Archives mensuelles : juin 2025

El Pacto del Olvido / Le Pacte de l’Oubli

Spectacle de Sergi Casero Nieto (Espagne/Catalogne), en espagnol surtitré en français – Texte de Sergi Casero Nieto, avec des extraits de Jorge Luís Borges, Federico García Lorca et le test de mémoire de Clara Valverde – au Théâtre de la Ville Sarah-Bernhardt / La Coupole, dans le cadre de Chantiers d’Europe.

© Alessandro Sala

L’homme est assis à une table, côté jardin, face au public. Sur la table, plusieurs pupitres de type régie d’où partent de nombreux câbles. Au bout de la table un rétroprojecteur, son outil de travail, sa palette. Une quinzaine d’ampoules tombent du plafond. Sergi Casero Nieto est le chef d’orchestre de l’ensemble et jouera de tous les interrupteurs, dessinant par lui-même les rythmes du spectacle.

L’Histoire le taraude, Il enquête sur la dictature de Franco, mort en 1975 – lui, naît seize ans après, en 1982 – et il se pose la question que tout jeune de n’importe quel pays formule après une dictature : qu’a fait ma famille pendant ce temps, à quel courant appartenait-elle ? Pour l’Espagne mêmes questions pour la période de la guerre civile qui l’a précédée, 1936-1939, une déchirure dans le tissu social du pays, une tragédie.

© Salvatore Lorenzana

Côté cour deux chaises de bois noir légèrement à distance, l’une pour représenter sa grand-mère, Saturnina, l’autre sa mère. Un cercle de lumière symbolise l’absence. Une loi d’amnistie promulguée en 1977 avait interdit toute investigation judiciaire sur les crimes commis pendant la dictature. On la nomme le Pacte de l’oubli, repris dans le titre du spectacle. C’est ce vertige de l’effacement que l’auteur-acteur et concepteur du spectacle voudrait comprendre. Personne n’en a jamais parlé, la loi a définitivement clôturé le sujet. Sa grand-mère lui demande de ne pas réouvrir les blessures déjà refermées.

Contre ce vide et ce tabou, contre ce qu’il appelle une amnésie institutionnelle, Sergi Casero Nieto a enquêté et s’est heurté aux mêmes résistances, « un trauma collectif qui n’a jamais été guéri ». Il le porte à la scène avec beaucoup de finesse et d’intelligence. « Satur, parle-moi de ta jeunesse » lance-t-il à sa grand-mère. « Ma vie a été des plus normales » s’entend-il répondre et plus tard, « ne t’en mêle pas… »

À partir du rétroprojecteur manuel posé sur la table, l’acteur donne corps au sujet entre les questions posées à sa grand-mère puis à sa mère, les photos, dessins, objets posés et qui se réfléchissent sur l’écran, avec des passages en blanc, illustration du vide auquel il fait face. Il déchire ce Pacte de l’oubli et entremêle ses souvenirs d’enfant dans des « Je me souviens » qu’il décline à la manière de Georges Pérec. La maison de la grand-mère l’été pour les vacances, une maison blanche, claire, un intérieur très sombre, les siestes, les goûters, la toile cirée, le pain noir des pauvres, le chemin de la plage à vélo, les médailles, beaucoup de médailles dans différents endroits de la maison – il en avait même chapardé une avec la colombe de la paix -.  L’espièglerie de ce regard d’enfant donne un peu de légèreté à l’ensemble sans occulter le vrai sujet.

© Salvatore Lorenzana

Sergi Casero Nieto avance par esquisses et suggestions, repart de la guerre civile de 1936 à 1939, républicains contre nationalistes. 600 000 victimes dans les deux camps puis l’instauration d’un régime dictatorial sous Franco pendant trente-six ans. Il l’illustre en jetant sur la plaque de verre du rétro-projecteur une poignée de soldats de plomb fusil à l’épaule ou entre les mains, à pied ou à cheval, béret, casques ou calots, bottes et uniformes. Les dates reviennent, les textes et les questions se précisent, quelques enregistrements rappellent.

© « Autoportrait » de Federico García Lorca pour « Poeta en Nueva York. »

Autre trame du spectacle le texte de Jorge Luis Borges, Funes el memorioso/Funes ou la Mémoire, l’histoire d’Ireneo Funes doté d’une mémoire infaillible après une chute de cheval, il en lit quelques extraits. « On me dit qu’il ne quittait pas son lit, les yeux fixés sur le figuier du fond ou sur une toile d’araignée… » ou encore « Pendant dix-neuf ans il avait vécu comme dans un rêve : il regardait sans voir, il entendait sans entendre, il oubliait presque tout. » Ma mémoire est comme un dépotoir » insiste Funes via Sergi Casero Nieto parlant des insomnies du personnage. D’insomnie à amnésie il n’y a qu’un pas.

Chemin faisant l’acteur-auteur s’intéresse à l’étude linguistique des mots utilisés ou confisqués, reprend les causes de la guerre civile, la terreur d’État qui a suivi, la spoliation des biens, les insurrections falsifiées et les silences des livres d’Histoire. Il poursuit ses Je me souviens ponctués des dates récentes, dans ses recherches et se rappelle aussi de Poeta en Nueva York/Poète à New York de Federico García Lorca, qu’il écrit en 1929/1930 alors qu’il est étudiant à l’Université Columbia avant d’être assassiné par les milices franquistes en 1936 au début de la Guerre civile, recueil paru en 1940 à titre posthume.

Et Sergi Casero Nieto revient sur ce Pacte de l’oubli promulgué deux ans après la mort de Franco, les images sont floutées quand il a pour commentaire : « On a fait ce qu’on devait faire pour la démocratie. » Il contredit cette absence de réponse en projetant l’image en gros plan de de ces hommes bras en l’air portant leurs fusils et de ces amnistiés, rappelle les camps de concentration et les centres de torture, les viols, les 30 000 bébés volés, les exécutions. L’inventaire est lourd. L’acteur s’applique à effacer sous nos yeux une photo, manipulation banale de certains politiques, historiens révisionnistes ou journalistes. Il s’épuise aussi dans le questionnement à sa mère et à sa grand-mère pour qu’elles parlent enfin. « Je me souviens que Satur fermait les fenêtres quand on parlait politique. »

Le spectacle s’achève sur une série de diapositives blanches symbole du vide s’il en est, et sur une dernière question : « Mais pourquoi ne m’avez-vous jamais parlé de mon grand-père engagé à combattre pendant la guerre civile ? »

Avec El Pacto del Olvido, Sergi Casero Nieto réalise un magnifique travail de remémoration qu’il théâtralise et dessine avec subtilité. Il nomme les choses au détour d’une construction dramaturgique fine où se mêlent les mémoires, la sienne propre par ses souvenirs d’enfance et qui s’entrechoquent avec l’amnésie familiale et celle d’un pays. « Ami ! Lève-toi pour entendre hurler » dit le poète.

Brigitte Rémer, le 28 juin 2025

Conception, mise en scène et interprétation Sergi Casero Nieto – texte de Sergi Casero Nieto, avec des extraits de Jorge Luís Borges, Federico García Lorca et le test de mémoire de Clara Valverde – aide à la dramaturgie Mónica Molins Duran – lumières Sergi Casero Nieto, Miguel Angel Ruz Velasco – costume Sara Clemente – production Centrale Fies / Live Works. Résidences Centro de Residencias Matadero-Madrid & Live Works, Free School of Performance Centrale Fies. Nau Ivanow Barcelona. En tournée : 21 – 22 juin, Festival Schlossmediale, à Werdenberg, canton de Saint-Gall, Suisse.

Les 25 et 26 Juin, à 19h, au Théâtre de la Ville-Sarah-Bernhardt/La Coupole, dans le cadre de Chantiers d’Europe, 2 place du Châtelet. 75001. Paris – site : theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77.

Intimidades Com A Terra / Intimité avec la Terre

Conception, écriture et interprétation Joana Craveiro, composition musicale et interprétation Francisco Madureira – écriture du prologue et interprétation Estêvão Antunes, Tânia Guerreiro. Spectacle du Teatro Do Vestido (Portugal) – au Théâtre de la Ville Sarah-Bernhardt / Les Œillets, dans le cadre de Chantiers d’Europe.

© Carlos Fernandes

On descend au centre de la terre dans ce lieu intimiste des Œillets pour partager un moment et des idées autour de l’altérité. Anthropologue de formation, Joana Craveiro entourée d’un musicien et de deux complices dessine un parcours initiatique à partir du concept d’étranges étrangers – selon Prévert le poète, dans sa vaste énumération – autrement appelés indigènes en anthropologie. Elle regarde certaines communautés dans leur rapport à leur environnement et nous prend à témoin.

Un long préambule introduit le sujet, public assis sur le sol et comme faisant cercle autour des conteurs. Estêvão Antunes et Tânia Guerreiro sont en eux-mêmes magiques dans leur manière de nous prendre par la main pour nous emmener au cœur de la Guinée portugaise – actuelle Guinée Bissau – et de faire l’inventaire de leurs lectures dont ils donnent certains extraits, parfois en langue portugaise habilement surtitrée : des bribes de textes du livre de référence, Argonauts of Western Pacific de Bronislaw Malinowski, paru en 1922, œuvre fondatrice de l’ethnologie qui étudie un peuple vivant sur l’archipel des Trobriands, au Nord-Est de la Nouvelle-Guinée ; de Tristes tropiques publié en 1955 dans lequel Claude Lévi-Strauss mêle ses souvenirs de voyage et ses méditations philosophiques et qui travaille entre autres sur la civilisation et l’exotisme tout en déclarant «  Je hais les voyages et les explorateurs » ; de Marc Ferro qui a réfléchi autour du colonialisme et de l’intégrisme, et qui défendait l’autonomie des historiens.

On est dans la bibliothèque de Babel de ces deux raconteurs, pleine de références, livres, films, interviews, carnets de terrain et journaux, photos et récits, herbiers, entre un musée d’histoire naturelle par la série de crânes miniatures entreposés et un amphithéâtre de dissection par la précision de leurs gestes. L’espace du spectacle ressemble à un cabinet de curiosités.

Le spectateur est ensuite invité à s’installer dans une autre salle et à s’asseoir cette fois sur un siège, face aux acteurs et autour d’eux, dans la même proximité. L’espace scénique est en longueur un tapis blanc posé au sol, des lumières qui créent des ruptures crues en bleu, rouge, jaune ou vert. Le musicien (Francisco Madureira), accompagne la pluie à la guitare et Joana Craveiro l’actrice-anthropologue, très habile de son corps, poursuit la narration en français et construit la scénographie. Elle sort de petites plantes et des soucis de son sac qu’elle dépose selon un tracé précis, répand de la terre noire distribuée dans des poches posées au sol, qu’elle vide de manière ritualisée, terra preta, fertile, dessinant, dit-elle, un jardin de guérison.

On nous parle de l’eau et de chaque moment à ne pas perdre, du hasard et de la chance. La pluie croise le tonnerre et le chant. L’actrice se met à virevolter et se transforme en chamane dans une danse du foulard, chargée et élégante, plus tard une danse savante à l’éventail. Elle évoque les rites funéraires Yanomami, cet important groupe ethnique du Brésil vivant à la frontière avec le Venezuela, sur lequel le talentueux photographe brésilien Sebastião Salgado a rapporté des images.

© Pedro Pina

D’autres références suivent, comme celle de Eduardo Góes Neves qui a dirigé le Projet Amazonie centrale, de Philippe Descola avec ses recherches de terrain en Amazonie équatorienne, de David Cohen figure de  l’anthropologie historique, de Jean Rouch, documentariste spécialiste des Dogons et de l’anthropologie visuelle, de Lévi-Strauss à nouveau sur Les Peuples primitifs dans son constat pessimiste, « à la surface de la terre il n’y a plus rien à découvrir, c’est triste ! » Le désert d’Atacama au Chili devenu poubelle est une tragédie où le monde industriel déverse sans scrupule vieux vêtements et carcasses de voitures.

Le spectacle est nomade nous sommes ensuite invités par l’actrice à nous déplacer pour chercher de petits cailloux et nous nous retrouvons dans le grand hall du Théâtre de la Ville autour d’un olivier et d’une valise pleine de trésors que l’actrice commente au fur et à mesure. Les références chevauchent alors le présent avec la terre de Palestine, le peuple de Palestine, le poème de Palestine, le pain de Palestine fait avec huit olives et de la terre, et elle fait passer un plateau de ce pain invitant le spectateur à le goûter, geste hautement symbolique.

© Carlos Fernandes

De retour dans ce petit lieu des Œillets, Joana Craveiro raconte l’histoire de la tortue, née des eaux du déluge et du vautour, de l’amour des pierres et des mousses et des noms que nous donnons aux pierres, du partage des rêves autour du feu chez les Yanomami, de la route PR 230 qui coupe l’Amazonie en deux, des cicatrices de la forêt, des traités qu’on avait fait signer aux Indiens qui ne savaient pas lire, du livre d’Eduardo Galeano, Mémoire du feu, déclarant : «Je suis un écrivain qui souhaite contribuer au sauvetage de la mémoire volée à l’Amérique entière, mais plus particulièrement à l’Amérique latine, cette terre méprisée que je porte en moi. » Elle évoque Les Lances du crépuscule : relations jivaros, Haute-Amazonie de l’anthropologue Philippe Descola et du Parc national de Manú, au Pérou, refuge de la diversité, du poème comme arme de combat. Elle porte à son visage un petit masque, avec subtilité, et chuchote un texte sur les rites de passage et rituels de mort au Mexique, accompagnée des chuchotements de la guitare. Rien de démonstratif ni de pédagogique, juste une hypersensibilité à l’écologie, à la destruction de l’environnement, à la bêtise. La musique monte, elle s’allonge au sol et se colle à la terre, « c’est ma mère » dit-elle sobrement, nommant cette terre-mère sur laquelle nous vivons ou tentons de survivre.

Le spectacle de Joana Craveiro et son équipe, Teatro Do Vestido – théâtre qu’elle a créé en 2001 à Lisbonne – est un moment de grâce et d’intelligence qui réconforte, sans aucune surenchère dans l’utilisation des références, toutes essentielles. Le langage du théâtre est bien présent dans cette représentation de l’ailleurs et de l’autre, avec subtilité, dans une parfaite maitrise et professionnalisme : l’imaginaire, la construction dramaturgique, le corps, la musique, la scénographie et la lumière. On pense aux meilleures heures du Festival de Nancy des temps jadis dont la vocation était la découverte d’autres mondes culturels, artistiques, esthétiques et de pensée. Joana Craveiro est de ceux-là, dans Intimidades Com A Terra / Intimité avec la Terre elle fait découvrir ou redécouvrir au scalpel des mondes aujourd’hui pillés par le tourisme dans la banalité des voyages et l’illusion de l’ailleurs, avec respect et sensibilité. La démarche est juste et salutaire, d’autant en ces temps de réchauffement climatique, d’épuisement des ressources vitales et de destruction de la planète, d’autant en ces temps prolongés de confiscation de territoires, dans la parole de ce poète gazaoui : « Je ne quitterai Gaza que pour monter au ciel. »

Brigitte Rémer, le 27 juin 2025

Conception, écriture et interprétation Joana Craveiro – composition musicale et interprétation Francisco Madureira – écriture du prologue et interprétation Estêvão Antunes, Tânia Guerreiro – scénographie Carla Martínez – costumes Tânia Guerreiro – lumières Leocádia Silva. Production Teatro do Vestido – coproduction Mairie d’Óbidos, Teatro Municipal de Vila Real, Tea- tro Viriato – avec le soutien de FX RoadLights. Le Teatro do Vestido est financé par la République portugaise – ministère de la Culture | DGARTES.

Présenté les 23 et 24 juin au Théâtre de la Ville Sarah-Bernhardt / Les Œillets, dans le cadre de Chantiers d’Europe, 2 place du Châtelet. 75001. Paris – site : theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77 – site de la Compagnie http://www.fabulamundi.eu/en/joana-craveiro/

Journée de noces chez les Cromagnons

Texte et mise en scène Wajdi Mouawad assisté de Cyril Anrep à La Colline-Théâtre National – spectacle en libanais, surtitré en français.

© Simon Gosselin

Les bombes pleuvent sur Beyrouth. Une mère (Aïda Sabra) et son fils, Neel (Aly Harkous) tentent de trouver de la nourriture dans la ville. Les engueulades commencent, l’Arménien du coin de la rue n’a plus grand-chose à vendre et les gamelles de la voisine n’y suffisent plus.

Dimanche prochain, à Berdawné, on marie la fille de la famille, Nelly, et l’improvisation commence pour faire croire à un beau mariage. Neel, dont le frère jumeau s’est engagé dans la guerre et a disparu, se fait traiter d’incapable par la mère, qui l’insulte quand il ne ramène pas le nécessaire. Il se réfugie dans la musique, son transistor pour compagnon. Du fond de la maison on entend Nelly tourner en rond et perdre la tête. On ne la voit pas, on l’entend ressasser : « Dimanche prochain, à Berdawné… » sans comprendre. Elle semble dans son monde à elle et comme recluse. Le mariage s’annonce compliqué. La scénographie repose sur le plan astucieusement resserré de l’appartement familial (scénographie Emmanuel Clolus).

© Simon Gosselin

Arrive le père, Néyif (Fadi Abi Samra) et sa solution miracle pour faire fête, sacrifier le mouton, ce qu’il fait devant nos yeux à grand renfort de giclures carmin, quitte à le manger cru si l’électricité ne revient pas. Wajdi Mouawad n’épargne rien et dessine la famille et les préparatifs de la noce à très gros traits, tandis que les bombardements s’enchaînent, sorte d’orage plus ou moins rapproché. Le frère aîné, Jean (Jean Destrem) quatrième de la fratrie, ne sera pas présent, il vit à Montréal. On le voit par la fenêtre et dans les frimas parler avec son jeune frère au téléphone. Il neige à Montréal, havre de paix loin des bombes, des turbulences familiales, des coupures d’électricité et de sa langue maternelle. Petite respiration pour le spectateur aussi, avec un peu d’humour et de poésie, loin du psychodrame familial dont le degré sonore traverse la colline. « Les bombes c’est comme la neige ici » dit-il.

Ce frère écrit une pièce et comme dans les autres récits de Wajdi Mouawad la biographie s’entrelace, sa famille ayant fui Beyrouth pour raison de guerre. Une scène houleuse oppose père et fils à distance, ce dernier cherche la fin de sa pièce et raconte son cauchemar, il s’agit de violence et de massacre. À Beyrouth on rampe sous les fenêtres pour courir le moins de risques possibles. Les voisines à la curiosité aiguisée par le mariage, dont Souhayla (Bernadette Houdeib) proposent leurs services. Elles brûlent d’envie de rencontrer le fiancé. Le ton est celui d’une farce qui se balance entre comédie et tragédie. Jusqu’au pantalon de Neel pour la cérémonie, resté dehors sur le fil à linge, et qu’on ne peut aller chercher sans risque de recevoir un éclat de bombe.

© Simon Gosselin

Le quotidien des jours de guerre, d’un autre côté des jours de fête, se dessine. Entre la jeune mariée qu’on voit enfin, robe blanche, lancers de pétales de roses sous les youyous, photo de famille avant évanouissement. Seul grand absent, le fiancé qui, peut-être, n’a jamais existé. Jusqu’à l’apparition subite d’un jeune homme somptueusement coiffé – ou plutôt crêté – visage du frère plutôt que fiancé. Dans ce travestissement de la vérité tricoté par Wajdi Mouawad, entre mythomanie et sauve-qui-peut, on a du mal à distinguer le vrai du faux. Au final, Neel reçoit une balle, la mère explose.

La famille de l’auteur avait fui le Liban en guerre et s’était installée d’abord en France – il avait dix ans – avant d’émigrer cinq ans plus tard au Québec où il est resté jusque dans les années 2000 avant de revenir en France. Diplômé de l’École nationale d’art dramatique du Canada en 1991, il avait co-fondé le Théâtre Ô Parleur et créé en 1997 Littoral, suivi de Incendies, alors qu’il dirigeait le Théâtre de Quat’Sous à Montréal. Il dirige depuis 2016 La Colline-Théâtre National où il a monté nombre de ses pièces dont en ouverture, Tous des oiseaux, et plus récemment le cycle « Domestiques » avec Seuls, Sœurs et Mère. La guerre du Liban habite son théâtre. Avec sa tétralogie, « Le Sang des promesses », composée de Forêts, Littoral, Incendies, Ciels, on traverse les quatre éléments, l’eau, le feu, la terre et l’air et par le biais du conte on entre dans Racine carrée du verbe être. Wajdi Mouawad a aussi été acteur et travaillé avec d’autres metteurs en scène. Il a occupé en 2024 la chaire annuelle du Collège de France sous l’intitulé L’invention de l’Europe par les langues et les cultures. Sa palette est vaste.

© Simon Gosselin

Écrite en 1991 au cours de sa dernière année de formation à l’École nationale de Théâtre du Canada, Journée de noces chez les Cromagnons est une pièce de jeunesse que Wajdi Mouawad a joué à Beyrouth et présenté au Printemps des Comédiens de Montpellier, en juin 2024. En mars 2025 il a mis en scène à l’Opéra de Paris Pelléas et Mélisande de Claude Debussy sur un poème de Maurice Maeterlinck, sous la direction musicale d’Antonello Manacorda (cf. Ubiquité-Cultures du 2 avril 2025). Ses métaphores passent par l’ici et l’ailleurs – chez Maeterlinck l’amour et le lyrisme, dans ses propres textes la guerre au Liban et ses réminiscences, la famille. Dans Journée de noces chez les Cromagnons elles sont réalistes notamment par la direction d’acteurs qui servent avec habileté son propos. Et les femmes n’ont pas leur langue (ici langue originale) dans leurs poches. Le ton donné croise le comique et le dramatique, le tellurique et le volcanique.

Brigitte Rémer, le 20 juin 2025

Avec : Fadi Abi Samra, Néyif – Jean Destrem, Jean – Layal Ghossain, Nelly – Aly Harkous, Neel – Bernadette Houdeib, Souhayla – Aïda Sabra, Nazha. Assistanat à la mise en scène, Cyril Anrep – dramaturgie et conception du surtitrage Charlotte Farcet – traduction en libanais et surtitrage, Odette Makhlouf – scénographie Emmanuel Clolus – lumières Laurent Matignon – costumes Isabelle Flosi – maquillage et coiffures Cécile Kretschmar – musique originale Nadim Mishlawi – vidéo Stéphanie Jasmin – son Annabelle Maillard – fabrication des accessoires, costumes et décor, ateliers de La Colline. Production La Colline/théâtre national, coproduction Festival Printemps des Comédiens, avec le soutien de l’Institut français à Paris et de l’Institut Français du Liban avec le concours du Théâtre Le Monnot (Beyrouth, Liban) – Le texte du spectacle, ainsi que de nombreuses autres pièces de Wajdi Mouawad, est édité aux éditions Actes Sud-Papiers.

Du 29 avril au 22 juin 2025, du mercredi au samedi à 20h30, le mardi à 19h30 et le dimanche à 15h30 – à La Colline-Théâtre National, rue Malte-Brun. 75020. Paris – métro Gambetta – site : www.colline.fr

R-A-U-X-A

Conception, chorégraphie et interprétation Aina Alegre / CCN de Grenoble & Studio Fictif – Musique live Josep Tutusaus – à Chaillot / Théâtre national de la danse.

© Guillaume Fraysse

Elle avait présenté R-A-U-X-A, une pièce en solo créée en 2020, en novembre dernier au Carreau du Temple avant de la danser à Chaillot. Chorégraphe, danseuse et performeuse, Aina Alegre allie grâce et puissance dans sa recherche de gravité. Elle imprime avec obsession l’espace, de ses bras, mains, pieds cambrures, sauts et rotations, ciselés par la lumière (création lumière Jan Fedinger)

La danseuse-chorégraphe métamorphose l’espace scénographique (conçu par James Brandily) qui devient comme liquide, et travaille sur la mémoire archaïque et archéologique. Elle martèle le sol avec lequel elle entretient un rapport organique et répond aux sons électro-acoustiques par ses vibrations, maîtrisant magnifiquement l’art du geste, simple et sophistiqué.

© Guillaume Fraysse

Avec elle on pénètre l’intime et la métaphore, le récit et l’abstraction. On tangue et on s’étourdit, on derwiche et on architecture, on s’élève entre ciel et terre sur une musique modulaire que rien n’arrête (musique live Josep Tutusaus). On est dans l’immersion et le cosmos, dans la tradition et la fiction. Aina Alegre pose un geste artistique avec détermination, travaille dans l’intensité et distille la beauté, là où danse, son et lumière s’interpénètrent.

La danseuse-chorégraphe codirige le Centre chorégraphique national de Grenoble avec Yannick Hugron, depuis 2023. Après une formation multidisciplinaire mêlant la danse, le théâtre et la musique, à Barcelone où elle est née, elle intègre le CNDC d’Angers en 2007 sous la direction d’Emmanuelle Huynh, co-signe le duo Speed en 2009 puis la pièce No se trata de un desnudo mitologico en 2012 d’abord créée sous forme de performance. Elle fonde à Paris la compagnie Studio Fictif en 2014 et crée de nombreuses autres pièces. Elle collabore également, comme interprète, avec des chorégraphes et metteurs en scène comme Vincent Thomasset, Betty Tchomanga, Vincent Macaigne et bien d’autres.

Parallèlement à ses créations, Aina Alegre s’intéresse à l’anthropologie du geste et mène un travail de recherche autour des notions de mémoire et d’archive qui traversent l’ensemble de son travail, rencontre des personnes et des territoires et collecte des récits et des danses liés à la gestuelle du martèlement, son axe de travail. « Si différents soient les spectacles que je crée, je poursuis une obsession pour les corps qui martèlent, qui se mettent en rythme et qui cherchent à révéler la part invisible du mouvement » nous donne-t-elle comme clé de lecture.

Brigitte Rémer le 15 juin 2025

© Guillaume Fraysse

Conception, chorégraphie et interprétation Aina Alegre – musique live Josep Tutusaus – lumière Jan Fedinger – conception espace James Brandily – costumes Andrea Otin – conseil artistique et dramaturgique Quim Bigas – régie générale et son Guillaume Olmeta – conseil sur le mouvement Elsa Dumontel, Mathieu Burner – stagiaire, Capucine Intrup – diffusion Damien Valette, Colette Siri – production Studio Fictif – production déléguée Centre chorégraphique national de Grenoble.

Vu le 22 mai 2025 à Chaillot / Théâtre national de la danse / Salle Firmin Gémier, 1 place du Trocadéro. 75116. Paris – métro : Trocadéro – site : theatre-chaillot.fr

Valentina

Texte et mise en scène Caroline Guiela Nguyen – production du Théâtre national de Strasbourg – en français et en roumain – au Théâtre de la Ville / Les Abbesses.

© Jean-Louis Fernandez

La langue est le moteur du spectacle, la difficulté de l’échange que Caroline Guiela Nguyen place dans le cadre précis d’un parcours de soins. La notion de l’étranger dans son étrangeté reste bien étrangère au milieu médical nous dit-elle, plongeant ainsi dans des questions éthiques et politiques.

La jeune Valentina âgée de neuf ans accompagne sa mère souffrant d’une sévère arythmie cardiaque, dans le secret du cabinet médical, en France. Toutes deux arrivent de Roumanie où le père est resté et Valentina se révèle particulièrement douée dans l’apprentissage de la langue française à l’école, son nouvel environnement. Sa mère lui demande d’être son interprète, elle n’a pas le choix c’est pour elle une question de vie ou de mort. Le pacte entre elles est de ne pas ébruiter la maladie, et la jeune élève manque souvent à ses obligations scolaires. Personne ne répond au carnet de correspondance sauf elle-même, dans ses tentatives de l’impossible et si on l’interroge, elle s’enferme dans le refus de tout, se marginalisant, de fait.

Pour s’en sortir et trouver les réponses adaptées aux interrogations de la directrice, Valentina est contrainte de mentir et montre un talent fou dans la construction de ses explications à dormir debout. Elle non plus n’a pas le choix car la voici dépositaire des secrets de sa mère et de sa vie qui ne tient qu’à un fil. Elle apprend du cuisinier qui lui sert d’interprète à l’école la classification des mensonges de D à A : D sur le court terme, C sur plusieurs années, B toute la vie et A qui transforme le mensonge en réalité. Vive et brillante dans les réparties, Valentina comprend que ses affabulations, en montée vertigineuse et toujours dans le même aplomb, relèvent de cette section.

 Au fil des visites chez le médecin qui s’exaspère assez vite entre le mimodrame de la mère, ou l’amie qui traduit par téléphone, Valentina déguisée en petits pois intègre avec talent le vocabulaire médical et remplit sa mission d’interprète. Protectrice de sa mère qui tente aussi de la protéger, leur relation mère-fille est pleine de douceur et d’humanité (Loredana Iancu et Cara Parvu – en alternance avec Angelina Iancu). Leur jeu – elles ne sont pas professionnelles – repris par une caméra, se construit à la frontière du réalisme et du fantastique (vidéo Jérémie Scheidler) et l’image des visages se brouille quand l’alerte est donnée et que Valentina appelle les pompiers.

L’histoire rebondit dans l’attente d’une greffe et de l’organe qui serait susceptible d’être transplanté, la petite fille ne quitte plus son téléphone et invente encore quelques pirouettes quand la directrice de l’école (Chloé Catrin, qui interprète aussi le médecin, un zeste caricaturale) lui impose de vider son sac à dos. Un quiproquo s’installe dans ses explications sur les cœurs, le sien propre et celui de sa mère, se mélangeant à la préparation de la fête de l’école et du déguisement à réaliser pour la Reine de la nuit qu’elle interpréterait, dit-elle, en fait pure invention enfantine.

© Jean-Louis Fernandez

L’auteure et metteure en scène Caroline Guiela Nguyen – qui depuis septembre 2023 dirige le Théâtre national de Strasbourg et son école intégrée où elle fut elle-même élève – inscrit tout un travail, proche du documentaire, sur des sujets qu’elle puise dans la vie et les rencontres qu’elle provoque avec les habitants, autour d’un problème spécifique. Avec Saïgon ce fut l’intégration en France post-coloniale au regard de l’ex-Indochine, sa mère est vietnamienne. Lacrima nous introduisait dans le monde de la couture et plus spécifiquement de la création des robes de mariées. Pour Valentina elle a travaillé avec l’association Migration Santé Alsace et retrace cette course contre la montre qui s’engage grâce à la vitalité d’une enfant âgée de neuf ans, qui porte ensuite les syndromes de la maladie.

© Jean-Louis Fernandez

Caroline Guiela Nguyen a choisi d’écrire la pièce sous forme de conte « Il était une fois dans une forêt proche de Bucarest… » elle termine sur un miracle, juste possible dans les contes. Car le cœur est là, posé sous un dôme de verre comme les reliques d’un organe toujours vivant que viennent regarder les touristes. La scénographie d’Alice Duchange, judicieuse, définit avec fluidité les différents espaces, éclairés par Mathilde Chamoux.

Valentina est un étrange objet théâtral proposé autour du thème de la langue, de l’altérité et de l’identité, dans lequel le trouble est certain et qui, une fois encore, interroge l’essence même du théâtre.

Brigitte Rémer, le 13 juin 2025

Avec : Chloé Catrin, Loredana Iancu, Marius Stoian, Paul Guta et en alternance Angelina Iancu, Cara Parvu – Assistanat à la mise en scène Amélie Enon et Iris Baldoureaux-Fredon – dramaturgie Juliette Alexandre – scénographie Alice Duchange (décors réalisés par les ateliers du TnS) – vidéo Jérémie Scheidler – lumières Mathilde Chamoux – son Quentin Dumay – musique Teddy Gauliat-Pitois – maquillage Emilie Vuez. Production du Théâtre national de Strasbourg – coproduction Théâtre de l’Union, CDN du Limousin, Piccolo Teatro di Milano – Teatro d’Europa. Avec l’accompagnement du Centre des Récits du TnS. Spectacle créé dans le cadre des Galas du TnS 2025. Valentina ou la vérité est publié aux éditions Actes-Sud-Papiers, hors collection.

Du 2 au 15 juin 2025, Théâtre de la Ville/ Les Abbesses, 31 rue des Abbesses. 75018. Paris – tél. : 01 42 74 22 77 – site : theatredelaville.com – à partir de 12 ans – En tournée : Strasbourg, TnS, du 16 septembre au 3 octobre 2025 – Lyon, Les Célestins, du 8 au 12 octobre 2025 – Limoges, Théâtre de l’Union, du 5 au 7 novembre 2025 – Calais, Le Channel, du 14 au 16 novembre 2025 – Arras, Le Tandem, du 24 au 26 novembre 2025 – Cavaillon, La Garance, du 21 au 22 janvier 2026 – La Roche-sur-Yon, Le Grand R, du 4 au 5 février 2026 – Tournée en préfiguration en Italie, Espagne et Allemagne.

Vollmond 

Mise en scène et chorégraphie Pina Bausch, direction artistique Tanztheatheater Wuppertal Pina Bausch, Terrain Boris Charmatz – au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt.

© Martin Argyroglo

L’esprit Pina Bausch est toujours bien là avec cette pièce créée en 2006 – trois ans avant la disparition de la grande chorégraphe – et présentée vingt ans plus tard au Théâtre de la Ville. Le plateau est habité, d’eau, de chair et d’os, de corps et de sensualité. Il est aussi habité d’esprits, celui de Sisyphe poussant son rocher, tel que la chorégraphe l’a poussé tout au long de sa vie en danse, celui de la lune – Vollmond traduit de l’allemand signifie pleine lune – une danse de l’énergie selon Josef Nadj, autre grand chorégraphe dont le dernier travail s’intitule justement Full Moon et que nous rapportions dans notre article du 12 mai dernier.

© Martin Argyroglo

Vollmond, c’est un plateau magique plein de larmes et de vie, de précipités et de pluies, de sensations et de nature, de couleurs et de sentiments radicaux, comme toujours chez Pina Bausch où je t’aime moi non plus se remplit de ses vibrations. Il pleut. Il pleure. L’eau sous toutes ses formes, son matériau de création, jaillit du ciel, du rocher comme d’un Mont Analogue, de bouches gargouilles, de coupes pleines, de bouteilles et de seaux. Les lumières sont ciselées et de clair-obscur accompagnant les apparitions de sirènes et de Vierge Marie portées en procession, comme un 15 août. Le rocher est un haut sommet de l’inatteignable et de l’inattendu où l’eau voyage en dessous par une fracture offrant un passage aux danseurs-nageurs qui se donnent à corps perdus dans cette aventure (scénographie Peter Pabst).

Robes vives, pastel bleu ou rose, saumon et noir profond, pantalons et chemises foncés ou grèges, pieds nus et hauts talons, cheveux lâchés (costumes Marion Cito) le spectre des couleurs lèche les lumières et les reflets de l’eau. Des couples s’enlacent, se provoquent, se séparent, des rires se déclenchent, Pina Bausch aimait à les faire claquer dans un art du rire travaillé, à nul autre pareil. Figures fantasmatiques et relations ironiques, provocatrices, parfois brutales jusqu’à la morsure. Jeux d’eaux et de bâtons, jets de pierres, bribes de conversations d’un partenaire à l’autre, proférations, proclamations, cris. L’un : « This is me ! » L’une : « Je suis jeune ! »  L’autre : « It’s mine ! » ou encore « I wait, I cry… » Des solitudes se croisent. Des couples s’agrippent et se déchirent, des solos trouent la nuit majuscule, autant de thèmes chers à Pina Bausch et qui traversent le temps dans une même incandescence.

© Martin Argyroglo

La musique accompagne la séduction de Salomé et les lancers d’eau, passant du blues au chant, des rythmes lancinants aux mélodies d’ivresse (musiques Amon Tobin, Alexander Balanescu avec le Balanescu Quartett, Cat Power, Carl Craig, Jun Miyake, Leftfield, Magyar Posse, Nenad Jeliìc, René Aubry, Tom Waits). Une panthère rose traverse le plateau, des mouvements se répètent, d’avant à lointain. Les chaises, chères à la chorégraphe, sont là, recouvertes d’âmes et de fantômes, la scène est en effervescence. Bascules, provocations, glissades, danses de salon ou boîte de nuit, baisers volés se relaient sous un arrosage loufoque et grandiose. Les arcs d’eau voltigent, l’énergie liquide et transparente apporte gaîté et folie douce.

© Martin Argyroglo

Un mouvement d’ensemble se met en place et ça balance, l’équipe déjà présente à la création – Julie Anne Stanzak, Ditta Miranda Jasjfi, Azusa Seyama-Prioville – en syncrétisme et transmission avec une nouvelle et talentueuse équipe – Edd Arnold, Dean Biosca, Emily Castelli, Maria Giovanna Delle Donne, Taylor Drury, Samuel Famechon, Reginald Lefebvre, Alexander López Guerra, Nicholas Losada, Blanca Noguerol Ramírez, Christopher Tandy – et dans la volonté de Boris Charmatz, directeur artistique à l’écoute. D’autres éléments apparaissent, feu, fumées, nuages prêts à se déchirer. Reprise sous la pluie, chaque danseur, danseuse, élabore tour à tour une apparition solo avant que tous se retrouvent au sol, dans l’eau, vêtements collés au corps et cheveux plaqués.

La représentation est magique et fluide, Pina Bausch dans son talent extravagant traverse le temps et séduit toujours autant. Le Théâtre de la Ville en témoigne.

 Brigitte Rémer, le 25 mai 2025

Avec : Edd Arnold, Dean Biosca, Emily Castelli, Maria Giovanna Delle Donne, Taylor Drury, Samuel Famechon, Ditta Miranda Jasjfi, Reginald Lefebvre, Alexander López Guerra, Nicholas Losada, Blanca Noguerol Ramírez, Azusa Seyama, Julie Anne Stanzak, Christopher Tandy.

Mise en scène, chorégraphie Pina Bausch – scénographie Peter Pabst – costumes Marion Cito – collaboration musicale Matthias Burkert, Andreas Eisenschneider  – musiques Amon Tobin, Alexander Balanescu avec le Balanescu Quartett, Cat Power, Carl Craig, Jun Miyake, Leftfield, Magyar Posse, Nenad Jeliìc, René Aubry, Tom Waits – collaboration Marion Cito, Daphnis Kokkinos, Robert Sturm – direction artistique Tanztheater Wuppertal Pina Bausch et Terrain Boris Charmatz – direction des répétitions Daphnis Kokkinos, Robert Sturm. En tournée : directeur technique Jörg Ramershoven – directeur lumières Fernando Jacon – lumières Robin Diehl, Kerstin Hardt – son Andreas Eisenschneider.  Droit des représentations Verlag der Autoren, Francfort-sur-le-Main, représentant la Pina Bausch Foundation – création 11 mai 2006 à l’Opernhaus Wuppertal – production Tanztheater Wuppertal Pina Bausch.

Du 9 au 23 mai 2025, au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt, 2 place du Châtelet. 75004. Paris – métro : Châtelet – site : www.theatredelaville-paris.com

Un autre jour viendra

Performance poétique et musicale d’après l’œuvre de Mahmoud Darwich, traduction Elias Sanbar – conception et mise en scène David Ayala, au Théâtre des Quartiers d’Ivry / Manufacture des Œillets.

@ TQI- Manufacture des Oeillets

Le Théâtre des Quartiers d’Ivry a dédié trois soirées à la Palestine en présentant une lecture sensible de l’oeuvre du grand poète palestinien Mahmoud Darwich dans un voyage, signé David Ayala. Le metteur en scène s’est entouré d’une douzaine d’acteurs et musiciens, rejoints chaque soir par un ou plusieurs artistes invités. Blandine Bellavoir, Reda Kateb et Sofian Khammes se sont relayés. Ensemble, ils ont fait vibrer la voix du poète, alors que la bande de Gaza ploie sous les bombes israéliennes qui tentent de réduire la Palestine à néant.

La langue, l’exil, l’altérité, la tragédie, l’amour, le politique, la liberté, la mémoire, sont au cœur de l’écriture de Mahmoud Darwich, fusion de prose et de poésie. « La terre nous est étroite. Elle nous accule dans le dernier défilé et nous nous dévêtons de nos membres pour passer… » écrit le poète. Était-ce utopique de vouloir une Palestine de plein droit et de plein exercice ? Il luttait pour au sein de l’OLP, qu’il a quitté en 1993 au moment des Accords d’Oslo. Sa famille s’était réfugiée au Liban alors qu’il avait six ans, chassée de son village, al-Birwa près de Saint-Jean d’Acre, au moment de la Nakba, village rayé de la carte Palestine pour devenir colonie israélienne, comme tant d’autres. Après Beyrouth, les villes de Moscou, Le Caire, Paris, Amman et Ramallah, furent ses points d’ancrage. « Mon pays est une valise… Où irons-nous après l’ultime frontière ? Où partent les oiseaux, après le dernier Ciel ? » posait-il. Mahmoud Darwich est mort en 2008. Son œuvre est immense et traduite dans de nombreuses langues. Il parle du jasmin et se souvient des mots de sa mère, de l’oliveraie et de l’exode, de la prison qu’il avait expérimentée à l’âge de quatorze ans à Haïfa, du parfum du printemps et de l’éternité, de la profondeur et de l’invisible. « Nous avons une patrie sans frontières, conforme à notre idée… » ironisait-il.

Entendre la voix du poète, portée en arabe par la présence et la voix de l’acteur d’origine syrienne, Fida Mohissen et en français par différentes voix dont celle de David Ayala qui a conçu et mis en scène ce moment, livre à la main, entraine une grande émotion. Il a aussi mêlé dans cette errance d’autres voix et d’autres langues qui se superposent, dont l’espagnol avec le récit de l’exécution par la milice franquiste de Federico Garcia Lorca ; des chants grecs du Rebetiko, arméniens, arabo-andalous, klezmer, espagnols et arabes traversent le théâtre, de la berceuse à la psalmodie. « Notre grenadier après toi a perdu ses rêves »

Acteurs et musiciens entrent un à un – Sophie Affholder, David Ayala, Hovnatan Avedikian, Jérôme Castel, Cécile Garcia-Fogel, Astrid Fournier-Laroque, Hervé Gaboriau, Bertrand Louis, Fida Mohissen, Vasken Solakian -. Ils prennent possession de l’espace, comme un chœur et  entourent avec beaucoup de naturel la présence-absence du poète qui a marqué le monde autant que son pays. Tour à tour ils se lèvent, en solo ou duo, pour offrir le texte. Des pupitres sont placés à l’avant-scène, un piano côté jardin, guitare, trompette, oud et bouzouki nous font face. Tous s’écoutent et se regardent. Une magnifique chanteuse souligne les textes au « parfum de l’abricot ».

@ Ernest Pignon-Ernest

La langue est pour Mahmoud Darwich une passion, une musique, une arme. Il égrène l’alphabet, parle de l’accompli et de l’inaccompli, fondations de la langue arabe. « Je suis ma langue أنا لغتي » disait-il dans l’énonciation de ses poèmes, véritable profération qu’il aimait à partager. « J’ai la nostalgie du pain de ma mère… que la vie soit bleue… » poursuit-il. Sur un écran, à l’arrière, les couleurs s’esquissent et passent, les traces d’un village, d’un repas de ramadan où la foule groupée autour de grandes tables, est joyeuse, de petites filles au regard intimidant. « N’oublie pas le peuple des tentes, pense aux autres qui ont perdu le droit à la parole » rappelle le poète. De belles traversées musicales déploient leurs harmoniques, la trompette, les cordes, le daf. Le travail proposé par David Ayala et son équipe est choral, il porte avec sensibilité et liberté les mots d’un peuple déplacé. La voix s’éloigne, avec la musique, l’éclairage baisse, petites flammes d’une multiplicité de bougies, le poète est au sol. « Je suis le voyageur et le chemin… Salue notre maison pour nous ! »

Une rencontre-lecture voulue par le directeur du TQI/Manufacture des Œillets, Nasser Djemaï, a permis un échange autour du drame palestinien et du silence des artistes. Une lettre puissante d’André Markowicz – traducteur, éditeur et poète français né à Prague, spécialiste de la langue russe – qui ne pouvait rejoindre le débat, a été lue. Son titre à lui seul parle : « Les ghettos de Gaza . » Il y dénonce ce crime en cours contre l’humanité dans des bombardements ciblés tuant le peuple, les humanitaires et tous ceux qui témoignent. Et il fait le rapprochement avec la politique appliquée par les nazis, en parlant d’inversion ontologique.

Dans un de ses derniers poèmes, La trace du papillon, Mahmoud Darwich écrivait : « Là-bas, derrière les figuiers, il y a des maisons enterrées vivantes, des royaumes de souvenirs et une vie en attente d’un poète qui n’aime pas pleurer sur les vestiges sauf si le poème l’exige. »

Brigitte Rémer, le 22 mai 2025

D’après l’oeuvre de Mahmoud Darwich – Éditions Actes Sud-Papiers, Poésie/Gallimard, Les Éditions de Minuit – Imaginé et mis en scène par David Ayala – Avec un artiste invité à chaque représentation : Blandine Bellavoir, Reda Kateb, Sofian Khammes, et avec les artistes permanents de la compagnie : Sophie Affholder, David Ayala, Hovnatan Avedikian, Jérôme Castel, Cécile Garcia-Fogel, Astrid Fournier-Laroque, Hervé Gaboriau, Bertrand Louis, Fida Mohissen, Vasken Solakian – son François Turpin – lumière et régie Serge Oddos – production Cie La Nuit Remue (Montpellier)/Assistante et administratrice Silvia Mamanno – coproduction Théâtre Liberté Toulon, Scène nationale – Une rencontre-lecture sur le thème Israël-Palestine, Le théâtre peut-il s’en emparer ? s’est tenue samedi 17 mai à 15h – animation  Jean-Pierre Han, en présence de David Ayala, Nasser Djemaï, Margaux Eskenazi, Mohamed Kacimi, Hervé Loichemol, Laurence Sendrowicz – Lecture des textes David Ayala, musicien, joueur de oud, Anis Faris.

Du 16 au 18 mai 2025 au Théâtre des Quartiers d’Ivry / Manufacture des Œillets – CDN du Val-de-Marne, 1 place Pierre Gosnat. 94200. Ivry-sur-Seine – site : www.theatre-quartiers-ivry.com – métro : Mairie d’Ivry.