sarah-Bernhardt, Grande salle. 2 place du Châtelet. 75001. Paris. www.theatredelaville-paris.comEn tournée, prochaines représentations, du 29 octobre au 1er novembre 2025, Comédie de Genève, (Suisse), site : www.comedie.ch

Voir aussi nos articles sur les spectacles de William Kentridge : Wozzeck, à l’Opéra Paris-Bastille (cf. ubiquité-culture(s) du 26 mars 2022) – Sibyl, au Théâtre de la Ville (cf. ubiquité-culture(s) du 9 mars 2023), Faustus in Africa ! au Printemps des Comédiens/Opéra de Montpellier (cf. ubiquité-culture(s) du 30 juin 2025.

Boundaries of Bodies – Born Again

Deux pièces, Boundaries of Bodies, conception, mise en scène et texte Jaber Ramezan – avec : Parastoo Amanzadeh, Mohsen Karimi, Dorsa Panjeband, Hamed Rajael, Hasti Taraghi, Sourena Zazhedi, compagnie The Hole Studio. Born Again – conception et interprétation : Yasmine Hadj Ali, Samah Karaki, Antoine Kobi, Ike Zacsongo-Joseph, compagnie 16 mégahertz – dans le cadre de Focus Jeunes créateurs, Générations Danse élargie – au Théâtre de la Ville/Les Abbesses.

Boundaries of Bodies – © Nora Houguenade

La première pièce, Boundaries of Bodies, met en scène un récit de la violence sur fond de musique lancinante. Les acteurs-danseurs arrivent très naturellement du fond du plateau, porte ouverte de chaque côté, donnant de la lumière. Ils se placent en fond de scène. Une femme vêtue de sombre et portant un foulard noir et des bottes s’avance, d’un pas décidé, dans une dynamique musclée. Elle a jeté sa veste par-dessus bord pour se signaler. Un micro est posé sur pied, qu’elle attrape avant de le dévorer, dans lequel elle hurle, sorte de prise de parole totalitaire sans que le moindre son ne sorte de sa gorge ; elle rugit et gémit, se tort, le hurlement imaginé est impressionnant, animal, on ne sait si elle est victime ou bourreau.

Boundaries of Bodies © Nora Houguenade

La jeune femme repart, l’air de rien et se fond dans le groupe aux couleurs claires. Chacun frappe le sol, à coups de veste, comme une colère exprimée, est-ce un rituel ? Puis ils débutent une marche des plus militaires faisant des tours de plateau au pas cadencé. L’un, puis l’autre, tentent d’échapper au groupe, le premier se métamorphose en animal, le second tombe raide mort avant de rentrer dans le rang. Tous forment une chaîne où les solidarités sont assez cabossées. On sent de la promiscuité, un enfermement. Une violence sourde, énorme, plane tout au long de la pièce.

Chacun enfile un bonnet noir qui devient cagoule et cache entièrement le visage. Ils avancent à l’aveugle, se débattent, font réapparaître leur visage. La jeune femme pose ses bottes, retire sa chemise, comme les autres. Ils forment un quadrille se croisent, s’effleurent, l’un se désarticule, pris de peur, puis de cour à jardin ils vont et viennent en allers et retours, trois petits tours et puis s’en vont. La jeune femme s’avance à nouveau vers le micro qu’elle enfourche en un geste de possession. Les sons se précisent comme dans une scierie où se préparent… leurs cercueils, peut-être. Ils prennent la fuite tournant à vive allure comme en des tours de cour, sorte de prisonniers qui au final tournent sur eux-mêmes et jusqu’à tourner à vide. Ils s’arrêtent, s’essuient de leurs chemises qu’ils envoient dans les airs comme des voiles ou des linceuls. La musique s’éteint. Ils sortent comme ils sont venus, par les portes situées de chaque côté du plateau.

Jaber Ramezan a étudié la littérature dramatique et la mise en scène à l’Université de Téhéran, il écrit pièces et scénarios et met en scène. Le travail proposé ici est le fruit d’une recherche avec les étudiants de théâtre de Téhéran, qui a débuté, comme chacun de ses travaux, par l’écriture, et qui s’est poursuivi à la Cité des Arts et au Centre National de la Danse, à Paris, travail encouragé par le Théâtre de la Ville. Boundaries of Bodies indique les frontières, ou les limites, du corps. Il y est question de contrôle et des effets de la propagande sur les corps. Le tout est ici d’une grande violence rentrée et maitrisée. C’est une pièce singulière, sélectionnée en 2024 dans le cadre de Danse élargie, une pièce déconcertante et d’une grande force dans laquelle le texte est implicite.

Born again- © LN Photographers/SACD

La seconde pièce, Born again est d’une toute autre facture, même si les corps, là encore, échappent à tout rationalisme. Le texte éclaire le récit, dans une distance humoristique, au début, jusqu’à ce que monte l’angoisse de l’absent, le petit Étienne, qui a disparu d’un centre de vacances alors que la directrice venait d’être promue. La troupe s’appuie sur les travaux de la neuro-scientifique franco-libanaise Samah Karaki travaillant sur les déterminismes sociaux qui se mettent en place dès l’enfance et mènent à de sérieux blocages à l’âge adulte. L’un des acteurs lit un extrait sur la classe, les élèves du premier rang et les autres, le conditionnement dès la maternelle.

La scène se passe sur fond du jeu de la gamelle qui mène ceux qui se font repérer, en prison. Là, la prison n’est plus un jeu, prisonniers d’un carré de lumière, les personnages – dont un animateur et la directrice, y sont agressés, violentés, détruits par on ne sait quel gaz invisible. Ils se débattent au sol comme des insectes, la souffrance y est terrible, mais ils en ressortent. Une scène de crime est dressée, terrain quadrillé par la police, combinaisons blanches, à la recherche du petit Étienne. Une reconstitution s’organise, des interrogatoires.

Des bribes d’enfance surgissent quand la jeune promue devient le petit garçon, moment où l’on flotte dans l’absurde et où on ne sait plus ce qui est mensonge, ce qui est vérité.  La conception du travail est collective et trans-disciplinaire même si la pièce est ici nettement théâtrale et bien portée par la métamorphose des acteurs/actrices jouant entre deux univers, l’enfance et l’âge adulte, avec humour et dérision. Après sa présentation dans le cadre de Danse élargie 2022, Born again a été programmé en juillet dernier au Festival d’Avignon dans le programme « Vive le sujet ! Tentatives », soutenu par la SACD.

C’est une rencontre entre anciens et nouveaux finalistes de Générations Danse élargie, que le Théâtre de la Ville met en vis-à-vis cette année, permettant aux artistes émergents et confirmés de croiser leurs univers. Le programme a vu le jour en 2010, à l’initiative de Boris Charmatz et  Emmanuel Demarcy-Mota, soutenu dès le départ par le Fondation Hermès. C’est une aventure collective qui crée un réseau de partenaires français et internationaux, un tremplin précieux pour les jeunes acteurs et danseurs.

Brigitte Rémer, le 11 septembre 2025

Boundaries of Bodies, conception et mise en scène Jaber Ramezan – Avec Parastoo Amanzadeh, Mohsen Karimi, Dorsa Panjeband, Hamed Rajaei, Hasti Taraghi, Sourena Zahedi – son : Behrang Nafaji – lumières Saba Kasmale – costumes et production Negar Nemati – graphisme Farhad Fozouni – assistant à la mise en scène Hamed Rajaei – production The Hole Studio, coproduction Théâtre de la Ville-Paris, avec le soutien du mécénat de la Caisse des Dépôts. Born Again, conception et interprétation : Yasmine Hadj Ali, Samah Karaki, Antoine Kobi, Ike Zacsongo-Joseph, Production Compagnie 16 mégahertz – coproduction SACD – Festival d’Avignon, avec le soutien de SACD – Théâtre de la Ville-Paris – MC 93, Bobigny – Jeune Théâtre national – Festival d’Avignon.

Les 9 et 10 septembre 2025, à 20h – au Théâtre de la Ville Les Abbesses 31, rue des Abbesses – 75018. Paris – métro : Abbesses ou Pigalle – tél. : 01 42 74 22 77 – Le programme Générations Danse élargie se tient jusqu’au 25 septembre, voir la programmation sur le site :  www.theatredelaville-paris.fr