Archives mensuelles : septembre 2025

Marius

Création théâtrale de Joël Pommerat librement inspirée de la pièce de Marcel Pagnol, en collaboration avec Caroline Guiela Nguyen et Jean Ruimi – Compagnie Louis Brouillard, au Théâtre du Rond-Point.

César © Agathe Pommerat

On entre de plain-pied dans la boulangerie-salon de thé de César. Marius son fils le seconde, il est derrière le comptoir, sans trop d’entrain, plutôt dilettante. Fanny lui rend visite, comme elle le fait très souvent, désertant le salon de coiffure d’en face où elle travaille avec sa mère. Il n’est pas très bavard, Marius.

On suit les allers et venues des consommateurs qui s’installent aux tables et on plonge dans la vie du quartier marseillais où se trouve la boutique. Il y a le voisin, vendeur d’oiseaux-qui-viennent-de-loin, taciturne, dos au comptoir, et qui quand on le provoque, énonce la longue liste poétique de ses oiseaux exotiques, dont il est fier. « J’aime pas les voyages, trente ans que j’suis pas parti ! » dit-il. Il y a Panisse, vieil ami de César, qui sort juste du tribunal après divorce. Entrepreneur grande gueule, il se vante auprès de son ami de ne rien avoir laissé à son ex-femme, et lui annonce être amoureux, sans donner le nom de l’objet aimé. Il y a celui qui a un bon plan pour que Marius puisse quitter la boulangerie où il s’ennuie profondément, comme son apathie le montre. Il y a le douanier, nouvellement arrivé dans le quartier. Les parties de carte tournent au vinaigre quand quelqu’un triche.

Marius © Agathe Pommerat

César, veuf, plein du bon sens de père de famille, mais aigre-doux et directif, toujours sur le dos de Marius et fier de lui offrir un avenir, le forme pour lui succéder au magasin : « Fais-ci ! Fais ça ! T’as pas fait-ci ! T’as pas fait ça ! T’as un boulot ! Tu fais une tête ! » César n’est pas un méchant, sa leçon de bonne conduite pour une « présence commerciale » efficace dans la boutique, est drôle. Mais Marius rêve en secret d’une autre vie et voudrait embarquer sur l’un des bateaux qui sont à quai pour prendre le large vers de lointains pays. Face à lui, Fanny, bien vivante et amoureuse de lui depuis toujours, aimerait un geste et le met en garde contre Panisse, le divorcé, de plus de trente ans son aîné, qui lui tourne autour. Elle espère une réaction, un aveu. Sans l’avouer, Marius aussi a toujours aimé Fanny.

Panisse en effet vient déclarer sa flamme à la jeune femme, devant Marius qui le dégage avec violence. L’ami de César exprime son grand mépris de la boulangerie et jette son venin. Fanny pousse Marius dans ses retranchements pour se déclarer, les deux tourtereaux officialisent leur relation, même si, sur scène, Marius n’a rien d’un amoureux transi. Il partage pourtant avec elle l’ennui profond qui le ronge et lui raconte son désir de l’ailleurs. L’éminence grise qui de temps en temps lui fait une proposition d’embarquement, a cette fois, un plan sûr. Marius embarquera secrètement, il en informe Fanny qui a bien compris qu’il ne serait jamais heureux tant qu’il n’aura pas réalisé son grand rêve de mer. À la fin de ce premier volet de la Trilogie marseillaise, Fanny éclate en sanglot sur les genoux de César qui appelle désespérément Marius, quand la sirène du port lance son cri strident de départ.

Fanny © Agathe Pommerat

Premier volet de la Trilogie marseillaise de Marcel Pagnol (1895-1974), écrivain – élu à l’Académie Française en 1946 – dramaturge, cinéaste et producteur, sa pièce, Marius, est jouée pour la première fois en mars 1929 au théâtre de Paris. Il l’adapte pour le cinéma et Alexanderr Korda, réalisateur britannique proche de lui tourne le film en 1931, avec Raimu dans le rôle de César, Pierre Fresnay-Marius, Orane Demazis-Fanny. Le second volet, Fanny est présenté au théâtre avec Orane Demazis et Harry Baur, réalisé au cinéma par Marc Allégret, avec Raimu, Fresnay et Orane Demazis. César, le troisième volet, est écrit directement pour le cinéma et tourné par Pagnol lui-même avec les mêmes trois grands acteurs.

Depuis l’année 1990 où Joël Pommerat a créé la compagnie Louis Brouillard, les textes, langages scéniques et esthétiques qu’il propose sont multiformes et le fruit d’une pensée et d’un travail d’excellence au plateau. On le connaît entre autres pour Ça ira, sur la Révolution Française (2015), Contes et légendes, fiction documentaire et La Réunification des deux Corées, variations sur l’amour (2019).

Panisse © Agathe Pommerat

Il a travaillé depuis 2014 en région Provence-Alpes-Côte-d’Azur, à Arles, appelé par la Scène nationale de Cavaillon pour rencontrer un fada de théâtre alors incarcéré, Jean Ruimi (qui, dans Marius, interprète magnifiquement César, le père). Avec lui il a mis en place des ateliers à la Maison Centrale d’Arles, jusqu’en 2022. De ce travail est né un premier spectacle, Désordre d’un futur passé, puis plus tard Marius, texte-pur produit local, puisqu’on est à Marseille, replacé dans le contexte d’aujourd’hui et dans des parcours de vie. Au point de départ les acteurs n’avaient pas de formation, Joël Pommerat les a écoutés, initiés et a inventé avec eux les codes du plateau.

La scénographie est joliment réaliste, boulangerie-salon de thé, grand frigo côté jardin, tables et chaises de bistrot, petit sapin de Noël dans un coin derrière le comptoir côté cour, pour donner un air de fête (scénographie et lumière Éric Soyer). La frontière entre le dedans et le dehors marquée par la porte du fond et l’entrée de côté, espaces de la famille et de la vie du quartier avec voisins et amis, une vie semblable à celle d’un village où ça tchatche et ça laisse filer le temps au gré des parties de cartes et de la vie comme elle va.

On pourrait citer tous les acteurs aux accents marseillais qui font vivre les personnages comme si on y était : Damien Baudry, Élise Douyère, Michel Galera, Ange Melenyk, Olivier Molino en alternance avec Redwane Rajel, Jean Ruimi, Bernard Traversa, Ludovic Velon. Ils donnent vie aux ragots et aux espérances, aux attirances et aux détestations, au quartier et aux commerces – des oiseaux à la coiffure, du business à la police des douanes, de la boulangerie au salon de thé – ils donnent vie aux rêves. Le départ de Marius, qui balance entre deux options de vie, fait face au chagrin de Fanny et au désarroi de César, pétri de ses bonnes intentions. C’est une invitation à la vie, sous le soleil, malgré tout.

Brigitte Rémer, le 27 septembre 2025

© Agathe Pommerat

Avec : Damien Baudry, Élise Douyère, Michel Galera, Ange Melenyk, Olivier Molino en alternance avec Redwane Rajel, Jean Ruimi, Bernard Traversa, Ludovic Velon – scénographie et lumière Éric Soyer – assistanat à la mise en scène Lucia Trotta et Guillaume Lambert – direction technique Emmanuel Abate – direction technique adjointe Thaïs Morel – costumes Isabelle Deffin – création sonore Philippe Perrin et François Leymarie Renfort – assistant David Charier – régie son Fany Schweitzer – régie lumière Julien Chatenet et Jean-Pierre Michel Régie plateau Ludovic Velon – construction décors Thomas Ramon – Artom Accessoires Frédérique Bertrand
Avec l’accompagnement de Jérôme Guimon (Association Ensuite)

Du jeudi 18 au dimanche 28 septembre 2025, du mardi au vendredi à 20h30, samedi à19h30, dimanche à 15h (relâche le lundi 22 septembre) – Théâtre du Rond-Point, 2bis avenue Franklin D. Roosevelt. 75008 Paris – métro : Rond-Point des Champs Élysées – tél. : 01 44 95 98 21 – site : www.theatredurondpoint.fr

En tournée : les 22 et 23 octobre, Théâtre du Passage, Neuchâtel (Suisse) – du 25 au 28 novembre : Théâtre de Cornouaille, scène nationale de Quimper (29) – du 2 au 4 décembre,Le Grand R, scène nationale de La Roche-sur-Yon (85) – du 9 au 11 décembre, La Passerelle, scène nationale de Saint-Brieuc (22) – du 6 au 23 janvier, TNB, Théâtre National de Bretagne (35) – les 29 et 30 janvier, Le Canal, Théâtre du Pays de Redon (35) – du 5 au 7 février, L’empreinte, scène nationale Brive-Tulle, Brive-la-Gaillarde (19) – du 31 mars au 2 avril ; Anthéa, Théâtre d’Antibes (06) – les 28 et 29 avril, Théâtre du Beauvaisis, Beauvais (60) – les 5 et 6 mai, Les Quinconces, scène nationale du Mans (72) – du 27 mai au 6 juin, Les Célestins, Théâtre de Lyon (69)

Et jamais nous ne serons séparés

Texte Jon Fosse, traduction Terje Sinding  – mise en scène et scénographie Daniel Jeanneteau et Mammar Benranou – au T2G Théâtre de Gennevilliers/Centre dramatique national.

@ Jean-Louis Fernandez

L’absence est un de ses grands sujets, comme l’amour déchu, le ressassement, la déchirure, et la folie pas loin. Il y a chez Jon Fosse une densité similaire à celle de l’univers du réalisateur Ingmar Bergman. Le passé et le présent se heurtent et la mémoire hésite. Chaque petit mot, chaque petit geste – car rien n’y est spectaculaire – offre sa blessure, son abime.

Claude Régy, metteur en scène des ténèbres, comme l’est Soulages pour la peinture, a souvent traduit Jon Fosse sur la scène, et rendu plus mystérieuse et plus dure la chute. Il a monté en 1999, Quelqu’un va venir, au Théâtre Nanterre-Amandiers ; en 2001, Melancholia et en 2003 Variations sur la mort, au Théâtre national de la Colline. Nous avions rendu compte du spectacle Vent fort, mis en scène par Gabriel Dufay à la Maison des Arts de Créteil (cf. notre article du 18 mars 2025). L’œuvre théâtrale de l’auteur norvégien est minimale, radicale, et comme un pur diamant. Elle n’offre ni fioriture, ni échappatoire. Prix Nobel de littérature en 2023, Jon Fosse nous perd dans la forêt profonde d’un style répétitif où il oblige, inlassablement, à rebrousser chemin.

@ Jean-Louis Fernandez

Sur scène, une femme (Dominique Reymond) dans l’expression de sa détresse, tourne en rond et sur elle-même de la fenêtre au canapé, du canapé à la fenêtre. « Pourquoi as-tu été si long ? » demande-t-elle de sa voix grave. Dans une élégante robe orange (costumes Olga Karpinsky), la femme est fougueuse, fébrile, véhémente, se calme et repart, comme un ressac.  « Je sais qu’il va venir » se rassure-t-elle.  Au fond du canapé elle chante comme une berceuse, serrant son coussin dans les bras comme un enfant, se dirige vers le buffet, sort un verre et une bouteille mais ne se sert pas. Elle range le verre et la bouteille, efface au fur et à mesure les actions qu’elle lance, les fait et les défait, comme si tout était devenu vain. Une bande son, lointaine, à peine perceptible, laisse entendre la cymbalisation de la cigale. La vie, la mort, l’amour, l’abandon, la solitude, le temps, sont dans la pièce. L’homme n’y est pas. La simplicité de la scénographie (Daniel Jeanneteau et Mammar Benranou, construction décor Théo Jouffroy, ateliers du Théâtre de Gennevilliers) sert le propos dépouillé de Jon Fosse et fait place aux arabesques du texte.

Quand la porte s’entrebâille laissant filtrer un faisceau de lumière et qu’il paraît dans son peignoir gris clair (Yann Boudaud), l’homme semble glisser du fond de la pièce comme s’il sortait de la chambre et s’installe dans le canapé. « Je suis si fatigué » dit-il. Il semble ne pas être là, son regard est au loin, pourtant elle l’enlace, pourtant ils s’étendent. « Je t’ai tellement attendu, maintenant tu es là… » Il repart, aussi fantasmatique qu’il est arrivé. Ne reste que le reproche : « c’est pas possible de s’en aller comme ça ! »

@ Jean-Louis Fernandez

Est-on dans l’inconscient de la femme, dans ses souvenirs, ses désirs, sa marée basse ? « Il a disparu, comme dans la mort ! » crie-t-elle, riant et pleurant. Et elle se reprend, poursuivant son offensive de séduction, « je suis belle, je suis grande, je suis superbe », répété à l’infini comme pour s’en persuader, ou s’excuser. « Je suis bien, j’ai mes objets » se raisonne-t-elle, continuant à lui parler. « Tu as faim, je vais aller chercher le dîner » les mots du quotidien…

Un long silence, le rideau est tombé. La table est mise sur guéridon, deux couverts et une bonne bouteille, une musique, répétitive, nous parvient (Olivier Pasquet). Elle est à la fenêtre, « il ne viendra pas » ressasse-t-elle. « Tu es là ? … Mais réponds-moi » demande-t-elle dans son désert.

@ Jean-Louis Fernandez

Jusqu’à ce que l’homme arrive par le côté jardin, suivi d’une jeune femme lui ressemblant étrangement (Solène Arbel). Est-ce elle, quelques années auparavant, est-ce son double  ? Elle enlace l’homme tous deux s’installent à table. « J’ai eu si peur de ne plus te revoir » dit la femme 1 ne voyant pas la femme 2, fantomatique elle aussi. On est au summum de l’abstraction et de l’inexprimé.

Dans ces chassés-croisés énigmatiques où les sensibilités sont à fleur de peau et les mirages-dérapages à chaque mot, on traverse l’absurde à la Ionesco, entre une phrase esquissée qui sitôt se déconstruit, des mots du quotidien adressés qui s’évaporent et se cognent dans le vide, allant de l’enfantillage à la gravité, de l’abstraction à la métaphysique, de l’ellipse à l’hyperbole. La tension est infinie, à la folie. On est dans une forme d’art conceptuel, un vide existentiel à partir de situations de la vraie vie, dans la rupture et l’absence, dans l’infini de la souffrance. La partition textuelle se traduit en lignes brisées et tremblées jusqu’à laisser la page blanche.

Magnifiquement portée par trois acteurs évanescents dont l’hypnotique Dominique Reymond, Et jamais nous ne serons séparés, l’une des premières pièces de Jon Fosse écrite et montée en 1994, mêle les perceptions, les visions et les obsessions d’un couple qui se démultiplie et flotte dans son étrangeté. Daniel Jeanneteau et Mammar Benranou qui co-signent la mise en scène, nous conduisent avec habileté dans le flouté de la vie où réel et imaginaire se superposent et s’effacent l’un l’autre, entre silence, souffrance et extravagance.

Brigitte Rémer, le 23 septembre 2024

@ Jean-Louis Fernandez

Avec : Solène Arbel, Yann Boudaud, Dominique Reymond – lumière Juliette Besançon – musique Olivier Pasquet – costumes Olga Karpinsky – construction décor Théo Jouffroy, ateliers du Théâtre de Gennevilliers – assistanat à la mise en scène, stagiaire Juliette Carnat – remerciements à Marianne Ségol-Samoy – La pièce de Jon Fosse est publiée et représentée par L’Arche, dans une traduction de Terje Sinding – éditeur & agence théâtrale. www.arche-editeur.com

Du 19 septembre au 13 octobre 2025, au T2G Théâtre de Gennevilliers/Centre dramatique national, 41, avenue des Grésillons. 92230. Gennevilliers – métro ligne 13, station Gabriel Péri, sortie 1 – site : www.theatredegennevilliers.fr –  tél. : +(33)1 41 32 26 26

Le Très-Bas 

Texte de Christian Bobin – mise en scène et scénographie Emmanuel Ray, Compagnie du Théâtre en Pièces, de Chartres – spectacle présenté à l’église Saint-Leu Saint-Gilles, Paris.

© Sandra Legrand

L’église Saint-Leu Saint-Gilles est une vieille dame du XIIIème siècle, classée Monuments Historique depuis le début du XXème. Initialement monastère, elle a été restaurée à différentes reprises dont à la fin du XIXème par Victor Baltard, l’architecte signataire des Halles. Elle est actuellement en travaux.

Le violoncelle accueille les spectateurs qui se placent face à face, après un court parcours dans l’église. Le grand orgue majestueux du XVIIème siècle auquel est attaché une horloge se cache derrière une tenture noire. L’espace scénique est un chemin recouvert de terre où les acteurs se déplaceront de cour à jardin. Derrière Léa Bertogliati, la violoncelliste et compositrice, qui surplombe légèrement, se trouve une statue de la Vierge dans une chapelle de côté avec, au-dessus d’elle, de beaux vitraux racontant sa vie et qui s’éclaireront à certains moments.

© Sandra Legrand

L’écrivain Christian Bobin (1951-2022) est à l’affiche, avec cette œuvre au titre intriguant, Le Très-Bas qu’on peut comprendre comme le concept du négatif photo par rapport au positif, la photo elle-même, son vis-à-vis étant le Très-Haut – le Seigneur – ce ténébreux de la Bible. Christian Bobin est poète, son œuvre est singulière et pleine de spiritualité. Elle est murmure. « La Bible est un livre… fait de beaucoup de livres… dans chacun d’eux… beaucoup de phrases… dans chacune de ces phrases… beaucoup d’étoiles… d’oliviers… de fontaines… de petits ânes… de figuiers… de champs de blé… de poissons… et le vent… partout le vent… » dit le texte.

Emmanuel Ray, metteur en scène et scénographe, en fait une adaptation théâtrale fidèle construisant la pièce en douze stations, douze actes pour trois voix. « Il y a Marthe et il y a Marie… La dispersée, la recueillie… L’incessante et l’apaisée » (Stéphanie Lanier et Mélanie Pichot). Il y a François d’Assise (Fabien Moiny), les acteurs sont, au début, discrètement mêlés au public. La narration – sorte de méditation lumineuse sur la vie de François d’Assise – de son vrai nom Giovanni di Pietro Bernardone – s’accompagne d’une partition sensible, dialogue entre l’instrument et l’enregistrement des violoncelles en écho.

« D’où je viens, moi qui n’étais pas toujours là ?  C’est une question qui ne trouve pas sa réponse. » Il y a la mise au monde de l’enfant, puis l’hymne à la mère et le chemin du père : « Les mères n’ont pas de rang, pas de place. Elles naissent en même temps que leurs enfants. Elles n’ont pas, comme les pères, une avance sur l’enfant – l’avance d’une comédie maintes fois jouée dans la société. Les mères grandissent dans la vie en même temps que leur enfant. » On ne sait pas grand-chose de l’enfance de François d’Assise si ce n’est qu’il est l’aîné de sept enfants, que son père est un riche drapier qui le prépare à sa succession et qu’il côtoie, de ce fait, la grande bourgeoisie d’Assise. Quand il arrive « à la hauteur de son père, il passe derrière le comptoir, aide à la vente. C’est un garçon doué pour le commerce. Il a trente- six mains pour déplier les étoffes, dix mille mots pour vanter le soyeux d’un tissu… »

© Sandra Legrand

Mais le chemin de François d’Assise sera tout autre. Après un an d’emprisonnement à Ponte San Giovanni qui fragilise sa santé, il ressent l’ardent désir de donner du sens à sa vie et d’en changer. Il décide d’épouser la pauvreté. La scène de la rencontre avec son père (Emmanuel Ray) est forte, il l’informe de ce retournement et de son départ. « Votre amour m’a fait vivre, à présent il me tue. Comment dire à ceux qui vous aiment, qu’ils ne vous aiment pas. » À l’autre bout du chemin de terre le père garde silence. La rupture d’avec la famille est radicale. François d’Assise quitte tout et part, sans garde-fou ni protection : « Je n’ai aucun reproche à vous faire mais il faut maintenant que je vous quitte, que j’aille aux travaux de mon père, pas celui qui vend des draps aux riches, mais celui qui fait commerce de pluie, de neige et de rire… Regarde-moi de tes yeux de père. Tu es mon père et je ne suis plus ton fils. Ce qu’on éloigne, l’éloignement le protège… Regarde-moi, je vais partir sur des chemins d’enfance. » La scène est d’une grande violence intérieure, devant un père pétrifié.

© Sandra Legrand

François d’Assise dépose à ses pieds son seul bien, son blouson et ses chaussures puis se met à danser, ivre de liberté. Il se baptise avec la terre, visage noir. Il dit de l’âme qu’elle est « de la famille des oiseaux. » Les deux actrices, voix 1 et 2 de l’écriture Bobin, commentent, comme dans un chant choral : « Il va dans la forêt… Construit une cabane… De fougères… de branches… Agenouillé sur les pierres ou allongé sur l’herbe, priant ou dormant… S’ouvre devant lui… une carrière de fou ou de saint… La différence au départ est inexistante… » Christian Bobin nous mène du côté de la classe des pauvres, celle qui donne à François d’Assise son vrai visage. « Écoute les bruits du monde à la fenêtre… » Sur scène, dans l’église, les lumières sont en fête, avec peu de projecteurs, des ombres ciselées, des vitraux en joie (création lumières Natacha Boulet Räber). Les deux actrices deviennent comme un double de François, sa conscience ou représentent la Femme qu’il côtoya comme une sœur, Claire, fondatrice de l’ordre des Clarisses qui obtiendra du pape, elle aussi, le privilège de la pauvreté. « Il emprunte la voix du Très-Bas, jamais celle du Très-Haut… Il sait bien qu’il n’y a qu’un seul Dieu. »

Autour de lui et autour d’elles, le moineau, le rouge-gorge et l’alouette pépient, chantent et « viennent connaître la vérité de leur chant auprès de François d’Assise, près de l’homme-arbre, de l’homme-fleur, de l’homme-vent, de l’homme-terre » (création sonore Tony Bruneau). Lui prêche aux oiseaux, s’entretient avec les loups et vit l’idéal de pauvreté à l’image des évangiles. Fondateur de l’ordre des Frères mineurs il marque aussi de son empreinte le dialogue inter-religieux, par sa rencontre avec le sultan Ayyoubide d’Égypte Al-Kâmil, qu’il tente de convertir. Reste l’ultime étape, celle de la peur de la mort et de la mort.

© Sandra Legrand

Le spectacle nous mène de l’imperfection à la transcendance et du visible à l’invisible, sur la route de François d’Assise, pleine de la jubilation de l’âme. Il est dépouillement et met des mots sur le silence. L’homme aux oiseaux – sa représentation majeure dans les peintures, est amour, humilité, simplicité. La joie selon François, « c’est la nuit, il pleut, j’ai faim, je suis dehors, je frappe à la porte de ma maison, je m’annonce et on ne m’ouvre pas, je passe la nuit à la porte de chez moi, sous la pluie, affamé. Voilà ce qu’est la joie. Comprenne qui pourra » écrit Christian Bobin dans son style poétique et épuré, avant de nous ramener à la réalité d’aujourd’hui où il oppose riches et mendiants, ces derniers souvent considérés comme des jetables.

© Sandra Legrand

Acteur et metteur en scène, Emmanuel Ray a fondé le Théâtre en pièces il y a une trentaine d’années, dans une philosophie artisane. La compagnie est conventionnée par la ville de Chartres, ses spectacles, autour de Bernanos, Scola, Shakespeare, Molière, Jouanneau, Ibsen, Cormann, Claudel, Sophocle, Camus, Tchekhov, Visdei, Carmelo Bene sont souvent présentés dans des lieux singuliers tels que musées, châteaux, cryptes, églises et cathédrales. L’adaptation du roman de Christian Bobin publié en 1992, Le Très-Bas, a été présentée dans la crypte de la cathédrale de Chartres. La Compagnie Théâtre en pièces aime emprunter les fleuves à contre-courant et invite à la méditation.

Brigitte Rémer, le 20 septembre 2025.

Avec Mélanie Pichot, Fabien Moiny, Stéphanie Lanier et Emmanuel Ray – création musicale et interprétation Léa Bertogliati – création lumières Natacha Boulet Räber – création sonore Tony Bruneau – Régie lumière et son Emmanuel Ray – Chargée de production Françoise Chamand – Compagnie du Théâtre en Pièces, coréalisation Théâtre de Chartres.

Du 18 septembre au 20 décembre 2025, les jeudis, vendredis et samedis à 21h (relâches exceptionnelles les 2, 3, 4, 17, 30 et 31 octobre et les 1er, 21, 27, 28, 29 novembre), Église Saint Leu – Saint Gilles, 92 rue Saint Denis 75001 Paris – métro Ligne 4 Etienne Marcel ou les Halles – tél. : 02 37 33 02 10 – site : www.theatre-en-pieces.fr – Le samedi 4 octobre 2025, le spectacle sera présenté à l’Église Saint-Pierre-Saint-Paul de Lille (59000), le dimanche 12 octobre, à la Crypte de la Chapelle Notre-Dame-des-Anges, à Paris (76006).

Le Théâtre National Palestinien au Théâtre du Soleil

Alors que l’État de Palestine vient d’être reconnu par la France, devant le monde, à l’ONU, nous sommes heureux d’annoncer la  reprise du spectacle Une Assemblée de femmes présenté par le Théâtre National Palestinien d’après l’oeuvre d’Aristophane, au Théâtre du Soleil.

Nous l’avions découvert en octobre 2023 à l’Institut du Monde Arabe. L’article peut être consulté sur le site www.ubiquité-culture(s).fr et par le lien suivant : https://www.xn--ubiquit-cultures-hqb.fr/une-assemblee-de-femmes-et-me-and-my-soul/

La représentation théâtrale s’inscrit, au Théâtre du Soleil,  dans un diptyque, elle sera accompagnée de la projection d’un film documentaire.  « Ce projet qui ne parle pas de la guerre mais de quelque chose de beaucoup plus grand, de beaucoup plus universel, rien de moins que de la moitié de l’humanité. Ce projet parle de la lutte parmi les luttes, celle des femmes. Celle de la moitié de l’humanité » dit Ariane Mnouchkine, figure-phare et directrice du Théâtre du Soleil.

Théâtre du Soleil, Cartoucherie de Vincennes, 75012. Paris, les 11, 12, 18 et 19 octobre 2025, le samedi à 15h et à 19h30,  le dimanche à 13h30 – tél. : +33 1 43 74 87 63 – site : www.theatre-du-soleil.fr,

Brigitte Rémer le 26 septembre 2025

La Part sombre

Texte de Maï David et Gaëlle Héraut – mise en scène Gaëlle Héraut – jeu Maï David – lumière Nolwenn Delcamp Risse – Théâtre de la Reine Blanche/Paris.

@ Gaelle Héraut

Le texte s’annonce simple et nous est adressé. Maï David évoque d’abord ses insomnies et les tourments de ces nuits blanches à ne pas se ressourcer.

Puis elle parle de son parcours au théâtre et nous fait partager les spectacles où elle a joué et/ou mis en scène, présentant les acteurs et les personnages. Deux spectacles notamment : le cruel et sanglant, Titus Andronicus de Shakespeare en son banquet indicible où l’empereur Titus sert à Tamora un plat de ses enfants broyés, le cri de Tamora ; Le Misanthrope, répété en Bretagne dans une maison bienveillante où chaque acteur actrice prend ses marques, et dans lequel le féminin et le masculin s’inversent. L’océan au bout de la rue pour jeter dans les vents l’ivresse de création et s’y laisser porter. « Il faut que j’explore ce que j’ai à jouer… » dit-elle avec fébrilité.

@ Gaelle Héraut

Elle évoque ses questionnements et inquiétudes artistiques auprès du grand metteur en scène Claude Régy, homme passionné de l’ombre dont la rime avec La Part sombre de l’actrice, titre de sa méditation à haute voix, n’est pas que coïncidence. Chaque petit détail nous mène vers plus de perfectionnisme, ainsi la fascination pour l’encre et le papier sur lequel il envoie sa réponse, et sa précipitation à elle pour acheter papier dessin et encre rouge.

Dans son parcours labyrinthe Maï David perd ses repères avant de perdre pied et le traduit théâtralement. Au-delà du texte élaboré avec Gaëlle Héraut, on le voit par d’infimes actions sur le plateau comme ces pétales trouvés ça et là sur la scène, porteurs de mots volés et envolés, qu’elle avale. À peine remarque-t-on dans le comportement ces quelques discordances, subtiles et maitrisées au plateau. Il y a cette lumière rouge qui clignote et signe cette dysharmonie, l’actrice de dos.

Maï David est assistée de quelques accessoires, aussi vains que les mots quand le monde se déstructure. Posés sur une table roulante à toile cirée, qui pourrait faire table de dissection, quelques assiettes. Elle a ôté une première veste, puis une seconde, ses strates d’angoisse. Elle théâtralise avec finesse son monde qui se désorganise, renforcé par la bande-son qui entremêle des voix, elle qui monte sur la table, elle dont le regard s’éloigne.

@ Gaelle Héraut

Elle plonge, et nous avec, dans les bruits alentour, chez les voisins. « Prends tes médicaments » lui dit-on. « Je suis méchante » entend-elle. Elle tente de se normaliser, devient professeur des écoles, les voix qu’elle entend, voix enregistrées pour le spectateur, l’envahissent et la traquent. Sa vie, un temps avec Ludo, se termine quand il appelle les pompiers au cours d’une crise et qu’elle est emmenée sous contrainte à Sainte Anne – un lieu resté longtemps emblématique de folie – alors que sa fille de cinq mois a besoin de son lait et que son approche lui est interdite.

Maï David a passé sa blouse de nuit, et un mois sans voir sa fille. Elle dessine une galerie des portraits de ceux qui l’entourent, avec lesquels elle fait des jeux de temps en temps et pour tuer le temps, Loane et Azur, sa voisine de chambre, alcoolique, hospitalisée pour sevrage, elle parle des IRM et de l’enfermement. Elle évoque un second séjour et six ans de souffrance, le bleu de ses yeux clairs, peut-être trop clairs, la vie qui se brise.

@ Gaelle Héraut

Le spectacle se termine sur cette belle métaphore japonaise dans sa technique traditionnelle de réparation des pièces de céramique, avec de l’or, et qui met en valeur les fêlures et les cassures. Ces fissures dessinent un paysage et traduisent la beauté dans leur imperfection. L’actrice s’apaise à l’idée de cette beauté et de cette réparation qu’elle poursuit en lecture : « Saura-t-on jamais… ? »

Le texte de Maï David et Gaëlle Héraut, La Part sombre, porté par Maï David qui livre son histoire, est sobre, précis, poignant. Il est porteur d’espoir celui de se réparer, et nous concerne tous. Le hors-sol n’arrive pas qu’aux autres.

Brigitte Rémer, le 18 septembre 2025

Mardi 16 septembre 2025, jeudi 18, samedi 20, mardi 23, jeudi 25, samedi 27, mardi 30 septembre – jeudi 2 octobre, samedi 4 octobre, jeudi 9 octobre 2025. Tous les jours à 21h sauf le samedi à 20h – Théâtre de la Reine Blanche, 2 bis Passage Ruelle – 75018 Paris, métro : La Chapelle ou Marx Dormoy – tél. : 01 40 05 06 96 – email : reservation@scenesblanches.com – site : wwww.reineblanche.com

Portrait de Rita

Texte et mise en scène de Laurène Marx, compagnie Hande Kader – jeu Bwanga Pilipili – à partir des entretiens réalisés avec Rita Nkat Bayang par Laurène Marx et Bwanga Pilipili – création à Théâtre Ouvert, dans le cadre du Festival d’Automne.

© Pauline Le Goff

L’actrice s’avance, dans une robe très élégante sur fond de fleurs et d’orangé, face au micro posé sur pied au centre de l’avant-scène. Elle commence son récit. Pas d’images, pas de déplacements, tout est dans le poids des mots. Et le poids des mots est lourd. C’est une histoire de racisme et de violence qui nous est livrée, partant de la vraie vie, de la vie de Rita Nkat Bayang.

L’école appelle Rita, mère d’un jeune garçon de neuf ans, Mathis, et la somme de venir le chercher, immédiatement. Rita se précipite dans un taxi sans même prendre le temps de s’habiller ni sans savoir pourquoi, son sang ne fait qu’un tour. La panique redouble quand les policiers la rappellent pour qu’elle se présente sur-le-champ, à l’école. Le taxi est bloqué elle ne peut faire plus vite. Arrivée en trombe on la mène devant son fils, plaqué au sol, maintenu par le genou d’un policier appelé par la directrice. Quel crime a commis l’enfant ? Il a juste répondu aux insultes racistes d’un camarade qui le traitait de chocolat et de sale nègre, mais une fois de trop, c’est trop !

© Christophe Raynaud de Lage

L’actrice remonte le temps pour suivre le fil rouge de l’histoire de Rita, Camerounaise, pleine d’énergie dans la vingtaine, jusqu’à ce que les amis de son père l’approchent d’un peu trop près. Elle s’est remise dans les mains de Dieu. On la suit dans les messages qu’elle échange avec un certain Christian, en Belgique, au départ marié, puis divorcé. Elle demande l’amitié il la persuade de venir en Belgique et de l’épouser, elle finit par y aller, plutôt à reculons, il trouve les arguments avec sa « sociabilité de blanc. »

La tragédie commence. Direction un petit bled frigorifié dans les fins fonds de derrière Charleroi, la jungle pour elle et le froid, la fille facile qu’on attrape comme un objet, le racisme familial, épouvantablement raciste. L’agent de mairie exhibe son trophée comme aux pires temps coloniaux, « T’es MA femme… » Il lui a trouvé du boulot : femme à tout faire auprès de la belle-mère, c’est gratos. La dégradation est au summum, la bêtise ambiante décuplée, comme la souffrance de Rita, qui s’enfonce, et qui s’enfonce d’autant qu’elle est très vite enceinte et donc piégée, incapable de partir. « Vous avez tout quitté alors il faut rester… » Lui, cogne et multiplie les coups quand elle se refuse, déversant toute sa rancœur de la vie et ses frustrations.

On la place pour la protéger, dans une petite maison « sans tapis et sans nappe » au bout de la nuit, une autre nuit. Rita attend que sa fille naisse. Les temps et les lieux se télescopent. On repart vers Mathis qui aurait lancé un parpaing sur celui qui l’insultait. Et Rita se remémore la naissance de ce premier enfant, la crèche où elle avait bien remarqué que les enfants à la peau blanche recevaient des câlins contrairement au sien qu’on posait au sol sans trop de précaution ni d’attention. Toutes les violences se mêlent, l’intime, celle vécue par l’enfant, et celle de Belgique, celle de la police qui maintient Mathis au sol. « Les larmes sont comme des fleuves… »

© Christophe Raynaud de Lage

Bwanga Pilipili est magnifique dans sa narration, qui se termine par un brin d’optimisme : « Il faut que le jour se lève…» Le texte de Laurène Marx est cru, ciselé et rythmé pour témoigner d’une vie pleine d’obstacles et de chagrins. C’est un brûlot dénonçant le racisme et sa bêtise brute, les injustices, le manque de considération, l’exclusion. Le théâtre est pour elle une tribune politique qui donne la parole à ceux que l’on n’entend pas. De sublimes séquences de blues permettent de reprendre souffle.

Par sa mise en scène, Laurène Marx – qui qualifie son théâtre de stand-up triste – redonne dignité à Rita, tombée dans de mauvaises mains mais qui, riche de ses enfants, est venue sur scène prendre la parole à la fin de la représentation et présenter sa fille de seize ans. On est sonnés de cette rencontre et du courage qu’il faut pour se livrer et faire théâtre de la vie. Car la vie continue, mais il faudrait qu’elle soit douce…

Brigitte Rémer, le 17 septembre 2025

Texte et mise en scène de Laurène Marx – jeu Bwanga Pilipili – à partir des entretiens réalisés avec Rita Nkat Bayang par Laurène Marx et Bwanga Pilipili – lumières Kelig Le Bars – création musicale Maïa Blondeau avec la participation de Nils Rougé – collaboration artistique Jessica Guilloud.

Du 11 au 30 septembre 2025, les lundis, mardis, mercredi à 19h30, les jeudis et vendredi à 20h30, le samedi à 20h – Théâtre Ouvert, 159 avenue Gambetta. 75020. Métro : Gambetta, Pelleport, Porte des Lilas – En tournée : 8 et 9 janvier 2026, Les Quinconces, Le Mans – du 20 au 30 janvier 2026, Théâtre National de Strasbourg – 18 février 2026, Université de Lille – du 3 au 21 mars 2026, Théâtre National Wallonie Bruxelles.

La Folle Journée ou Le Mariage de Figaro

Pièce de Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais – adaptation et mise en scène Léna Bréban – avec Philippe Torreton dans le rôle de Figaro – à La Scala – Paris.

© Ambre Reynaud

C’est vraiment une Folle journée, dans ses rebondissements et pétillances, ses amours et désamours, ses espiègleries et faux-semblants, ses révélations, à laquelle nous convie Léna Bréban à La Scala-Paris, autour de Philippe Torreton, Figaro-ci Figaro-là.

Se dessine autour de lui le cynique jeu des castes sur fond d’abus et quiproquos, de rapports de pouvoir et de domination, de droit de cuissage. Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais, le Beaumarchais au départ horloger, puis anobli par le roi en 1761, incarcéré à certains moments, fondateur en 1777 de la Société des auteurs dramatiques s’en donnait à cœur joie pour montrer la désagrégation de la société, fin XVIIIème, juste avant la Révolution. Sous ses dehors légers mais parfois cruels, les textes de Beaumarchais évoquent la lutte des classes, la domination des plus riches, la corruption et l’hypocrisie.

@ Louie Salto

La Folle Journée ou Le Mariage de Figaro – qui met en scène les aspirations de la bourgeoisie montante, fut créée en 1784 à la Comédie-Française malgré l’opposition du roi, et remporta un vif succès. C’est la seconde pièce de La Trilogie de Figaro, la première étant Le Barbier de Séville, ou la Précaution inutile (1775) et la troisième L’Autre Tartuffe, ou la Mère coupable (1792).

Valet né de parents inconnus, Figaro (Philippe Torreton) est sur le point d’épouser Suzanne, dite Suzon (Marie Vialle), camériste de la comtesse (Grétel Delattre) mais son époux, Comte d’Almaviva (Grégoire Ostermann) qui pourtant la délaisse en a décidé autrement et traque la jeune femme, pensant n’en faire qu’une bouchée. Il fomente un plan d’enfer pour que Figaro épouse Marceline (inénarrable Annie Mercier !) qui a une dette d’argent envers elle et s’est à moitié engagé, elle qui le convoite tant tout en s’affichant avec Bartholo, médecin de Séville (Jean-Jacques moreau) ; que Chérubin, (Antoine Prud’homme de la Boussinière) un grand dadais un peu benêt qui tourne autour des femmes dont la Comtesse, dégage – il l’envoie aux armées – que Basile, maître de clavecin de la Comtesse (Éric Bougnon, Pascal Vannson, en alternance) qui espère Marcelline cesse de prendre ses désirs pour des réalités ; que Fanchette (Salomé Dienis Meulien) arrête de souffler sur les braises ; qu’Antonio, jardinier du château (Jean-Yves Roan), oncle de Suzanne et père de Fanchette lui fiche la paix et que Don Gusman Brid’oison, lieutenant de Justice de la ville et juge au tribunal puisse faire son travail (Éric Bougnon, Pascal Vannson, en alternance).

© Ambre Reynaud

La scénographie transpose ce monde en décomposition avec une grande toile de Jouy à l’arrière, plutôt défraichie et de guingois, trois bouts de bois offerts par la comtesse avec lesquels Figaro est censé dresser le lit nuptial, une porte donnant sur l’escalier montant chez la Comtesse. Côté jardin, un énorme tableau, portrait du Comte régnant en maître, comme il se doit chez ls gens bien, la comtesse, seconde partie du tableau étant dissimulée… L’ensemble est mobile et se combine autant que de besoin pour traverser les cinq actes de la pièce et épouser les événements.

Léna Bréban signe une Folle Journée drôle et rythmée qui, derrière la mascarade, s’ancre dans l’aujourd’hui par les valeurs qu’elle défend sous forme d’un négatif photo. Superbe dans ce rôle, Philippe Torreton donne de l’épaisseur au personnage, dans son côté terrien et futé qui ne s’en laisse pas conter. Autour de lui, les personnages déjouent les pièges, les femmes tenant les hommes à distance, avec intelligence, eux s’embourbant dans leurs faux-pas et galimatias. La fin surprend et amuse dans le rapport des âges et des rôles, un atout de plus qui montre qu’au théâtre, tout est possible et que parfois on rit de la noirceur.

Brigitte Rémer, le 15 septembre 2025

Avec : Philippe Torreton, Marie Vialle, Éric Bougnon, Pascal Vannson (en alternance), Grétel Delattre, Salomé Dienis Meulien, Annie Mercier, Jean-Jacques Moreau, Grégoire Œstermann, Antoine Prud’homme de la Boussinière, Jean-Yves Roan – assistante à la mise en scène Ambre Reynaud – scénographie Emmanuelle Roy – costumes Alice Touvet – lumières Denis Koransky – Compositeur Victor Belin – perruque Julie Poulain – création sonore Victor Belin et Raphael Aucler

Du 6 septembre 2025 au 4 janvier 2026, à La Scala Paris, 13 boulevard de Strasbourg. 75010. Paris – métro : Strasbourg Saint-Denis – tél. : 01 40 03 44 30 – site : www.lascala-paris.fr

Qu’est-ce que le temps ?

D’après le livre XI des Confessions de Saint-Augustin – mise en scène de Denis Guénoun, avec Stanislas Roquette, compagnie Artépo – au Théâtre de Poche-Montparnasse.

© Sébastien Toubon

C’est une œuvre autobiographique d’Augustin d’Hippone – saint Augustin, né à Thagaste, en Algérie en 354, mort au Caire en Égypte en 430. Treize livres la composent, écrits entre 397 et 401, dans lesquels il raconte entre autres sa quête de Dieu et sa conversion, et s’interroge sur le sens mystique de la création.

Le Livre XI aborde La création et le temps. Il faut être téméraire pour s’y jeter à corps perdu comme le fait Stanislas Roquette dans ce seul en scène, accompagné par Denis Guénoun qui en a signé la mise en scène, il y a une quinzaine d’années. Après avoir beaucoup tourné, le spectacle a fait une longue pause. Il est aujourd’hui à nouveau présenté.

L’acteur apostrophe le Seigneur et lui demande son attention. Il l’interroge sur la création du monde, la création du ciel et de la terre et son mode opératoire, sur ce qu’il faisait avant de le créer. « Tu es l’ouvrier de tous les temps » lui dit-il, « ton aujourd’hui c’est l’éternité. » Et il divague autour des concepts de passé, présent et futur, rapportant tout à la perception du présent, puisque le temps passé n’est plus et que la prédiction intellectuelle du futur n’est pas encore advenue. Et si le présent est sans durée comme il le dit, la notion de mémoire entre en jeu dans le passage du futur au passé.

© Sébastien Toubon

« Et comment mesurer le temps présent, d’où vient-il, où va-t-il ? » pose Augustin, quel est son lien avec les mouvements du soleil et de la lune ?… Il nous fait voyager de l’astronomie à la philosophie passant par la métaphysique et la théologie. L’auteur définit le jour comme « le temps que met le soleil dans sa course, et la trajectoire du soleil, d’Orient à Orient. » Il parle de temps long et du mouvement qui se dessine, entre le repos et le geste.

L’acteur-guerrier, est au sol, comme foudroyé en son chemin de Damas : « tu feras briller ma lumière, ma nuit. » Il délire sur le langage, la poésie, les syllabes longues et les brèves, les vers, les pieds et les syllabes… Il s’empare d’un micro où il interpelle avec ardeur : « Esprit… ! Sois attentif ! » sur la musique de Schubert, passant d’une voix masculine à la reprise du chant par une voix féminine… dans le temps qui se suspend, les intervalles et la durée. « Où est la brève qui me sert de mesure ? » demande-t-il, reprenant lui-même le chant en allemand.

© Sébastien Toubon

De sa cellule monacale bien sombre du début à ses questionnements et éblouissements par la rime et le chant, Stanislas Roquette nous mène sur le Mont analogue d’Augustin, avec fluidité et illumination. Avec ce Livre XI des Confessions, comme un bon pasteur il nous fait dévisser de la juste place des mots au langage, de la transmission à la connaissance, de la remémoration à la quête. Denis Guénoun, auteur, metteur en scène et directeur de théâtre devenu théologien qui le met en scène rappelle qu’avec Les Confessions Saint-Augustin inventait un genre littéraire, l’autobiographie et que son choix du Livre XI avec Stanislas Roquette, se cogne à la notion vertigineuse du temps.

À la question, « Qu’est-ce que le temps ? » Augustin répond de manière laconique : « Si personne ne me le demande, je sais. Si on me le demande et que je veux l’expliquer, je ne sais plus… » réponse puissante et drôle à laquelle l’acteur donne corps. Car ceci est son corps !

Brigitte Rémer, le 15 septembre 2025

Avec le concours d’Osvaldo Calo, de Caroline Montier, d’Alexis Leprince, de Tamia Valmont, de Stanislas Siwiorek – Nouvelle traduction de Frédéric Boyer (Les Aveux, P.O.L., 2008) – lumière Geneviève Soubirou – musique Franz Schubert, An den Mond (D193).

Du mercredi 3 septembre au samedi 29 novembre 2025, du mardi au samedi à 21h – relâche exceptionnelle du 16 au 20 septembre, et les 4 et 8 novembre. Théâtre de Poche-Montparnasse, 75 boulevard du Montparnasse. 75006. Paris – métro : Montparnasse Bienvenue – site : www.theatredepoche-montparnasse.com – tél. : 01 45 44 50 21

Faustus in Africa !

Mise en scène de William Kentridge, avec la Handspring Puppet Company – au Théâtre de la Ville Sarah-Bernhardt dans le cadre du Festival d’Automne – spectacle en anglais, surtitré en français.

© Fiona MacPherson

C’est un spectacle dédié au compositeur et musicien James Phillips disparu en 1995, année de création de Faustus in Africa ! dont il signait la musique avec Warrick Sony. Il était « la voix et la conscience d’une génération. Ses chansons politiques rebelles et satiriques dénonçaient le gouvernement sud-africain pendant l’apartheid. » Par ces mots qui retiennent l’attention, on entre de plain-pied dans l’univers de William Kentridge.

Immense artiste sud-africain internationalement reconnu, Kentridge signe au fil des années une œuvre foisonnante composée de dessins, gravures, films, musiques dans de nombreuses performances, expositions et mises en scène. Par l’art qu’il pratique sous ces différentes formes, il a toujours interrogé les héritages du colonialisme et dénoncé l’apartheid. Son œuvre est présentée dans les plus grands musées du monde dont au Louvre, au MoMA de New-York, à la Documenta de Cassel, dans les grands théâtres et opéras du monde. Le Festival d’Automne l’a accueilli à plusieurs reprises et le Théâtre de la Ville a présenté en 2023 son spectacle Sibyl. La Handspring Puppet Company accompagne son travail depuis de nombreuses années.

© Fiona MacPherson

Quand Kentridge parle de ses motivations quant au choix du sujet sur le mythe de Faust en 1995, il nous fait replonger dans l’histoire de son pays, l’Afrique du Sud, un an après les premières élections démocratiques et la libération de Nelson Mandela, élu à la Présidence. Mais il explique en même temps qu’un pacte avait été scellé entre l’ancien gouvernement nationaliste d’apartheid et le Congrès national Africain, le parti de Mandela, pour acheter la paix sociale et éviter la guerre civile. Cela rendait impossible le décompte des exactions commises par les tenants de l’apartheid. Fort de ce pacte gouvernemental, pour lui, scellé avec le diable, William Kentridge en fait la traduction par ses fusains et sa recherche autour du mythe de Faust.

Trente ans plus tard, même texte, mêmes marionnettes, conçues et dirigées par Adrian Kohler, Basil Jones et leur troupe, la Handspring Puppet Company. Le nouveau scénario entremêle le récit de Goethe aux extraits pleins d’ironie du poète sud-africain Lesego Rampolokeng. Rien n’a pris une ride, seul le contexte international a changé, ainsi que le regard sur le colonialisme, à travers les débats sur la restitution des objets d’art africains d’une part – savoureuse scène sur écran où chaque objet d’art africain est atteint d’une balle tirée depuis le plateau par Faust – la manière dont certains gouvernements détournent les fonds d’État d’autre part – par les lingots d’or offerts en forme d’église pour le pasteur, en forme de livres de lois pour le colonel, sublimes marionnettes sculptées dans le bois.

© Fiona MacPherson

Faust est aussi une figurine de bois qui fait face à Méphistophélès, acteur, (Wessel Pretorius) tandem entre maître et serviteur dans des partitions qui s’inversent et dans lesquelles on ne sait plus qui tire les ficelles. Faust est porté par deux acteurs-manipulateurs qui lui donne vie dans une manipulation de type bunraku, à visage découvert, et dont l’un interprète le texte. On suit la métamorphose de Faust, de l’état dépressif du début à la signature du pacte qui le transforme en jeune amoureux entreprenant, en guerrier de safari et en observateur du monde politique, avant de devenir un vieil homme au seuil de sa vie. Les figurines sont en soi des œuvres d’art, comme ce sublime orchestre passant en leitmotiv, jouant saxophone, trompettes et percussions, magnifiquement portées en duo, par de brillants acteurs-manipulateurs (Eben Genis – Atandwa Kani – Mongi Mthombeni – Asanda Rilityana – Buhle Stefane – Jennifer Steyn). La musique de James Phillips et Warrick Sony, amplifie les dessins de William Kentridge qui ont valeur de didascalies, commentaires et accentuation et qui s’animent sur écran tout au long du spectacle.

La scénographie nous place dans une sorte de bibliothèque à l’ancienne aux meubles cirés, qui à certains moments fait office de laboratoire ou de tribune politique, espaces dans lesquels apparaissent et disparaissent figurines et personnages. Une immense horloge, de marque Lucifer barre la scène avant de faire place à l’écran. Il est sept heures cinq quand les employés arrivent pour ce Prologue au Paradis, avant que le temps ne s’emballe, au fil des événements.

Seul au centre, Faust fait un discours sur l’origine du monde et, dans sa démonstration, engage un dialogue avec l’au-delà. On est Hôtel Polonia, chambre 407. Deux acteurs-manipulateurs tournent avec lui les pages d’un ouvrage : « Dans les livres tout semble beau… Je ne crains rien du ciel ni de l’enfer… » Mais Méphistophélès, prince des ténèbres, veille et prépare le Pacte qu’il lui fait signer. Faust paraphe et n’aura d’autre issue que de devenir la voix de son maître. Très vite il réalise pourtant qu’il a été floué.

Dans un laboratoire de type colonial où s’affaire une jeune femme, Gretchen/Marguerite, Faust, redevenu jeune, tombe sous le charme et lui offre un bijou. Puis le voici fusil au corps, en safari, à Dar es Salam, ses cibles sont des dessins. Le rapport aux colonisateurs qui tuent hommes et bêtes sans discernement et vivent entre fusil et machine à écrire est traité avec un certain humour. Au bureau, côté cour, Méphisto tire les ficelles et épuise Faust. Dans cette mise en scène inventive on fait chanter les verres d’eau dans un filet de lumière, créant une mélodie qui accompagne les doutes de Faust. Les aiguilles du cadran commencent à s’affoler, l’écran se couvre des chiffres de la bourse, Méphisto ne pense que gain et libéralisme et congédie tout le monde. La fanfare-marionnettes donne le tempo.

© Fiona MacPherson

Au Palais, dans la salle du trône ressemblant à un tribunal, siègent les technocrates : un chef militaire aux allures de Khadafi, un pasteur dans un double mouvement, prêt à jurer en même temps qu’adjurer sur la bible qu’il tient serrée contre lui. Ils réclament de l’or, Méphisto leur offre des lingots, veaux d’or du moment.  La vente aux enchères de la collection d’art africain appartenant à Faust est un moment fort et vibrant de racisme. Une émeute mène à la mort du Général après une bagarre au couteau dans laquelle Faust, armé par Méphisto, est impliqué. Helena, sa veuve, préside un banquet dans la résidence impériale. Entre chacal et vautour, quel choix, demande-t-elle ? Le Pasteur y va de son couplet, sur l’âme. Le spectacle monte en puissance.

© Fiona MacPherson

Dans la Nuit des Walpurgies Faust court derrière Helena qui lui échappe et affiche sa haine pour Méphisto. Tout ce qu’il entreprend dysfonctionne. Il dénonce le racisme, égrenant une longue liste de noms effacés des mémoires et des registres de mort. Numéro du corps : sans – lieu : non – cause de la mort : inconnue. Il rappelle ces étranges fruits, le corps des Noirs pendus aux arbres après lynchage, sort qu’on réservait aux Afro-américains et que Billie Holiday chantait, en 1939. Un chant spirituals commente les dessins. La musique prend son temps et accompagne la mémoire. Entouré de deux infirmières, Faust a singulièrement vieilli. La pendule retrouve son statut, au centre de la scène. On se perd pourtant dans les paradoxes des discours politiques et le libéralisme redouble. Faust et Méphisto jouent aux cartes quand soudain, ce dernier lance son couperet : « Ton séjour est terminé, Faust, l’accord est rompu ! » Le bruit d’un avion qui plane au-dessus de leurs têtes marque la fin du parcours, la fin de la partie et du spectacle.

Dans Faustus in Africa!, au-delà de Goethe et de la force des dessins, le passé croise le temps présent. La puissance du travail artistique de William Kentridge traduit avec subtilité les inégalités et les injustices morales, raciales, économiques, sociales et environnementales. Portées par les acteurs qui leur prêtent vie avec beaucoup d’habileté et d’empathie, les figurines de la Handspring Puppet Company – sculptures de toute beauté et expressivité – se fondent magnifiquement dans l’univers visuel de William Kentridge aux propositions multiples. Faustus in Africa ! est un manifeste artistique rare, intelligent et sensible, subtil et puissant.

Brigitte Rémer, le 12 septembre 2025

Mise en scène William Kentridge, avec : Eben Genis – Atandwa Kani – Mongi Mthombeni – Wessel Pretorius – Asanda Rilityana – Buhle Stefane – Jennifer Steyn. Collaboration artistique à la mise en scène Lara Foot – conception et direction des marionnettes Adrian Kohler, Basil Jones (Handspring Puppet Company) – direction associée des marionnettes et des répétition Enrico Dau Yang Wey – scénographie Adrian Kohler, William Kentridge – animation William Kentridge – construction marionnettes Adrian Kohler, Tau Qwelane – costumes marionnettes Hazel Maree, Hiltrud von Seidlitz, Phyllis Midlane – effets spéciaux Simon Dunckley – conception décor Adrian Kohler – construction décors Dean Pitman pour Ukululama Projects – peinture et habillage des décors Nadine Minnaar pour Scene Visual Productions – traduction Robert David Macdonald – texte additionnel Lesego Rampolokeng – musique James Phillips, Warrick Sony – éclairagiste et régisseur de production  Wesley France – régisseuse plateau et opératrice vidéo Thunyelwa Rachwene – régisseur son Tebogo Laaka, Paul Patru – technicienne plateau Lucile Quinton – contrôleuse vidéo Kim Gunning – surtitres Babel Subtitling – production et tournée :  Quaternaire/ Sarah Ford, Roxani Kamperou, Emmanuelle Taccard

© Fiona MacPherson

Du 11 au 19 septembre à 20 h, le samedi à 15 h et 20 h au Théâtre de la Ville Sarah-Bernhardt, Grande salle. 2 place du Châtelet. 75001. Paris. www.theatredelaville-paris.comEn tournée, prochaines représentations, du 29 octobre au 1er novembre 2025, Comédie de Genève, (Suisse), site : www.comedie.ch

Voir aussi nos articles sur les spectacles de William Kentridge : Wozzeck, à l’Opéra Paris-Bastille (cf. ubiquité-culture(s) du 26 mars 2022) – Sibyl, au Théâtre de la Ville (cf. ubiquité-culture(s) du 9 mars 2023), Faustus in Africa ! au Printemps des Comédiens/Opéra de Montpellier (cf. ubiquité-culture(s) du 30 juin 2025.

Boundaries of Bodies – Born Again

Deux pièces, Boundaries of Bodies, conception, mise en scène et texte Jaber Ramezan – avec : Parastoo Amanzadeh, Mohsen Karimi, Dorsa Panjeband, Hamed Rajael, Hasti Taraghi, Sourena Zazhedi, compagnie The Hole Studio. Born Again – conception et interprétation : Yasmine Hadj Ali, Samah Karaki, Antoine Kobi, Ike Zacsongo-Joseph, compagnie 16 mégahertz – dans le cadre de Focus Jeunes créateurs, Générations Danse élargie – au Théâtre de la Ville/Les Abbesses.

Boundaries of Bodies – © Nora Houguenade

La première pièce, Boundaries of Bodies, met en scène un récit de la violence sur fond de musique lancinante. Les acteurs-danseurs arrivent très naturellement du fond du plateau, porte ouverte de chaque côté, donnant de la lumière. Ils se placent en fond de scène. Une femme vêtue de sombre et portant un foulard noir et des bottes s’avance, d’un pas décidé, dans une dynamique musclée. Elle a jeté sa veste par-dessus bord pour se signaler. Un micro est posé sur pied, qu’elle attrape avant de le dévorer, dans lequel elle hurle, sorte de prise de parole totalitaire sans que le moindre son ne sorte de sa gorge ; elle rugit et gémit, se tort, le hurlement imaginé est impressionnant, animal, on ne sait si elle est victime ou bourreau.

Boundaries of Bodies © Nora Houguenade

La jeune femme repart, l’air de rien et se fond dans le groupe aux couleurs claires. Chacun frappe le sol, à coups de veste, comme une colère exprimée, est-ce un rituel ? Puis ils débutent une marche des plus militaires faisant des tours de plateau au pas cadencé. L’un, puis l’autre, tentent d’échapper au groupe, le premier se métamorphose en animal, le second tombe raide mort avant de rentrer dans le rang. Tous forment une chaîne où les solidarités sont assez cabossées. On sent de la promiscuité, un enfermement. Une violence sourde, énorme, plane tout au long de la pièce.

Chacun enfile un bonnet noir qui devient cagoule et cache entièrement le visage. Ils avancent à l’aveugle, se débattent, font réapparaître leur visage. La jeune femme pose ses bottes, retire sa chemise, comme les autres. Ils forment un quadrille se croisent, s’effleurent, l’un se désarticule, pris de peur, puis de cour à jardin ils vont et viennent en allers et retours, trois petits tours et puis s’en vont. La jeune femme s’avance à nouveau vers le micro qu’elle enfourche en un geste de possession. Les sons se précisent comme dans une scierie où se préparent… leurs cercueils, peut-être. Ils prennent la fuite tournant à vive allure comme en des tours de cour, sorte de prisonniers qui au final tournent sur eux-mêmes et jusqu’à tourner à vide. Ils s’arrêtent, s’essuient de leurs chemises qu’ils envoient dans les airs comme des voiles ou des linceuls. La musique s’éteint. Ils sortent comme ils sont venus, par les portes situées de chaque côté du plateau.

Jaber Ramezan a étudié la littérature dramatique et la mise en scène à l’Université de Téhéran, il écrit pièces et scénarios et met en scène. Le travail proposé ici est le fruit d’une recherche avec les étudiants de théâtre de Téhéran, qui a débuté, comme chacun de ses travaux, par l’écriture, et qui s’est poursuivi à la Cité des Arts et au Centre National de la Danse, à Paris, travail encouragé par le Théâtre de la Ville. Boundaries of Bodies indique les frontières, ou les limites, du corps. Il y est question de contrôle et des effets de la propagande sur les corps. Le tout est ici d’une grande violence rentrée et maitrisée. C’est une pièce singulière, sélectionnée en 2024 dans le cadre de Danse élargie, une pièce déconcertante et d’une grande force dans laquelle le texte est implicite.

Born again- © LN Photographers/SACD

La seconde pièce, Born again est d’une toute autre facture, même si les corps, là encore, échappent à tout rationalisme. Le texte éclaire le récit, dans une distance humoristique, au début, jusqu’à ce que monte l’angoisse de l’absent, le petit Étienne, qui a disparu d’un centre de vacances alors que la directrice venait d’être promue. La troupe s’appuie sur les travaux de la neuro-scientifique franco-libanaise Samah Karaki travaillant sur les déterminismes sociaux qui se mettent en place dès l’enfance et mènent à de sérieux blocages à l’âge adulte. L’un des acteurs lit un extrait sur la classe, les élèves du premier rang et les autres, le conditionnement dès la maternelle.

La scène se passe sur fond du jeu de la gamelle qui mène ceux qui se font repérer, en prison. Là, la prison n’est plus un jeu, prisonniers d’un carré de lumière, les personnages – dont un animateur et la directrice, y sont agressés, violentés, détruits par on ne sait quel gaz invisible. Ils se débattent au sol comme des insectes, la souffrance y est terrible, mais ils en ressortent. Une scène de crime est dressée, terrain quadrillé par la police, combinaisons blanches, à la recherche du petit Étienne. Une reconstitution s’organise, des interrogatoires.

Des bribes d’enfance surgissent quand la jeune promue devient le petit garçon, moment où l’on flotte dans l’absurde et où on ne sait plus ce qui est mensonge, ce qui est vérité.  La conception du travail est collective et trans-disciplinaire même si la pièce est ici nettement théâtrale et bien portée par la métamorphose des acteurs/actrices jouant entre deux univers, l’enfance et l’âge adulte, avec humour et dérision. Après sa présentation dans le cadre de Danse élargie 2022, Born again a été programmé en juillet dernier au Festival d’Avignon dans le programme « Vive le sujet ! Tentatives », soutenu par la SACD.

C’est une rencontre entre anciens et nouveaux finalistes de Générations Danse élargie, que le Théâtre de la Ville met en vis-à-vis cette année, permettant aux artistes émergents et confirmés de croiser leurs univers. Le programme a vu le jour en 2010, à l’initiative de Boris Charmatz et  Emmanuel Demarcy-Mota, soutenu dès le départ par le Fondation Hermès. C’est une aventure collective qui crée un réseau de partenaires français et internationaux, un tremplin précieux pour les jeunes acteurs et danseurs.

Brigitte Rémer, le 11 septembre 2025

Boundaries of Bodies, conception et mise en scène Jaber Ramezan – Avec Parastoo Amanzadeh, Mohsen Karimi, Dorsa Panjeband, Hamed Rajaei, Hasti Taraghi, Sourena Zahedi – son : Behrang Nafaji – lumières Saba Kasmale – costumes et production Negar Nemati – graphisme Farhad Fozouni – assistant à la mise en scène Hamed Rajaei – production The Hole Studio, coproduction Théâtre de la Ville-Paris, avec le soutien du mécénat de la Caisse des Dépôts. Born Again, conception et interprétation : Yasmine Hadj Ali, Samah Karaki, Antoine Kobi, Ike Zacsongo-Joseph, Production Compagnie 16 mégahertz – coproduction SACD – Festival d’Avignon, avec le soutien de SACD – Théâtre de la Ville-Paris – MC 93, Bobigny – Jeune Théâtre national – Festival d’Avignon.

Les 9 et 10 septembre 2025, à 20h – au Théâtre de la Ville Les Abbesses 31, rue des Abbesses – 75018. Paris – métro : Abbesses ou Pigalle – tél. : 01 42 74 22 77 – Le programme Générations Danse élargie se tient jusqu’au 25 septembre, voir la programmation sur le site :  www.theatredelaville-paris.fr