Archives mensuelles : mai 2025

Médecine générale

Texte Olivier Cadiot – conception et mise en scène Ludovic Lagarde – Avec Valérie Dashwood, Laurent Poitrenaux, Alvise Sinivia – au Théâtre de la Ville / Les Abbesses.

© Mariano Barrientos

Le point de départ du spectacle est un roman de quatre cents pages d’Olivier Cadot que Ludovic Lagarde a réussi à adapter à la scène. C’est la huitième fois que les deux artistes collaborent sur un projet. Autant dire qu’ils travaillent en confiance.

Le scénario met en confrontation trois personnages, Closure, écrivain, qui vient d’enterrer son demi-frère (Laurent Poitrenaux) ; Mathilde, anthropologue, légèrement déconnectée des réalités après un long séjour de travail sur le terrain (Valérie Dashwood) ; Pierre, musicien, assis devant son piano situé côté jardin (Alvise Sinivia, qui signe également la conception sonore et musicale du spectacle). Ensemble, ils décident de s’arracher à un monde devenu pour eux illisible et de se créer de nouvelles utopies. Mathilde offre une maison familiale en état de semi-abandon comme nouveau port d’attache.

© Mariano Barrientos

La scène débute par un duo musique-lecture orchestré par Mathilde, tourneuse de pages, qui fait le grand écart entre la partition du pianiste – jouant Haydn qu’il affectionne particulièrement – et le livre d’Olivier Cadiot lu par Closure. Mathilde est pour Closure une vieille connaissance de lycée. Lui, a rencontré Pierre dans un train. À la recherche de son enfance disparue, elle s’échauffe comme au cours de danse, balancé, chassé, coupé, levé, plié. Cette première scène donne le ton du loufoque et d’un humour pince-sans-rire ravageur. Un micro sur pied, des images vidéo se promènent sur des praticables de différentes tailles et positionnement, montrant des ciels noirs et des nuages (scénographie Antoine Vasseur, conception vidéo Jérome Tuncer). Les corbeaux guettent. Les trois compères en costumes noirs et chemises blanches (signés Marie La Rocca) – réinventent la vie quotidienne et son cortège de péripéties et de rituels faisant évoluer l’atmosphère pseudo-classique du début en une joyeuse anomie débridée. Jusqu’à ce que tout se délite dans les souvenirs où chacun se perd.

On suit ces trois extravagants solitaires imprégnés de mal de vivre, à la recherche de nouvelles raisons d’exister, ils sont à tour de rôle la Trinité, père, fils et Saint-Esprit imitation icônes. Les hommes épluchent les haricots, Mathilde revient sur sa famille et son histoire, elle retrouve un bouquet daté du 1er juin 1881 : « Mon père disait… Ruine et désir, notre père parlait comme une langue étrangère… C’est du poison tout ça, je n’arrive pas à revenir à la maison. » Elle s’était enfuie très jeune. Closure parle de l’héritage moral de son demi-frère qu’il vient d’enterrer et s’enregistre, avant de s’emporter pour de bon. Pierre, qui a l’oreille absolue, se concentre sur ses magnétophones comme un DJ habité et endiablé, faisant aussi son récit familial.

© Mariano Barrientos

Les images se teintent de nuances de violet (lumières, Sébastien Michaud). La nature, présente dans le récit, s’affiche sur les praticables-écrans, tandis que Mathilde râpe le gruyère. Les oiseaux pépient et le tilleul s’effondre. Avant de virer à l’humour noir, le récit a pris un petit air de conte. Pierre joue du piano avec les pieds puis se replie sous l’instrument comme dans une cabane. « J’ai pas de souvenirs » confirme-t-il. Mathilde le rejoint et délire dans ses souvenirs. Les viols par les prêtres sont évoqués, ainsi que les suicides en série qui ont suivi. Le piano, truqué, devient strident. Le conscient, le pré-conscient, l’inconscient, s’invitent au générique, bercés par le murmure du piano. Et l’on se questionne mutuellement sur l’inconscient. « Je m’habitue à ma future disparition » dit Closure, l’écrivain, tandis que Pierre et Mathilde se mettent à ranger. Il ne reste qu’à se dire adieu.

© Mariano Barrientos

L’univers d’Olivier Cadiot dont l’œuvre est emblématique de la poésie contemporaine, invente et déconcerte par ses lignes brisées et reliefs escarpés. Il est dans l’invention formelle, le découpage et rapiéçage. Ludovic Lagarde accompagné des trois magnifiques acteurs – Valérie Dashwood, Laurent Poitrenaux, Alvise Sinivia – qui pourraient être les trois facettes d’un même personnage, sait lui donner corps. Il connaît sa poétique et a entre autres monté de lui Frères et Sœurs en 1993 ; adapté et mis en scène plusieurs de ses romans et textes de théâtre : Le Colonel des Zouaves (1997), Retour définitif et durable de l’être aimé (2002), Fairy Queen (2004). Au Festival d’Avignon 2010, d’Olivier Cadiot il a créé Un nid pour quoi faire – repris au Théâtre de la Ville la même année – et Un mage en été.  En 2016, il a mis en scène Providence.

Médecine générale est un spectacle plein de finesse, sobre et baroque, où se mêlent les vies inachevées de personnages quelque peu désabusés mais pleins de vie. De la belle ouvrage !

Brigitte Rémer, le 15 mai 2025

Avec Valérie Dashwood, Laurent Poitrenaux, Alvise Sinivia. Scénographie Antoine Vasseur – lumières Sébastien Michaud – costumes Marie La Rocca – conception sonore et musicale Alvise Sinivia – conception vidéo Jérome Tuncer – son David Bichindaritz, Jérome Tuncer – collaboration à la dramaturgie Pauline Labib-Lamour – assistante à la mise en scène Élodie Bremaud.

Du 28 avril au 13 mai 2025 – au Théâtre de la Ville/ Les Abbesses, 31 rue des Abbesses. 75018. Paris – métro : Abbesses, Pigalle – tél. : 01 42 74 22 77 – site : www.theatredelaville-paris.com

Full Moon

Chorégraphie de Josef Nadj – musiques de l’Art Ensemble Of Chicago, Fritz Hauser, Famoudou Don Moye & Tatsu Aoki, Malachi Favors Maghostut & Tatsu Aoki, Peter Vogel, Christian Wolfarth, Lucas Niggli – Vu au Théâtre Romain Rolland de Villejuif.

© Laurent Philippe

Un personnage en costume noir, mains et pieds blancs de peau, homme sans visage, énigmatique, venu d’on ne sait où, entre dans le cercle de lumière. Vers quoi se dirige-t-il ? quelle est sa traversée ? On le dirait en déséquilibre.

Il s’efface, laissant place à un groupe d’hommes africains qui recule lentement, tous reliés par un fil. Quelques signes-symboles apparaissent, une fléchette, l’exécution en duo des gestes du quotidien comme au village, l’un moud le grain l’autre pétrit le pain. L’atmosphère est lourde, quelque chose de l’ordre du magique et du sacré recouvre le plateau, subtilement éclairé dans des jeux de semi-obscurité (lumières et régie générale, Sylvain Blocquaux). Dans l’ombre et comme en écho, d’autres danseurs. Main, bras, se meuvent, alternativement, en une gestuelle abstraite. Ils sculptent l’espace dans des jeux de mains d’une grande précision.

© Laurent Philippe

La bande-son apporte une clameur, comme un ressac. Une roue à eau tourne. Apparitions disparitions. On porte la divinité. Mouvements d’ensemble, tremblements et spasmes s’écrivent, entre dialogues et mouvements contraires. Une belle énergie se dégage de l’ensemble. Les danseurs portent des cagoules noires et se transforment en guerriers, jusqu’à ce qu’une certaine folie s’empare d’eux. Soupirs, exclamations, réactions vocale et physique. Ils se désarticulent au son des percussions aigues et frappes de tambour. Le groupe se resserre. Costumes couleur anthracite avec galons ou appliqués (costumes Paula Dartigues), visages effacés. Les danseurs sautent, se portent. À l’arrière, le personnage énigmatique les regarde.

Le spectacle se construit par séquences. Les danseurs communiquent par sémaphore : gestes, doigts, mobilité des jambes, mime. L’un naît du groupe, du souffle du groupe, ils se décalent, se passent le relais, puis glissent comme des vagues sur le sol.  Accélérations. Décélérations. Tout est fluide, inventif, ludique parfois. D’une grande finesse, les corps balancent, la danse se dessine avec élégance et maîtrise. Les danseurs s’engagent, bras, jambes, corps, interprétation des rythmes, chacun existe dans un ensemble. Ils s’apostrophent et parlementent, comme au village, se regroupent en fond de scène. L’un est porté comme un prince tandis que le saxo transmet l’image de la mort, et du tombeau.

© Laurent Philippe

Changement de séquence menée par la trompette qui entraîne la fête. Comme des marionnettes et comme s’ils battaient le tambour, les danseurs s’avancent. La lumière baisse. Seul reste un masque, imposant, et le bruit de la mer. Et quand se découvre la pleine lune, ils tournent sur eux-mêmes, se déplacent avant-arrière. Sept d’entre eux s’alignent face aux spectateurs, rient, jettent des sorts. Ils marquent des temps, des silences, font des percussions avec le corps. Quelques séquences plus libres laissent penser à de l’improvisation. Les mouvements sont comme des allégories. La variation des gestes est impressionnante de précision. Le groupe porte le personnage sans visage, dans une sorte de respect avant de s’effacer devant l’Ancien qui entre, portant deux bâtons. Ils bondissent sur un chemin de lumière. Du bâton sort le sable, la terre. La transmission se fait, entre générations.

Le bruit des margouillats, la contrebasse, se font entendre. Des cris et des dialogues fusent. On abat des arbres, les oiseaux chantent. Mêmes mouvements en décalé. Scie, perceuse. Le rythme, s’accélère, ils sont là, décidés. Un avion tourne au-dessus de l’Homme sans visage. Tous reviennent et portent un masque de mort et des vestes aux couleurs chaudes, des chapeaux. La danse devient très expressive. Ils habitent l’espace en des gestes hétéroclites, bras en l’air et balancés. Trompette, musique de danse, harmonica fortissimo se succèdent. Ils reculent jusqu’à s’effacer du plateau.

© Laurent Philippe

Le bord de plateau qui a suivi la représentation en présence des danseurs et du chorégraphe a donné certaines clés de sa perception par rapport à l’Afrique. Sept des huit danseurs présents ici l’étaient déjà dans Omma, sa création précédente – cf. notre article du 6 novembre 2021. À la recherche des fondements de la danse, deux univers se rencontrent, celui de Josef Nadj, venant de Voïvodine (ex. Yougoslavie, dans l’actuelle Serbie), et celui de l’Afrique où les danseurs apportent leurs rythmes et énergies. Pour les rencontrer il a séjourné longuement en Afrique, notamment au Mali et au Burkina Faso, regardé, écouté, ressenti, observé le rapport à la terre et à la communauté, dans les villages Dogon du Mali. Il s’est nourri de ce qui l’entourait et a construit une gestuelle en réponse aux impulsions qu’il percevait. C’est un travail de longue haleine, réalisé sur cinq ans, un long cheminement pour mettre à distance sa propre culture, ses traditions et son histoire. Dans la danse, il a recherché les figures inédites de la communauté et compare sa démarche à celle d’un jardinier. « Il faut du temps et de l’attention pour que les choses poussent » dit-il.

Les danseurs viennent du Burkina Faso, du Congo Brazzaville, de Côte d’Ivoire et du Mali. Ils s’appellent Timothé Ballo, Abdel Kader Diop, Aipeur Foundou, Bi Jean Ronsard Irié, Jean-Paul Mehansio, Sombewendin Marius Sawadogo, Boukson Séré. Leurs formations sont diverses et multiples. Ils ont appris de la rue, du sport, du conte, du théâtre, des danses urbaines et de la modern-jazz, d’écoles d’art, d’ateliers et de centres chorégraphiques. Avec eux Josef Nadj a dialogué sur la musique et partagé son goût pour l’écriture musicale de Charles Mingus, Cecil Taylor ou Anthony Braxton.

© Laurent Philippe

Josef Nadj, danseur, chorégraphe, plasticien et photographe, définit la danse en ces termes : « ce sont des états qui me portent, des formes, du temps, cet espace perdu. » Il parle de la danse comme d’une autre langue, la sienne propre, avec laquelle il exprime tout ce qui ne passe pas par les mots, évoque le sens du rituel qu’on est en train de perdre. Il lie dans le spectacle cette figure énigmatique qui vient d’ailleurs et qu’il incarne, à la transmission. Un personnage né par la figure de la marionnette qui s’est invitée dans les répétitions, idée d’abord transmise par des objets, puis par l’idée qu’il pouvait incarner, lui, danseur, cette troublante figure sans visage. Le spectacle Full Moon est chargé, quand dès le début la lune se lève, majestueuse et magique. « La pleine lune d’Afrique n’est pas celle d’Europe, elle communique comme une énergie particulière. Full Moon c’est la danse de l’énergie » conclut-il. Un spectacle à ressentir et à méditer. Son énergie est positive !

Brigitte Rémer, le 12 mai 2025

Interprètes : Timothé Ballo, Abdel Kader Diop, Aipeur Foundou, Bi Jean Ronsard Irié, Jean-Paul Mehansio, Sombewendin Marius Sawadogo, Boukson Séré et Josef Nadj. Collaboration artistique Ivan Fatjo – régie générale et lumières Sylvain Blocquaux – costumes Paula Dartigues – musiques : Art Ensemble Of Chicago, Fritz Hauser, Famoudou Don Moye & Tatsu Aoki, Malachi Favors Maghostut & Tatsu Aoki, Peter Vogel, Christian Wolfarth, Lucas Niggli.

Production, diffusion Bureau Platô Séverine Péan et Mathilde Blatgé – administration de production Laura Petit – production déléguée Atelier 3+1 – coproductions : Montpellier Danse, Le Trident, Scène nationale de Cherbourg, MC 93 Maison de la culture de Seine-Saint-Denis, Bobigny, Charleroi Danse, Le Tropique Atrium, Fort-de-France, Théâtre des Salins, Scène nationale de Martigues, Le Théâtre d’Arles.

Vu le 30 mai 2025 au Théâtre Romain Rolland, 18 rue Eugène Varlin. 94800. Villejuif – sites : https://trr.fr – et www.josefnadj.com

Braveheart

Écriture et mise en scène Wael Kadour – traduction Simon Dubois, Annamaria Bianco – avec Hala Al Sayasneh et Wael Kadour – Spectacle présenté au Théâtre de Choisy-le-Roi, scène conventionnée d’intérêt national/Art et création pour la diversité linguistique, en langue arabe, (Syrie), surtitré en français.

© Tammam Alomar

Les acteurs sont déjà sur scène avant que le public n’entre, assis sur une table au centre du plateau, Aline (Hala Al Sayasneh) la tête posée sur l’épaule de Mohammad (Wael Kadour), deux ombres, dans la suspension et la pénombre (création lumière Franck Besson). Ils sont Syriens, résidant en France dans une ville secondaire indique le texte qui débute, en langue arabe chuchotée. Derrière eux, sur un écran, la traduction s’affiche en français, avec clarté et comme un troisième personnage. Ce mouvement de va et vient entre les deux langues se fait d’une manière fluide et comme évidente.

On ne sait pas ce qui lie ces deux personnages. Elle, s’est lancée à corps perdu dans un récit évoquant un homme qui la traque et cela l’angoisse. L’étau se resserre et une sorte d’enquête se met en place dans un contexte qu’elle dessine comme de plus en plus anxiogène, car cet homme qui la taraude n’est autre que son ancien bourreau. Une rumeur lui a dit qu’il avait fui le pays et se serait réfugié en France, comme elle. Son fragile équilibre alors s’effondre et son échappatoire pour ne pas sombrer et exorciser ses peurs devient l’écriture. Devant elle, côté jardin, une pile de pages posée au sol. Aline perd ses repères et redessine la mécanique de la violence. Dans son récit, le spectateur se cherche entre la fiction, son récit d’écriture, et la vie.

Mohammad tente de l’aider, la pousse dans ses retranchements, la questionne sur cette frontière entre le réel et l’imaginaire et sert de révélateur. Les pistes se brouillent, il regarde autour de lui, tente de se concentrer mais quelque chose attire son regard. C’est une sorte de lampe rouge qui pourrait ressembler à un micro, comme un mouchard. Il la descend avant de reprendre place, assis sur la table, face à l’écran, comme un chef d’orchestre. Les didascalies s’écrivent sur écran en bilingue, comme des déclarations.

Cette lampe rouge de l’armée des ombres les aimante et devient terrain de complicité. Aline se place en-dessous, trouve un sac et l’enroule dedans pour l’étouffer. Lui, manipule le câble. Un mouvement de balancier se met en place, ironique et provocateur, leurs échanges deviennent mi-ludiques mi-graves. Il la coiffe du sac, elle ressemble à une accusée. Leurs discours respectifs ne semblent pas aller dans le même sens, le ton monte avant de redescendre. Elle le provoque et donne des coups de griffes.

Mohammad joue avec ce mouchard-micro qui prend une place importante, ils en font une chorégraphie. Des silences s’installent, prolongés par la musique (création sonore et musicale Vincent Commaret). L’ombre de Mohammad se reflète et se démultiplie sur le mur de côté. De l’autre côté de l’écran translucide on ne voit plus que ses jambes comme derrière un castelet devenu bleu indigo, devenu la nuit. Elle, écrit.

© Tammam Alomar

La pile de pages posée au sol glisse et s’éffondre comme si l’écriture lui échappait. « J’ai marché jusqu’à disparaître » dit-elle. Le poids de la mémoire l’empêche de vivre. Elle associe Mohammad au processus d’écriture, il en prend le leadership et entre dans le rôle du metteur en scène, parlant de la création, de l’écriture, de l’élaboration d’une pièce qu’il mettrait en scène. On essaie de reconstituer le puzzle. Il se lance ensuite dans le jeu de la vérité, décrit Aline et lui parle de la perception qu’il a d’elle dans le cadre d’un cours de français qu’ils prendraient ensemble, évoque son attitude autour de la machine à café. Un jeu de rôles se met en place. Le spectateur voyage dans les strates de récits qui se croisent, se superposent, se contredisent, s’effacent, s’égarent et le perdent. Mohammad prend la place de « l’autre… » cet homme omniprésent dans le récit d’Aline pour habiter cette « terre de la peur » et qui est devenu la clé de voûte de son roman. Dernière séquence, les deux personnages se rapprochent, leurs ombres mêlées sur le mur, retour à la première séquence, à la vie ordinaire, Aline pose la tête sur l’épaule de Mohammad : « On se voit quand ? »

© Tammam Alomar

Avec ce parcours d’exil et de violence sous-jacente dans la pièce, Wael Kadour sait de quoi il parle. Il a fui la guerre et quitté la Syrie en 2011, exorcise les tensions et traumas par l’écriture. « De l’écriture du traumatisme au trauma de l’écriture » dit-il. Il parle par la voix d’Aline, comme lui réfugiée, qui décale les notions de temps et d’espace, traverse une relation amoureuse naissante avec lui. Le passé se conjugue au présent, il faut rassembler ses forces et sa volonté pour continuer à vivre.

Wael Kadour est diplômé de l’Institut Supérieur d’Art Dramatique de Damas, Il a été conseiller artistique et dramaturge sur de nombreux spectacles en Syrie, Jordanie et au Liban, puis mis en scène des pièces de Samuel Beckett, Edward Albee, Caryl Churchill, Saadallah Wannous, Mudar Al Haggi, à Damas, Beyrouth et Amman, de 2011 à 2014. Il a participé à plusieurs résidences internationales, à Londres, New-York et Berlin. Après la création de sa pièce Les petites chambres, à Beyrouth et Amman en 2014, il a co-mis en scène avec Mohamad Al Rashi sa pièce Chroniques d’une ville qu’on croit connaître, présentée en janvier 2019 à la Filature/scène nationale de Mulhouse puis au Théâtre Jean Vilar de Vitry-sur-Seine (cf. notre article du 28 avril 2019) avant que la tournée ne s’interrompe en raison de la pandémie.

Il est aujourd’hui sur scène en duo avec Hala Al Sayasneh, qui porte le rôle d’Aline avec finesse et pertinence. Braveheart – qui emprunte son titre, Coeur Vaillant, au film de Mel Gibson qui avait eu un fort impact en Syrie à sa sortie – débute à la manière d’un film intimiste, avant que le climat ne s’oxyde au fil des doutes d’Aline et de Mohammad. Le spectacle rend compte des méandres de la mémoire, individuelle et collective, si lointaine et si proche. Wael Kadour, s’inspirant de sa propre histoire, interroge le sens de l’écriture et de la création  théâtrale. Il présentera Chapitre 4 dans le cadre du programme organisé avec la SACD « Vive le sujet ! »  au Festival d’Avignon. Rendez-vous au Jardin de la Vierge du Lycée Saint-Joseph, du 9 au 12 juillet.

Brigitte Rémer, le 3 mai 2025

© Tammam Alomar

Texte et mise en scène Wael Kadour – Avec Hala Al Sayasneh et Wael Kadour – Scénographie et régie générale Ikhyeon Park – collaboration artistique Jean Christophe Lanquetin – création sonore et musicale Vincent Commaret – création lumière Franck Besson – régisseur Lumières Pierrick Corbaz – traduction arabe-français Simon Dubois, Annamaria Bianco – production Aurélien Tracol, Root’s Art / Wael Kadour, Collective Ma’louba – Le texte de Braveheart est publié aux éditions  L’Espace d’un instant dans la traduction de Simon Dubois.

Coproductions : Le Quartz/scène nationale, Théâtre de Choisy le Roi/scène conventionnée d’intérêt nationale Art et Création pour la diversité linguistique – coproduction avec le Theater an der Ruhr soutenue par le ministère de la Culture et des Sciences de Rhénanie-du-Nord-Westphalie – Collective Ma’louba, Allemagne.  Avec le soutien de : AFAC l’Arab Fund for Arts and Culture – Maison Antoine Vitez – Conseil Départementale des Bouches-du-Rhône – Centre départemental de Création en Résidence Domaine de l’Etang des Aulnes – Théâtre Joliette, Marseille – Attijahat-Independent Culture / Zad : Miles for Connection. Production, administration Association Root’s Arts, Aurélien Tracol.

Vu le 29 avril 2025, au Théâtre-Cinéma de Choisy-le-Roi, 4 avenue de Villeneuve Saint-Georges. 94600 Choisy-le-Roi –  tél. :+ 33 (0) 1 48 90 89 79 – site : www.theatrecinemachoisy.fr

Histoires croisées Gae Aulenti, Ada Louise Huxtable, Phyllis Lambert

Exposition sur l’architecture et la ville – commissaire Léa-Catherine Szacka, commissaire associée Catherine Bédard – exposition au Centre culturel canadien à Paris, jusqu’au 17 mai 2025 – Derniers jours.

© Centre culturel canadien (1)

Une exposition remarquable sur trois femmes nées dans les années 1920 et qui ont marqué le domaine de l’architecture va bientôt refermer ses portes. Le Centre Culturel Canadien à Paris, propose une vision de leurs parcours et croisent leurs regards.

Deux d’entre elles sont architectes, Gae Aulenti (1927/2012) et Phyllis Lambert, née en 1927, et qui, à l’âge de quatre-vingt-dix-huit ans est toujours active. La troisième, Ada Louise Huxtable (1921-2013), est critique en architecture. Ces trois pionnières comptent parmi les figures les plus influentes de l’architecture et du design de l’après-guerre, elles ont su s’imposer dans un métier d’hommes.

On connaît Gae Aulenti, architecte et designer, pour avoir transformé la Gare d’Orsay en musée du XIXème siècle et de l’Impressionnisme. De nombreux dessins sont ici montrés sur les étapes du projet. Née en Italie et formée au Politecnico de Milan, elle a eu pour objectif de transformer les bâtiments historiques en musées, tout en respectant leur histoire. Elle en garde la structure et réinterprète le patrimoine urbain. Ainsi le Palazzo Grassi à Venise et le Musée d’Art de Catalogne, à Barcelone. Sa polyvalence et son talent lui permettent aussi de concevoir du mobilier et des luminaires. La lampe Pipistrello, qu’elle conçoit en 1965, est devenue un objet phare du design industriel. Sa sensibilité politique est tournée vers la gauche, elle donne du sens à son travail architectural par ses engagements culturels et sociaux.

Née à Montréal dans une famille fortunée, Phillys Lambert fait des études en Histoire de l’Art au Vassar College, dans l’État de New-York, avant de s’installer comme artiste à Paris où elle reste quelques années. De retour au Canada, elle seconde son père pour la construction du Seagram Building, et choisit Mies Van der Rohe, pionnier du modernisme, comme architecte. Elle s’engage alors dans des études d’architecture et se passionne pour ce qu’elle fait. C’est une militante qui se lance dans la défense de Montréal, pour que l’identité et la mémoire de la ville, construite dans une pierre grise très spécifique et venant des carrières de calcaire alentour, ne s’effacent pas. Elle fonde Sauvons Montréal et Heritage Montréal pour préserver les bâtiments historiques de la ville et signe la conception et la réalisation du très important Centre canadien d’Architecture, à Montréal, en 1973.

© Centre culturel canadien (2)

Née à New-York, Ada Louise Huxtable devient la première critique d’architecture et travaille pour le New-York Times. Son style, connu et reconnu, sensibilise le public aux enjeux architecturaux et urbains. Elle a ainsi vivement réagi à la destruction de la Pennsylvania Station à New-York en 1963, une gare monumentale ornée de colonnades construite en 1910 et qui s’inspirait des thermes de Caracalla à Rome. Elle n’a cessé d’attirer l’attention sur l’importance du patrimoine en termes d’identité de la ville et comme porteur d’Histoire. Par la force de sa plume, elle a su convaincre et a sans doute permis d’éviter pas mal de destructions.

Au cœur d’un bel espace lumineux, éclairé par un puits de lumière, au sous-sol du bâtiment – une ancienne cour, couverte et donnant sur le ciel – sont posées au sol des panneaux et palissades recouverts de documents photographiques, articles et magazines. On pourrait être sur une sorte de chantier organisé. Chaque créatrice a son espace et l’on peut voir leurs réalisations, c’est très bien documenté. Des enregistrements d’interviews accompagnent le visiteur. Au centre, une pièce dérobée, sorte de mastaba où se croisent les lignes du temps et de la vie des trois artistes, chronologies mêlées. Signée du studio Pitis e Associati, de Milan, la scénographie permet une lecture fluide, libre et vivante des trois femmes et de leurs œuvres. Au premier étage, la section réservée aux bâtiments en pierre grise de Montréal, avant d’arriver devant un mur d’images qui témoignent, interviews filmés où elles s’expriment sur le sens de qu’elles cherchent et réalisent.

© Centre culturel canadien –  (3)

Léa-Catherine Szacka commissaire invitée et historienne de l’architecture, et Catherine Bédard, commissaire associée et directrice adjointe du Centre culturel canadien ont réalisé un remarquable travail d’archéologie à travers différents pays d’une part pour rassembler les documents, d’autre part pour croiser les destins et trajectoires de ces trois visionnaires de l’architecture, d’abord influencées par les grands maîtres du modernisme – Franck Lloyd Wright, Le Corbisuer, Mies Van Rohe, Gropius créateur du Bauhaus et Rogers. Leur évolution est remarquable, elles n’ont pas craint ensuite de les remettre en question et de se passionner pour les défis sociaux, urbains et esthétiques de leur époque.

Histoires croisées. Gae Aulenti, Ada Louise Huxtable, Phyllis Lambert, sur l’architecture et la ville est encore visible quelques jours et jusqu’au 17 mai 2025, courez-y !

Brigitte Rémer, le 2 mai 2025

Commissaire d’exposition Léa-Catherine Szacka – commissaire associée Catherine Bédard – scénographie du studio Pitis e Associati, Milan – Un livre, publié en bilingue aux éditions Skira, accompagne l’exposition (144 pages, 50 illustrations). Visuels : (1) © Phyllis Lambert, Espace en négatif, New York City – 1968 (tirage chromogénique) – (2) New-York Times, le journal dans lequel Ada Louise Huxtable devient la première critique en architecture. (3) – © Aulenti-Gae-Museo-d_Orsay-Prospettiva-1980-86-©AGA-1261×1024.

Au Centre Culturel Canadien 130, rue du Faubourg Saint-Honoré, 75008. Paris – tél. : 01 44 43 21 90 – métro Saint Philippe-du-Roule ou Miromesnil – site : www. canada-culture.org – Ouvert du lundi au vendredi de 10h à 18h

Cet air infini

Texte Lluïsa Cunillé, traduit de l’espagnol (Catalogne) par Laurent Gallardo – mise en scène Jean-Noël Dahan – avec Marie Micla et Jean-Noël Dahan, compagnie Eclats Rémanence et Les Rugissants – vu au Théâtre de l’Épée de bois/Cartoucherie de Vincennes.

© Christophe Raynaud de Lage

Une femme est assise au centre du plateau. Assez énigmatique et comme fossilisée. Ce matin elle enterrait sa mère. Elle porte une robe bleue, un foulard noir noué sur la tête, des lunettes noires. On l’appellera Électre, ou Phèdre, Médée ou Antigone, figures tragiques et familières. Derrière elle une rosace dans le mur du théâtre renforce l’atmosphère d’étrangeté.

Entre un homme, lui ce sera Ulysse, qui arrive par la salle. C’est un ingénieur immigré qui tourne autour d’une question majeure : rester vivre dans la ville occidentale qu’il est en train de bâtir, ou partir retrouver les siens. Il fait la synthèse de sa vie ici, se décrit aujourd’hui. Deux solitudes se mettent en marche, parallèlement. La lumière pointe sur l’un et l’autre, à tour de rôle, (création lumières Marc Delamézières).

© Christophe Raynaud de Lage

Comme lui, elle s’interroge sur elle-même et sa manière de penser, parle de ses peurs d’enfance, cultive sa solitude ne prêtant aucune attention aux mains qui se tendent. Elle exhibe la haine comme mode de défense. L’homme s’approche et le dialogue s’engage. Chacun poursuit le récit de sa vie, de manière autocentrée, ils se font face, elle, assise comme au café, lui, debout. Elle parle de la famille, de sa mère, remariée et qu’elle n’aimait pas, lui évoque le contexte de son travail, sa famille à distance, qu’il imagine, son statut d’étranger et le fossé que cela entraîne surtout dans le regard des autres.

Il semble qu’ils se connaissent même si tout est distant, et l’un comme l’autre aime à brouiller les pistes. Lui a rendez-vous avec des copains, elle tente de le retenir. Il lui montre le canif qu’ils lui ont remis, l’invitant à se méfier des femmes. Elle lui fait un aveu d’amour, l’invitant à s’installer chez elle. Il détourne la proposition et cherche des échappatoires, puis semble accepter avant de partir à son rendez-vous.

Elle décroche son téléphone et accuse gratuitement : « Je me suis fait agresser par un homme avec un canif et j’ai l’impression d’être comme paralysée, de ne plus pouvoir bouger. » Il revient, ils se traitent d’étranger / étrangère, la tension monte, il informe : « Dans quelques minutes, ils vont dynamiter ces usines. Il faut partir d’ici… » Ces usines, elle les connait bien, elle y a travaillé. Elle n’entend pas et poursuit son récit, un cran plus haut : « Je suis sortie de prison aujourd’hui… » Aux questions qu’il lui pose on apprend qu’elle aurait tué ses enfants mais qu’elle leur parle tous les jours, et qu’elle aurait passé dix-sept ans sous les barreaux. Elle est devenue étrangère à la ville qu’elle ne reconnaît pas. Lui, propose de l’aider, elle décline.

Deux usines sur trois ont été dynamitées, il ne s’est pas éloigné. À l’usine, elle retirait des pièces en verre défectueuses et les séparait des autres. Lui prenant la main, elle lui lit l’avenir. La troisième déflagration vient de se produire. « Tu es blessé ? » lui demande-t-elle « Je ne crois pas », répond-il. L’explosion des bâtiments lui fait penser à son frère, fiché, et tué par la police, (création sonore Jean-Marc Istria).

© Christophe Raynaud de Lage

Pour lui, un émigré parmi d’autres, resté invisible pendant des années, « pour que personne ne remarque que j’étais en trop ou en moins », reste l’espoir, : « Dans quelques jours, ma femme et mon fils vont venir vivre ici. Je pourrai me promener avec eux et leur montrer la ville. » Pour elle aux multiples visages, Électre revenant des funérailles de sa mère, Phèdre tombant amoureuse de lui, Médée sortant de dix-sept ans de prison après le meurtre des enfants, ou Antigone, la sœur d’un terroriste traqué par la police. Pour elle, le désespoir « Je suis déjà morte » dit-elle. Un coup de feu claque.

La pièce de Lluïsa Cunillé, auteure, dramaturge et metteure en scène catalane, Cet air infini, monte en tension et brouille les temporalités. Elle parle d’altérité et dessine des figures à la sensibilité fragile et la vie fantasmatique éprouvée mais qui côtoient le réel. Deux personnages porteurs d’univers chargés, tentent de se réchauffer dans ce lieu étrange et mystérieux de la pièce, sorte de no man’s land. Dans le contexte du nouveau théâtre catalan, l’œuvre de Lluïsa Cunillé occupe une place importante. Depuis sa première création, Rodéo, qui a obtenu le Prix Calderón de la Barca en 1991, elle a écrit, publié et vu une vingtaine de ses pièces mises en scène, ainsi que des adaptations théâtrales et scénarios de films. Les acteurs, Marie Micla, et Jean-Noël Dahan – qui met en scène en même temps qu’il interprète l’homme, Ulyse – créent un univers à la fois intimiste et  tragique très maitrisé, où la tension dramatique se déplie jusqu’à nous plonger dans le doute et nous faire perdre nos références.

Brigitte Rémer, le 28 avril 2025

Avec Marie Micla et Jean-Noël Dahan – création lumières Marc Delamézières – création sonore Jean-Marc Istria – Production : compagnie Eclats Rémanence et Cie Les Rugissants. Cette pièce, écrite en 2010 et traduite en 2023, a remporté le Prix national de littérature dramatique (Espagne) en 2010.

Vu au Théâtre de l’Épée de Bois – Salle de répétition (Studio) le 30 mars 2025 – Cartoucherie de Vincennes. Route du Champ de Manœuvre 75012 Paris – site : epeedebois.com – tél. : 06 60 43 21 13 – site de la Compagnie : www.eclatsremanence.fr