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Brel

Concept, chorégraphie et danse Anne Teresa De Keersmaeker, Solal Mariotte – Chansons Jacques Brel – scénographie, Michel François – lumière, Minna Tiikkainen assistée de Marla Van Kessel – Carrière de Boulbon, première en France dans le cadre du Festival d’Avignon.

© Christophe Raynaud de Lage

Brel est poète, auteur-compositeur et remarquable interprète de ses propres textes, même s’il a fait des pas de côté en écrivant quelques chansons de films, comédies musicales et autres écritures. On le connaît pour la fulgurance de son inspiration et de ses interprétations sur scène où il donnait tout. Il est la vie même, un peu persifleur et pince-sans-rire, un peu tendresse, un peu coup de gueule, dans tous les cas, observateur aigu des gens et de leur vie au quotidien. Amoureux de son plat pays, la Belgique – son père était Flamand francophone et sa mère Bruxelloise, lui se définissait comme Bruxellois flamand d’expression française, il lui doit une de ses plus belles chansons. Les sublimes orchestrations de François Rauber rencontré en 1956, et qui l’a accompagné toute sa carrière, traduisent le lyrique, le ludique, le drôle, le dramatique ou le sentimental. Gérard Jouannest fut son accompagnateur exclusif sur scène. Brel n’avait pas cinquante ans quand la faucheuse l’a fauché, en 1978.

Anne Teresa De Keersmaeker est flamande elle aussi et grande dame de la danse contemporaine, à la tête de la compagnie qu’elle a créée en 1983, Rosas. Passionnée par la transmission, elle a créé en 1995 à côté de sa compagnie, à Bruxelles, l’école P.A.R.T.S / Performing Arts Research and Training Studios, la couveuse idéale, exigeante et captivante, où se retrouvent nombre de jeunes danseurs venant de partout dans le monde, en formation. De l’école est issu Solal Mariotte, jeune danseur de vingt-quatre ans qui signe avec elle l’aventure Brel et qui était interprète dans la chorégraphie qu’elle avait présentée l’an dernier au Festival d’Avignon, Exit above d’après La Tempête de Shakespeare (cf. Ubiquité-Cultures du 24 novembre 2023). Il a débuté dans le hip hop et le break dance. Elle, d’une génération supérieure, a réalisé de nombreuses chorégraphies et rencontré les grandes figures de la danse, lui, issu d’une autre écriture avait découvert Brel via You tube même s’il avait travaillé la Valse à mille temps comme exercice d’école, sans qu’aucun projet sur Brel n’ait été énoncé ni même pensé. « Au premier temps de la valse toute seule tu souris déjà… Au deuxième temps de la valse on est deux tu es dans mes bras… Au troisième temps de la valse nous valsons enfin tous les trois. Au troisième temps de la valse il y a toi, il y a l’amour et il y a moi… Et Paris qui bat la mesure, Paris qui mesure notre émoi. Et Paris qui bat la mesure laisse enfin éclater sa joie. »

Dans Brel que les deux artistes co-signent, deux générations se rencontrent autour de l’iconique chanteur qui rassemble autour de lui un immense public composé de la génération qui le connaissait et l’appréciait et de celle qui le découvre, dans un lieu on ne peut plus magique, la Carrière de Boulbon, devenu emblématique par Peter Brook qui l’avait inaugurée en 1985 avec son légendaire Mahabharata. Risquer Brel compte tenu de l’extraordinaire présence sur scène du chanteur qui donnait tout, est un défi, séduisant mais téméraire et c’est autour de cette belle énergie qu’Anne Teresa De Keersmaeker et Solal Mariotte ont cherché et construit le spectacle. Dans l’entretien échangé avec Laure Adler dans l’ouvrage Quand elle danse, Anne Teresa De Keersmaeker parle de son processus de création comme d’une évidence : « Contrairement à d’autres, je ne suis pas quelqu‘un qui commence par un plan. Pour moi c’est plutôt un travail de laboratoire. Il y a une idée de départ, une image, peut-être un désir de quelque chose, une question, un étonnement… Le choix des gens qui m’accompagneront sur ce trajet est crucial. » Elle a constitué son équipe artistique – et la liste est longue, et a choisi de danser avec Solal Mariotte en recherchant l’esprit des chansons et du contexte dans lequel Brel avait développé pendant une quinzaine d’années son émouvant répertoire et talent. Ensemble, ils ont travaillé sur des matériaux d’archives, auprès de la Fondation Brel notamment, regardé des images, écouté, lu des biographies. Il y a beaucoup de travail à la clé pour témoigner de ce géant de la chanson. « On ne veut pas sacraliser Brel, mais on veut poser des questions, certaines sont universelles, et d’autres sont d’une grande actualité » dit Anne Teresa dans ce même entretien avec Laure Adler. Avec Solal, tous deux ont d’abord travaillé seuls avant de mettre en commun leurs idées, leurs trouvailles. La présence-absence du chanteur est là, symbolisée par un micro sur pied et un cercle de lumière qui reste vide un long temps.

© Christophe Raynaud de Lage

Sur cent cinquante chansons, ils en ont retenu vingt-cinq, textes poétiques et politiques qui disent l’amitié et l’amour, la vieillesse et la jeunesse, la mort, la religion et la bêtise, la révolte, l’identité, les paysages, les femmes. Ils s’organisent dans une certaine chronologie, les textes s’inscrivent sur l’épaisseur d’un praticable d’abord, sur le minéral qui ferme l’immense scène à l’arrière, avant de voler dans toute la Carrière de Boulbon. Relire les textes dans un tel environnement est un cadeau. Des images vidéo, complètent l’évocation, jamais trop et dans un bel équilibre qui laisse les pleins pouvoirs à la scène, On entend les applaudissements sur un de ses concerts en direct, la ferveur est là.

La soirée débute avec une des plus anciennes chansons-récits, écrite en 1953, Le Diable (ça va) « Un jour le Diable vint sur terre pour surveiller ses intérêts. Il a tout vu le Diable, il a tout entendu, et après avoir tout vu, après avoir tout entendu, il est retourné chez lui, là-bas… » Puis la chanson lance ses Ça va pleins d’ironie qui dansent sur la paroi minérale de la Carrière et que les danseurs lisent en même temps que le public : « Les hommes ils en ont tant vu que leurs yeux sont devenus gris, ça va, et l’on ne chante même plus dans toutes les rues de Paris, ça va, on traite les braves de fous et les poètes de nigauds, mais dans les journaux de partout tous les salauds ont leur photo, ça fait mal aux honnêtes gens et rire les malhonnêtes gens, ça va… » Brel a vingt-cinq ans, l’âge de Solal Mariotte qui semble loin et petit face à la paroi, par le jeu des échelles. Il porte un costume gris clair et commence à bouger, lentement. Anne Teresa De Keersmaeker, costume gris légèrement plus clair esquisse quelques gestes en écho.

Même micro sur pied, même cercle de lumière, resté vide, pour la chanson suivante, Sur la place (1953) « Sur la place chauffée au soleil une fille s’est mise à danser, elle tourne toujours pareille aux danseuses d’antiquités… Sur la place un chien hurle encore car la fille s’en est allée et comme le chien hurlant la mort, pleurent les hommes leur destinée » chanson à laquelle succède la chanson généreuse Quand on n’a que l’amour (1956) « Quand on n’a que l’amour à s’offrir en partage au jour du grand voyage qu’est notre grand amour…. Quand on n’a que l’amour pour habiller matin pauvres et malandrins de manteaux de velours… Quand on n’a que l’amour à offrir à ceux-là dont l’unique combat est de chercher le jour… Alors sans avoir rien que la force d’aimer nous aurons dans nos mains, Amis, le monde entier. » Les danseurs sont encore dans l’ombre jusqu’à La Valse à mille temps, (1959) pétillante, qui offre à Anne Teresa De Keersmaeker, de pénétrer le cercle de lumière.

© Christophe Raynaud de Lage

Puis Brel le frondeur arrive avec ses sarcastiques Flamandes (1959) « Les Flamandes dansent sans rien dire, sans rien dire aux dimanches sonnants, Les Flamandes dansent sans rien dire, Les Flamandes ça n’est pas causant… » avant que le ton ne change et que les gestes esquissés ne deviennent gestes posés. La Belgique est présente dans plusieurs des chansons, comme Le Plat Pays (1962) en langue originale, suivi de Bruxelles (1962) un bel hommage et de la tendre Ay Marieke Marieke (1961) chantée en bilingue : « Ay Marieke Marieke, je t’aimais tant entre les tours de Bruges et Gand, Ay Marieke Marieke il y a longtemps, entre les tours de Bruges et Gand… Ay Marieke Marieke, tous les étangs m’ouvrent leurs bras, de Bruges à Gand, de Bruges à Gand… »

Vient le légendaire Ne me quitte pas (1959) « Laisse-moi devenir l’ombre de ton ombre l’ombre de ta main l’ombre de ton chien…» La Carrière se transforme en un tableau abstrait dans lequel se fond le corps nu de la danseuse sur lequel la vidéo pose ses images, comme elle le fait sur la roche. Des duos s’élaborent et se précisent entre les danseurs, avec Rosa, Rosam, Rosé et Solal entre et sort du jeu avec espièglerie et provocation. Suit un magnifique jeu d’ombre qui mange la Carrière, avec l’illusion de La Fanette (1963) retrouvée par le reflux de la mer « et le soir quelquefois quand les vagues s’arrêtent j’entends comme une voix, j’entends… C’est la Fanette. » Brel résonne dans le paysage.

© Christophe Raynaud de Lage

Les chansons défilent, la danse se précise. Avec Les Vieux, tout s’immobilise mais l’intensité est là et pour le retour de Mathilde, Solal est seul dans la lumière et danse, de bonheur « et vous mes mains, ne pleurez plus, souvenez-vous quand je vous pleurais dessus, Mathilde est revenue… Ma mère arrête tes prières, ton Jacques retourne en enfer, Mathilde est revenue… » Dans Ces gens-là (1965) il reprend le texte en écho. « Il faut dire que chez ces gens-là, on triche… » Sur la pierre, on entend le souffle de Brel. Avec Amsterdam (1964) les lumières passent au rouge, symbole d’un quartier chaud, le duo danse dans la ville. « Dans le port d’Amsterdam y a des marins qui chantent les rêves qui les hantent au large d’Amsterdam… Et quand ils ont bien bu se plantent le nez au ciel se mouchent dans les étoiles et ils pissent comme je pleure sur les femmes infidèles, dans le port d’Amsterdam… »

Les bonbons (1964) sont un petit entracte, frais et léger, même si l’ami Léon vient gâcher la fête. Solal a revêtu une veste fleurie, doublure de sa veste et Anne Teresa retourne la sienne qui de grise devient blanche. « Et nous voilà sur la grand’place, sur le kiosque on joue Mozart, mais dites-moi que c’est par hasard qu’il y a là votre ami Léon. J’avais apporté des bonbons… » Anne Teresa serait Mademoiselle Germaine et Solal l’ami Léon et tout s’agite autour d’eux, les sentiments et les projets. Une grande ombre au loin, les flammes autour d’elle et autour de lui, un long silence, l’incandescence, Brel est bien là, ils contemplent les flammes. Jef (1964) passe, inconsolable et les danseurs courent en cercle pour lui redonner de l’énergie. « Non Jef t’es pas tout seul mais arrête de pleurer comme ça devant tout le monde parce qu’une demi-vieille parce qu’une fausse blonde t’a relaisser tomber… »

© Christophe Raynaud de Lage

Quand Vesoul apparaît (1968) drôle et enlevée, on voyage, les villes s’inscrivent sur le mur minéral. « T’as voulu voir Vierzon et on a vu Vierzon, t’as voulu voir Vesoul et on a vu Vesoul, t’as voulu voir Honfleur et on a vu Honfleur, t’as voulu voir Hambourg et on a vu Hambourg, j’ai voulu voir Anvers on a revu Hambourg, j’ai voulu voir ta sœur et on a vu ta mère, comme toujours… » Solal porte un manteau cardinal, Il le retire et le remet comme s’il habitait plusieurs personnages en partance, Anne Teresa s’est effacée.

Avec Les Marquises (1977) et comme un chant d’adieu, le cercle se referme la maladie est connue. La lumière est belle. La danse est structurée. Anne Teresa est en trio avec Solal et avec Brel « Gémir n’est pas de mise, aux Marquises » rappelle-t-il. La chanson qui ferme le spectacle, évoque la disparition en 1974 de Gérard Pasquier, son secrétaire, régisseur et ami, son frère, dit Jojo (1977). Un abîme s’était ouvert pour Brel. Anne Teresa s’allonge, mangée par le sol. « Six pieds sous terre Jojo tu espères encore, Six pieds sous terre Jojo tu n’es pas mort. » Tout s’est immobilisé, seul le texte s’affiche.

Anne Teresa De Keersmaeker et Solal Mariotte se sont glissés dans le rythme du phrasé et le sens des mots apportés par Brel. Après des mouvements gauches et timides au début du spectacle, comme Brel pouvait l’être avec ses longs bras dégingandés, ils entrent progressivement dans la théâtralité de Brel. Solal a la fougue du chanteur et ce jaillissement de vie, Anne Teresa en a l’intensité. Les deux se retrouvent entre l’état de fuite et la raison d’espérer, la force et la vulnérabilité, le sentiment de vie et le doute permanent qui habitait la plume incisive de Brel. Une belle célébration de la vie et l’infini à la Carrière Boulbon.

Brigitte Rémer, le 24 juillet 2025

Concept, chorégraphie et danse, Anne Teresa De Keersmaeker, Solal Mariotte – chansons, Jacques Brel – scénographie, Michel François – lumière, Minna Tiikkainen assistée de Marla Van Kessel – costumes, Aouatif Boulaich – dramaturgie, Wannes Gyselinck – direction des répétitions et assistanat, Johanne Saunier et Nina Godderis – recherche danse, Pierre Bastin – recherche musicale France Brel/Fondation Jacques Brel, Filip Jordens – son, Alex Fostier – créaton vidéo, Stijn Pauwels – montage vidéo, Lennert De Taeye – coordination artistique et planning, Anne Van Aerschot – assistanat à la direction artistique, Martine Lange – presse et communication, Nadia Veerbeeck – direction technique, Thomas Verachtert assisté de Bennert Vancottem – techniciens : Jan Balfoort, Jan-Simon De Lille, Tom Theunis, Pieter Kint, Dag Jennes – costumes, Veerle Van den Wouwer assistée de Chiara Mazzarolo et Els Van Buggenhout – habillage, Ella De Vos – couture : Sylvie Borremans, Lisa Fayt et Francesca Pisano – direction générale, Lies Martens – direction de tournée, Jolijn Talpe et Angelin Tresy. Production, Rosas (avec le soutien de la Communauté flamande et de la Commission communautaire flamande/VGC). Avec le concours du département des Bouches-du-Rhône et de la ville de Boulbon.

6 et 7 juillet – 9 au 11 juillet, 13 au 15 juillet, 17 au 20 juillet 2025 à 22h – Création 2025, première en France au Festival d’Avignon, Carrière de Boulbon – Tél. : +33 (0)4 90 14 14 60 Billetterie au guichet, en ligne ou par téléphone : +33 (0)4 90 14 14 14 – site : www.festival-avignon.com et www.rosas..be

Every-body-knows-what-tomorrow-brings-and-we-all-know-what-happened-yesterday

Chorégraphie et interprétation Mohamed Toukabri (Tunisie – Belgique) – texte et voix off Essia Jaïbi, dramaturgie Eva Blaute – création 2025 Festival d’Avignon, avec Les Hivernales/CDCN d’Avignon.

© Christophe Raynaud de Lage

Mohamed Toukabri présente un solo et explore les liens entre la danse, la mémoire et l’histoire. Il écrit sa genèse et nous apostrophe, il danse avec les mots : « Ceci est le début du début… Un silence étrange est suspendu. C’est un rituel et vous en faites partie, témoins et participants… Je suis juste une voix, une présence sans corps. Je n’ai pas de réponse. »

Mohamed Toubakri est au cœur d’une multiplicité d’influences. Né à Tunis où il a pratiqué le breakdance dès l’âge de douze ans, il vit et travaille à Bruxelles. Il a collaboré pendant quatre ans avec Syhem Belkhodja, grande référence de la danse en Tunisie puis s’est formé à l’Académie Internationale de danse à Paris et à l’école P.A.R.T.S d’Anne Teresa De Keersmaeker, à Bruxelles. Son parcours croise celui de nombreux artistes dont Sidi Larbi Cherkaoui. Après sa première œuvre autoproduite, en 2018, The Upside Down Man, il a créé en 2021 un émouvant duo avec sa mère, The Power (of) the Fragile (cf. Ubiquité-Cultures(s) du 16 février 2024).

© Christophe Raynaud de Lage

Au cœur de son travail, l’identité, la langue et la culture. Avec Every-body-knows-what-tomorrow-brings-and-we-all-know-what-happened-yesterday on est sur le territoire de la langue arabe, thème du Festival d’Avignon 2025. Sa proposition est superbe. Il met en jeu différentes langues dont l’arabe, l’anglais et le français, à travers des signaux-sémaphores et des images vidéo qui lancent les mots en plusieurs langues. Mohamed Toubakri pose nombre de questions autour de la langue, qu’il introduit dans sa gestuelle : quelle responsabilité avons-nous dans ce que nous transmettons, dans ce que nous effaçons ou maintenons ? « Certaines parties de moi ne veulent pas être traduites » affirme-t-il avec justesse.

Il réfléchit à la traduction, à la perte entre les langues quand elles passent par ce filtre de la traduction. « Une voix vous parle dans une langue étrange, étrangère. Elle ne cherche pas à être traduite. C’est une invitation à écouter autrement. Peut-être que le corps parle plus que les mots. Des mots volants, éparpillés. Peut-être que cela nous entraine dans un pays qu’on connaît ou croit connaître… » Il donne des signes dans le registre des arts martiaux, travaille la marche et les accélérations, exécute des figures de break et des équilibres, s’invente un impressionnant personnage sans visage, masqué. Le texte est rythmé, répété, écrit et dit. Les mots défilent à différentes vitesses. Mohamed Toubakri ne nous lâche pas.

© Christophe Raynaud de Lage

Il garde des aspects ludiques, gentiment provocateurs dans ce qu’il présente sur des thèmes plus graves et vitaux, ceux de l’identité, de la culture arabe en général, de sa langue originelle et culture, tunisiennes. Les nombres de 1 à 10, le brouillage de mots accompagnés de mouvements coulés, de figures complexes, d’apostrophes chaleureuses, une grande concentration, traversent le plateau avec élégance. Des soleils rouges fixent le spectateur. Le corps porte, transmet, résiste, se cabre. Les mots défilent et autant de questions. Le positionnement est poétique autant que politique, l’énergie est réelle. Rythmes, bras, mains. Il parcourt le plateau, agite un tissu, voile, bannière, cagoule, masque. Il est félin et nous renvoie le monde, son monde.

L’image et le son participent de la réussite de l’ensemble, pour une nouvelle écriture qu’il construit et dans laquelle il se glisse. Il occupe l’espace avec instinct, harmonie et composition. On traverse les bruits, les coups, les chants d’oiseaux. La réflexion sur la langue est récurrente et juste, l’artiste Essia Jaïbi en a écrit et enregistré le texte,  Eva Blaute construit avec lui le discours dramaturgique. On traverse la complexité des langues, la nuance, la contamination, au sens où le sociologue Jean Duvignaud l’entendait quand il parlait de la contamination des cultures au sens positif du terme. « Quand je change de langue, qu’est-ce qui change en moi ? Qu’est-ce qui se perd ? » propose Mohamed Toubakri. « Il n’y a pas une langue contre l’autre poursuit-il, mon langage parle sans se révéler. » Quand il arrive face à nous, sans visage, masqué de noir, il devient l’ombre, l’autre qui s’éloigne, l’étranger. Le bruit d’un mouvement de foule augmente, sa main guide les signaux sonores. On a la mort en face.

© Christophe Raynaud de Lage

Dans le rythme de la langue à l’accompli, le passé composé, il trébuche. Il est une ombre qui exécute des mouvements répétitifs sur discours enregistrés et rythmes militaires. Il joue avec ces tempos qu’il défie, retire sa cagoule et sa veste, revient pailleté et lumineux déclenchant les éclairs du stroboscope qu’il habite de gestes break, coulés piqués. Le rideau de l’arrière-scène se gonfle comme une voile, il est l’ombre portée sur fond de discours jusqu’à ce qu’un grand silence descende « Burning silence ». Il nous regarde et tourne à en perdre le mot, le langage et la tête, puis soudain s’élève. Il est oiseau, ou alors drone. « Je suis dans les airs. Je m’élève encore. Les pays disparaissent. Des murs se dressent, d’autres s’effondrent. »

C’est un beau parcours que propose Mohamed Toukabri où le breakdance s’enracine dans le geste et côtoie d’autres alphabets. Le danseur-chorégraphe construit un syncrétisme entre danse de la rue et danse contemporaine et joue de la diversité de ses influences culturelles et artistiques. Introspection, extrospection, l’intensité et la virtuosité sont au rendez-vous. Every-body-knows-what-tomorrow-brings-and-we-all-know-what-happened-yesterday pose la question du présent – qui sommes-nous  et en quelle langue, demande-t-il  dans son intranquillité.

Brigitte Rémer, le 26 juillet 2025

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

De et avec Mohamed Toukabri – texte Essia Jaïbi – musique DEBO collective – dramaturgie Eva Blaute – scénographie Stef Stessel – lumière Stef Stessel, Matthieu Vergez. Avec le regard de Radouan Mriziga – costumes Magali Grégoir – son Annalena Fröhlich, DEBO Collective – voix off Essia Jaïbi. Remerciement Estelle Baldé. Production Caravan Production (Bruxelles) – coproduction Needcompany (Bruxelles), Viernulvier (Gand), Charleroi danse Centre chorégraphique de Wallonie-Bruxelles, STUK (Louvain), Théâtre Les Tanneurs (Bruxelles), Concertgebouw (Bruges), Beursschouwburg (Bruxelles), Perpodium (Anvers), Le Gymnase CDCN (Roubaix). Coréalisation Festival d’Avignon, Les Hivernales/CDCN d’Avignon. Représentations en partenariat avec France Médias Monde

Du 10 au 14 juillet et du 16 au 20 juillet 2025, à 10h.  CDCN Les Hivernales, 18 rue Guillaume Puy, Avignon – Festival d’Avignon : Tél. : +33 (0)4 90 14 14 60 Billetterie au guichet, en ligne ou par téléphone : +33 (0)4 90 14 14 14 – site : www.festival-avignon.com et www.hivernales-avignon.com

Chapitre quatre / الفصل الرابع – et Un spectacle que la loi considèrera comme mien

Dans le cadre de la SACD « Vive le sujet ! Tentatives » : Chapitre quatre, texte et mise en scène de Wael Kadour (Syrie/France) – Un spectacle que la loi considèrera comme mien, de Olga Dukhovna (Ukraine/France) – au Jardin de la Vierge du Lycée Saint-Joseph – créations Festival d’Avignon 2025.

© Christophe Raynaud de Lage

Chapitre 4 / الفصل الرابع – de Wael Kadour (Syrie/France) – En 2008, le metteur en scène soudanais Yasser Abdel-Latif alors exilé à Damas, travaillait sur une adaptation de la pièce d’Henrik Ibsen, Un Ennemi du peuple. Son producteur lui imposant trop de contraintes il ne put mener son projet à bien et sa mise en scène ne vit jamais le jour. Dix-sept ans après, Wael Kadour reprend les étapes du travail, et s’interroge, par ce spectacle, sur les raisons de l’échec.

Auteur et metteur en scène formé à l’art dramatique en Syrie où il est né, Wael Kadour intervient sur de nombreux projets au Proche-Orient puis en Europe à partir de 2008. Après trois ans passés en Jordanie il s’exile en France, à Paris, en 2016. Il écrit en langue arabe syrienne, plusieurs de ses textes sont publiés en arabe, anglais, français et italien. En 2021, il reçoit le soutien de la Fondation norvégienne Ibsen Scop pour écrire et produire la pièce Up There. On a pu voir en France Chroniques d’une ville qu’on croit connaître, au Théâtre Jean Vilar de Vitry (cf. Ubiquité-Culture(s) du 28 avril 2019) et Braveheart au Théâtre de Choisy-le-Roi (cf. Ubiquité-Culture(s) du 10 mai 2025), tous deux en langue arabe, (Syrie), surtitrés en français.

© Christophe Raynaud de Lage

Dans Chapitre quatre, un homme de théâtre en exil, Wael Kadour, parle d’un homme de théâtre absent, Yasser Abdel-Latif, décédé, et de l’impossibilité de créer. Les deux destins interfèrent et de croisent. Une grande table où l’auteur, Kadour, écrit, et deux chaises, un micro sur pied à l’avant-scène, un enregistreur où l’on entendra la voix de Yasser Abdel-Latif, au fond une porte-fenêtre ouverte, comme un gouffre qui aurait aspiré l’auteur et/ou le metteur n scène. Une personne du public monte sur scène pour lire un extrait de l’acte IV de L’Ennemi du peuple. L’auteur s’efface. Quand il revient il porte une valise, en sort un grand livre noir, relié. Une voix nous parle, en arabe, émanant d’un petit enregistreur qu’il ouvre. Lecture est faite d’une traduction en français, on comprend que cette traduction est falsifiée.

De la valise, l’homme sort les éléments d’une mise en scène en morceaux, comme des pièces détachées. Ne restent que des pages couvertes d’écritures. Il regarde les quelques objets liés à sa première mise en scène, d’autres liés à la dernière, avant de quitter la Syrie. Puis tout disparaît sauf la table et les chaises. Une autre personne du public monte sur scène et donne lecture de bribes de parcours de vie. Juillet 2008. Damas. Les dialogues de l’enregistreur sont hachés, distordus. On entre chez Ibsen comme par effraction. Dans L’Ennemi du peuple le personnage du docteur Stockmann, découvre que les eaux de la station thermale de son village sont contaminées et se met donc en devoir de prévenir le public. Pour remédier au mal, d’importants travaux seraient nécessaires et la municipalité, dont le maire, frère du docteur Stockmann, tente de le faire taire.

© Christophe Raynaud de Lage

 À Damas lors du montage du spectacle, l’acteur principal a soudainement disparu, parti pour un travail plus lucratif, quinze jours avant la première. Le metteur en scène, Yasser Abdel-Latif, demande aux autorités un report du spectacle mais en vain. Il lit en arabe le quatrième acte, le discours qu’adresse le docteur Stockmann, à la population. L’enregistreur est fixé au dossier de la chaise. On l’écoute, la traduction s’inscrit en français. « Il reste peu à dire. J’aurais aimé écrire deux pages vides, une simple page blanche. C’est un choix personnel comme acte d’effacement, dans un contexte politique violent. » Wael Kadour prend note et poursuit : « Le 8 décembre 2024, le règne de la famille Assad prend fin, avec des criminels et beaucoup de victimes. La haine m’envahit, plutôt que la joie… »

© Christophe Raynaud de Lage

Debout, derrière la chaise et l’enregistreur, il construit un fragile théâtre en papier dont il sort un à un les morceaux et raconte une autre histoire : « Un Palestinien, ancien fedayin me dit… »  Mais comment vit-on après avoir tué se demande-t-il ? On est dans l’enchevêtrement des paroles, celles d’Ibsen,  du metteur en scène Yasser Abdel-Latif, qui tentait de faire exister le texte d’Ibsen, celles de Wael Kadour, auteur dramatique qui parle de l’exil, évoquant un « effondrement long et silencieux et la perte totale de la capacité à espérer. » Et comme s’il se parlait à lui-même : « le statut d’artiste indépendant ? Une armure… » Comment s’affranchir de la génération précédente et comment s’affranchir de l’État ? pose-t-il. « On se trouve entre l’indépendance et l’isolement, l’isolement mène à la folie… »

En écho à la confession de Wael Kadour, le récit de Yasser Abdel-Latif entrelacé dans Ibsen ouvre sur un mécanisme de poupées russes : « Le peuple m’a attaqué, il m’a frappé, poursuivi, lancé des pierres. Le propriétaire m’a congédié, mes fils ont été harcelés, j’ai été viré du travail. La société avait prononcé contre moi un arrêt d’exil. » Dans Chapitre quatre, Wael Kadour questionne le théâtre et les conditions de la création dans un contexte où les libertés sont sous contrôle. Il parle et écrit sur la difficulté du travail artistique dans son pays et au Moyen-Orient, du déséquilibre et de l’injustice notamment dans la répartition des aides.

Il construit la maquette de la scénographie de Yasser Abdel-Latif pour L’Ennemi du peuple. « Je pourrai donner des chiffres, rapporter des histoires, je ne les prononce qu’aujourd’hui. Je suis aujourd’hui un homme qui perd peu à peu la raison. » Il enferme l’enregistreur dans la valise, la voix continue à parler de manière feutrée avant de s’éteindre. Au micro central : « J’ai choisi de rester en vie. L’homme le plus fort du monde est celui qui se tient seul face à tous. Je fais du théâtre pour moi, pour tuer le temps, pour savourer la solitude. » Les fils des récits se mêlent.

Reste la maquette de L’Ennemi du peuple, et la voix enregistrée. Rien d’autre. « Il ne me reste rien à dire » conclut Wael Kadour avant de sortir. Cette fragilité du théâtre qu’il évoque, autant que la fragilité de la vie, sont infinies, il le dit avec une grande finesse et un certain désespoir.

© Christophe Raynaud de Lage

Un spectacle que la loi considèrera comme mien, proposition d’Olga Dukhovna, danseuse et chorégraphe, (Ukraine/France) – La seconde rencontre dans Vive le sujet ! Tentatives ce même jour est aussi cette conférence dansée, orchestrée par Olga Dukhovna face à Pauline Léger, maître de conférence en propriété intellectuelle qu’elle questionne, et à Mackenzy Bergile, compositeur et performeur. L’échange porte sur la citation et l’emprunt en danse, le recyclage des anciennes chorégraphies et la ré-appropriation, l’hommage, et les limites du plagiat.

Olga Dukhovna est au centre du plateau et présente son parcours artistique avec beaucoup de naturel. Par ses gestes, elle déstructure la danse en prenant plusieurs exemples de chorégraphies qui ont prêté à des citations et re-créations de pièces, tombées dans le domaine public. Le Lac des Cygnes de Petipas en est un exemple, Yvonne Rainer, emblématique de la danse post-moderne américaine dans les années 60/70 en est un autre, la chorégraphe cherchant avant tout, à préserver l’intégrité de l’œuvre. La danseuse-conférencière apostrophe la juriste, assise à une table côté cour – juste devant une statue de la Bonne Mère, gardienne du Lycée – et qui se prête au jeu des questions-réponses, de manière très précise. La joute est passionnante. Olga Dukhovna a un humour fou, une réflexion pointue et danse magnifiquement.

Elle inscrit son travail à la croisée de courants artistiques, entre les danses traditionnelles ukrainiennes sa terre natale et la danse contemporaine rencontrée en Belgique, à l’école P.A.R.T.S auprès d’Anne Teresa De Keersmaeker, puis en France où elle s’est installée, au Centre National de Danse Contemporaine d’Angers sous la direction d’Emmanuelle Huynh. Elle a collaboré de manière intensive avec Boris Charmatz tout en menant ses propres recherches, elle est artiste associée au Théâtre Louis Aragon de Tremblay-en-France. Olga Dukhovna a ainsi créé un solo, Swan Lake, en 2022 au moment du confinement à partir d’extraits vus sur Youtube, ce Lac des Cygnes qui la faisait fantasmer car devenu dans son pays, le symbole officiel et l’hymne récurrent qu’on sortait du placard à la mort des chefs d’État. Elle aimerait que son prochain Swan Lake fête la chute du gouvernement russe de Vladimir Poutine…

© Christophe Raynaud de Lage

Les questions qui se bousculent et qu’Olga Dukhovna pose à la chercheuse, tournent autour du droit ou non d’extraire un geste d’une chorégraphie. La chercheuse liste les cas où les citations sont admises, comme pour une visée pédagogique et de transmission, d’analyse et de critique. Les enchaînements de gestes sont protégés dans une chorégraphie, mais en en changeant l’ordre, il n’y a pas contrefaçon. Et si la parodie est un détournement, il existe vingt-cinq exceptions qui autorisent à transformer une chorégraphie sans l’autorisation de l’auteur. La danseuse indique également, par sa gestuelle, la manière dont on peut vider de sa substance une chorégraphie, elle montre ainsi comment les danses ukrainiennes peuvent être vidées de tout patriotisme, Le Lac des Cygnes de l’amour, et comment Yvonne Rainer va jusqu’à vider le vide. Olga Dukhovna s’avance alors vers la construction d’un troisième sens qu’on pourrait donner à une pièce en s’appuyant sur l’œuvre d’autrui. Et elle conclut cette belle démonstration en faisant la comparaison avec le gymnaste au pied de son agrès réinventant ses propres mouvements.

© Christophe Raynaud de Lage

À partir des réponses aussi pointues de Pauline Léger, maître de conférence en propriété intellectuelle que le geste lancé par la danseuse-chorégraphe, le spectacle se crée en direct, sous nos yeux, et parle de la complexité de la création, porté par la musique de Mackenzy Bergile qui accompagne les différentes démonstrations. C’est très passionnant et très réussi.

Vive le sujet ! Tentatives est une belle plateforme et un terrain d’expérimentation proposé par la SACD à des auteur(e)s de différentes disciplines qui composent des performances inédites, entourés des complices de leurs choix. Il permet la découverte et/ou l’affirmation de réels talents. Trois programmes sont au générique du Festival d’Avignon cette année, un premier volet, avec les deux spectacles présentés ici, suivi de deux autres séries, avec Soa Ratsifandrihana d’une part – Yasmine Hadj Ali, Antoine Kobi et Ike Zacsongo-Joseph d’autre part – la troisième série avec Solène Wachter et Suzanne de Baecque.

Brigitte Rémer, le 20 juillet 2025

Chapitre quatre, de Wael Kadour (Syrie/France) : collaboration artistique Jean-Christophe Lanquetin – scénographie Ikyheon Park – traduction Annamaria Bianco. Production Root’s Arts – coproduction SACD, Festival d’Avignon. Représentations en partenariat avec France Médias Monde – Chroniques d’une ville qu’on croit connaître et Braveheart sont publiés en français par les éditions L’Espace d’un instant.

Un spectacle que la loi considèrera comme mien, de Olga Dukhovna (Ukraine/France) – Avec Mackenzy Bergile (compositeur, performeur), Pauline Léger (maître de conférence en propriété intellectuelle) et Olga Dukhovna (interprète) – dramaturgie Simon Hatab. Production C A M P – Capsule Artistique en Mouvement Permanent – coproduction SACD, Festival d’Avignon.

Du 9 au 12 juillet 2025, au Jardin de la Vierge du Lycée Saint-Joseph, Festival d’Avignon/SACD – Tél. : +33 (0)4 90 14 14 60 Billetterie au guichet, en ligne ou par téléphone : +33 (0)4 90 14 14 14 – site : www.festival-avignon.com et www.sacd.fr

Nôt

Chorégraphie de Marlene Monteiro Freitas (Cap Vert – Portugal) – Création Festival d’Avignon 2025, dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes – en français et en anglais.

© Christophe Raynaud de Lage

Côté cour un lit et un grand miroir, on pourrait être dans la chambre et l’espace sacrificiel des jeunes femmes consommées puis tuées au petit matin par le roi Shāhrīyār, dans les contes des Mille et une Nuits auxquels se réfère Marlene Monteiro Freitas.

Côté jardin différents podiums, dont un à l’arrière-scène où se tiennent les musiciens, sorte d’appariteurs tout de noir vêtus et maquillés de blanc, comme des Monsieur Loyal, musiciens-acteurs talentueux et sérieux comme des papes. À l’avant de ce même côté jardin, trois lits parallèles étagés et une table où de temps en temps stationne un personnage. Au centre, de grandes grilles blanches barrent l’espace et la façade de la Cour, quelques caisses claires y sont accrochées. Derrière, trois grilles en forme de triangle isocèle, sorte de toile de tente pour exercice de survie – mot que la chorégraphe affectionne particulièrement – qui, au demeurant ne servent pas à grand-chose. Des micros partout autant que de cuvettes bleues et vases de nuit qui se baladeront sur les genoux des spectateurs, des sacs à linge sale que chacun tient comme un emblème.

© Christophe Raynaud de Lage

Si les Mille et une Nuits sont la référence comme le dit la chorégraphe, il y a sur scène des Schéhérazade petites et masquées, sortes de poupées au masque figé, répétées en plusieurs versions. L’une d’entre elles n’a pas de jambe mais sa mobilité est époustouflante, ses prothèses de tissu apportent une théâtralité marionnettique troublante. La petite chaise de poupée qui lui est destinée permet de créer une tension entre le grand et le petit, dans un jeu d’échelles intéressant par rapport au contexte de cette grande Cour d’Honneur.

Dans le prologue, apparaît un danseur noir aux jambes de gazelle portant une courte jupe blanche et jouant avec élégance et espièglerie de petits lancements de bassin/hanches déclinés en variations. « Can we begin ? » demande-t-il. Les lumières s’allument et s’éteignent avant que n’entre un homme qui se place derrière un micro sur pied pour haranguer et donner un fort discours mimographique, sans qu’aucun son ne sorte de sa bouche.

On est loin des mythiques Mille et une Nuits où le roi Shāhrīyār a épousé la fille de son vizir, Schéhérazade remarquée par sa beauté et son intelligence à tel point qu’elle s’arrange, pendant mille et une nuits d’affilée, à faire durer son récit jusqu’à l’aube, le concluant au moment crucial du suspens pour que le roi son mari ait envie de connaître la suite, et la laisse vivre chaque jour, un jour de plus.

© Christophe Raynaud de Lage

Marlene Monteiro Freitas, danseuse et chorégraphe née au Cap-Vert et basée à Lisbonne – choisie comme artiste complice du Festival d’Avignon en cette 79ème édition – annonce s’être nourrie de contes persans, indiens et arabes pour préparer le spectacle, on n’en trouve cependant guère trace. Point de Shéhérazade ni de Sultan, point de Sinbad ni d’Aladin, point de contes enchâssés les uns dans les autres, point d’histoire. La chorégraphe aime le trash, l’hémoglobine et les draps souillés, les couteaux et la provoc, relookés par le grotesque et l’image très lointaine du carnaval originel de Cap-Vert. Seuls les musiciens dans leur distance chaplinesque et changements de rythmes nous sortent de l’ennui, y compris quand ils se syncopent et se mécanisent comme des mannequins, en robes noires ou jouant de la caisse claire à l’horizontale.

© Christophe Raynaud de Lage

Au milieu de cet hybride décousu et de ce vide sidéral on navigue à vue, d’énergie en hystérie, de repas régurgités en langages désordonnés et pièces détachées. La montée en puissance mène à la déstructuration. Il n’y a finalement ni texte ni chorégraphie, seul un univers contrasté mâtiné d’excès développés jusqu’à l’anomie.

Marlene Monteiro Freitas monte des spectacles chorégraphiques depuis une quinzaine d’années. Il y avait eu Guintche en 2010 un festival de grimaces, (M)imosa en 2011, en collaboration avec Trajal Harrell, François Chaignaud et Cecilia Bengolea, Canine Jaunâtre 3, en 2018, monté pour la Batsheva Dance Company et mis ensuite au répertoire du Ballet de l’Opéra de Lyon, Mal-Ivresse divine en 2021, d’après un intitulé de Georges Bataille. Le Festival d’Automne de Paris lui a consacré un Portrait en présentant plusieurs de ses œuvres en 2022. Elle a mis en scène en 2023 Lulu d’Alban Berg, à Vienne, coproduit par les Wiener Festwochen et le Theatre An der Wien. Elle a entre autres obtenu en 2018 le Lion d’argent pour la danse à la Biennale de Venise.

Avec l’hybride Nôt, contrasté et inattendu, minimaliste et radical, la chorégraphe est dans le chic destroy plutôt mode et sans aucun ré-enchantement du monde. Ce n’est pas à la hauteur du lieu ni des enjeux et la montagne accouche ici d’une souris.

Brigitte Rémer, le 19 juillet 2025

Avec : Marie Albert, Joãozinho da Costa, Miguel Filipe, Ben Green, Henri “Cookie” Lesguillier, Tomás Moital, Rui Paixão et Mariana Tembe – assistanat chorégraphique, Francisco Rolo  – conseil artistique, João Figueira – scénographie, lumière et direction tchnique, Yannick Fouassier – son, Rui Antunes – costumes, MMF, Marisa Escaleira – Régie générale Ana Luísa Novais. Production P.O.R.K – Coproduction Festival d’Avignon. – Avec le soutien de la Fondation d’entreprise Hermès – Résidence La FabricA du Festival d’Avignon – Captation en partenariat avec France Télévisions.

En tournée :  14 et 15 août 2025 : Berliner Festpiele Berlin (Allemagne) – 28 et 29 août 2025 : La Bâtie, Genève  (Suisse) – 11 au 14 septembre 2025 : Culturgest, Lisbonne (Portugal) – 19 et 20 septembre : Rivoli, Porto (Portugal) – 6 au 8 février : Onassis Stegi, Athènes  (Grèce)- 20 et 21 février 2026 : PACT Zollverein Essen (Allemagne) – 4 et 5 mars 2026 : Le Quartz, Brest – 25 au 28 mars 2026 et 14 au 17 mai 2026 : Chaillot hors-les-murs / Parc de la Villette, Paris – 22 et 23 avril 2026 : La Comédie, Clermont-Ferrand – 28 et 29 avril 2026 : MC2, Grenoble – 6 et 7 mai 2026 : Maison de la Danse, Lyon – 14 au 17 mai 2026 : Kunstenfestivaldesarts, Bruxelles (Belgique).

Les 5, 6 juillet, et du 8 au 11 juillet 2025, à 22h – Cour d’Honneur du Palais des Papes. Tél. : +33 (0)4 90 14 14 60 Billetterie au guichet, en ligne ou par téléphone : +33 (0)4 90 14 14 14 – site : www.festival-avignon.com

Magec / The Desert / الصحراء

Concept, chorégraphie, scénographie et lumière Radouan Mriziga (Maroc, Belgique) – dans le cadre du Festival d’Avignon, au Cloître des Célestins.

© Christophe Raynaud de Lage

Radouan Mriziga a imaginé Magec/The Desert / الصحراء à partir d’une flânerie dans le désert du Sud tunisien qu’il avait découvert il y a quelque temps. Lui est marocain, originaire de Marrakech, marqué par sa culture Amazigh. C’est de son héritage culturel qu’il parle.

Depuis plusieurs années, le chorégraphe travaille sur un triptyque inspiré des éléments et de l’environnement. La première partie s’intéressait aux montagnes de son pays et s’intitulait Atlas/The Mountain, du nom de la divinité grecque. La troisième partie parlera de la mer. Entre montagnes et mers, il évoque le désert où avec les danseurs-performeurs ils sont allés marcher, pour l’apprivoiser, rapporter des sons, des images et des textes, des sensations. Pour lui le désert est un espace de résonance, un territoire de passage, une immensité où se mêlent mythes, littérature, artisanats et savoirs culturels. Il est la lumière et le temps.

© Christophe Raynaud de Lage

Dans le Cloître des Célestins, épousant le silence troublé par le bruit du vent dans les arbres, s’affiche la pleine lune sur un sol blanc. La vision est celle d’une planète atomique, le sentiment est de solitude. Trois personnages dansent, rejoints ensuite par d’autres, dans une perception de mouvement perpétuel et de silence, construisant une fable métaphorique. Ils portent d’étranges masques et se métamorphosent en des figures-totems, troublantes et remarquablement belles (les costumes sont de Salah Barka). Dans la mythologie berbère, Magec était le dieu du soleil et de la lumière aux yeux d’anciens habitants des îles Canaries. Le spectacle se tisse d’ombre et de lumière et met en valeur magnifiquement le Cloître des Célestins, le transformant, par la magie du mouvement, en l’immensité d’un désert.

Les performeurs dessinent comme des alphabets, prennent place dans de savantes diagonales, jouent des crotales, leurs figures sont énigmatiques. On entend les cloches, au loin, le bendir donne le rythme, les musiques se croisent et se mêlent, la clarinette dans sa tessiture chaleureuse, les flûtes et les percussions (la musique, superbe, est signée de Deena Abdelwahed). Un texte en arabe est psalmodié avant de se déstructurer sur le mur, en langue anglaise et française (vidéo Senda Jebali). Une gazelle passe. Il y a quelque chose d’organique, de tellurique, d’ésotérique et d’initiatique dans la proposition de Radouan Mriziga. La métaphore du temps par l’esquisse d’un cadran solaire éclaire le spectacle.

© Christophe Raynaud de Lage

Entre le retour au silence, des instants de nonchalance et de pertes de repères, aux moments joyeux de l’échange, les six danseurs-performeurs – Hichem Chebli, Sofiane El Boukhari, Bilal El Had, Nathan Félix, Robin Haghi, Feteh Khiari – mi-dieux, mi-animaux, mi-ombres, disparaissent sous les arcades du Cloître des Célestins avant de réapparaître dans une clarté calculée (les savantes qui les accompagnent sont de Zouheir Atbane). Un solo de break dance, des duos et trios s’intègrent dans la chorégraphie, d’une grande expressivité et intensité. Les chants d’une confrérie soufie montent et les six performeurs se regroupent et tournent autour de l’arbre centenaire, sur la scène, dans un mouvement vif et enlevé. Tout est réglé avec une précision d’horlogerie. Il se dégage du spectacle une grande harmonie, beaucoup de grâce, quelque chose de cérémoniel, comme un mouvement perpétuel, de l’étrangeté.

© Christophe Raynaud de Lage

C’est en Belgique que travaille Radouan Mriziga, qui s’est d’abord formé à Marrakech, puis en Tunisie, avant de poursuivre au Performing Arts Research Studios (PARTS) de Bruxelles que dirige Anne Teresa De Keersmaecker. Il avait présenté Libya au Point Fort d’Aubervilliers en septembre dernier, dans une carte blanche donnée par le Festival d’Automne, en partenariat avec le Théâtre de la Commune (cf. notre article du 4 octobre 2024).

Magec/The Desertالصحراء a été créé en mai 2025 au Kunstenfestival des arts de Bruxelles. Le spectacle est comme une méditation sur l’humain dans son cadre naturel, sur les ancêtres et les hommes du désert, que Radouan Mriziga a questionnés, avec les danseurs. Il en restitue la fragilité et la puissance, et replace l’homme dans son infini.

Brigitte Rémer, le 18 juillet 2025

Avec : Hichem Chebli, Sofiane El Boukhari, Bilal El Had, Nathan Félix, Robin Haghi, Feteh Khiari – musique et son Deena Abdelwahed – lumière Zouheir Atbane – vidéo Senda Jebali – costumes Salah Barka – recherche Maïa Tellit Hawad – texte Kais Kekli alias Vipa. Production A7LA5 – coproduction Sharjah Art Foundation, Kunstenfestivaldesarts (Bruxelles), Festival d’Automne à Paris, De Singel (Anvers), Festival d’Avignon, Pact Zollverein (Essen), Culturescapes (Bâle), Tanz im August (Berlin). Représentations en partenariat avec France Médias Monde

Du 7 au 12 juillet 2025 (sauf le 10), à 22h, Cloître des Célestins à Avignon – Tél. : +33 (0)4 90 14 14 60 Billetterie au guichet, en ligne ou par téléphone : +33 (0)4 90 14 14 14 – site : www.festival-avignon.com

When I Saw the Sea عندمَا رأيت البحر

Mise en scène et chorégraphie Ali Chahrour – musique Lynn Adib, Abed Kobeissy – création 2025 en arabe, amharique et anglais surtitré en français et anglais – à La FabricA du Festival d’Avignon, dans le cadre du Festival.

© Christophe Raynaud de Lage

Des projecteurs de haute intensité face au public traversent la scène, comme des mouchards suspendus aux miradors d’un camp. Il faut quitter Kfar Melki / كفر ملكي au sud-Liban, pour fuir la guerre dans une ville qui se raye de la carte. Comme Gaza / غَزَّة. Commence l’exil, de maison en maison, le bivouac dans une école, sa mère qui refuse de quitter la maison, la terre qui tremble sous les bombes, au-delà du mur du son. Ali Chahrour raconte, sur des musiques et des chants libanais et éthiopiens entremêlés, portés magnifiquement par Lynn Adib, grande chanteuse et compositrice syrienne et par Abeb Kobeissy, musicien libanais, joueur de buzuq levantin, placés au centre arrière du plateau, sur un praticable (scénographie Ali Chahrour, Guillaume Tesson).

© Christophe Raynaud de Lage

Quand la musique s’apaise, trois jeunes femmes sont sur scène comme des ombres portées, Zena (Zena Moussa), Tenei (Tenei Ahmad) et Rania (Rania Jamal). Dans leurs parcours décomposés c’est pour elles une première fois sur scène. Par leur histoire de vie elles portent le récit de toutes celles qui – migrantes fuyant la guerre comme elles et cherchant refuge – se retrouvent bafouées et piétinées dans une forme proche de l’esclavagisme moderne nommé Kafala. Ce système les piège par un contrat qu’elles n’ont d’autre choix que de signer et qui leur retire toute identité et liberté, qui les maltraite et abuse d’elles. Elles sont d’Éthiopie et du Liban. Quand la guerre a frappé le Liban en décembre 2024 nombre d’employeurs ont fui le pays pour l’Europe ou ailleurs et les ont laissées sur le carreau, sans papier ni argent, notamment sur la Corniche de Beyrouth, face à la mer. Elles venaient de partout : du Cameroun, Sénégal, Éthiopie et Sierra Leone. Ali Chahrour a collecté témoignages et récits et fait entendre leurs voix.

Le spectacle est basé sur l’histoire de ces trois femmes qui elles-mêmes ont fui le système, s’échappant du kafil, ce patron exploiteur hors de toute règlementation, elles ont construit leur vie, à la force du poignet. Apparaît la première, Rania, qui se raconte. Derrière le rôle il y a la vie, sa vie. Son prénom lui fut donné à l’orphelinat, après un abandon. La jeune femme est hantée par l’absence et voudrait juste savoir où se trouve sa mère, maintenant, et qui elle est. Elle se pose toutes les questions du monde autour de cette figure féminine qui lui a tant manqué et fait mille hypothèses sur les raisons de cet abandon. Est-elle morte dans ce sud Liban où des bombes au phosphore étaient lancées ? S’est-elle pendue ou défénestrée ? A-t-elle fait un déni de grossesse ? Est-elle dans ce public qui l’écoute et lui fait face ? La jeune femme chante l’absence et sa douleur dans un poème, Rends le ciel à mes yeux : « Je te revêts de chansons. On m’a dérobée à toi, mon amour. »

© Christophe Raynaud de Lage

La seconde femme et actrice s‘avance dans la lumière sur un chant polyphonique qu’interprète la musicienne accompagnée du buzuq levantin : « Ô mon peuple ne me blâme pas… » L’une est debout, l’autre se relève, toutes deux s’effleurent, s’épaulent, et l’une porte l’autre. « Tu es sans prix pour nous… » Elles se dirigent vers la troisième et l’atmosphère se remplit de silences et de reprises de chants. On assiste comme à un rituel faisant ici de la Femme, ces héroïnes, quelque chose de sacré. Par le spectacle, elles deviennent déesses et immortelles.

« La route est sombre et mon verger lointain » raconte Tenei, l’Éthiopienne, qui a attendu plus de trois semaines qu’on vienne la chercher à l’aéroport avant d’avoir pour chambre une salle de bains. « Mon oiseau qui t’envole, amène-moi avec toi » dans le geste lent d’un bras qui s’ouvre. « Ô mère, où irai-je se demande-t-elle ? Des interactions se construisent avec intensité entre ces trois femmes, remplies de solitude et d’abandon. « Tu es belle, Mère, dans tes yeux je vois les étoiles. Que ta voix me berce encore une fois, cet exil n’est pas fait pour moi. » Les trois femmes performeuses  prennent vie et font théâtre, elles forment des figures et émettent signes et sémaphores, leur gestuelle loin des stéréotypes appelle la sculpture. Ensemble elles esquissent quelques pas de danse traditionnelle, référence au pays.

© Christophe Raynaud de Lage

Porte-paroles de celles qui sont mortes en silence et dans la référence à la mère de manière récurrente, Tenei Ahmad, Zena Moussa et Rania Jamal passent de l’ombre à la lumière. Leurs destins se croisent, leurs embûches aussi : « C’est ma mère qui m’a appris à chanter… » dit le première. « Ma mère est morte, je suis partie au Liban » poursuit la seconde. On entend des cris, des râles, de la psalmodie dans ces récits de vie capturés et transmis avec une grande délicatesse. Clavier, chant, claves, mizmar et bendir accompagnent les récits. L’une porte une étole qui devient linceul. « Votre présence pansait mes blessures. Je soignais mes plaies rien qu’avec vos paroles et les miennes. Je pleure et le monde pleure avec moi. » La mer les regarde. « Ô ma famille ramène-moi vers la ville de nos aïeux » dit l’une, lançant le grain.

Depuis plus d’une quinzaine d’années Ali Chahrour présente des spectacles aux frontières du théâtre, de la danse et du rituel où il interroge le social, les mythes, l’environnement sociétal et politique au Liban et au Moyen-Orient, mêlant l’intime à l’histoire sociale. Il a présenté en France une trilogie sur la mort et les liturgies funéraires, avec Fatmeh en 2014 (repris plus tard au Tarmac dans le cadre des Traversées du Monde Arabe (cf. notre article du 14 mars 2017), Leïla se meurt en 2015 et May he rise and Smell the Fragance en 2017 réalisé avec des non-professionnels. Il parle d’amour dans la trilogie Layl / Night en 2019, Du temps où ma mère racontait en 2020, The Love behind my eyes en 2020. « Pour moi, faire de l’art, du théâtre ou de la danse, c’est un acte de liberté. Et cela ne peut être limité sous aucune forme possible » dit le chorégraphe et metteur en scène.

When I Saw the Sea عندمَا رأيت البحر est un spectacle dense, de musique et de silence où se joue la vie en même temps que le geste archétype des performeuses, d’une grande beauté épurée.

Brigitte Rémer le 17 juillet 2025

Avec : Tenei Ahmad, Zena Moussa, Rania Jamal – musique Lynn Adib, Abed Kobeissy – assistanat à la mise en scène et à la chorégraphie Chadi Aoun – scénographie Ali Chahrour, Guillaume Tesson – son Benoît Rave – lumière Guillaume Tesson – technique Pol Seif, Guillaume Tesson – relecture Hala Omran.

© Christophe Raynaud de Lage

Production Ali Chahrour – coproduction Festival d’Avignon, Ibsen Scope (Skien), HAU Hebbel am Ufer (Berlin), AFAC Arab fund for arts and culture (Beyrouth), Al Mawred al Thaqafi (Beyrouth), De Singel (Anvers), Domino Zagreb / Perforations Festival, Holland Festival (Amsterdam), Zürcher Theater Spektakel (Zürich), Théâtre Al Madina (Hamra, Beyrouth). Avec le soutien de Théâtre Beryte (Beyrouth), Institut français de Beyrouth, Wicked Solutions, WASL productions, Raseef (Beyrouth), Beit el Laffé (Beyrouth), Houna Center (Beyrouth), Théâtre Zoukak (Beyrouth), Orient 499 (Beyrouth) – Résidence La FabricA du Festival d’Avignon – Représentations en partenariat avec France Médias Monde. En tournée : du 19 au 21 août 2025, Zürcher Theater Spektakel, à Zürich (Suisse) du 9 au 11 décembre,Théâtre Les Tanneurs, Bruxelles (Belgique)le 7 mars 2026, Teatro Calderón, Valladolid (Espagne), dans le cadre du MeetYou Festival.

Du 5 au 8 juillet 2025, à 13h, à La FabricA du Festival d’Avignon. Tél. : +33 (0)4 90 14 14 60 Billetterie au guichet, en ligne ou par téléphone : +33 (0)4 90 14 14 14 – site : www.festival-avignon.com

Laaroussa Quartet – Les potières de Sejnane / سجنان

Conception, dramaturgie et chorégraphie Selma et Sofiane Ouissi (Tunisie) – dramaturgie sonore et musicale Tom Pauwels – composition musicale Aisha Orazbayeva. Création 2025 à La Fabrica du Festival d’Avignon.

© Christophe Raynaud de Lage

Un dispositif scénographique sobre accompagne le geste chorégraphique posé par Selma et Sofiane Ouissi sur la scène et sur le grand écran de La Fabrica, à propos des potières de Sejnane, سجنان une région pauvre du nord de la Tunisie : un long banc noir posé face à l’écran et une sorte de long établi qui permet aux quatre danseuses de regarder l’écran ou le public, et de recréer l’atelier où les mains des femmes façonnent des objets de terre. La musicienne, Aisha Orazbayeva, violoniste originaire du Kazakhstan, se tient côté cour derrière un violon et un alto, posés au sol, elle signe la création musicale et accompagne la scène. Une femme entre, lentement, une d’entre les potières, et prend place à l’arrière, côté cour, comme une déesse, elle est le corps et l’âme des artisanes. « Je grave dans l’éternité ce que le temps voudrait effacer. »

© Christophe Raynaud de Lage

L’idée du spectacle est née du repérage par Selma Ouissi, dans la vitrine d’une galerie d’art à Paris, d’une statuette anthropomorphe vendue à prix fort, qu’elle reconnaît comme Laaroussa, ces poupées d’argile fabriquées à Sejnane depuis plus de trois mille ans, dont chacune raconte l’histoire d’une tribu et qui se vendent sur les bords des routes pour trois fois rien. Selma et Sofiane décident de se rendre à Sejnane, ils savent la pauvreté de la région et les salaires de misère des artisanes. Ils s’y installent et partent à leur recherche, chacune travaillant dans sa maison, dans des lieux-dits éparpillés, sans transport, donc se trouvant isolée.

Les deux artistes mettent en place un long processus qui se développe pendant quatre ans pour entrer en connaissance avec elles, et avant de penser spectacle, en faire une histoire de vie, leur histoire de vie et de création. Ils créent chez l’une d’elle, en 2011, la Fabrique artistique d’espace populaire, point de rencontre pour les femmes, avec cars de ramassage, création d’une crèche et de l’infrastructure rendant possible ces rencontres au cours desquelles des échauffements leur sont proposés, des espaces de convivialité autour du thé et de la cuisine, pour qu’elles se connaissent et se reconnaissent les unes les autres. On les voit sur images avec leur joie de vivre, s’approcher, bouger, se héler, masser leurs visages respectifs comme elles malaxent la terre.

© Christophe Raynaud de Lage

Le spectacle témoigne – visuellement par l’image, sur scène par la gestuelle des performeuses en tenue de sport – des différentes étapes de leurs rencontres et réflexions. L’équipe a passé six mois en résidence à Sejnane pour créer des liens et faire que chacune s’imprègne de l’environnement et de la temporalité, des sons, des gestes observés et qui nous sont restitués par l’image. On y voit les femmes marcher dans la campagne,  chaudement habillées de vêtements, châles et foulards superposés de couleurs chaudes, on y voit leurs maisons et leur manière de travailler la terre : l’argile qu’elles extraient et rapportent dans des sacs, lourds, à l’épaule, cet argile auquel elles retirent les impuretés. On suit le concassage, pétrissage et façonnage de la terre, le modelage puis le raclage et polissage au galet ou au coquillage, la décoration avec les dessins amazighs issus de leur culture rappelant les tatouages et tissages traditionnels, dessins réalisés à l’argile rouge ou à l’encre verte issue des feuilles de lentisque pilées et mélangées à l’eau, posés au pinceau, la cuisson dans les fours à ciel ouvert, le feu, les braises.

© Christophe Raynaud de Lage

De grandes pages ressemblant à des partitions sont posées sur le banc, une danseuse lit un poème en arabe, une autre en espagnol, traduit sur l’écran puis chacune trouve ses gestes en écho aux gestes des potières aux visages burinés. Parfois ce sont les mêmes gestes, faits en même temps, parfois elles se décalent et les performeuses créent leurs propres objets, seules, chacune comme à son établi, par deux ou par trois. À certains moments, elles font face au public, côté à côte, creusent la terre, en tamisent les impuretés par gestes recréés, répétés sur des temps différents. La violoniste se lève et les suit. On entend les crissements de la terre répercutés par le violon, le bruit des outils. Les mains deviennent l’outil en majesté. Les performeuses racontent et traduisent par le langage du corps cet art du feu dont elles détiennent un savoir-faire ancestral reçu et qu’elles transmettent de mère en fille en un geste de partage. Quand elles se mettent torse nu face à l’écran, on les dirait si près du feu qu’aucun vêtement n’est plus supportable.

Selma et Sofiane Ouissi sont chorégraphes, danseurs, pédagogues et commissaires d’exposition. Frère et sœur, ils dansent ensemble depuis le début de leur carrière. Ils ont créé à Tunis en 2007 L’Art Rue الشارع فن structure culturelle dédiée à la production et à la diffusion d’art contemporain en Tunisie, espace de recherche et d’actions. Ils sont des figures majeures de la danse contemporaine dans le monde arabe, créateur d’utopies, et travaillent avec l’urgence de faire ville et société ensemble. Ils avaient présenté Birds au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers en octobre dernier, un magnifique spectacle, très poétique, interprété par Sofiane et mis en scène à quatre mains (cf. notre article du 3 octobre 2024).

Avec Laaroussa Quartet qui fut d’abord dansé à deux avant de s’élargir à quatre, ils concrétisent la présence de Sejnane comme personnage central dans lequel les potières reprennent inlassablement leurs gestes pour que naissent figurines et objets. Le corps devient lieu de mémoire et de transformation, le geste acte de résistance. La femme assise côté cour (Chedlia Saïdani) s’est levée et se place devant le micro sur pied pour interpréter un chant populaire ancien de Sejnane, moment de grande intensité où toute une part de vie et du travail de la terre se partage. Selma et Sofiane Ouissi ont fait leur le poème de Mahmoud Darwich qu’ils ont lu au Cloître Saint-Louis, en arabe et en français, quand ils ont présenté leur spectacle, leur travail est sensible et d’une grande force : « Quand tu prépares ton petit déjeuner, pense aux autres – n’oublie pas le grain aux colombes… Quand tu rentres à la maison, à ta maison, pense aux autres – n’oublie pas le peuple des tentes… Quand tu comptes les étoiles pour dormir, pense aux autres – certains n’ont pas le loisir de rêver… Quand tu penses aux autres, lointains, pense à toi et dis-toi – que ne suis-je une bougie dans le noir.

Brigitte Rémer, le 12 juillet 2025

Avec : Amanda Barrio Charmelo, Sondos Belhassen, Tijen Lawton, Moya Michael, Chedlia Saïdani. Composition musicale Aisha Orazbayeva – mixage Peiman Khosravi – scénographie et lumière Simon Siegmann – design sonore Raphaël Henard – régie générale Mohamed Hedi Belkhir – vidéo Nicola Sburlati – image Cecil Thuillier, Pierre Déjon – prise de son Jonathan Le Fourn – costumes Sabrina Seifried – Récolte transcription et traduction poésie Besma El Euchi – recherche Ophélie Naessens.

© Christophe Raynaud de Lage

Femmes potières – Phase d’immersion et de transmission du geste ancestral aux interprètes : Sabiha Ayari, Aljia Saïdani, Chedia Saïdani, Cherifa Saïdani, Emna Saïdani, Habiba Saïdani, Lamia Saïdani, Jemaa Selmi –  Les femmes potières à la vidéo Malika Saïdani, Naïma Saïdani, Najia Saïdani, Habiba Saïdani, Naziha Jemiï, Hada Riahi, Dalila Riahi, Sabiha Mechergui, Naïma Chatti, Fatma Saïdani, Sassia Riahi, Sabiha Saïdani, Fadhila Saïdani, Dalila Wassila Saïdani, Hanen Saïdani, Halima Maalaoui, Cherifa Riahi, Houda Jemiï, Aïda Jemiï, Aïcha Rebeh Jemiï, Aziza jemiï, Aljia Jmii, Hajer Saïdani, Sassia Saïdani, Fatma Saïdani, Habiba Saïdani, Habiba Saliha Saïdani, Sabiha Ayari, Safia Saïdani, Halima Saïdani, Aljia Saïdani, Jemâa Selmi, Cherifa Saïdani, Lamia Saïdani, Hadda Saïdani, Jannet Ghouili, Salouha Saïdani, Hada Saïda Saïdani, Jannet Saïdani, Hidhba Saïdani, Khaoula Saïdani, Habiba Ayari, Saliha Saïdani, Emna Saïdani, Salha Stili, Naziha Saïdani, Sabiha Saïdani, Maryam Saïdani, Fadhila Saïdani, Tounes Saïdani, Radhia Maalaoui, Kaouther Saïdani, Zina Mechergui.

Production Dream City 2025/L’Art Rue – coproduction Festival d’Avignon, Charleroi danse Centre chorégraphique de Wallonie-Bruxelles, Ictus Ensemble, KVS (Bruxelles) – Avec le soutien du Théâtre National Tunisien, du Moussem et de la Sharjah Art Foundation – représentations en partenariat avec France Médias Monde.

Les 6, 7, 8 juillet, à 19h, à La Fabrica, dans le cadre du Festival d’Avignon – site : www.festival-avignon.com et www.lartrue.org En tournée : du 16 au 19 octobre 2025, Festival Dream City, à Tunis (Tunisie) – le 26 janvier 2026, Charleroi Danse / La Raffinerie, à Bruxelles (Belgique) – le 30 janvier 2026, Charleroi Danse / Grand studio des Écuries, à Charleroi (Belgique).

Le Canard sauvage

Texte Henrik Ibsen, adaptation Maja Zade et Thomas Ostermeier – mise en scène Thomas Ostermeier, avec la Schaubühne Berlin, en allemand surtitré en français et anglais – création Festival d’Avignon, à l’Opéra Grand Avignon.

© Christophe Raynaud de Lage

Thomas Ostermeier dialogue avec Ibsen depuis plus de vingt ans. Nommé à la direction de la Schaubühne Berlin en 1999, il a mis en scène au sein de sa troupe Maison de poupée en 2002, suivie de Solness le constructeur au Burgtheater de Vienne en 2004, de Nora et Hedda Gabler à Berlin en 2005, de John Gabriel Borkman en 2008 après une résidence au Théâtre National de Bretagne à Rennes, avec son équipe. C’est au Festival d’Avignon qu’il a présenté Un Ennemi du peuple, en 2012 – pièce écrite par Ibsen en 1882 – qui parle de vérité d’une toute autre manière que dans Le Canard sauvage. Autant dire que Thomas Ostermeier connaît bien l’auteur norvégien qui tend un miroir sur la société.

© Christophe Raynaud de Lage

Écrite en 1884, Le Canard sauvage est une pièce obscure et complexe sur ce thème de la vérité. Elle pose une question : la vérité est-elle nécessaire et obligatoire, autrement dit, faut-il tout dire ? Dans cette pièce cela conduit à la ruine d’une famille et au tragique. La pièce débute dans un salon bourgeois fêtant le retour de Gregers Werle (Marcel Kohler) chez son père, un grand industriel, après une longue période d’absence. Il a invité Hjalmar Ekdal (Stefan Stern), un ami d’enfance perdu de vue, devenu photographe, qui a épousé Gina dont il a une fille âgée de dix-sept ans. Derrière l’écran des retrouvailles l’air est sombre notamment lorsqu’ils évoquent leurs pères respectifs. Gregers est en mauvais termes avec le sien même si ce dernier lui propose de devenir son associé. Hjalmar voit passer le sien au cours de la soirée, venu chercher des plans.

Chez les Ekdal, on entre dans la honte avec la figure du père qui travaillait chez Werle avant de se quereller sur fond de malversations, de tout perdre et de faire de la prison. En idéaliste radical, Gregers prétend développer la philosophie de la vérité. Elle passe ce soir-là par des révélations touchant à Gina Ekdal, l’épouse de Hjalmar, anciennement employée de maison chez Werle et qui aurait eu une liaison avec son patron. Un monde s’écroule pour Hjalmar qui écourte la soirée.

Thomas Ostermeier a pris l’option d’un plateau tournant qui permet le partage des mondes et des castes (scénographie Magda Willi) : la bourgeoisie dans les salons d’un côté, le diable par la queue chez les Ekdal. Quand le plateau tourne apparaît Gina (Marie Burchard) une jeune femme simple dans un intérieur modeste, table en formica, canapé. Dans cette grande pièce se trouve l’atelier photo où elle travaille avec son mari et ses machines dont photoautomat ; apparaît Hedvig, leur fille (Magdalena Lermer), qui souffre d’un grave problème aux yeux et risque de devenir aveugle. La jeune femme se prépare à être journaliste, militante pour le droit des femmes, elle a ses propres idées bien affirmées et est en train de construire sa vie. Derrière la porte, côté cour, le territoire du vieil Ekdal, chasseur passionné. À l’arrière, un réduit où il élève des pigeons, des poules et le canard sauvage d’Hedvig, en convalescence après avoir été blessé.

© Christophe Raynaud de Lage

Hjalmar raconte sa soirée écourtée chez son ami, on sent monter sa rancœur. La blessure est ouverte, immense. Il retire le smoking emprunté pour l’occasion, prend sa guitare, discute musique avec sa fille lorsqu’on frappe à la porte. Brouillé avec son père, apparaît Gregers qui a quitté sa maison. Il dit vouloir donner du sens à sa vie. Hjalmar propose de lui louer une chambre et Gina n’a d’autre choix que de s’y résigner. La conversation s’engage entre Gregers et Hedvig qui lui répond franco de port : « J’écris sur les bourges et sur le féminisme. » Le docteur Relling apparaît en voisin et contredit la thèse de l’extrême vérité défendue par Gregers, il affirme a-contrario qu’on a besoin de certains mensonges pour survivre.

Au cours de la seconde partie tout se dégrade encore davantage, Gregers décuple ses couplets moralistes du droit chemin, son père se rend chez les Ekdal et essaie de le récupérer mais fait face à une fin de non-recevoir. Hjalmar questionne sa femme sur sa liaison avec Werle, qui ne nie pas et s’en explique. Il perd pied. Hedvig qui animait un journal avec un ami s’est fâchée et se retrouve sans ami ni journal. Madame Sørby, l’intendante de Werle, vient déposer une lettre adressée à Hedvig et annoncer à Gregers son mariage avec son père. Hjalmar s’en empare et la lit. Werle l’industriel propose de verser une rente à vie pour Hedvig. Comme elle, il est en train de devenir aveugle. Tout s’éclaircit pour Hjalmar, Hedvig porte les gènes malades de Werle, et lance à Gina, son épouse, la question la plus douloureuse qui soit : « Est-ce qu’Hedvig est ma fille ? » Réponse : « je ne sais pas. »

Hjalmar perd le contrôle, s’enfonce dans la folie, agresse sa fille, prend le pistolet caché dans la maison avant d’être raisonné par Gregers. Ce dernier, moralisateur déréalisé, surenchérit et se donne pour nouvelle mission, d’informer Hedvig de ses origines : il s’avance vers le public, lumière dans la salle, et le questionne : « Qui, parmi vous n’a jamais menti ? Mais qu’est-ce qui ne va pas avec la vérité ? » Puis il se retourne vers Hedvig et lance le couperet : « Werle est ton père. » La jeune femme s’écroule littéralement. On entend des tirs dans le jardin c’est le grand-père Ekdal, qui juste avant venait de lui lancer un clin d’œil :« Je vais me faire beau pour ton anniversaire. » C’est en effet l’anniversaire d’Hedvig, une petite fête est prévue chez ses parents. Mais le comportement d’Hjalmar dérape. « Va-t-en » hurle-t-il à sa fille, épouvantée. Gregers en justicier, toujours dans le calme et la maitrise, suggère à la jeune femme de tuer le canard sauvage – emblématique du lien et de l’innocence – pour s’émanciper. La jeune femme acquiesce, prend le pistolet et s’engage dans la cabane aux animaux. Un coup de feu claque. Ce n’est pas le canard sauvage qui gît au sol, c’est Hedvig. Le plateau tourne, le grand-père dans le jardin qui fixait les banderoles de Happy Birthday se précipite dans la cabane. L’effondrement est général. Il porte Hedvig perdant beaucoup de sang et la pose délicatement sur le canapé du salon. Herring le voisin-médecin appelé en urgence ne peut rien faire, Hedvig n’est déjà plus là. Hjalmar s’est immobilisé, Gina est anéantie.

© Christophe Raynaud de Lage

La question que pose la pièce, centrée sur l’intimité de la famille, représentée par la maison, hautement symbolique chez Ibsen, la maison comme lieu de protection ou de désolation, centrée aussi sur les non-dits. À la question, à quoi bon la vérité, elle ne donne aucune réponse. L’atmosphère est lourde comme dans les réalisations et mises en scène d’Ingmar Bergman qui a fait siens dans son art intimiste les débats au sein du couple – il avait lui-même créé Le Canard sauvage, en 1972. Les apports textuels de Thomas Ostermeier et de la dramaturge Maja Zade pour rendre la pièce plus contemporaine et proche de nous, posent un geste dramaturgique fort. Cet angle de vue se trouve très naturellement intégré à l’ensemble, il est magnifiquement porté par les acteurs. Thomas Ostermeier est un grand maître dans la direction d’acteurs menée avec beaucoup de finesse, le jeu est remarquable – Stefan Stern interprète magnifiquement Hjalmar, et Magdalena Lermer une Hedwig pleine de justesse – mais on pourrait citer tous les acteurs qui portent ce Canard sauvage plein de complexité, avec l’image du grand moralisateur – Marcel Kohler en Gregers – dans une montée dramatique, jusqu’à la tragédie finale. Deux images annonciatrices du désarroi sont frappantes, images brèves au moment où le décor tourne : le visage d’Hjalmar collé à la vitre embrumée, faisant le triste constat de sa vie : « Ma vie est un champ de ruines …»  La même image une seconde fois, lors d’un autre changement de décor, le visage d’Helvig collé à cette même vitre et dans cette même brume, avec la vie qui tourne comme un manège, la vie à la fenêtre.

Brigitte Rémer, le10 juillet 2025

Avec : Thomas Bading, Marie Burchard, Stephanie Eidt, Marcel Kohler, Magdalena Lermer, Falk Rockstroh, David Ruland, Stefan Stern. Texte Henrik Ibsen – adaptation Maja Zade et Thomas Ostermeier – mise en scène Thomas Ostermeier – scénographie Magda Willi – costumes Vanessa Sampaio Borgmann – musique Sylvain Jacques – dramaturgie Maja Zade – lumière Erich Schneider – production Schaubühne Berlin – coproduction Festival d’Avignon

Du 7 au 16 juillet à 17h, sauf le 13 juillet – le 5 juillet à 18h – Festival d’Avignon / Opéra Grand Avignon – Site : festival-avignon.com

They always come back / دائمَا مَا يعًودون

Performance participative dans une chorégraphie de Bouchra Ouizguen, avec la participation d’amateurs venant d’Avignon et alentours – Création Festival d’Avignon, dans l’espace public, au Parvis du Palais des Papes.

© Christophe Raynaud de Lage

Danseuse et chorégraphe marocaine Bouchra Ouizguen travaille à Marrakech et participe depuis plus d’une vingtaine d’années au développement d’une scène chorégraphique locale. Elle est l’artiste des expériences intenses et aime rencontrer les publics dans des lieux atypiques. Elle avait participé au Festival d’Automne à Paris il y a une dizaine d’années et présenté Corbeaux, chorégraphiant un grand groupe de femmes.

C’est avec un grand groupe d’hommes cette fois, des amateurs du territoire, qu’elle a cheminé jusqu’à présenter ce spectacle, They always come back dans l’espace public d’Avignon. Elle a choisi le Parvis du Palais des Papes, il est vrai que l’échelle humaine face à ce majestueux monument est en soi un signe ardent et un vrai défi. Ses thèmes de recherche touchent à l’altérité, à la part de l’étrange dans l’autre et dans chacun de nous, à la mémoire et à l’oubli. Bouchra Ouizguen tord les frontières et déplie la danse, sous le pont d’Avignon.

© Brigitte Rémer

Elle raconte des histoires. Elle raconte son histoire, par des signes, des traces, des gestes, des traversées. Roland Barthes parlait de l’épaisseur des signes… Autour d’elle et autour d’eux, le public forme un large demi-cercle face au Palais et s’assied sur les pavés. La cloche sonne les sept coups de dix-neuf heures. À peine voit-on entrer le premier danseur dans son étrangeté, le visage recouvert d’un voile, le corps caché sous un grand tissu blanc. Il fait figure de Christ recrucifié. L’homme se blottit contre la muraille dans une attitude fermée, comme s’il voulait que le minéral l’avale.

Au loin, les tambours battent le rythme du temps qui s’est arrêté un instant. Apparaissent un à un du haut du Palais des Papes, avec solennité et simplicité, les participants en chemises ou t-shirts noirs, pantalons noirs. Guidés par les chants de pénitents et confréries, de manière lancinante, ils descendent lentement les marches à l’est comme à l’ouest entre cour et jardin et se répartissent dans l’espace, rejoignant l’homme drapé de blanc qui s’est découvert et qui, avec les mains, dessine ses paysages intérieurs. Des dynamiques se créent entre eux, ils courent formant un grand cercle qui les rapproche.

© Christophe Raynaud de Lage

Un jeune violoniste et une flûtiste s’avancent, les danseurs dessinent des signes dans l’air en solos, duos ou trios, ils imaginent des figures dans une complémentarité fraternelle, travaillent le déséquilibre, cherchent le rapport au sol. Un vocal perce l’air de ses aigus, l’énergie monte et communique. On voyage entre d’extrêmes solitudes et des passerelles qui s’élaborent. Il y a quelque chose d’animal et de brut dans les propositions gestuelles, gauches parfois. Tous sont en mouvement, s’inventent et se déstructurent. Une grande chaîne se forme, les danseurs sautillent, renaissent, jusqu’à dégager de la joie de vivre.

© Brigitte Rémer

Le vocal, le bendir, les crotales sonnent et se croisent et Bouchra Ouizguen dévale la pente pour rejoindre les danseurs dans un final énergique et collectif, avec ce plaisir de faire groupe. Le Parvis du Palais des Papes a le cœur qui bat. Un poème du XVIème siècle signé de Muzaffar Ali, offert par un participant à la chorégraphe dès le début des rencontres a accompagné ce travail sensible, qu’il faut chaleureusement féliciter : « Elle est si proche, ton âme, de la mienne, que ce dont tu rêves je le fais… » Ensemble / معاً la devise du Festival d’Avignon cette année, ils l’ont fait !

Brigitte Rémer, le 10 juillet 2025

Avec : Alain Alfonsi, Jean-Daniel Bieler, Patrick Brasseur, Diego Colin, Samy Devaud, Jeffrey Edison, Sébastien Gontir-Gilly, Mathieu Goulmant, Pascal Hamant, Léna Ledieu, Vincent Ledieu, Nathanaël Ledieu, Vincent Ledieu, Jean-Marc Lopez, Pierre-Alban Mochet, Frédéric Quay, Christian Riou, Julien Ronzon, Jacques Touzain – Chorégraphie Bouchra Ouizguen – Production Compagnie O – Production déléguée Festival d’Avignon – Représentations en partenariat avec France Médias Monde

Avant-première le 4 juillet – spectacle les 5 et 6 juillet, Place du Palais des Papes, Avignon –  (entrée libre) – Création Festival d’Avignon – site : www.festival-avignon.com

Décrochez-moi ça

Spectacle de cirque poétique avec Laurent Cabrol, Elsa De Witte, Simon Rosant, Thomas Barrière, compagnie Bêtes de foire – Le Printemps des Comédiens au Domaine d’O de Montpellier.

© Vincent Muteau

C’est un charmant chapiteau, intime et chaleureux, comme l’accueil qui nous est réservé. Sa petite piste centrale faite de quartiers de bois brun, auburn et bordeaux est d’emblée bien sympathique. Le public entoure la piste et essaie de se faire petit, l’espace est réduit et encombré de vêtements hétéroclites suspendus à toutes les hauteurs et jusqu’au moindre interstice. On se fraye un chemin à travers les empilements de chapeaux, gibus, vestes et manteaux.

Deux personnages, un homme, Laurent Cabrol et une femme, Elsa De Witte, époux à la ville et fondateurs de la Compagnie Bêtes de foire mettent en place dans la bonne humeur et la gaieté, un petit jeu de superposition de vestes. Ils se les arrachent à qui mieux mieux et concourent, les mettent en couches successives les unes sur les autres jusqu’à ne plus pouvoir bouger tellement ils sont engoncés. Les cintres montent et descendent en une chorégraphie drôle, par la drisse qu’actionne un des acteurs, comme on sonnait les cloches à l’église, jadis. Les vestes repassent ensuite à l’envers, en guirlandes et font fonction de personnages.

© Vincent Muteau

Bandonéon, violon et caisse claire attendent leur(s) musicien(s). Le petit jeu fripier continue en musique, monsieur Tambourine man (Thomas Barrière, compositeur de la musique avec Bastien Pelenc) arrive transistor en bandoulière, lampe de mineur sur le front. Le métronome se met en marche, le plateau tourne. Simon Rosant, constructeur-régisseur chargé de la régie à vue accompagne les acteurs. Des lancers de chapeau sur un poteau aimanté apportent ensuite leur drôlerie poétique et un humour pince-sans-rire. Laurent travaille du chapeau en surdoué tandis qu’Elsa, installée devant un grand miroir au centre du plateau, passe une robe élégante qui lui tombe du ciel, puis un manteau de couleur vive et se pomponne. Armée de son sac à mains elle s’élance et marche à contre sens du plateau qui tourne dans le sens des aiguilles d’une montre. Une course s’engage avec l’acteur qui lui court après mais ne la rattrape pas. Elle le sème, le plaque et le nargue. Belle présence d’actrice et d’acteur.

Une succession de séquences apportent leur lot de surprise et la même poésie, au fil du spectacle. Laurent disparaît et réapparaît, portant une veste à brandebourgs de dompteur. Ses sabots claquent. Une guirlande de chapeaux melons tombe du ciel, il en fait un numéro de jonglerie plein d’humour et d’habileté. Après les chapeaux c’est avec les balles qu’il jongle, dans un superbe numéro où elles rebondissent sur et sous la table installée au centre, moment rythmé et plein d’humour. Le musicien revient, harmonica, banjo, harmonium dans le dos, qu’il joue sportivement, avec enthousiasme et fantaisie. Elsa s’installe à la croisée des chemins et son archet posé sur une scie musicale fait voler les nostalgies.

© Vincent Muteau

Derrière le rideau d’autres vêtements tombent des cintres. Un escabeau vient encombrer l’espace. Laurent se transforme en géant sans tête. Elsa étreint le vide, vidant les cintres de tous les vêtements. Le musicien taquine la guitare à l’archet. Un chien passe et fait gentiment quelques tours de piste, retirant avec délicatesse les manches des vestes et joue avec une balle. Elsa réapparaît portant sur le visage le masque d’une vieille femme chargée d’un ballot, avant de revenir dans la danse en habit de fête, veste rouge pailletée. Laurent et Simon érigent une muraille de bois autour de la piste qu’ils recouvrent de miroirs où se reflète le public. Le bandonéon appelle, l’homme fait musique de tout et le plateau se met à tourner de plus en plus vite, l’homme et la femme n’ont pas le mal de mer, on les aperçoit virevolter à travers les portes entrebâillées. Puis Elsa soudain semble grandir aussi vite qu’Alice rapetisse dans son pays des merveilles, elle devient immense et pourrait toucher le ciel.

Décrochez-moi ça, est un spectacle plein de trouvailles et d’ingéniosité. La trame dramaturgique qui se dessine nous emmène du quotidien à l’absurde, à travers un travail patient et artisan, autant qu’artistique. Pas d’esbrouffe au pays de leurs rêves où le ludique est roi, où les techniques circassiennes sont pointues et les mouvements savants et rythmés, comme ceux d’une boîte à musique. C’est un spectacle plein et charme et de poésie.

La Compagnie Bêtes de Foire est né de la rencontre entre Laurent Cabrol – circassien formé auprès d’Annie Fratellini et de Lan N’Guyen, ancien artiste du Cirque National du Vietnam – et Elsa De Witte, costumière-comédienne issue des compagnies de théâtre de rue, passionnée d’histoires simples et populaires et des matériaux recyclés qu’elle réinterprète. Leur premier spectacle présenté en 2013 s’intitulait « Bêtes de foire-petit théâtre de gestes » et avait obtenu le Prix SACD des Arts du Cirque. Les situations ludiques et fantaisistes qu’ils savent inventer valent d’être vues !

Brigitte Rémer le 5 juillet 2025

Avec : Laurent Cabrol, Elsa De Witte, Simon Rosant, Thomas Barrière – avec la complicité de Solenne Capmas (costumes) – Luna Berardino (aide couture) – Steffie Bayer (masques) – Lucas Lefèvre (metal) – création musicale Thomas Barrière, Bastien Pelenc – construction piste Laurent Desflèches, Chantal Viannay, avec l’aide de Sylvain Ohl, Éric Noël – création son Francis Lopez – création lumières Tom Bourreau. Production et Diffusion : Association Z’Alegria / Bêtes de foire – administration Les Thérèses.

Vendredi 30 mai au dimanche 8 juin à 20h45, relâche le lundi 2 juin – Printemps des Comédiens, Domaine d’O/Pinède, 178 rue de la Carriérasse. 34090. Montpellier. Tél. : 04 67 63 66 67 – site de la Compagnie : www.betesdefoire.com

Faustus in Africa !

Mise en scène William Kentridge, avec la Handspring Puppet Company, dans le cadre du Printemps des Comédiens – Première en France, à l’Opéra de Montpellier En anglais, surtitré en français. Reprise au Théâtre de la Ville/Paris en septembre.

© Fiona MacPherson

Goethe a écrit deux Faust, l’un en 1808, le second en 1832, il a travaillé une partie de sa vie sur le sujet, s’inspirant d’une part d’un alchimiste allemand du XVIème siècle déjà héros d’un conte populaire, d’autre part de La Tragique histoire du docteur Faust écrite par Christopher Marlowe en 1604. Le mythe est bien ancré dans la tradition d’une partie de l’Europe du Nord. William Kentridge s’en inspire, en 1995 en présentant au Kunstenfestivaldesarts Faustus in Africa ! transposant l’œuvre dans le cadre de la colonisation et de l’apartheid qu’il combat depuis toujours.

Trente ans plus tard, William Kentridge ressuscite ce Faustus in Africa! en le recréant avec les mêmes extraordinaires marionnettes conçues et dirigées par Adrian Kohler, Basil Jones et leur troupe, la Handspring Puppet Company. Le nouveau scénario entremêle le récit de Goethe aux extraits pleins d’ironie du poète sud-africain Lesego Rampolokeng, et c’est une équipe nouvelle de comédiens qui se glisse dans la re-création des personnages. La musique de James Phillips et Warrick Sony, amplifie les dessins de William Kentridge qui ont valeur de didascalies, commentaires et accentuation et qui s’enchaînent sur écran tout au long du spectacle. Faustus est un peu une sorte de matrice pour le travail théâtral de l’artiste, internationalement reconnu tant dans le domaine des arts visuels que dans celui des arts du spectacle.

© Fiona MacPherson

Une immense horloge, de marque « Lucifer », barre la scène. Il est sept heures cinq. On est dans une bibliothèque à l’ancienne, les employés vont bientôt arriver. Un standard à fiches téléphone-télégraphe se trouve côté jardin. Un crâne posé sur un meuble rappelle notre humaine condition. L’horloge se met à tourner, un léger brouhaha se répand et marque l’entrée des acteurs/actrices-employé(e)s. C’est le prologue, on est au Paradis…

Faust seul au centre, donne un discours sur l’origine du monde et, dans sa démonstration, engage un dialogue avec l’au-delà. L’horloge fait place à l’écran. Les marionnettes à tiges – portées comme des reines par des acteurs de la Handspring Puppet Company forment une fanfare qui passe. On est Hôtel Polonia, chambre 407. Deux acteurs-manipulateurs tournent avec Faust les pages d’un ouvrage : « Dans les livres tout semble beau… Je ne crains rien du ciel ni de l’enfer… »

Mais Méphisto, prince des ténèbres, veille et prépare le Pacte qu’il entend bien faire signer à Faust. « Le diable est un égoïste » se vante-t-il, tandis que Faust paraphe. Dans la taverne de Dar-es-Salam, entre un militaire et le Pacte, Faust comprend vite qu’il a été floué et n’a d’autre issue que de devenir la voix de son maître. Il est pris de tremblements.

© Fiona MacPherson

Dans un laboratoire de type colonial où s’affaire une infirmière black, Marguerite, Faust redevenu jeune tombe sous le charme. Il se démasque en lui offrant un bijou. Le voici bientôt fusil au corps, en safari, ses cibles sont des dessins. Le rapport aux coloniaux – qui tuent hommes et bêtes y compris les espèces protégées sans trop de discernement et vivent entre pistolet et machine à écrire – habite le spectacle. Au bureau, côté cour, Méphisto tire les ficelles et épuise Faust. Dans cette mise en scène inventive, on fait chanter les verres d’eau. Faust demande grâce. Les aiguilles du cadran commencent à s’affoler, l’écran se couvre des chiffres de la bourse, Méphisto ne pense que gain et libéralisme et congédie tout le monde. La fanfare-marionnettes donne le tempo.

Au Palais, dans la salle du trône qui ressemble à un tribunal siègent les technocrates : un chef militaire aux allures de Khadafi, un pasteur dans un double mouvement, prêt à jurer en même temps qu’adjurer sur la bible qu’il tient serrée contre lui. Faust se plaint : « On a besoin d’or, trouvez-en. » Les lingots de Méphisto – en forme d’église et autre – sont le veau d’or du moment. La vente aux enchères d’une collection d’art africain appartenant à Faust est un moment fort et vibrant de racisme. Une fronde mène à la mort du Général après une bagarre au couteau dans laquelle Faust, armé par Méphisto, est impliqué. Helena, sa veuve – qui n’est pas sans rappeler l’Hélène de Troie – préside un banquet dans la Résidence impériale évoquant la colonisation du Zaïre, entre chacal et vautour, quel choix, demande-t-elle ? Le Pasteur y va de son couplet, sur l’âme. Le spectacle monte en puissance.

Dans la Nuit des Walpurgies Faust court derrière Helena qui lui échappe et affiche sa haine pour Méphisto. Tout ce qu’il entreprend dysfonctionne. Il dénonce le racisme, scandant une longue liste de noms effacés dans les cimetières : numéro du corps : sans, lieu : non. Il rappelle cet étrange fruit, le corps d’un noir pendu à un arbre après lynchage, sort qu’on réservait aux Afro-américains et que Billie Holiday a chanté en 1939. La musique prend son temps et accompagne la mémoire, un piano lent et solennel. Faust vieillit, il est entouré de deux infirmières, noire d’un côté, blanche de l’autre. Un chant spirituals accompagne les dessins et la pendule redevient objet central de la scène. On se perd pourtant dans les paradoxes des discours politiques et le libéralisme redouble. Faust et Méphisto jouent aux cartes quand soudain Méphisto lance son couperet : « Ton séjour est terminé, Faust, l’accord est rompu ! Partz… » Le bruit d’un avion qui plane au-dessus de leurs têtes marque la fin du parcours, la fin de la partie et du spectacle.

© Fiona MacPherson

Dans Faustus in Africa ! William Kentridge fait le tour de nombreux sujets qui lui sont chers dont la violence du colonialisme et l’apartheid, les compromissions pour le pouvoir, la destruction de l’environnement et le dérèglement du climat. Nous sommes chez Marlowe et chez Goethe, mais aussi dans le temps présent. Par sa lecture à travers le bien et le mal, le metteur en scène nous mène d’illusion en désillusion et tord la perception de la réalité. Il fait figure de magicien à travers l’œuvre qu’il a faite sienne et parle du monde d’aujourd’hui. La puissance de son travail artistique et son immense talent traduisent les inégalités et injustices morales, raciales, économiques, sociales et environnementales. Portées par les acteurs qui leur prêtent vie avec beaucoup d’habileté et d’empathie, les figurines de la Handspring Puppet Company – sculptures de toute beauté et expressivité – se fondent magnifiquement dans l’univers visuels des dessins de Kentridge aux propositions multiples. Faustus in Africa! est un manifeste artistique de tout premier ordre.

Brigitte Rémer, le 30 juin 2025

Avec : Eben Genis – Atandwa Kani – Mongi Mthombeni – Wessel Pretorius – Asanda Rilityana – Buhle Stefane – Jennifer Steyn. Mise en scène William Kentridge – collaboration artistique à la mise en scène Lara Foot – conception et direction des marionnettes Adrian Kohler, Basil Jones (Handspring Puppet Company) – direction associée des marionnettes et des répétition Enrico Dau Yang Wey – scénographie Adrian Kohler, William Kentridge – animation William Kentridge – construction marionnettes Adrian Kohler, Tau Qwelane – costumes marionnettes Hazel Maree, Hiltrud von Seidlitz, Phyllis Midlane – effets spéciaux Simon Dunckley – conception décor Adrian Kohler – construction décors Dean Pitman, pour Ukululama Projects – peinture et habillage des décors Nadine Minnaar pour Scene Visual Productions – traduction Robert David Macdonald – texte additionnel Lesego Rampolokeng – musique James Phillips, Warrick Sony, conception sonore Simon Kohler – éclairagiste et régisseur de production  Wesley France – régisseuse plateau et opératrice vidéo Thunyelwa Rachwene – régisseur son Tebogo Laaka – contrôleuse vidéo Kim Gunning – régisseuse plateau Lucile Quinton.

Production Reprise 2025 : Quaternaire/Paris en coproduction avec le Théâtre de la Ville/Paris – Festival d’Automne à Paris. Coproduction The Baxter Theatre Centre at the University of Cape Town (Cape Town) – Fondazione Campania des Festival, Campania Teatro Festival (Naples) – Centre d’art Battat (Montréal) – Printemps des Comédiens / Cité européenne du théâtre, Domaine d’O, Montpellier – Grec Festival (Barcelone) – Kunstenfestivaldesarts (Bruxelles) – Thalia Theater (Hambourg)

Vu au Printemps des Comédiens, du 5 au 7 juin 2025, à l’Opéra de Montpellier, place de la Comédie, Montpellier. En tournée :  20/23 août 2025, Festival d’Edinburgh, (Royaume-Uni) – 28 / 30 août, Zürcher Theater Spektakel Zurich (Suisse) – 7 septembre, Kunstfest, Weimar (Allemagne) – 11 au 19 septembre, Théâtre de la Ville-Sarah-Bernhardt, Paris (France) – 29 octobre/ 1er novembre, Comédie de Genève, (Suisse).

Prochaines représentations, du 11 au 19 septembre à 20 h, le samedi à 15 h et 20 h au Théâtre de la Ville Sarah-Bernhardt, Grande salle. 2 place du Châtelet. 75001. Paris. www.theatredelaville-paris.com

As If I could Stay There For Ever, et Lo Faunal

As If I could Stay There For Ever, de Tânia Carvalho (Portugal) – Lo Faunal, de Pol Jiménez (Espagne/Catalogne) une soirée partagée – au Théâtre de la Ville / La Coupole. Dernières soirées du programme Chantiers d’Europe 2025.

Tânia Carvalho © Rui Palma

Deux chorégraphes présentent chacun une pièce qu’elle/qu’il interprète. La première, As If I could Stay There For Ever, de Tânia Carvalho est fort brève (10 mn), la danseuse-chorégraphe, entre sur la scène, chaussures à talons et courte robe noire. Elle retire tranquillement ses chaussures, les dépose hors du halo de lumière et se place au centre. Elle ne changera pas de place et semble avoir pris racine là elle a posé les pieds pour danser. Elle se flexibilise et se tord, fluide et centrée sur elle-même, ondulant selon les ressacs d’une musique répétitive jusqu’à devenir plus mécanique, avant de reprendre ses hauts talons et de repartir sans bruit, comme elle est venue.

Née au Portugal en 1976, Tânia Carvalho a débuté la danse classique à l’âge de cinq ans avant de se lancer dix ans plus tard, dans l’apprentissage de la danse contemporaine. Elle est aussi pianiste, chanteuse et compositrice, et se passionne pour le dessin. Autant dire que les rythmes et les représentations du corps sont l’essence-même de son travail et la multidisciplinarité son mode de pensée. À l’âge de vingt ans, en 1997, elle fonde avec un cercle d’amis une association de promotion culturelle, Bomba Suicida à laquelle elle reste attachée pendant plus de quinze ans. Tânia Carvalho est une tête chercheuse, ses expérimentations hors format et hors cadre sont nombreuses dans les domaines de la peinture, de la mémoire du cinéma, de l’expressionnisme et des langages interstellaires.

À partir de 2005 elle anime les cours de chorégraphie du programme de création artistique proposé par la Fondation Calouste Gulbenkian, à Lisbonne. En 2021, elle participe au programme pour quatre chorégraphes Lucinda Childs, Tânia Carvalho, Lasseindra Ninja et Oona Doherty  composé à l’invitation du Théâtre de la Ville et du Théâtre du Châtelet, courtes pièces plurielles dansées sous l’égide de (La) Horde avec le Ballet national de Marseille. La pièce qu’elle présente ici est un petit ovni sympathiquement sien et qui devient sympathiquement nôtre.

La seconde partie du programme nous permet de suivre Pol Jiménez dans Lo Faunal, image du Faune toujours en action et proche de nos fantasmes. Ni Mallarmé ni Debussy, pas de nymphe, mais un Faune en puissance et majesté qui vire et volte avec grâce et fantaisie, énergie et variations sur les folies d’Espagne. Il creuse son sillon entre pastorale, danses espagnoles traditionnelles, figures contemporaines et populaires. Des castagnettes virtuoses qu’il tient dans les mains il crée ses rythmes joyeux et éveille nos imaginaires, traverse et nous fait percevoir des univers magique et mythologique, comme une divinité champêtre à l’image du dieu Pan plein de sensualité.

Pol Jiménez © Albert Rué

Lo Faunal, est un hymne à la danse, à l’amour de la danse, au Prélude à l‘après-midi d’un faune – ballet en un acte de Vaslav Nijinski, et qu’il dansa sur la musique de Claude Debussy -. Pol Jiménez développe une belle énergie, continue, et qui monte en puissance comme dans Le Boléro de Ravel, jusqu’au sacrifice. On trouve dans sa danse des signes picturaux comme le monde profond et la puissance de Francisco Goya ou le raffinement et le mystère d’El Greco. Sagesse et folie s’y côtoient, en inspiration expiration hors d’haleine et à portée de plateau, il donne toute son ardeur dans les figures de sa danse qui nous apostrophe.

Chantiers d’Europe fêtait cette année ses 15 ans. Emmanuel Demarcy-Mota en découvreur des nouvelles formes du discours théâtral les a initiés en 2008 dans une idée d’ouverture et de partage. Tous les thèmes sont abordés sans détour traitant des minorités, du genre, de l’Histoire, de la transgression, des diverses communautés et cultures dans des récits multiformes. Des artistes et spectacles de plus de trente pays ont participé aux différentes éditions. Comme chaque année, dans la programmation 2025, on trouve des pépites à travers les différents espaces du Théâtre de la Ville exploré, des Œillets aux Abbesses, de la Coupole au hall d’entrée, tant dans la forme que dans la réflexion, et cela est bon. Intimidades Com A Terra / Intimité avec la Terre en fut une, parcours initiatique sur le concept d’étranger et d’identité (cf. notre article du 28 juin) ; El Pacto del Olvido / Le Pacte de l’oubli, enquête sur la dictature de Franco et le silence qui a suivi en fut une autre (cf. notre article du 29 juin). La présence de Marta Cuscunà, vue lors de la Biennale Internationale des Arts de la Marionnette en 2023 fut aussi un bel événement. Elle construit et manipule des oiseaux métalliques de toute inventivité dont l’ombre paraît dans les contrejours d’une lumière très travaillée, et d’une histoire sur l’humanité racontée (cf. notre article du 28 mai 2023).

En prélude à l’édition 2025 de Chantiers d’Europe, emboîtant le pas au Théâtre de la Ville, le Teatro della Pergola de Florence lançait en mai dernier un premier voyage à travers les langages de la scène contemporaine, avec le soutien de la Fondation Gulbenkian. Dans une première édition il a transformé ses espaces intérieur et extérieur en un « village d’interventions artistiques » autour de la transmission et de la création, au cœur de l’expérience européenne. L’idée fédératrice de créer un pont entre mémoire et avenir, de faire que l’Histoire devienne un laboratoire de nouvelles visions et de rencontres culturelles, de promouvoir la formation et la transmission constitue un élément fondamental et l’objectif partagé entre les deux théâtres.

« Et si c’était à refaire, je commencerai par la cuture » aurait dit Jean Monnet, et avant lui Robert Schuman, qui tous deux avaient œuvré pour la construction européenne. Avec Chantiers d’Europe le dialogue autour des arts du spectacle remplit la place laissée vide notamment par le Festival de Nancy qui pendant vingt ans (de 1963 à 1983) avait promu la jeune création et le dialogue interculturel, et avant lui le Théâtre des Nations qui habitait, justement, le Théâtre Sarah-Bernhardt / Théâtre de la Ville.

Brigitte Rémer, le 3 juillet 2025

Marta Cuscunà © D. Borghello

As If I could Stay There For Ever : chorégraphie, lumières, musique, costumes, interprétation, Tânia Carvalho – Production Agencia 25 – Programme créativité artistique et création de la Fondation Calouste Gulbenkian – les 28 et 29 juin 2025 à 19h /La Coupole – TDV Sarah-Bernhardt.

Lo Faunal : Chorégraphie et interprétation Pol Jiménez – direction et chorégraphie Bruno Ramri – scénographie Bruno Ramri et Maria Monseny – composition et collage musical Jaume Clotet – lumières Lucas Tornero – création costumes Maria Monseny – réaisation costumes Brodats Paquita – conception graphique Sergi Mayench – coproduction Pol Jiménez et Obrador d’arrel de Fira Mediterrània de Manresa – les 28 et 29 juin 2025 à 19h /La Coupole – TDV Sarah-Bernhardt.

Chantiers d’Europe, du 5 au 29 juin 2025 – au Théâtre de la Ville-Sarah-Bernhardt, 2 place du Châtelet. 75001. Paris et Les Abbesses, 31 rue des Abbesses. 75018. Paris – site : theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77.

Carolyn Carlson chorégraphie… le musée d’Orsay

Poésie visuelle de Carolyn Carlson, avec quatre danseurs de sa compagnie – Juha Marsalo, Céline Maufroid, Sara Orselli, Yutaka Nakata – avec Hugo Marchand, danseur étoile – Pierre Le Bourgeois, violoncelle – le chœur de hurleurs finlandais Mieskuoro Huutajat dirigé par Petri Sirviö – Grande nef du Musée d’Orsay.

P.Le Bourgeois, C.Carlson, J.Marsalo © Ève

Carolyn Carlson a composé un spectacle qui s’inscrit dans la majestueuse nef du Musée d’Orsay. Les peintures et sculptures du XIXème balisent la route. Une scène a été montée au carrefour de deux grandes allées, une autre en vis-à-vis, qui permet les entrées et sorties des artistes. Plusieurs séquences composent le programme pour ne devenir qu’une seule pièce.

L’impressionnant chœur finlandais Mieskuoro Huutajat (qui signifie hurleurs) dirigé par Petri Sirviö, – une trentaine d’hommes hiératiques, élégamment vêtus – costumes anthracite, cravates, chemises blanches – se place sur les larges escaliers du musée et débute une puissante psalmodie sur des rythmes qui s’envolent par-delà les statues. Petri Sirviö le chef de chœur déploie la même énergie que les chanteurs déploient en intensité et étrangeté décalée. Affirmations, syncopes, accélérations, crescendos et décrescendos fendent l’air par un volume vocal déchiré jusqu’aux respirations finales et au silence. Ils reviendront clôturer le spectacle.

Yutaka Nakata © Ève

Après quelques accords de violoncelle (Pierre Le Bourgeois) entre en piste sur roulement de tambour Yutaka Nakata danseur d’origine japonaise, pour un solo créé en 2023, A deal with instinct. Carolyn Carlson puise dans le bouddhisme zen et les arts martiaux pour inventer une sorte de danse du sabre ou du bâton, pleine d’énergie. Torse nu, portant le hakama, cet élégant pantalon large plissé blanc et gris clair, de type samouraï, le geste est guerrier, concentré, élégant et dense, avec de puissants jetés de jambe et une fluidité des bras sur texte enregistré et musique synthétique (signée Aleksi Aubry-Carlson). Yutaka Nakata, est formé aux techniques du Tai-chi et du Qi Gong, il invoque les pouvoirs du tigre ou du serpent pour rechercher un équilibre malgré l’instabilité du monde.

Sur la scène centrale apparaît ensuite Carolyn Carlson costume pantalon noir qui livre un texte offert avec quelques signes gestuels, livrant ses réflexions et méditations en anglais que traduit Juha Marsalo, dans le rôle de l’ombre ou de l’écho, sorte de Monsieur Loyal. Elle s’adresse au ciel, pierres, miroir, vaste océan, frontières, ancêtres, au monde sauvage, aux forêts et aux vagues, aux « mirages d’une nuit étoilée, hors de soi-même » avant de fixer son regard sur la passerelle d’un étage supérieur, où une danseuse en alerte (Céline Maufroid) invite à un autre voyage avant de s’enfuir. Les méditations à haute voix de Carolyn Carlson ont repris, son traducteur de l’autre côté, un peu loin pour l’efficacité avant que n’entre en scène vêtu de blanc Hugo Marchand, danseur étoile de l’Opéra de Paris.

Hugo Marchand, danseur étoile © Ève

Le solo Sunlight Under Water signé de la chorégraphe a été créé pour lui dans le cadre des Jardins culturels Dior en 2022 en collaboration avec le Château de Versailles et le sculpteur Jean-Michel Othoniel. Il l’a revisité pour sa présentation au Musée d’Orsay. La musique de Jóhann Jóhannsson, compositeur islandais décédé prématurément en 2018 porte ce solo épuré et virtuose sur orchestre lyrique. Les mains du danseur sont papillons, il vole dans la nef avec un alphabet décliné du battement à l’arabesque, de l’en-dehors au jeté, des tours en l’air aux pliés dans une fluidité contemporaine. « Les arbres, l’herbe, le ciel, l’eau et la terre fusionnent avec les rythmes intérieurs du danseur étoile, tel un voyage dans la Nature et dans sa propre intériorité. Hugo explore le monde entre le sacré et le profane, le spirituel et le physique, la connexion au phénomène silencieux de la splendeur terrestre pour ne faire plus qu’un avec la Nature, et notamment avec l’eau, qui représente l’éternel flux de créativité et la force vitale de nos existences » dit la chorégraphe.

Céline Maufroid © Ève

Carolyn Carlson revient dans un jeu de chiffres de cinq à sept et le lyrisme des violons : « Le monde est sens dessus-dessous, Tu ne trouveras le salut qu’en toi-même » lance-t-elle. Entre une danseuse dans un nouvel élan musical, Sara Orselli, qui se détache de la statue blanche placée sur la trajectoire de mon regard, elle esquisse des pas et des gestes avec une certaine solennité et danse un duo avec Juha Marsalo. Les hurleurs Huutajat dirigé par Petri Sirviö reviennent sur scène et entourent les danseurs pour un final en apothéose et dans une chorégraphie créée pour l’occasion. Ils reprennent leurs chuchotements et phrasés syncopés, des cris aux rythmes dans un face à face complice avec les danseurs et tous s’apostrophent.

C’est une belle idée que de faire vivre le Musée d’Orsay, si habité, par des événements culturels. Avant cette présentation en soirée, Carolyn Carlson a montré dans la journée des extraits de son répertoire transmis aux élèves du Conservatoire à rayonnement régional de Paris-Ida Rubinstein. Sa poésie visuelle comme elle aime nommer ses chorégraphies, invite à une exploration ample et profonde entre orient et occident, méditation et action, équilibre et instabilité, force et délicatesse, immobilité et mouvement absolu. C’est très réussi.

Brigitte Rémer, le 1er juillet 2025

Le choeur Mieskuoro Huutajat © Ève

Carolyn Carlson, direction artistique, chorégraphies, improvisation et poèmes – Avec : Hugo Marchand, danseur étoile de l’Opéra de Paris – Pierre Le Bourgeois, violoncelliste – la compagnie Carlyn Carlson : Juha Marsalo, Céline Maufroid, Yutaka Nakata, Sara Orselli – Mieskuoro Huutajat, chœur dirigé par Petri Sirviö  – musique additionnelle : Johann Johannsson, Aleksi Aubry-Carlson. Régie lumière Gillaume Bonneau – régie son Rémi Malcou – avec le soutien de l’ambassade de Finlande.

Les 28 et 29 juin 2025 au musée d’Orsay, Esplanade Valéry Giscard d’Estaing. 75007 Paris – métro : Solférino – site : www.musee-orsay.fr

62e Palmarès des prix du Syndicat de la critique Théâtre, Musique et Danse

© Jean Couturier

La cérémonie de la remise des Prix de la Critique, Théâtre, Musique et Danse pour la Saison 2024-2025 s’est tenue le 23 juin 2025 au Théâtre de la Commune/Centre dramatique national d’Aubervilliers en présence de nombreux artistes.

Depuis 1963, ce Palmarès, fruit d’un vote par les critiques professionnels, salue et récompense des artistes, des spectacles, la création de toute une saison. Ci-dessous, le palmarès :

THÉÂTRE

GRAND PRIX (meilleur spectacle théâtral de l’année) – Le Procès de Jeanne, d’après les minutes du procès de condamnation de Jeanne d’Arc – 1431, m.e.s. d’Yves Beaunesne

PRIX GEORGES-LERMINIER (meilleur spectacle théâtral créé en région) – Qui som ? de et m.e.s. de Baro d’Evel (Festival d’Avignon)

PRIX DE LA MEILLEURE CRÉATION D’UNE PIÈCE EN LANGUE FRANÇAISE – Léviathan, de Guillaume Poix, m.e.s. de Lorraine de Sagazan

PRIX DU MEILLEUR SPECTACLE THÉÂTRAL ÉTRANGER (ex aequo)
. Dämon, El funeral de Bergman, de et m.e.s. d’Angé lica Liddell (Espagne)
. Quatre murs et un toit, d’aprè s des extraits de Bertolt Brecht, adaptation et m.e.s. de Lina Majdalanie et Rabih Mroué (Liban/Allemagne)

PRIX LAURENT-TERZIEFF (meilleur spectacle théâtre privé) – Les Liaisons dangereuses, d’après Choderlos de Laclos, adaptation et m.e.s. d’Arnaud Denis (Comédie des Champs-Élysées)

PRIX DE LA MEILLEURE COMÉDIENNE (ex aequo)
. Judith Chemla, dans Le Procès de Jeanne, conception Judith Chemla et Yves Beaunesne, m.e.s. d’Yves Beaunesne
. Marina Hands, dans Le Soulier de Satin, de Paul Claudel, adaptation et m.e.s. d’Éric Ruf et Une Mouette, d’aprè s La Mouette d’Anton Tchekhov, adaptation et m.e.s. d’Elsa Granat

PRIX DU MEILLEUR COMÉDIEN – Vincent Garanger, dans Article 353 du Code pénal, de Tanguy Viel, adaptation et m.e.s. d’Emmanuel Noblet

PRIX JEAN-JACQUES-LERRANT (révélation théâtrale de l’année) – Daphné Biiga Nwanak, dans Absalon, Absalon d’aprè s le roman de William Faulkner, adaptation et m.e.s. de Séverine Chavrier

PRIX DU MEILLEUR COMPOSITEUR DE MUSIQUE DE SCÈNE – Camille Rocailleux, pour Le Procès de Jeanne, conception Judith Chemla et Yves Beaunesne, m.e.s. d’Yves Beaunesne

PRIX DE LA MEILLEURE CRÉATION D’ÉLÉMENTS SCÉNIQUES – Le Munstrum Théâtre (Adèle Hamelin, Mathilde Coudière Kayadjanian, Valentin Paul et Louis Arène) pour Makbeth, d’après la pièce de William Shakespeare, adaptation Lucas Samain en collaboration avec Louis Arène, m.e.s. de Louis Arène

PRIX DU MEILLEUR LIVRE SUR LE THÉÂTRE – Le Théâtre Palestinien et François Abou Salem de Najla Nakhlé -Cerruti. Éd. Actes Sud

MENTION SPÉCIALE – La voix sur l’épaule – Dans les passées de François Tanguy, de Laurence Chable, conversation avec Olivier Neveux. Éd. Théâtrales

MUSIQUE

GRAND PRIX (meilleur spectacle musical de l’année) ex aequo
Don Giovanni, de Wolfang Amadeus Mozart, m.e.s. de Jean-Yves Ruf, dir. mus. de Julien Chauvin Il Nome della rosa, de Francesco Filidei, m.e.s. de Damiano Michieletto, dir. mus. d’Ingo Metzmacher

PRIX CLAUDE-ROSTAND (meilleure coproduction lyrique régionale et européenne) Faust, de Charles Gounod, m.e.s. de Denis Podalydès, dir. mus. de Louis Langré e (Lille, Opéra Comique)

PRIX DE LA MEILLEURE SCÉNOGRAPHIE – Emmanuelle Roy (décors) et Jean-Daniel Vuillermoz (costumes) pour Les Misérables, de Claude-Michel Schönberg et Alain Boublil, m.e.s. de Ladislas Chollat

PRIX DE LA CRÉATION MUSICALE (hors opéra) – Magnificat, de Geoffroy Drouin par Les Métaboles, dir. mus. de Lé o Warynski

PRIX DE LA PERSONNALITÉ MUSICALE DE L’ANNÉE – Lucile Richardot, mezzo-soprano

PRIX DE LA REVÉLATION MUSICALE DE L’ANNÉE (ex aequo)
Laurence Kilsby, ténor
Quatuor Elmire (David Petrlik, Yoan Brakha, Hortense Fourrier, Rémi Carlon)

PRIX DU MEILLEUR LIVRE SUR LA MUSIQUE – Les Femmes et la musique au Moyen-Âge, d’Anne Ibos-Augé . Éd. du Cerf

PRIX DE LA MEILLEURE INITIATIVE POUR LA DIFFUSION MUSICALE (répertoires et publics) – Héloıs̈e Luzzati, fondatrice de l’association Elles Women Composers, du label La Boıt̂e à Pépites et du festival Un temps pour Elles.

DANSE

GRAND PRIX (meilleur spectacle chorégraphique de l’année) – Crocodile, de et avec Martin Harriague

PRIX DE LA MEILLEURE PIÈCE DE RÉPERTOIRE OU RECRÉATION (nouveau Prix) – Forever, immersion dans Café Müller de Pina Bausch par le Tanztheater Wuppertal / Terrain – conception Boris Charmatz

PRIX DE LA MEILLEURE COMPAGNIE – Ballet de l’Opéra national du Capitole, direction Beate Vollack

PRIX DU MEILLEUR INTERPRÈTE – Loup Marcault-Derouard (Ballet de l’Opéra de Paris)

PRIX DE LA RÉVÉLATION CHORÉGRAPHIQUE – Soa Ratsifandrihana

PRIX DE LA MEILLEURE PERFORMANCE CHORÉGRAPHIQUE – Kill Me, de Marina Otero

PRIX DE LA PERSONNALITÉ CHORÉGRAPHIQUE – Emmanuel Eggermont

PRIX DU MEILLEUR LIVRE SUR LA DANSE – Une histoire dessinée de la danse, par Laura Cappelle et Thomas Gilbert. Éd. du Seuil

PRIX DU MEILLEUR FILM SUR LA DANSE – Être noir à l’Opéra, de Virginie Plaut et Youcef Khemane. Documentaire ARTE 2024

Coordonnées : Syndicat de la critique Théâtre, Musique, Danse, Hôtel de Massa, 38 rue du Faubourg Saint-Jacques. 75014. Paris – site : https://www.associationcritiquetmd.com

Gesualdo Passione

D’après Répons des ténèbres de Carlo Gesualdo, par Les Arts Florissants, sous la direction de Paul Agnew – chorégraphie Amala Dianor, interprétée par les danseurs de la compagnie – à La Philharmonie de Paris/Cité de la Musique.

© Vincent Pontet

Six chanteurs des Arts Florissants et quatre danseurs de la Compagnie Amala Dianor accompagnent la Passion du Christ à travers l’œuvre de Carlo Gesualdo (1566-1613). Car ceci est mon corps disent les textes… Paul Agnew et Amala Dianor ont conçu le spectacle en commun, mettant en mouvement les chanteurs et en musique les danseurs.

Fils cadet d’un prince esthète et mélomane, Carlo Gesualdo a deux prédispositions, la chasse et la musique. Deux musiciens de talent à la cour du Prince son père, lui apprennent le contrepoint mais les circonstances l’obligent tout d’abord à régner pour remplacer son frère décédé des suites d’une chute de cheval. On le contraint de ce fait à épouser sa cousine, Maria d’Avalos, pour donner une descendance à la famille, destinée tragique à laquelle il met fin, en l’assassinant en même temps que son amant.

© Vincent Pontet

Carlo Gesualdo hérite des titres de son père quand il meurt. Personnage étrange et violent, vindicatif, il garde cependant une grande piété. Les meilleurs musiciens méridionaux se mettent à fréquenter sa maison. Il dédie sa vie à la musique, on lui reconnaît un style unique, nourri de nombreuses influences, dissonances et chromatismes. Les compositeurs modernes tels que Stravinski, Ligeti, Eötvös et bien d’autres s’en sont inspirés. Il compose cent-vingt-cinq madrigaux répartis en six livres publiés entre 1594 et 1611, et soixante-neuf motets.

Le recueil des Répons des Ténèbres en comprend vingt-sept, plus un Miserere à six voix, destinés aux matines de la Semaine Sainte, ils s’étirent sur le thème de la pénitence, tout y est codifié. Le Répons est une sorte d’enluminure polyphonique précédant des lectures psalmodiées, il vient de la Renaissance et se crée dans l’obscurité progressive au fil des événements s’acheminant vers les dernières heures du Christ, jusqu’à l’extinction de toute lumière. C’est un office des Ténèbres. « Mon âme est triste jusqu’à la mort, Demeurez ici et veillez avec moi. » Les versets des Répons paraphrasent la Passion et l’agonie du Christ pour inviter à une véritable méditation sur la mort, la culpabilité, le repentir et la rédemption. Ils collent au parcours de Gesualdo, compositeur plein de démons, habité de remords et hanté par sa propre fin.

© Vincent Pontet

Les Arts Florissants connaissent bien l’univers du compositeur, ils ont enregistré l’intégralité de ses madrigaux. Fondés en 1979 par William Christie, Paul Agnew, ténor et chef d’orchestre britannique les a rejoints depuis une vingtaine d’années. La nouveauté avec Gesualdo Passione est ce croisement avec la danse et la compagnie Amala Dianor. Les chanteurs se déplacent sur la scène, font cercle, puis groupe, et à certains moments, se mêlent aux danseurs. Les lumières (Xavier Lazarini) soulignent un climat de recueillement et de majesté et les contre-jours renvoyés sur un grand écran placé en fond de scène détachent les silhouettes des pénitents.

Pour le chorégraphe Amala Dianor d’abord formé au rap et qui hybride les langages, comme pour les danseurs de la compagnie – venant de Rome, du Burkina Faso et du Sénégal – formés à différents styles de danse, la musique de la Renaissance est une première. Ils entrent de plain-pied dans ce chant polyphonique qui les porte jusqu’à la crucifixion et les mène des ténèbres à la lumière divine. Ils sont Jésus et Marie-Madeleine, Judas et la Madone, Barrabas et Simon de Cyrène, ils sont le Mont des Oliviers, la croix, la Passion et la mise au tombeau, la rédemption et la résurrection, comme sur l’art pictural de la Renaissance italienne à travers Piero della Francesca et Tintoretto, Raphaël et Michel-Ange, de Vinci et Le Caravage. On est dans ce clair-obscur de la peinture qui dynamise la scène/Cène et développe le thème de la pietà, Marie soutenant le corps sans vie de son fils. Le chant et la danse apportent harmonie, symétrie et équilibre à l’ensemble de la représentation.

© Vincent Pontet

La synergie entre les chanteurs et les danseurs fait penser à ce qu’étaient au Moyen-Âge les Mystères, la Passion du Christ pour sujet central. Ici le texte est chanté et psalmodié en une polyphonie savante et la succession de tableaux animés évoque ces Mystères. Entre l’art du chant et de la musique et l’art de la danse, on passe de la simplicité à la complexité et de l’art savant à l’art populaire. La voix est chaude et le geste l’accompagne avec sensibilité, modernité et dans une grande maîtrise. L’amplitude et l’expressivité tant dans la musique que dans la danse ouvrent sur une forme de beauté liturgique pleine de vibrations. Gesualdo Passione est une méditation sur la mort qui chante la vie.

Brigitte Rémer, le 30 juin 2025

Avec : Les Arts Florissants – Paul Agnew , direction, ténor – Miriam Allan, soprano – Hannah Morrison, soprano – Mélodie Ruvio , contralto – Sean Clayton, ténor – Edward Grint , baryton-basse. Compagnie Amala Dianor – Amala Dianor, chorégraphe – Elena Thomas, danse – Damiano Ottavio Bigi, danse – Pierre-Claver Belleka, danse – Clément Nikiema, danse – Xavier Lazarini, création lumières. Coproduction Kaplan/Compagnie Amala Dianor, Les Arts Florissants, Le Volcan-Scène nationale du Havre, Les Nuits de Fourvière-festival international de la Métropole de Lyon, MC2-Grenoble et la Philharmonie de Paris.

Les 5 et 6 juin 2025 à la Philharmonie de Paris / Cité de la Musique, 221 avenue Jean-Jaurès. 75019. Paris – métro : Porte de Pantin – tél. : 01 44 84 44 84 – site : www.philharmoniedeparis.frEn tournée : 22 septembre 2025 Opéra de Bordeaux – festival Cadences – 16 octobre 2025  Barbican Center, Londres, GB in the frame of Dance Umbrella Festival – 27 janvier 2026 Opéra de Limoges, France – 29, 30 janvier 2026 Opéra, Montpellier danse – 26 février 2026 Auditorium de la MC2 Grenoble – 26, 27 mars 2026 Le Volcan, Le Havre – 17, 18, 19 juin 2026 Maison de la Danse de Lyon & Les Nuits de Fourvière.