Texte et interprétation, Céline Milliat-Baumgartner – Mise en scène Pauline Bureau, La Part des Anges – au Théâtre de la Bastille.
Le sourire et la grâce de Céline Milliat-Baumgartner nous accueillent sur scène, pourtant ils racontent un drame : ses parents ont disparu quand elle avait neuf ans, lors d’un accident de voiture. Elle en fait récit en 2015 dans un court roman et le crée en 2018 au Théâtre du Rond-Point. Pauline Bureau la guide et signe la mise en scène. Par ce moment incandescent qu’elle interprète sur scène, ses parents sont devenus poème.
Elle admirait sa mère, actrice et adorait son père qui lui montrait le dessin. Sa mère était « son modèle, son héroïne, son original » dit-elle. On remonte le cours de cette brève rencontre avec eux. L’introduction enregistrée parle d’un accident de voiture et d’un couple carbonisé, non identifié. Seul 2 bracelets noircis et une boucle d’oreille à fleurs pour être sûr que c’était bien elle et lui, rentrant d’une soirée amicale dans une voiture prêtée. On est le 19 juin 1985. Le baby-sitter chargé de garder les deux enfants, elle et son jeune frère, est encore là le matin sans savoir pourquoi, pour lui c’était un galop d’essai, une première soirée dans la fonction. Dans la matinée il reçoit du grand-père, neurochirurgien à Colmar, le terrible coup de fil. Les enfants n’assisteront pas à l’enterrement, ils iront chez leur tante, volonté de leur mère qui écrivait un testament chaque fois qu’elle allait prendre l’avion et le déchirait au retour.
Un immense miroir incliné double de la scène, est suspendu, donnant l’idée fantomatique de sa mère et d’elle, sa réplique. C’est autour d’Elles que Céline Milliat-Baumgartner a pensé le spectacle, comme un exorcisme. Elle entre en scène, robe bleutée, légère, d’enfance, portant un gros carton quelle pose dans une scénographie-écrin (costumes et accessoires Alice Touvet, scénographie Emmanuelle Roy). Le jeu de la mémoire se met en place. De sa mère, elle connaît tout dit-elle et tout lui revient : le bruit de son pas, sa robe parme et les couleurs qu’elle aime, son odeur. Si elle avait été sa mère, elle aurait craqué pour son père. Les deux s’aimaient, se disputaient, vivaient. Revient le souvenir des vacances en Grèce, elle a sept ans. Elle ouvre sa malle au trésor, dans laquelle s’anime un petit film super 8, comme un théâtre d’ombres et trace de ces vacances presque dernières, un paradis perdu. La mer monte et envahit le sol, l’image se répète dans le miroir (vidéo Christophe Touche).
Un jour d’exaspération, sa mère avait dit : « Mais comment tu feras quand je ne serai plus là ? » et encore, « surtout ne sois jamais actrice, c’est trop dur ! » La phrase frappe au carreau de l’enfance blessée, et la voici sur scène. Elle sort du carton ses chaussures de ballet classique en satin, ses pointes, et tranquillement les met, moment évocateur des cours de danse classique qu’elle a pris pendant dix ans, délicate berceuse de la boîte à musique où la figurine tourne. Les godasses du père avancent toutes seules, ce père parfois ailleurs. Elle est au milieu du plateau, l’absente au centre de son monde, et du théâtre.
« Mes souvenirs sont sous terre » dit-elle, en construisant sa vie, mettant un bouclier entre elle et le monde. Quand elle change d’école, dans la cour de récré, les copines parlent entre elles de leurs mères : « pas trop sévère la tienne ? Et ton père ? » Le mot orpheline claque. Vent, ciel et nuages emplissent le sol comme si l’ange était monté au ciel rendre visite à sa mère, elle est sur pointes et se construit un autre monde. Restent les traces, un cheveu trouvé, une tasse bleue qui finit par se casser, un livre de théâtre, la bague de fiançailles, trop belle et voyante pour être portée. Elle s’asperge d’un nuage de parfum.
Passent les années. Quinze ans après elle prend connaissance du procès-verbal de police tapé à la machine à écrire, du témoignage de l’ami qui avait prêté sa voiture, du constat de décès, d’une facture de réparation du poteau contre lequel la voiture s’était fracassée à l’entrée du tunnel de Saint-Germain en Laye, des trois bijoux, deux bracelets et une boucle d’oreille qui avaient permis l’identification. Elle y place de petites pointes d’humour et brûle le constat qui devient papillon devant nous, défiant le trou noir de l’abandon et ce funeste destin (magie Benoît Dattez).
Dans cette même dérision elle énumère le cahier des charges auquel elle échappe hors des obligations familiales : « Je n’ai pas… » la liste et longue, du repas du dimanche en principe obligatoire et qui n’existe pas, à l’accompagnement de leur vieillesse. Elle dresse aussi la liste de ses angoisses. « Je fais plein de petites choses bizarres pour rester en vie » se reconnaît-elle. Les images familiales envahissent le sol et se reflètent dans la glace dont le cadre s’éclaire avec le flux et le reflux de ses pensées.
Aujourd’hui, elle a dépassé l’âge de ses parents, c’est une ode à la vie qu’interprète Céline Milliat-Baumgartner « à notre unique vie » comme elle le dit à plusieurs reprises et elle réserve une surprise finale, dans une dernière espièglerie pleine de gravité. La mise en scène de Pauline Bureau a beaucoup de doigté pour garder la luminosité du récit et partager l’indicible, comme chaque geste artistique posé autour des Bijoux de pacotille (lumière Bruno Brinas, composition musicale et sonore Vincent Hulot). Certains moments se suspendent. Céline Milliat-Baumgartner est remarquable dans ce dévoilement partagé d’une tragédie qu’elle rend fluide malgré l’émotion et la gravité. Sa mère, actrice, en aurait été fière.
Brigitte Rémer, le 29 avril 2025
Texte et interprétation, Céline Milliat-Baumgartner – Mise en scène Pauline Bureau Scénographie Emmanuelle Roy – costumes et accessoires Alice Touvet – composition musicale et sonore Vincent Hulot – lumière Bruno Brinas – dramaturgie Benoîte Bureau – vidéo Christophe Touche – magie Benoît Dattez – travail chorégraphique Cécile Zanibelli – régie générale, son et vidéo Sébastien Villeroy – régie Lumière Pauline Falourd – administration Claire Dugot – développement et diffusion Christelle Longequeue – le texte est publié aux éditions Arléa et aux éditions Hatier, collection Classiques & Cie Collège – production La part des anges – coproduction Théâtre Paris-Villette, Le Merlan/ scène nationale de Marseille et Théâtre Romain Rolland/scène conventionnée de Villejuif.
Du 28 avril au 17 mai, au Théâtre de la Bastille – 76 Rue de la Roquette 75011 Paris – tél. : 01 43 57 42 14 – sites : www.theatre-bastille.com – www.part-des-anges.com