Archives mensuelles : septembre 2020

Passé Présent

Sarah Moon. “En Roue Libre”, 2001
© Sarah Moon

Installation de Sarah Moon, au musée d’Art moderne de Paris. Directeur Fabrice Hergott – commissaire Fanny Schulmann – assistante de l’exposition Pauline Roches – scénographe Cécile Degos – direction artistique Sarah Moon, assistée de Guillaume Fabiani.

Sarah Moon conduit le visiteur dans son Passé Présent c’est-à-dire hors du temps, comme elle le pose dans une équation au début de l’exposition. « Vous avez dit chronologie ? Je n’ai pas de repères ; mes jalons ne sont ni des jours, ni des mois, ni des années. Ce sont des avant – pendant – après. » Elle est une magnifique conteuse qui met l’enfance au centre de l’image et qui mêle tragédie et poésie, avec virtuosité. L’installation qu’elle propose au musée d’Art moderne de Paris fait dialoguer de nombreuses photographies allant des années 80 à aujourd’hui, les films qu’elle a tournés en mettant ses pas dans ceux des frères Grimm, d’Andersen ou de Perrault, les livres qu’elle a publiés. Elle habite un univers sensible et raffiné.

Après avoir été mannequin dans les années soixante, Sarah Moon choisit d’être photographe de mode et son talent est reconnu internationalement à partir des années quatre-vingts. Elle signe alors les premières campagnes de photographies de mode, pour la marque Cacharel entre autres. « C’est à la fois pour m’approcher et m’échapper de la réalité qu’instinctivement j’ai regardé à travers l’objectif d’un appareil photographique » dit-elle. Elle a profondément modifié le concept de présentation du vêtement et de représentation de la femme, la notion de beauté et de féminité. « Je fais presque toujours la même photo. Une photo de mode, une robe, une femme, ou plutôt une femme, une robe » dit-elle. Sa griffe d’artiste-conceptrice, immédiatement identifiable, puisait dans des références cinématographiques et littéraires, de Murnau à Charles Laughton, marquant un chemin artistique singulier basé sur le noir et blanc, « couleur de l’inconscient et de la mémoire » précise-t-elle. Les imprimés des robes, la position des bras, les mains qui cachent le visage, sont autant de signes particuliers qui la nomment.

A partir des années 80, Sarah Moon se met à travailler le récit par la photographie et par le film. A partir de son premier film, Mississipi One réalisé en 1992, elle entrecroise les recherches entre images fixes et images animées et note : “D’aussi loin que je me souvienne, faire un film a toujours été un désir que je croyais impossible, comme si c’était trop demander, comme si c’était rêver… De tous les projets qui déjà me hantaient, Mississipi a été le premier que j’ai pu réaliser. D’autres ont suivi, ceux que j’appelle home movies – contes, portraits et autres vidéos. Alors tout a changé, y compris dans le travail de commande, la mode, où je me suis débarrassée de l’anecdote pour aller vers l’essentiel… » Sarah Moon se plait à croiser les époques, les architectures, les musiques et taille sa liberté artistique avec certitude et douceur. D’une grande capacité d’invention, elle aime brouiller les pistes : « Il faut pouvoir tout changer, faire l’hiver en été, le soleil en novembre, la nuit en plein jour » explique l’ensorceleuse. Elle obtient le Grand prix national de la photographie en 1995.

En introduction à l’exposition et dans son lien avec la mode, le regard du visiteur suit le mouvement d’une robe, sa transparence, ses plis, le tressage du lamé, dans des images qui souvent cachent le visage, mettant en avant le corps et le vêtement. On y trouve des photographies aux patines floutées, passées, créant l’étrangeté comme Theresa Stewart et Fashion I, pour Issey Miyake (1995), où le mannequin devient mouvement, où les couleurs éteintes de la robe et de ses liserés se retrouvent dans L’Oiseau (1995), plein d’humanité, où La Robe à pois (1996) évoque l’habit du clown blanc. Dans Pour Renate (2007) on aperçoit un visage sur lequel se superpose une pleine lune. K.P. pour Yohji Yamamoto (1998) introduit dans le raffinement d’une pose naturelle sur fond bicolore, et Foudroyé en plein vol (2013), met en scène un oiseau au somptueux plumage, immobilisé à la verticale. Sarah Moon a aussi composé des scènes de travestissements inspirées de bestiaires, moments de théâtre et d’extravagance, comme cet homme au masque animal fièrement assis à côté de l’écriteau Renseignements, du titre de la photo (1981), dans ce qui pourrait être la réception d’un hôtel fin XIXème, une jeune fille en vêtement marin portant un grand chapeau, se tient debout à ses côtés ; ou encore comme ce Chat masqué (1976) portant canne et cache-oeil, déclinant la tasse de café que lui tendent deux élégantes. « Je guette l’imprévisible, j’attends de reconnaitre ce que j’ai oublié… J’invente une histoire qui n’existe pas, je crée un lieu ou j’en efface un autre, je déplace la lumière, je déréalise et j’essaie » dit Sarah Moon parlant de sa démarche de travail. Elle note sur les murs ses pensées et commentaires, sentiments et sensations, ou celles d’autres artistes dans lesquels elle se reconnaît, comme le poète T.S.Eliot ou le peintre Georges Braque. « Définir une chose c’est substituer la définition à la chose » dit ce dernier.

Le parcours de l’exposition s’articule ensuite autour de cinq films montrés dans des boîtes de projection, sorte de petites cabanes rapidement bâties au fond des jardins. Ils s’adossent à des contes populaires liés à l’enfance, Sarah Moon en est la narratrice : « On relie toujours les contes à l’univers enfantin… Quand j’ai commencé à les re-conter, j’ai éliminé tout un folklore de fées, de lutins, les happy-ends, pour m’attacher à la symbolique, à une inquiétude et à une réalité, immédiatement perceptibles… » dit-elle. Elle annonce aussi la couleur par les propos de Franz Kafka, qu’elle rapporte : « Il n’existe que des contes de fées sanglants. Tout conte de fées est issu des profondeurs, du sang et de la peur. »

Et le chemin des peurs et des tragédies enfantines commence ici : Dans Circuss (2002), à l’origine du drame l’Éléphante du cirque Drurova, un numéro raté, le départ de l’écuyère à travers l’étoile lumineuse-point d’entrée du cirque, l’abandon des enfants, la tentative de survie et la quête de nourriture de la petite fille vendant des allumettes et tentant de se réchauffer, la force de ses visions au cours desquelles apparaissent ceux qu’elle aime, sa mort dans la froidure d’une nuit de Noël. Sarah Moon part du conte de Hans Christian Andersen, La Petite fille aux allumettes qu’elle réinterprète dans de sublimes paysages-émotions. Mises en écho, les photographies s’intitulent Black Bird (2005), Le Guépard (2000), 05h05 (1990) rue déserte aux échoppes fermées, Le Marabout (2002), Le Ventriloque (2000) une sorte d’elephant-man, La Funambule (2003) vue de dos concentrée sur son fil, un balancier dans les mains, Cinq (2002) où l’enfant jongleur assis au sol en grand écart facial rattrape avec habileté les balles lancées.

Avec Le Fil rouge (2005) plane ensuite la menace. Le film projeté s’inspire du conte de Charles Perrault, Barbe-bleue. Un homme robuste, en apparence bienveillant, séduit sur les manèges de la fête foraine une jeune fille à qui il promet le mariage. On entre petit à petit dans l’épaisseur des mensonges et dans le drame. De joyeux, le lieu devient sinistre. Dans le conte, l’homme est tué par les frères de la mariée, qui arrivent à temps, Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? Chez Sarah Moon, après la transgression et la visite de la chambre de mort, l’homme va au bout de son acte, la réalisatrice le suggère avec habileté. Les photographies commentent le scénario, ou le prolongent : dans 18 juillet (1989) la mélancolie des nénuphars paraît sortie d’un tableau de Claude Monet ; un corps féminin inanimé, est allongé, dont on ne voit que les chaussures et les jambes sous un manteau. Dans Wonderwheel et Drôle de journée pour un mariage (2001) la grande roue est à l’arrêt et l’endroit semble déserté, dans Ailleurs (2018) la demeure hantée est enfouie dans les sous-bois. La Main mise (2004), montre la main de l’ogre posée sur le front de la jeune fille aux mille taches de rousseur et Julie Stouvenel (1989) regarde le visiteur de ses yeux limpides. À travers ce Fil rouge Sarah Moon joue sur le paradoxe entre la fête foraine, signe de gaieté et la brutalité des faits, glaçante. Elle filme magnifiquement les lieux de fête et les charge de drôles de drames.

Le Petit Chaperon Noir (2010), d’après Le Petit Chaperon Rouge de Charles Perrault, troisième escale, se déroule dans un troublant clair-obscur. Une vieille Peugeot 202, noire, datant des années quarante en guise de méchant loup et son discret conducteur. On voit monter l’inquiétude d’une petite fille, et se projeter sur le mur l’ombre d’un véritable loup, comme un clin d’œil. Côté photos, dans Exit (1988), trois oiseaux aux angles aigus prennent leur envol au-dessus de l’enseigne lumineuse d’un bâtiment indiquant la sortie. Avec Il y eut ce dimanche de novembre (1995), et Dans une voiture abandonnée (2001) se joue un drame, Entre les lignes (2018) montre les fils électriques et poteaux métalliques au-dessus desquels se perd un ciel noir. Et cette magnifique photo reprenant un plan du film et le résumant, Il était une fois (1983), petite fille perdue entre décor naturel et photographie sur toile, installation où se fondent fiction et réalité.

 L’Effraie (2004), quatrième halte proposée par Sarah Moon, d’après Le Petit soldat de plomb de Hans Christian Andersen engage une histoire d’amour entre la danseuse sortie du cadre et le petit soldat. Dans une maison quasi-désertée, quelques objets ont été oubliés. Parmi eux un petit soldat de plomb et une toile. Le premier, tombe amoureux du personnage de la seconde qui sort du cadre et s’enfuit, pour le rejoindre. Quand les enfants arrivent, ils ne prennent soin ni du cadre ni du soldat qu’ils décident de détruire dans la gratuité de leur jeu. Les années passent et la danseuse toujours l’attend, ses cheveux devenus gris. L’Effraie, du nom de la maison, qui est aussi le nom d’une chouette au plumage clair, reprend la trame du conte. Autour, les photographies s’intitulent C’est trop beau pour durer (2003) portrait du garçon au chapeau et à la croix d’honneur, Le Rond-point des trois palmiers (1994) sur fond de peinture. L’Appel (2011), comme un visage juvénile taillé dans la pierre, Le Poirier (1992) solitude entre un ciel qui s’étend à l’infini et un morceau de terre.

Où va le blanc… (2013) est l’ultime étape filmée que propose Sarah Moon à partir d’une courte vidéo réalisée en 2015.  « Où va le blanc quand la neige a fondu » demande Shakespeare. On y trouve les photographies : On l’appelait Val et Les bas de coton (1999) ; Palimpseste (2002) et Le marabout au soleil (2002), posé dans une flaque ; ou encore Avec le temps (2001) une mouette vole dans le ciel au-dessus d’un immeuble ressemblant aux grands hôtels des villes de villégiature surplombé d’une horloge, avec, à l’arrière-plan, comme l’ombre d’une cathédrale ; dans Horizon (2002) le ciel mange la photo, au loin une bande de terre, est-ce un phare en son extrémité ? Le geste (2000) a la profondeur d’un tableau plein de mystère et donne accès à l’intérieur d’un crâne. Sarah Moon complète sa démarche en présentant des photographies regroupées sous le titre Still, qui signifie Encore autant qu’il désigne l’Alambic servant à la fabrication des eaux florales et huiles essentielles, ou encore à la distillation des eaux de vie. Elle témoigne ici du plissé de pierre avec La Robe de l’Ange (1999) ou de La Baigneuse V (2000) en costume et bonnet de bain dans un geste de désarroi, montre L’Homme au manteau (2014) la tête enfouie sous un épais tissu, évoque La Noyée (2014) sous un somptueux plissé et l’air étonné, photographie La Femme de pierre (1995) jeune visage recouvert de mousse jusque dans les commissures des lèvres et des yeux.

L’exposition rend aussi hommage à Robert Delpire – écrivain, éditeur, galeriste, publicitaire et commissaire d’expositions qui partagea la vie de Sarah Moon pendant quarante-huit ans -. Il  disait d’elle : « Elle se met à rêver les arbres comme elle a rêvé les hommes, elle prend des chemins qui ne mènent qu’à elle, elle accroche des étoiles dans un ciel de pluie et les champs qu’elle parcourt accueillent un étrange bestiaire. » Les livres qui accompagnent les films et les photographies de Sarah Moon sont en eux-mêmes des oeuvres d’art. « On dit que la photographie c’est la mort, pour moi c’est l’instant retrouvé » ajoute-t-elle. Sarah Moon montre l’évanescent et suggère la mélancolie. Son univers est résolument onirique. « Cela, dire cela, sans savoir quoi » écrit Samuel Beckett.

Dans son œuvre comme à travers l’exposition, Sarah Moon parle d’illusion, qu’elle définit comme « la chimère, cette étrange alchimie entre le désir et le hasard… » Elle filme des lieux à la grâce déchue qu’elle repère méticuleusement, maisons désaffectées, chemins de halage, rails, granges décadentes, murs grattés et écorchés… Elle a ses secrets de fabrication : « J’ai utilisé pendant très longtemps des Polaroïds négatifs pour le repérage. Quand je ne les développais pas tout de suite, des accidents naissaient sur la surface. Ils donnaient l’impression de quelque chose d’encore plus fragile… » Chez elle, tout est signe et symbole, et même si les guirlandes du cirque s’éteignent, elle transporte le visiteur hors du réel et hors du temps, dans la marelle de l’enfance, du ciel à l’enfer. Sa pierre philosophale appelle la vie et la mort, la frontière, l’innocence, l’étrangeté, le décalage, le temps, insaisissable. Sur ses objectifs s’inscrivent la buée, les ombres, les brumes de l’heure du loup, Nostalghia de Tarkovski.

Du 18 septembre 2020 au 10 janvier 2021 – Musée d’Art Moderne de Paris, 11 Avenue du Président Wilson 75116 Paris – tél. 01 53 67 40 00 – www.mam.paris.fr – ouvert du mardi au dimanche, de 10h à 18h, nocturne le jeudi jusqu’à 22h.

Le catalogue, dans une magnifique édition Paris Musées, propose les textes de vingt-cinq artistes et écrivains. (239 pages – 39,90 euro)

Brigitte Rémer, le 28 septembre 2020

L’appel du large

Huile sur toile de Bernard Hugonnot

Exposition Elizabeth et Bernard Hugonnot, peintures et textes –  Salon du Vieux Colombier, Mairie du VIème.

C’est un chemin initiatique que proposent Elizabeth et Bernard Hugonnot dans ce grand Salon d’exposition avec sa coursive de circulation à l’étage. Il témoigne de leurs parcours personnels et professionnels, sorte de carnets de voyages qui iraient des rives de la Méditerranée à celles de l’océan indien, en passant par celles de la mer Rouge. “Mais cette exposition ne garde de nos pérégrinations que les traces de nos rencontres avec des pays, des cultures et des hommes que la mémoire, l’émotion éprouvée et retrouvée et l’imagination ont transformées en poèmes et en tableaux” écrivent-ils.

De cette invitation au voyage émergent d’éclatantes couleurs. Il faut marquer chaque station, longuement, pour en comprendre la complexité – les toiles sont signées Bernard Hugonnot – et pour s’immerger dans une méditation poétique signée Elizabeth Hugonnot, réaction sensible aux tableaux et écho qu’elle répercute par l’écriture.

Le visiteur a donc un double travail : à chaque tableau son texte ou à chaque texte son tableau, charge à lui d’orienter la diagonale de son regard vers l’un d’abord ou vers l’autre, ou le contraire et de ne pas oublier l’autre, ni l’un. Car les deux expressions tracent des univers à la fois parallèles en même temps que tout autre.

On ne peut citer toutes les toiles car elles sont nombreuses, en voici quelques-unes : les Lauriers-roses et les Pins pignons de Bandol ainsi que le Marché de Bandol aux parasols rouges (2001) ; les Danseurs d’Aix-en-Provence (1970), ou est-ce un danseur en mouvement et son élégant reflet, sous un soleil rouge cerné de blanc dans des dégradés de bleu presque nuit ? De Paris et pour mémoire, Une Marine avec deux personnages admirant un tourbillon d’indigos (2000), « Et si le ciel était la mer ? » questionne le texte. Les couleurs sont profondes, intenses, les patines travaillées ont la densité de la mémoire et des sensations. Le Souvenir marocain, qui appelle le pays (1999) et Guerre (2001) sorte de mosaïque vermeil comme le sang, une évocation du Kosovo,  confirment cette densité.

De nombreuses toiles font trace du passage d’Elizabeth et de Bernard Hugonnot à L’île de La Réunion (2007/2009) dont un Portrait, sans concession, ou encore l’immensité de la Ravine à malheur qui s’étend, dans le lieu-dit La Possession ; Un Nocturne où les nuages s’immobilisent, où se forme une brume au ras de l’eau dans un lieu du bout du monde où s’est résolument perdue une maisonnette ; la profondeur de L’Averse sur Saint-Denis et Les deux pétroliers qui glissent en parallèle, l’un blanc l’autre noir. Deux étapes de travail où se croisent obliques et diagonales sont présentées, avec la Tour de Babel I et II, et avec Cosmos, montrant deux boules de feu en spirales sur un désert qui pourrait être de glace. La sensation d’un rideau d’eau à travers Cascades, accompagnée des mots suivants : « Elle tombe drue l’interjection, allume un feu de la passion, jette des pierres sur l’horizon, mais l’eau se rit de la passion… »

À l’étage, on entre dans une autre démarche, spirituelle et mystique, qui propose des toiles de transfiguration à partir de signes et de fragments mémorisés (1999/2001) : Passage de la mer Rouge met en scène et en couleurs les mouvements successifs de l’eau ; Lazare se dresse sur fond rouge et chemins jaunes ; le Mont des Oliviers (Gethsémani) semble encaissé ; La piscine de Bethesda sur le chemin de la vallée de Beth Zeta, parle d’espérance et de guérison, une silhouette blanche dans le lointain ; un Crucifié sorti de son vitrail révèle une forte présence tragique en mêlant les bleus d’amplitude aux stries de discrètes couleurs qui s’y fondent. « Où donc se perd la vérité ? » commente le texte.

Avec l’exposition L’appel du large on est entre deux mondes, le pictural et le littéraire, le visuel et le poétique. « Le texte ne commente ni n’explique l’œuvre peinte qui apporte le souffle des mots en faisant pénétrer son lecteur au coeur de l’œuvre » dit Elizabeth Hugonnot. Papier marouflé sur toile ou sur bois, huile sur carton entoilé, acrylique ou huile sur papier ou sur toile, réalisées au pinceau ou au couteau, la peinture de Bernard Hugonnot esquisse, évoque et communique une émotion esthétique certaine, renforcée par les textes. Ainsi dans Océane (2008), une huile sur toile : « Un homme s’assoit sur une vague, un bateau file vers le large, en bleu, en rose, en vert et jaune. Le cœur repose. Plus loin viendra l’exaltation. Poète, tu vois dans le couchant, la très grande arche de l’Orient ? »

Brigitte Rémer, le 24 septembre 2020

Du 9 septembre au 7 octobre 2020 – du lundi au vendredi 10h30/17h, jeudi 10h30/19h, samedi 10h/12h – Mairie du VIème. Place Saint-Sulpice. 75006. Paris (métro : Saint-Sulpice).

Couleurs du monde

“Paysage” de Vladimir Veličković – 2004.

Collection du musée national d’Art moderne et contemporain de la Palestine – à l’Institut du Monde Arabe, Paris.

C’est la troisième fois que le président de l’Institut du Monde Arabe, Jack Lang, invite son ami et ambassadeur de la Palestine à l’Unesco, Élias Sanbar, à montrer la collection du futur musée de la Palestine, actuellement composée de quatre-cent-vingt œuvres, tous médias confondus. Pour un musée en Palestine en 2017 et Nous aussi, nous aimons l’art en 2018 en furent les éditions précédentes. L’idée de ce musée des gens solidaires avait été formulée par l’Ambassadeur il y a dix ans, sur le même mode que le Musée Salvador Allende pour le Chili, créé pendant la dictature militaire, ou comme le Musée de l’exil porté par la diaspora d’Afrique du Sud, pour dénoncer l’apartheid. Ce musée pour la Palestine était un véritable défi, il continue à l’être. « Il est essentiel dans des moments comme celui-là, non pas de s’obstiner, mais de tenir tête : aux vents contraires, aux aléas, aux menaces… » dit Élias Sanbar. La spécificité de ce nouvel accrochage c’est que « nous continuions à relever ce défi, coûte que coûte… » poursuit-il.

L’exposition Couleurs du monde propose aujourd’hui, sous le regard de l’écrivain Laurent Gaudé comme commissaire d’exposition, les œuvres des nouveaux artistes donateurs acquises au cours des deux dernières années. Loin de la guerre et des souffrances palestiniennes Laurent Gaudé a fédéré les œuvres autour de la couleur, en dialogue avec Élias Sanbar et avec l’artiste Ernest Pignon-Ernest, l’un des premiers donateurs qui avait affiché dans l’espace public palestinien, dans les rues de Ramallah et d’Hébron, des portraits dessinés du grand poète Mahmoud Darwich. Le lien de Laurent Gaudé (Prix Goncourt 2004) à la Palestine, passe justement par l’écriture de Mahmoud Darwich dont Élias Sanbar fut le traducteur.

La diversité des œuvres est au cœur du musée, avec des peintures, dessins, sculptures, photographies, bandes dessinées. Les artistes qui offrent une de leurs œuvres, sans nécessité qu’elle parle de la Palestine, posent un geste d’engagement. Ils décident d’être là. « Cette exposition est plus proche du banquet qu’autre chose. Chacun a voulu être à sa place, là, à côté des autres » dit Laurent Gaudé. Et il ajoute : « Chacun doit amener son monde à lui pour le donner à partager avec le peuple palestinien. Il s’agit d’un voyage dans les deux sens… »

La liste des plasticiens donateurs de toutes générations s’allonge. On y trouve beaucoup d’artistes européens, de Claude Viallat du mouvement Supports/Surfaces, à l’abstraction de Patrick Loste ; de la figuration libre de François Boisrond, Henri Cueco (Chiens courant), Hervé Di Rosa à la figuration narrative de Gérard Fromanger et Hervé Télémaque ; des célèbres photographies de Robert Doisneau, Henri Cartier-Bresson et Martine Franck (Ireland, Donegal, Tory Island) aux auteurs de bande dessinée comme Edmond Baudoin et Tardi, ou encore aux  sculptures d’artistes comme Françoise Pierson avec Toute une vie, personnage traînant derrière elle une petite malle, réalisée avec armature d’acier, journaux, terre et bois.

Une centaine d’œuvres d’artistes arabes a, au fil des ans, rejoint la collection, dont une toile de Hani Zurob, né dans la bande de Gaza et réfugié en France depuis dix ans, Stand by, un portrait géant défiguré avec du goudron et des pigments de henné, qui raconte l’exil ; dont les calligraphies de l’Algérien Rachid Koraïchi comme sa lithographie Les Maîtres de l’invisible-Al Tijâni ; dont les œuvres égyptiennes comme la toile Al-Thawra/Révolution, du peintre moderniste Hamed Abdalla et les photographies de Nabil Boutros issues d’une série intitulée Beyond/Au-delà où derrière une grille-moucharabieh sorte de labyrinthe réalisé en écriture kufique orthogonale se cache un récit du quotidien.

Couleurs du monde rend aussi hommage à l’un des premiers donateurs pour le musée national d’Art moderne et contemporain de la Palestine, Vladimir Veličković, né à Belgrade en 1935, disparu en 2019 à Paris où il s’était installé il y a plus d’une cinquantaine d’années. La pièce qu’il avait offerte, Paysage, est montrée, ainsi qu’une dizaine de ses œuvres, choisies dans son atelier et prêtées par sa famille. Ernest Pignon-Ernest disait de lui et de son œuvre : « Cette tragédie qu’il exprimait porte en elle une dimension presque métaphysique. Au fond, il s’agissait d’une représentation de la Passion, comme aurait pu le faire un chrétien, de la violence faite au corps humain. »

Cette année les nouveaux donateurs s’appellent Amadaldin Al Tayeb (L’Homme bleu), Mehdi Bahmed (Scène intérieure), Serge Boué-Kovacs (Totem de mer-Vent du large), Sophie Bourgenot (Offrande), Lise-Marie Brochen (Totem – Série des terres), Samia Cheloufi (Nouba aux oiseaux), Noriko Fuse (Recueil/ une série d’eaux-fortes), Daphne Gamble (Constructing Spaces n° 1, 2, 3), Beatriz Garrigo (Jarre 1 et 2 et Nature bleue), Stéphane Herbelin (Nature morte 1, 2, 3, 4), Ahmad Kaddour (Le Dernier et Les Autres), May Murad (You can’t go back), Stephan Zaubitzer (Le Colorado, Tripoli, Liban). Ils sont exposés parmi d’autres de la collection, qui s’enrichit magnifiquement.

« Aller dans le sens de la vie et non pas des désastres… » confirme Élias Sanbar qui porte haut les couleurs de la Palestine. C’est ce que propose l’exposition.

Brigitte Rémer, le 23 septembre 2020

Du 15 septembre au 20 décembre 2020 – Institut du monde arabe 1, rue des Fossés-Saint-Bernard Place Mohammed V – 75005 – www.imarabe.org

Voir aux mêmes dates l’exposition Mémoires partagées, photos et vidéo de la Donation Claude et France Lemand.

Condition ovine – Célébrités

© Nabil Boutros

Exposition de Nabil Boutros pour le Pont Saint-Ange, Paris. Programmation de l’Institut des Cultures d’Islam.

À la frontière des Xème et XVIIIème arrondissements de Paris, au-dessus des voies de la Gare du Nord, de part et d’autre du métro aérien, un espace d’exposition pour une cinquantaine de photographies grand format a été aménagé par la Ville de Paris, participant du projet d’aménagement de promenade urbaine Barbès/Stalingrad.

Le Pont Saint-Ange véritable viaduc des arts, affiche aujourd’hui de splendides portraits réalisés par l’artiste visuel Nabil Boutros. Cette exposition s’inscrit dans le prolongement de celle que présente l’Institut des Cultures d’Islam, Croyances : faire et défaire l’invisible qui avait débuté juste avant le confinement et qui a ré-ouvert le 1er septembre (voir notre article du 4 avril 2020).

Artiste visuel franco-égyptien, Nabil Boutros a beaucoup de cordes à son arc. Il travaille ici le portrait, cisèle la personnalité de ses sujets photographiés en mode pause. Rien de figé, ni maquillage ni retouche, les sujets sont des brebis. Pour ce court instant de vie fixé en chambre noire il a recherché des éleveurs complices qui acceptent d’aménager leur bergerie en studio photo et de persuader quelques coquettes de l’importance du moment. Il n’a couru ni la Patagonie, ni la Nouvelle Zélande, ni l’Australie, il a patiemment cherché dans les régions de France.

Cinquante clichés sont accrochés et autant de moutons leur communauté d’appartenance, autant dire un important troupeau le long des voies ferrées, de races, familles et variations de couleur de laine savamment agencées. Starifiés, les moutons aiment les lieux bien éclairés, voient derrière eux sans tourner la tête et surveillent ainsi l’éleveur autant que le photographe. On dit qu’ils ont la mémoire des visages et repèrent les états émotionnels. Ils sont ici majoritairement de trois-quarts sur fond noir ou fond blanc dans un subtil système de déclinaisons des couleurs, celles de la robe, des yeux, de la tête, selon le ressenti du photographe. Ils sont en majesté, pris de trois-quarts, comme des célébrités. Certains sont blancs au poil ras, d’autres ont des robes aux teintes brunes, des colliers de laine autour du cou ou des poils épais et bouclés, d’autres encore ont la tête noir profond et de la laine claire, quelques-uns ont les yeux cernés cacao, quelques autres sont tachetés, ou pie. L’agneau duveteux est à peine rassuré. Le meneur à la tête noire et à l’épais manteau semble perdu dans ses pensées. Une cloche autour du cou pour sonner le ralliement lui confère une autorité naturelle. Chacun est unique et arbore avec fierté et individualité ses signes distinctifs. Nous sommes loin de Rabelais et de son Panurge, pas un ne se ressemble, tous ont l’oreille attentive, leur conventionnelle boucle jaune piquée dedans. La prise de vue est talentueuse et les tirages d’une grande précision. Les moutons font bonne figure, ici comme dans la nature, jamais ils ne perdent la face.

© Nabil Boutros

© Nabil Boutros

A travers ces portraits ovins pris sur le vif en 2015, l’artiste-philosophe apostrophe le visiteur et le questionne dans sa relation au vivant. Il interroge l’instinct grégaire qui commande aux moutons de se regrouper quand ils se sentent menacés, un trait comportemental fondamental de leur espèce. C’est pourquoi le mouton aurait été une des premières espèces animales domestiquées il y a environ dix-mille ans, en Mésopotamie, entre le Tigre et l’Euphrate. Pour preuve de cette domestication, leur hiérarchie dominante naturelle et leur inclinaison à suivre docilement un chef de file vers de nouveaux pâturages. Leur comportement grégaire leur permet de fuir le danger en un clin d’œil mais s’ils n’ont pas de prédateurs, leur comportement s’ajuste.

La Condition ovine fait référence aux psychosociologues qui ont travaillé sur les foules et observent des comportements souvent irrationnels, d’autant par rapport au discours dominant. Les interactions d’Erving Goffman envisagent la vie sociale comme une scène et développe la métaphore théâtrale considérant « les personnes en interaction comme des acteurs menant une représentation ». Ou comme la présentation de soi à laquelle le mouton s’applique à travers le regard du photographe. Ainsi la théorie de l’identité sociale pose la question de l’appartenance ou de la non-appartenance à divers groupes sociaux.

Le choix du thème est ici un symbole fort. Les moutons font partie de l’agriculture de subsistance entre sédentarité et transhumance saisonnière, entre hauts plateaux et basses terres. Ils ont leurs codes et règles de conduite. On dit que par le passé, dans certains endroits, ils recevaient un nom propre. Le mouton demeure le symbole sacrificiel par excellence dans les trois religions monothéiste – judaïsme, christianisme, islam – depuis la description du sacrifice d’Abraham par la Bible. Dieu demande à Abraham de sacrifier ce qu’il a de plus cher, son fils Isaac (Ismaël selon le Coran). Devant son obéissance, un ange lui retient le bras et place un bélier à la place du fils. De même, les hébreux, à la veille de leur sortie d’Égypte reçoivent l’ordre de tuer un agneau de moins d’un an et d’asperger les portants et le linteau de la porte avec son sang afin que l’ange exterminateur épargne leurs nouveau-nés. L’Aïd el-Kebir est l’une des principales fêtes rituelles annuelles de l’islam au cours de laquelle des moutons sont sacrifiés en souvenir de cet acte. Dans la religion égyptienne antique le bélier est aussi le symbole de plusieurs dieux : Khnoum, dieu des cataractes et du Nil, Harsaphes, divinité à la tête de bélier, coiffée de la couronne solaire, Amon, multiforme, qu’on retrouve parfois sous la forme d’un bélier portant les insignes pharaoniques. Le mouton fait aussi partie de la légende grecque avec Ulysse et la Toison d’or qu’il est parti quérir, sa manière d’échapper au Cyclope en se cachant dessous.

© Nabil Boutros

© Nabil Boutros

Nabil Boutros travaille entre Le Caire et Paris à la croisée de différentes disciplines : peinture, scénographie, installation et photographie. Il y a de la dérision dans ses sujets, il y a aussi la métaphore, les légendes et l’Histoire, le rapport à l’image et aux textes sacrés. Montré dans des manifestations internationales, des institutions culturelles et des galeries privées, son travail est principalement tourné vers l’Égypte et le Moyen-Orient. Depuis les années 90 il utilise le medium photographique et réalise notamment, entre 1990 et 1994, une série de portraits d’égyptiens qui a fait date. Il poursuit ses recherches sur plusieurs thèmes en Égypte, dont le concept de modernité à partir d’Alexandrie, en 2006. Son travail sur les rituels et le quotidien des Coptes, Chrétiens d’Égypte, présenté entre autres à la Biennale de Bamako en 2003 et publié en 2007, fait référence. A partir de là, il pose un regard critique et son expérience de scénographe le mène souvent vers des installations visuelles sous-tendues par un discours écrit à l’encre sympathique qui oblige le visiteur à décoder l’énigme.

Les photographies accrochées aux grilles du Pont Saint-Ange s’inscrivent dans ce parcours. Portraits pleins de fierté, d’inquiétude, de désinvolture et d’élégance, Condition ovine – Célébrités rythme la marche des passants et apaise les trépidations et les bruits des chemins de fer ambiants. Son auteur bon pasteur, Nabil Boutros, nous en conte l’histoire, entre Barbès et Stalingrad.

Exposition Condition ovine – Célébrités. Pont Saint-Ange, Boulevard de la Chapelle, 75010 Paris (métro La Chapelle).

Exposition Croyances : faire et défaire l’invisible/commissariat Jeanne Mercier, co-fondatrice de la plateforme Afrique in Visu Institut des Cultures d’Islam/direction générale, Stéphanie Chazalon, direction artistique Bérénice Saliou – 56 rue Stephenson et 19 rue Léon, 75018 – métro : Marcadet Poissonniers – site : www.ici.paris – Jusqu’au 27 décembre 2020.

Brigitte Rémer, le 20 septembre 2020

Giorgio de Chirico. La peinture métaphysique

La Mélancolie du départ, (1916)  *

Exposition organisée par les musées d’Orsay et de l’Orangerie, à Paris et la Hamburger Kunsthalle de Hambourg – commissariat général Paolo Baldacci, président de l’Archivio dell’Arte Metafisica – au Musée de l’Orangerie.  

Giorgio de Chirico (1888-1978) naît en Grèce dans une vieille famille cosmopolite de Constantinople, d’origine italienne. Il perd son père à l’âge de dix-sept ans, voyage en Italie de 1909 à 1911, séjourne à Florence, Rome et Milan, avant de s’installer à Munich avec son frère et sa mère. Pendant ses études à l’Académie des Beaux-Arts de Munich il s’imprègne des philosophes, notamment de Nietzsche et voyage en 1911 à Turin sur ses pas, séjour au cours duquel le philosophe était au bord de l’effondrement. De Chirico cherche à la frontière du visible et de l’invisible, parle d’un éternel retour et d’éternité.

On entre dans son monde onirique et philosophique, aux couleurs affirmées, à travers trois espaces successifs relativement intimes et prêtant à la méditation. Trois périodes pour révéler à travers ses esquisses, études, dessins et huiles sur toile ce peintre de la métaphysique, proche du surréalisme.

Le premier espace d’exposition s’intitule Munich : la proto-métaphysique et parle des mythes de la Grèce antique à travers les peintres symbolistes allemands qu’il admire et qui nous sont montrés dans l’exposition : Arnold Böcklin (Ulysse et Polyphème et Vision en mer/1896) et Max Klinger (L’Enlèvement de Prométhée/1894). Son frère, duquel il est très proche, Alberto Savinio, peintre et écrivain, l’accompagne dans la région de leur enfance, la Thessalie. Centaures et Argonautes lui servent d’inspiration et Ulysse errant, métaphore de la connaissance, a pour lui valeur de modèle. Il réalise Prométhée (1908) et le Centaure mourant (1909). Sa peinture prend en même temps une dimension autobiographique. Lors de ses séjours en Italie des visions l’envahissent qui font figure de révélations. Des formes symboliques, des images d’édifices archaïques, des contrastes d’ombre et de lumière marquent cette époque. « L’abolition du sens en art, ce n’est pas nous les peintres qui l’avons inventée. Soyons juste, cette découverte revient au polonais Nietzsche, et si le français Rimbaud fut le premier à l’appliquer dans la poésie, c’est votre serviteur qui l’appliqua pour la première fois dans la peinture » écrit de Chirico.

Le second espace d’exposition évoque Paris : la métaphysique, Paris où il séjourne avec sa famille entre 1911 et 1915. Il y côtoie le milieu artistique, s’inspire de Cézanne, Picasso et Matisse, rencontre Modigliani, Brancusi, Archipenko et d’autres, travaille surtout sur les associations d’idées et la quête du sens à travers d’énigmatiques compositions : « Lourde d’amour et de chagrin mon âme se traîne comme une chatte blessée. Beauté des longues cheminées rouges. Fumée solide. Un train siffle. Le mur. Deux artichauts de fer me regardent » écrit-il. Créateur d’un art nouveau et radical il participe de la vie artistique parisienne. Dans ses peintures se trouvent souvent la figure du père, ingénieur ferroviaire, et la référence au train. Ainsi dans La Récompense de la devineresse (1913) où une muse étendue sur un socle de pierre, à la manière d’une sculpture hellénistique, pense ou rêve entre deux palmiers penchés et le panache de la fumée d’un train qui passe au loin.

La Récompense de la devineresse (1913) *2

On y lit les lettres à Paul Guillaume, galeriste, des textes d’Apollinaire, on y voit une Nature morte de Picasso, Les Citrons de Matisse, présentés dans la revue Les Soirées de Paris. « Dans le mot métaphysique, je ne vois rien de ténébreux. C’est cette même tranquille et absurde beauté de la matière qui me paraît métaphysique » s’explique-t-il. Il expose au Salon d’Automne de 1912, travaille le thème récurrent des arcades et celui d’Ariane endormie avec La nostalgie de l’infini (1911), La Tour rouge ou La Tour rose et Le Rêve mystérieux (1913), Le Retour du poète (1914). Il joue avec les oppositions : masculin/féminin, dionysiaque/apollinien cette dernière notion esthétique développée par Nietzsche, dans La Naissance de la tragédie. Il développe une suite d’œuvres inspirées des Illuminations d’Arthur Rimbaud et compose des récits picturaux avec fruits exotiques, artichauts, bananes, canons qu’il nomme la solitude des signes. Ainsi Mélancolie d’un après-midi (1913) et Le Revenant, appelé aussi Le Cerveau de l’enfant (1914) où la figure centrale a les yeux fermés comme est fermé le livre posé devant lui, illustration du thème de l’artiste voyant, frappé par la révélation ; ainsi une série de crayons et d’encres sur papier comme Deuxième étude pour nature morte (1914), Manuscrit sur l’art de l’avenir (1914). La figure du mannequin que l’on trouve dans nombre de ses œuvres, nous place à la frontière des êtres animés et objets inanimés. C’est la métaphore de l’artiste aveugle aux choses du présent mais qui sait jouer avec le passé et conjuguer le futur. Guillaume Apollinaire découvre sa peinture en 1913, il la qualifie de métaphysique. Ensemble ils partagent la vision d’un langage poétique qui se situe entre modernité et antiquité, ensemble ils cultivent le mystère des cultes orphiques et fréquentent les cercles culturels et littéraires parisiens. « L’étrangeté des énigmes plastique que nous propose M. de Chirico échappe encore au plus grand nombre. C’est au ressort le plus moderne, la surprise, que ce peintre a recours pour dépeindre le caractère fatal des choses modernes » dit le poète. Apollinaire lui présente Paul Guillaume, collectionneur et marchand d’art moderne qui sera son tout premier acheteur et l’intégrera, le 1er avril 1914, dans une exposition collective de sculptures nègres. De confidentiel, de Chirico commence alors à toucher un plus large public.

Le cerveau de l’enfant (1914) *3

Le troisième espace d’exposition, Ferrare, la grande folie du monde, couvre les années de la Grande Guerre. Giorgio de Chirico est envoyé avec son frère à Ferrare pour des raisons militaires, il y poursuivra ses recherches picturales dans des conditions précaires, souvent la nuit et sans atelier. On y trouve Le retour du poète (1914) : une haute cheminée de briques, une tour, le train au loin, ou encore La mélancolie du départ (1916) où s’entrecroisent une savante construction entre carte des continents perdus et instruments détournés des sciences mathématiques. De Chirico peint et met en scène de petites toiles aux objets inquiétants, faisant référence à la guerre et aux mutilés. Il entre en relation avec le peintre Carlo Carrà, militaire comme lui dans un hôpital où il crée des ateliers de rééducation. En 1918, le peintre Giorgio Morandi se lance aussi dans le langage métaphysique. Quelques-unes des toiles des deux peintres complètent l’exposition : Mon fils (1917) et Le Fils du constructeur (1917/21) pour le premier, plusieurs Nature Morte datant de 1918 pour le second. André Breton avait découvert l’œuvre de Giorgio de Chirico dans la vitrine de la galerie Paul Guillaume, par son tableau Le Cerveau de l’enfant. Lui qui avait publié en 1924 le Manifeste du Surréalisme en avait immédiatement compris la pensée et l’expression liées au mouvement. « Les œuvres peintes par Chirico avant 1918 gardent un prestige unique et, à en juger par le don qu’elles ont de rallier autour d’elles les esprits les moins conformistes, par ailleurs les plus divisés, leur pouvoir d’action reste immense » disait-il. Picasso s’en inspire en rendant hommage à de Chirico dans sa toile cubiste L’Homme au chapeau melon assis dans un fauteuil (1915) et Max Ernst avec La Piétà ou La Révolution la nuit (1923).

Organisée par les musées d’Orsay et de l’Orangerie et la Hamburger Kunsthalle de Hambourg, l’exposition Giorgio de Chirico – La peinture métaphysique nous mène au cœur d’une œuvre singulière qui a pris place dans la vie artistique européenne et les mouvements qui ont habité le début du XXème siècle. Les influences, reçues et données mises en dialogue avec les œuvres de Giorgio de Chirico montrent les tourments et les questionnements des artistes et intellectuels de l’époque notamment les plasticiens et les poètes, leurs visions et leurs rêves, leurs idées philosophiques et représentations métaphysiques, la Grande Guerre. Par de petits et moyens formats montrés dans l’exposition on voyage en terre étrangère, traversant le temps et rencontrant les artistes qui ont marqué ce temps. Une belle découverte.

Brigitte Rémer, 15 septembre 2020

Commissariat général Paolo Baldacci, président de l’Archivio dell’Arte Metafisica – commissariat de l’exposition à Paris Cécile Girardeau, conservatrice au musée de l’Orangerie – commissariat de l’exposition à Hambourg Dr. Annabelle Görgen-Lammers, conservatrice à la Hamburger Kunsthalle.

Du 16 septembre au 14 décembre 2020 – Musée de l’Orangerie, Jardin des Tuileries, Place de la Concorde. 75001 Paris – tél. :  +33 (0)1 44 77 80 07 +33 (0)1 44 50 43 00 – ouvert de 9h à 18h (dernier accès à 17h15) – fermé le mardi.

* – La Mélancolie du départ – 1916 – Huile sur toile – 51,8 x 35,9 cm – Royaume-Uni, Londres, Tate Collection – Photo © Tate, Londres, Dist. RMN-Grand Palais/ Tate Photography – © ADAGP, Paris, 2020.

*2 – La récompense de la devineresse – 1913 – Huile sur toile – 135,6 x 180 cm – Philadelphia Museum of Art, The Louise and Walter Arensberg Collection, 1950 –  © Artists Rights Society (ARS), New York / SIAE, Rome – © ADAGP, Paris, 2020.

*3 – Le cerveau de l’enfant – 1914 – Huile sur toile – 80 x 65 cm – Suède, Stockholm, Moderna Museet Stockholm – Photo © Moderna Museet / Stockholm – © ADAGP, Paris, 2020.

L’asphyxie

La Centrale 4 de Tchernobyl © Thomas Lévy-Lasne

Exposition des peintures et dessins de Thomas Lévy-Lasne – Galerie Les Filles-du-Calvaire.

En pénétrant dans la Galerie, le regard est attiré par la grande toile qui nous fait face, Le Bosco, un sombre sous-bois aussi finement réalisé et précis qu’une photo, fusain sur toile de trois mètres sur quatre qui prête à la méditation. A l’invitation de Thomas Lévy-Lasne qui pose un geste pictural fort, on s’enfonce sur le chemin clair-obscur qui mène à une clairière peut-être, ou une décharge, ou sur le vide. Il n’y a ni apparition ni miracle dans ce lieu pourtant magique situé près de la Villa Médicis, à Rome, où l’artiste a séjourné un an, et qui subit l’œuvre du temps et des vents. D’indestructible en apparence Le Bosco semble voué à une dégradation prématurée par la nature même qui est censée le protéger. Le noir est intense et profond.

Plus discrètement, compte tenu de la présence de cette grande œuvre qui dévore le rez-de-chaussée, trois fusains sur papier, réalisés en 2018 et de même dimension (89X116cm), parlent de spectacle, vivant : Le concert et L’entracte, ou visuel : Le cinéma. Dans chaque tableau le public est présent : debout près des musiciens écrasés de lumière pour le premier ; assis dans des rangs clairsemés pour raison d’entracte et non de covid, une lumière crue réfléchie sur le rideau de fer pour le second ; imposant, dans la pente douce d’une salle bondée, devant un écran blanc dans l’attente de projection, pour le troisième. Des scènes plus quotidiennes de même format et même technique – fusains sur papier – sont aussi montrées : Le feu d’artifice, Le bal du village et À l’hôpital, dans lesquelles ombre et lumière étonnent par leur précision tant dans la forme que dans le discours.

Les récits de vie portés par Thomas Lévy-Lasne se poursuivent au premier étage de la Galerie, avec des huiles sur toile où les tragédies contemporaines se côtoient. Il met à plat « les lieux de catastrophes », comme il le dit lui-même.

Il y montre de manière hyper-réaliste et en couleurs les images de nos sociétés dégradées, à commencer par l’entrée du camp d’Auschwitz qui bravait le monde en affichant son slogan Arbeit macht Frei / Le travail rend libre, devant un saule pleureur où un couple se prend en photo. La Centrale 4 de Tchernobyl, recouverte d’un dôme en acier trempé, plantée au coeur d’une campagne presque idyllique et d’une clarté quasi poétique, recouverte toutefois de menaçants nuages. Autre toile, Le guide de Tchernobyl, qui mesure la radioactivité au ras d’un champ totalement pollué ; ou encore À Pripiat, ville fantôme du nucléaire, située à quelques kilomètres de la centrale, où, dans une classe morte la vie s’est suspendue, sous l’image arrêtée d’un astronaute encore à l’écran. D’autres toiles parlent encore,  comme Le champ, désert de glaces fondues où le ciel avale une terre abandonnée ; Propriété privée – défense de passer dans une nature perdue et sans délimitation, recouverte de neige ; Bords de mer une décharge honteuse sur une dune où se sédimentent des plastiques, « un paysage aussi banal que le mal qu’il renferme » dit Thomas Lévy-Lasne.

L’artiste montre aussi deux huiles sur toiles Au Biodôme de Montréal, un musée vivant construit sur l’ancien vélodrome de Montréal pour les Jeux olympiques d’été de 1976, monde artificiel s’il en est où se confrontent l’infiniment petit et l’infiniment grand, les mutations du monde et la transformation des espaces et des écosystèmes. Un groupe de touristes en visite guidée stationne Devant l’arbre, noble et géant, en écoutant le commentaire du médiateur.

Thomas Lévy-Lasne donne à voir notre vulnérabilité et le tragique des paysages contemporains. « Ma peinture tourne autour d’une esthétisation calme du réel : un spectacle à échelle humaine, un matérialisme confiant, un premier degré souriant, une attention au tragique de l’existence en tension avec un appétit de peindre et une joie à rendre le trésor quotidien qu’est le monde des apparences ». Il part souvent de photographies qu’il prend lui-même et réalise ses tableaux. Jeune artiste né en 1980, Thomas Lévy-Lasne est diplômé des Beaux-Arts de Paris. Il a travaillé cinq ans avec le critique d’art Hector Obalk à filmer pour la télévision tous les musées d’Europe, puis a passé un an à la Villa Médicis, en 2018/19. Le cinéma l’attire aussi, il a joué, dans Vilaine fille, mauvais garçon de Justine Triet, collaboré au scénario de Victoria, deuxième long métrage de la réalisatrice, et réalisé son premier court-métrage, Le Collectionneur, en 2017.

Avec L’asphyxie, sa première exposition personnelle à la Galerie Les Filles du Calvaire qui le représente, Thomas Lévy-Lasne colle au monde dans lequel il habite, le met en mouvement et questionnement avec ses fusains sur papier et sur toile, et dans ses huiles sur toile. Son inspiration puise dans le quotidien et dans l’Histoire. Il dit son inquiétude sur l’environnement et prend position pour le développement durable. Un travail d’une grande force et une pensée magique qui transforment le tragique et le noir profond en lumière, et posent la question de la représentation.

Brigitte Rémer, le 12 septembre 2020

Exposition du 4 septembre au 24 octobre 2020. Galerie Les Filles du Calvaire, 17 rue des Filles-du-Calvaire. 75003 – tél. : 01 42 74 47 05. Ouverture du mardi au samedi de 11h à 18h30.