Archives mensuelles : janvier 2019

Le Dictateur et le Dictaphone

© Christophe Raynaud de Lage

Texte Daniel Keene, traduction Séverine Magois, conception, fabrication et interprétation Alexandre Haslé, compagnie Les Lendemains de la veille, au Mouffetard/Théâtre des arts de la marionnette.

Après La Pluie, spectacle qu’il a présenté au début du mois de janvier au même endroit, au Théâtre Mouffetard (notre article du 13 janvier), Alexandre Haslé se met en scène, avec son p’tit vélo à guidon chromé dans la tête et ses marionnettes, pour la sixième création de la compagnie. Un texte, Le Dictateur et le Dictaphone, signé du même auteur australien, Daniel Keene, avec qui le metteur en scène a noué un étroit dialogue ; un travail sur la mémoire à partir de la figure d’un despote déchu, taraudé par ses fantômes ; un acteur manipulateur et son univers plasticien, avec les masques et marionnettes qui l’accompagnent.

Nous sommes dans un lieu vaguement désaffecté, type vieux garage. Une pyramide de caisses en bois côté jardin qui recèlent quelques trésors. Un canapé fatigué côté cour, aussi usé que la figure de celui qui se cale dedans, ce boxeur écrasé d’après combat, clown triste au peignoir déchiré. Au centre de la pièce, un chevalet sur lequel trône une toile, portrait ou autoportrait du protagoniste en uniforme, brassard rouge au bras gauche, sa gloire passée. Derrière, un lavabo et un miroir poussiéreux dans lequel l’homme ose se regarder encore.

Que fait l’homme ? Il s’empiffre pour fêter son anniversaire et s’enregistre dans un microphone col de cygne. Il témoigne de ses exploits et appelle ses démons, revient sur ses crimes. Le temps semble s’être arrêté. « Je n’ai jamais fait que ce qui était nécessaire. Les arrestations, les fusillades, les déportations. Qui s’y est opposé ? Personne. » Une bande son, des ritournelles nostalgiques. « Je me souviens que… » Dialogue avec ses marionnettes, sortant des caisses ou d’ailleurs, selon la taille. Un agresseur, une vieille dame, un mannequin au double visage, une petite fille, un chat, un renard. L’homme quitte son peignoir et revêt l’uniforme, copie conforme au tableau qui, à plusieurs reprises, s’écrase au sol et qu’il repose sur son chevalet, méthodiquement, y compris à l’envers.

Ce que dit le texte et le personnage sont en léger décalage. Sur le plateau l’homme est plus pitoyable que le dictateur de la fable, dans son ode à la mort. Comme dans le texte précédent, La Pluie, l’antisémitisme est sous-jacent. Une image forte et des plus significatives, est la représentation d’un charnier en quelques gestes, avec ce bouquet de petites figurines de mousse que l’homme tient dans la main et qu’il effeuille une à une, avant qu’elles ne vacillent dans une excavation commune, évocation d’une nécropole. « J’ai vu les morts, la haine sociale… » et le narrateur dont la raison s’envole, s’identifiant aux victimes : « Quel est mon nom ? Je suis le cri… »  La toile expressionniste d’Edvard Munch soudain surgit. « Je sentais un cri infini qui passait à travers l’univers et qui déchirait la nature » décrivait le peintre.

Le Dictateur et le Dictaphone prolonge d’une certaine manière La Pluie, dans une écriture abstraite qui procède par petites touches. Le texte prend ici davantage le pas sur la manipulation alors qu’Alexandre Haslé acteur marionnettiste tente de conjurer le tragique.

Brigitte Rémer, le 28 janvier 2019

Du 16 janvier au 1er février 2019, au Mouffetard/Théâtre des arts de la marionnette, 73 rue Mouffetard, 75005. Métro : Place Monge – Tél. : 01 84 79 44 44 – www.lemouffetard.com

Collaboration artistique et création son et lumière Nicolas Dalban-Moreynas – dramaturgie Thierry Delhomme. Le texte est publié aux Éditions Théâtrales. Les 25 et 26 avril 2019, programmation dans le cadre de l’Agglomération montargoise et rives du Loing

 

Convulsions

© Matthieu Edet

Texte Hakim Bah – mise en scène Frédéric Fisbach – Ensemble Atopique II –  à Théâtre Ouvert, Centre national des dramaturgies contemporaines.

En toile de fond la démesure de Sénèque et de sa pièce Thyeste, avec ses protagonistes : Atrée et son épouse Érope, Thyeste frère d’Atrée, dans une dramaturgie construite en séquences par l’auteur guinéen Hakim Bah. Six acteurs à l’avant-scène en guise de prologue, trois femmes et trois hommes, ouvrent le récit et commencent à raconter, sorte de chœur antique. Nous sommes dans une zone indéfinie, sorte d’entre-deux au bord d’un terrain de basket, peut-être.

Séquence 1 – Les femmes restent dans la lumière, les hommes disparaissent, la torture pour toile de fond. On assiste, par les échanges lointains de Thyeste et Atrée à la mise à mort en direct de leur frère dit bâtard. Le descriptif est cru, ils n’épargnent rien. Le récit, transmis par les femmes, passe par la figure du discours rapporté devenant dans l’écriture une ligne narrative, qu’on retrouve à différents moments : « Thyeste dit… Astrée dit… Thyeste dit… Astrée dit… »  La tension dramatique est là, déjà. Un orage se déclare, avec une pluie de mousson qui à plusieurs reprises, ponctue le spectacle. Le langage est poétique, il se répète et revient en écho, lancinant.

Séquence 2 – Les femmes échangent longuement sur le thème de la violence conjugale à travers leurs expériences et sur la montée de cette violence « qu’on ne voit pas venir et qui culpabilise ». Les didascalies racontent, répètent, pénètrent dans le texte, deviennent commentaires. Le narrateur suggère, dialogue, fait des propositions et entre dans l’histoire.

Séquence 3 – On est chez Astrée et Érope, quelqu’un sonne à la porte, Érope ouvre. Entre le voisin, dans une sorte d’état second, fusil de chasse à la main. Il parle par énigmes. « Je pousse votre porte » dit-il léger et tendu. Cloué à son ordinateur et casque sur les oreilles, Astrée s’applique à ne rien voir et à ne rien entendre. Érope seule à bord fait des civilités et invente tous les chemins de traverses possibles pour meubler la conversation. Les coupures de courant deviennent un thème majeur, une invitation à boire, la proposition d’un repas qu’elle part préparer à la cuisine. La scène est assez cocasse. Érope occupe avec talent le terrain, tentant de faire diversion et de détendre l’atmosphère, espérant qu’Atrée viendra à son secours, car le ton monte. A la question banale du « Comment va votre femme » qu’elle lance poliment à l’homme, l’aveu : « Elle est morte…. Je l’ai tuée… » Et tandis qu’elle prépare le repas, le voisin s’approche d’Atrée, l’accuse d’adultère avec sa femme, et le menace. « Je vais encore tuer » annonce-t-il. Passage de relais dans les rôles d’Érope, du voisin et du narrateur, au risque de se perdre dans les personnages, mais qu’importe ? Empoignades entre les deux hommes. Le voisin ici se superpose à Thyeste, la tension augmente et la tragédie se poursuit. Un malheur n’arrivant jamais seul, Thyeste séduit Érope. Les deux frères se déchirent. « Atrée dit…. Thyeste dit… » Atrée se venge et envoie Thyeste en exil.

Séquence 4 –  Atrée promet à Érope les Amériques. Le jeu de la naturalisation américaine – avec speakerine en robe rose pailletée – comme une roue de la fortune tourne en leur faveur. On les retrouve dans la salle des visas, au consulat, attendant les résultats de l’analyse ADN demandée sur l’enfant qui entretemps est né, pour l’obtention des visas. Quand ils tombent, le déni de paternité précipite Atrée dans une rage sauvage et une violence destructrice. Il torture Érope jusqu’à l’extrême, et ayant rappelé d’exil son frère, lui en fait le récit détaillé.

Séquence 5 – La pseudo réconciliation préméditée autour d’un banquet rejoint le tragique, anthropophagie en plus. Astrée avoue à Thyeste que ce merveilleux plat de viande servi et dégusté est en fait son enfant, car Thyeste est désigné comme géniteur. La tragédie pourrait pourtant vite se changer en tragi-comédie comme le sable en or, dans une version shakespearienne de Titus Andronicus. Le consulat américain en effet vient s’excuser de son erreur dans la transmission des résultats ADN. Atrée est confirmé comme père. L’auteur brouille les pistes et justifie la violence. Il emmène le spectateur de trous d’air en turbulences, aime à le perdre entre changements de rôles et de points de vue, joue entre guerre et paix.

Avec Convulsions, qui a obtenu le Prix RFI/Théâtre en 2016, le jeune dramaturge Hakim Bah, poète et nouvelliste, livre la troisième pièce issue de sa trilogie, les deux précédentes étant Ticha, Ticha qui s’inspire entre autres de Médée, et La Nuit porte caleçon évoquant les rapports de force et de pouvoir. Hakim Bah présente en France son travail théâtral depuis 2012. La force de ses textes a très vite été repérée par les opérateurs culturels issus de l’espace francophone : Les Francophonies de Limoges, Le Tarmac, Écritures en partage, Radio France Internationale. Le Tarmac l’a accompagné à diverses reprises et encore en novembre dernier, en présentant sa pièce Fais que les étoiles me considèrent davantage, un conte philosophique et récit d’aventures, dans une mise en scène de Jacques Allaire. Tous ses textes plongent dans la violence des rapports humains comme élément dramatique et Convulsions, n’y échappe pas. Le texte est d’une grande puissance poétique.

Le spectacle a été joué l’été dernier, dans le cadre du Festival Avignon Off. La mise en scène de Frédéric Fisbach, dans son invention du présent, met en relief l’écriture et les acteurs, tous d’horizons différents, dans une sensibilité collective où chacun s’invente et trouve sa place. Les rapports entre eux sont horizontaux, vivants, ludiques malgré la tragédie, et gardent quelque chose de primitif dans l’agitation violente et le trouble soudain contenus dans chaque ligne du texte.

Brigitte Rémer, le 27 janvier 2019

Avec Ibrahima Bah, Maxence Bod, Madalina Constantin, Lorry Hardel, Nelson-Rafaell Madel, Marie Payen – Dramaturgie Charlotte Lagrange – scénographe Charles Chauvet – créatrice lumière Léa Maris – créatrice son Estelle Lembert – assistant à la mise en scène Imad Assaf – Le texte est édité par Théâtre Ouvert/éditions Tapuscrits, co-édition RFI.

Du 18 janvier au 9 février 2019 : Théâtre Ouvert / Centre national des dramaturgies contemporaines, 4 bis, cité Véron, 75018 – Métro : Pigalle – Tél. : 01 42 55 55 50 – Site : www.theatre-ouvert.com

 

Le Faiseur de Théâtre

© Fabien Cavacas

Texte de Thomas Bernhard – traduction en français Édith Darnaud – mise en scène Christophe Perton – compagnie Scènes et Cités.

Bruscon, le héros de la fable, rivalise-t-il de causticité avec son auteur Thomas Bernhard, ou l’inverse ? Né en 1931, l’auteur autrichien devenu écrivain par l’influence de son grand-père, Johannes Freumbichler, qui l’était lui-même, publie ses premiers textes dans un journal de Salzbourg en 1950, son premier recueil de poèmes en 1957, son premier roman, Gel, en 1965. Entre temps, malade des poumons il frôle la mort et passe un long temps dans un sanatorium. Après sa sortie il reprend ses études de musique – il étudie le violon et le chant – et voyage, notamment dans les pays de la Méditerranée qu’il affectionne particulièrement. Il obtient en 1970 le Prix Georges Büchner. Il meurt en 1989 à l’âge de cinquante-huit ans, en Haute Autriche. Son irritation et son ironie pour marques de fabrique, se superposent à celles de ses personnages.

Le comédien d’État du Faiseur de Théâtre, Bruscon, directeur d’une troupe quasi fantôme composée de sa femme et de ses deux enfants, et armé d’un ego démesuré, s’inscrit dans la même veine que d’autres héros de Bernhard : l’acteur du Burgtheater dans Des arbres à abattre – une soirée en forme de veillée funèbre de toute une génération artistique – celui de Minetti, portrait d’un acteur vieillissant voulant « jouer Lear, encore une fois le jouer, une fois rien qu’une, et puis plus. » De mépris en férocité, l’auteur à la carrière émaillée de scandales met en scène de grands fulminateurs perfectionnisto-dépressifs et détestateurs du genre humain, jetant leur venin sur ce qui les entoure. Le Faiseur de Théâtre, Bruscon, n’y échappe pas : « Ces rôles je les ai écrits sur mesure pour mon fils cet anti-talent, tout comme les rôles pour ma fille sans parler des rôles que joue ma femme anti-talentisme gigantesque ! » vocifère-t-il.

Thomas Bernhard aime les huis clos : une salle à manger et une famille pour Déjeuner chez Wittgenstein, l’enfermement politique et le nazisme pour Place des Héros, l’intelligentsia et le milieu artistique pour Des arbres à abattre, trilogie mise en scène par Krystian Lupa en 2016. De nombreux metteurs en scène s’affrontent à Thomas Bernhard. Le Faiseur de Théâtre, est une sorte de soliloque dans lequel Bruscon, s’apprêtant à donner une représentation dans une petite ville de province décentrée – l’imprononçable Utzbach – enrage et dénigre tout et tout le monde. Le théâtre aux ors défraîchis, sorte de réplique du Dejazet en ce qui concerne la scénographie, n’est pas à la hauteur car l’intendance ne suit pas, lumière et son en tête. La représentation du soir, de son spectacle La Roue de l’Histoire, est mal partie d’autant que sa femme, actrice, ne cesse d’être secouée de quintes de toux. L’allusion à son amie intime, Hedwig Stavianicek, rencontrée au sanatorium de Grafenhof en 1950, est sous-jacente : en 1984, alors que Bernhard écrit Le Faiseur de Théâtre, Hedwig est en train de mourir. L’histoire, par là-même, se superpose à la vie.

André Marcon, acteur de grande virtuosité dans les textes qu’il sert – Valère Novarina, Georg Büchner, Paul Claudel et bien d’autres – n’a rien à prouver. Il porte avec brio le rôle de cette fin de partie sorte de Hamm beckettien glorieux et déchu qui s’épuise en reproche, provocation et agressivité. Pourtant, ce rôle de père, despote et bouffon, celui d’artiste grinçant au génie sans doute épuisé, a du mal à émouvoir. A-t-on trop entendu grincer Thomas Bernhard ou est-ce l’omnipotence de ses héros envolés, ici de Bruscon écrasant tout, qui rend l’ensemble pesant ? Sa femme et ses enfants aux ordres ont beau s’affairer et faire de leur mieux, leur époux et père-ogre les dévore. Ils sont comme des papillons essayant de se poser sur quelque fleur. Christophe Perton s’attaque au sujet en toutes connaissances de cause, il a rencontré l’univers de Thomas Bernhard en 2017, avec sa pièce Au but, qui entremêle aussi famille – une mère et sa fille – et théâtre – elles rencontrent l’auteur de la pièce qu’elles ont vue.  « Le théâtre est une perversité plusieurs fois millénaire dont l’humanité raffole, et elle en raffole si fort, parce qu’elle raffole si fort de son mensonge. Et nulle part ailleurs dans cette humanité le mensonge est plus grand et plus fascinant qu’au théâtre ” signé Thomas Bernhard. Si le théâtre est mensonge, il n’est pas exclu qu’on ait parfois du mal à y croire.

Brigitte Rémer, le 22 janvier 2019

Avec : André Marcon, Bruscon, faiseur de théâtre – Barbara Creutz Madame Bruscon, faiseuse de théâtre – Ferruccio, leur fils, Jules Pelissier – Agathe L’Huillier leur fille – Éric Caruso l’Hôtelier, Erna, sa fille, Manuela Beltran.  Scénographie Christophe Perton, Barbara Creutz – création son Emmanuel Jessua – création costumes Barbara Creutz, assistée de Pauline Wicker – collaboratrice artistique Camille Melvil – régisseur général Pablo Simonet – administratrice de production Cendrine Forgemont – Le texte est publié aux Éditions de L’Arche.

14 janvier au 9 mars 2019, du lundi au samedi à 20h30, Théâtre Dejazet, 41 Bd du Temple, 75003 – Métro République – Informations réservations : 01 48 87 52 55 – Site www.dejazet.com – En tournée : 12 mars, Maison des Arts du Léman, Thonon-les-Bains – 15 mars Théâtre Liberté, Toulon – du 9 au 13, Théâtre des Célestins, Lyon.

 

Wonderful One

© Jeanne Garraud

Chorégraphie Abou Lagraa, Compagnie La Baraka, à Chaillot-Théâtre national de la danse.

Deux parties composent le spectacle et s’enchaînent après une courte pause lumière. La première met en vis-à-vis un duo de danseurs, l’un grand et charpenté, l’autre plus petit et étroit. Une construction en pierre, blanche, de type cabane dimension jeux d’enfants ou semblable par son carré parfait à un socle évidé pour statue, défini le territoire que les deux hommes s’arrachent, comme deux fauves, dans une vive tension, une certaine ruse et un grand paroxysme. Combat autant que danse, la pièce construit ce dialogue entre désirs et contradictions, violences et provocations, en plusieurs phases.

Musique et chorégraphie s’interpénètrent sur l’œuvre de Claudio Monteverdi, Le Combat de Tancrède et Clorinde, dont la première représentation eut lieu lors du carnaval de Venise de 1624 et dans laquelle « Tancrède, prenant Clorinde pour un homme, veut se mesurer avec elle dans l’épreuve des armes » dit le livret. Le narrateur raconte le combat de Tancrède, preux chevalier, contre Clorinde, belle musulmane déguisée en soldat, dont il est amoureux. Seule connexion à l’histoire, ici, la différence de morphologie des danseurs qui appelle ce féminin-masculin. « Toi, qui mets tant d’ardeur à me poursuivre, que veux-tu ? » demande Clorinde. « La guerre et la mort » répond Tancrède. L’œuvre est théâtrale et les danseurs, Ludovic Collura et Pascal Beugré-Tellier, l’habitent, en toute liberté, dans un duo-duel de belle intensité. La notation chorégraphique suit de près la notation musicale, dans un travail de haute précision qui, à de courts moments, se glisse dans le mélodrame.

La fin du duo est marquée par l’entrée d’une femme qui prend place auprès des danseurs immobilisés, faisant le lien avec la seconde partie. Suspension quelques minutes, le temps de la mise en place d’éléments scénographiques : trois grands praticables, mobiles et en métal, représentation de moucharabiehs qui ont pour fonction de cloisonner les espaces et les mondes (scénographie Quentin Lugnier, créateur lumière Marco Giusti). Deux danseuses de l’autre côté, et un danseur, tracent leurs chemins à travers les interdits (Sandra Savin, Antonia Vitti et Ludovic Collura). Les femmes marchent, avec détermination. Jeux de séduction, regards, ressassement, observation, jalousies, réconciliation, déplacements des praticables qui enferment, changements de direction. Différentes couleurs musicales, toutes issues du Moyen-Orient, accompagnent ces rencontres et ruptures, provocations, incitations, excitations : le chant byzantin de Sœur Marie Keyrouz la Libanaise, les mélopées classiques de L’Astre d’Orient, l’Égyptienne Oum Kalthoum accompagnée de son grand orchestre, les Percussions de Fez qui entraînent les danseurs dans une transe finale fermant le spectacle.

Depuis ses premières pièces avec sa compagnie La Baraka qu’il a fondée en 1997, Abou Lagraa, chorégraphe et danseur, dialogue avec les artistes qui l’entourent et creuse son sillon. Il monte depuis plusieurs années des projets avec l’Algérie, revenant à la source, crée le Ballet contemporain d’Alger en 2010. Il y présente Nya, une première pièce et y puise son inspiration pour El Djoudour/Les Racines, spectacle montré pour l’ouverture de Marseille-Provence 2013, Capitale Européenne de la Culture, puis à Chaillot. Artiste associé dans plusieurs centres chorégraphiques, Abou Lagraa et sa compagnie habitent un nouvel espace dédié à la création, la Chapelle Sainte-Marie, à Annonay. Avec Wonderful One/Un Merveilleux, danseuses et danseurs passent de l’état guerrier à l’état amoureux avec beaucoup de flexibilité et de virtuosité, se croisant sur le thème du masculin-féminin.   

  Brigitte Rémer, le 20 janvier 2019

Avec Pascal Beugré-Tellier, Ludovic Collura, Sandra Savin, Antonia Vitti – scénographie Quentin Lugnier – lumières Marco Giusti – costumes Maïté Chantrel – crédits musicaux : Le Combat de Tancrède et Clorinde de Claudio Monteverdi, Sœur Marie Keyrouz, Oum Kalthoum, Percussions de Fez – Musique additionnelle et arrangements musicaux Olivier Innocenti.

16 au 24 janvier 2019, à Chaillot-Théâtre national de la danse, 1 Place du Trocadéro, Paris – Tél. : 01 53 65 30 00 – Site www.theatre-chaillot.fr

L’absence de guerre

© Marjolaine Moulin

Texte David Hare, traduction Dominique Hollier, mise en scène Aurélie Van Den Daele, Compagnie Deug Doen Group, Théâtre de l’Aquarium/La Cartoucherie.

L’action se passe au Royaume-Uni. Le parti travailliste, parti d’opposition, est en campagne électorale et son leader, Georges Jones, sur la dernière ligne droite, figure au plus haut dans les sondages. Il a l’arrogance du rôle. Toutes les chances sont de son côté, dit-on. Entouré de son QG de campagne, hautement chargé de communication, il déploie des stratégies méphistophéliques pour achever la tâche et attirer les électeurs. La pièce nous place au cœur du combat politique, dans les coulisses de l’exploit visé, et des dérives morales et politiques qui vont avec. La moulinette de la communication est permanente et le paraître est roi.

Beaucoup d’excitation sur le plateau dès le départ, beaucoup de démonstration. Tous les atouts sont sur la table tels que séduction, conviction, organisation, obsession. Puis le vent tourne, sous couvert de guerres intestines, et s’amorcent les déresponsabilisation, trahison, compromission et corruption. Joker ! Suite au débat télévisé raté du candidat Georges Jones contre son adversaire conservateur, Charles Kendrick, les derniers idéaux et faux-semblants s’écroulent, avec le candidat. Et le staff se délite. De cette Absence de guerre entre les deux leaders naît la pièce.

Auteur, metteur en scène et réalisateur britannique bien connu dans son pays, David Hare, auteur de la pièce, qu’il écrit en 1993 à partir d’un fait réel qu’il a lui-même traversé, a pour terrain d’écriture les excès du capitalisme et du politique. Observateur du monde dans lequel il vit, il se positionne à gauche et témoigne, sur un mode réaliste. Il est de la génération qui succède aux dramaturges John Osborne et Arnold Wesker, monte ses propres pièces à partir des années 70 puis développe son travail dans les théâtres nationaux. Il écrit aussi des scénarios et a créé dans les années 80, une maison de production.

Dans le travail de mise en scène proposé par Aurélie Van Den Daele, au-delà du plateau, l’image tient une place importante. L’équipe en campagne suit son candidat et le traque avec une caméra qui retransmet les images sur écran, jusqu’au fond des coulisses, pour mieux le vendre. La mise en scène suit la courbe électorale, copie conforme à la réalité.

A l’heure où nombre d’entre nous s’estiment floués par les politiques, toutes tendances confondues, de l’air frais ferait du bien. Il n’est pas sûr que l’air vicié de l’arène politique, en arrêt sur image, bouleverse. Ici tout est consommé avant que ne se joue la partie, le sur-jeu du début place les pions sur l’échiquier bien connu du rapport de force et de l’arrogance, avec des personnages-fantoches. La pièce prend une direction intéressante quand la fêlure s’installe chez le candidat Jones (Sidney AliMehelleb) et que le doute commence à l’habiter, quand tombe le masque et que l’acteur-candidat s’écroule, que chacun se révèle. Mais il est tard.

Il n’est pas sûr que la vérité hystérique serve la vérité historique, ni que le cœur d’une organisation politico-médiatique soit, dans son effet miroir, captivante. On sait que la réalité souvent dépasse la fiction, alors, traversons la Manche où nous avons tellement de tribunes en ce moment, sachant qu’il n’y a peut-être plus de fables auxquelles croire, et peut-être plus rien à dire.

Brigitte Rémer, le 21 janvier 2019

Avec Émilie Cazenave, Mary Housego attachée de presse de Georges Jones et Véra Klein vieille militante du parti travailliste – Grégory Corre, Malcolm Pryce, Ministre des finances du cabinet fantôme – Julien Dubuc, cadreur plateau – Grégory Fernandes, Andrew Buchan, aide de Georges Jones – Julie Le Lagadec, Gwenda Aaron, la secrétaire de Georges, Line Franck personnalité médiatique – Trevor Avery, garde du corps de Georges Jones – Alexandre Le Nours, Oliver Dix, conseiller politique Georges Jones – Sidney Ali Mehelleb, Georges Jones – Marie Quiquempois, Lindsay Fontaine, conseillère en publicité/image – Victor Veyron, Bryden Thomas, membre du parti travailliste et Charles kendrick leader du parti travailliste.

Du 8 janvier au 3 février 2019, du mardi au samedi à 20h – le dimanche à 16h – Théâtre de l’Aquarium, La Cartoucherie Route du champ de manœuvre – 75012 Paris. Tél. : 01 43 74 72 74 et 01 43 74 99 61 – www.theatredelaquarium.com – En tournée : 21 mars, La Faïencerie/Creil – 2 et 3 avril, Théâtre Les Îlets/CDN de Montluçon – 5 avril, Fontenay en scènes – 9 au 12 avril, Théâtre de la Croix Rousse à Lyon.

La vie trépidante de Laura Wilson

© Arthur Péquin

Texte Jean Marie Piemme – mise en scène Jean Boillot – Le NEST-centre dramatique national transfrontalier Thionville/Grand Est, à La Commune – centre dramatique national, Aubervilliers.

Créé en 2017 pour Avignon-Off, La vie trépidante de Laura Wilson est à l’affiche à Aubervilliers et en tournée en France. Dix-huit mois plus tard, l’histoire colle exactement aux tourments sociaux d’aujourd’hui, on pourrait trouver Laura Wilson sur les ronds-points. C’est une femme qui perd son emploi, son mari d’avec lequel elle se sépare, son appartement, et jusqu’à la garde de son fils. Il lui reste son énergie, de l’humour, des rêves et des envies, de la fraternité. Elle bataille pour se reconstruire entre petits boulots, solidarités, emménagement dans un studio, rencontres fugitives.

Ce scénario noir pourrait avoir la lourdeur du quotidien et s’inscrire dans le catastrophisme. Jean Marie Piemme l’écrit avec humour et légèreté en même temps qu’avec humanité et vérité. Il livre des fragments de vie d’une belle intensité entrecroisant les récits avec la complexité d’un scénario dont Laura est co-auteur. Entourée de trois amis, elle s’implique en effet dans l’écriture, à la recherche du mot juste et des différents possibles du script, ce qui la place à la croisée des chemins pour penser, écrire et vivre sa propre histoire.

Cette distance d’avec ses tourments que sont la quête d’identité, de dignité et de travail, passe aussi par la peinture. L’auteur permet à son héroïne d’avoir une véritable révélation devant deux tableaux de Pieter Bruegel l’Ancien, deux chefs-d’œuvre des Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique : La Chute des anges rebelles où l’archange Michel assisté de deux anges précipitent les anges rebelles transformés en personnages fantasmagoriques, dans les Enfers ; et Paysage d’hiver avec patineurs et trappe aux oiseaux, le thème du paysage hivernal, de la glace et de sa menace pour les oiseaux représentant la précarité de la vie. Ce choc esthétique l’aide à vivre.

Familier de l’écriture de Jean-Marie Piemme, né en Belgique, dont il a déjà monté trois pièces, La vérité, l’heure du Singe et Le sang des amis, Jean Boillot donne à la mise en scène un tempo enjoué et piquant, version rodéo. Laura Wilson – excellente Isabelle Ronayette, très punchy – mène la danse, on la suit avec intérêt et admiration à travers ses réalités et ses espérances en montagnes russes. Cette saga sociale est ponctuée de chansons, l’un des acteurs, Hervé Rigaud, compositeur-interprète chantant et jouant en live – particulièrement de la guitare – stimule le plateau et soutient ses partenaire, Philippe Lardaud et Régis Laroche, à travers leurs différents personnages.

La théâtralisation – l’écriture du scénario d’une part, la peinture d’autre part – permet la distance et détourne le tragique. Elle est habitée de la complicité entre les acteurs et de leur fluidité, de la vitalité d’une héroïne, simple, banale et combative. L’histoire est d’une belle densité, servie aussi par une scénographie efficace et intelligente – de Laurence Villerot – de la salle de réunion aux figures imposées par la musique, – haut-parleur, instruments, pédale, clavier, ordinateur -. Quelques images vidéo prises en direct par les comédiens, complètent ce travail sans esbroufe, sympathique et percutant. On pense au cinéma social de Ken Loach.

Brigitte Rémer, le 19 janvier 2018

Avec : Philippe Lardaud, Régis Laroche, Hervé Rigaud, Isabelle Ronayette – compositeur interprète Hervé Rigaud – scénographie et costumes Laurence Villerot –  collaboration vidéo Vesna Bukovcak – créateur lumière Pierre Lemoine – régisseur lumière Jérôme Lehéricher, Benoît Peltre – régisseur son Perceval Sanchez – construction décors Ateliers du Nest – avec la participation du Chœur en Liberté des Libertés chéries.

Du 10 au 18 janvier 2019, Mardi, mercredi, jeudi 19h30 vendredi 20h30, samedi 18h dimanche 16h, à La Commune-centre dramatique national, Aubervilliers, 2 rue Édouard Poisson. Métro : Aubervilliers-Pantin Quatre Chemins – Tél. : 01 48 33 16 16 et 03 82 82 14 92 – www.nest-theatre.fr – En tournée : 22 janvier Le Préau/CDN de Vire/Normandie –  26 janvier Espace culturel André Malraux, Le Kremlin-Bicêtre – 29 janvier Transversales/Verdun – 1er et 2 février Équilibre/Nuithonie, Fribourg/Suisse – 6, 7, 8 février Comédie de l’Est/CDN de Colmar/Alsace – 13 au16 février Théâtre national de Liège/Belgique 28 février et 1er mars Opéra Théâtre de Metz – 7, 8, 9 mars Théâtre national de Nice/CDN – 14 mars Théâtre de la Madeleine/Troyes – 16 mars Bords II Scènes/Vitry-le-François –  28 mars ATP Vosges/Épinal –  4 avril Le Nouveau Relax/scène conventionnée de Chaumont – 9 avril Théâtre d’Aurillac – 24 avril Le Manège/scène nationale de Maubeuge.

 

Saison sèche

© Christophe Raynaud de Lage

Dramaturgie et mise en scène Phia Ménard et Jean-Luc Beaujault, Compagnie Non Nova, à la MC93 Bobigny, en partenariat avec le Théâtre de la Ville/Paris.

Un prologue ouvre le spectacle en la personne de Phia Ménard, ange annonciateur qui se présente à l’avant-scène avant l’ouverture du rideau, pour lancer au public une drôle d’apostrophe : « Je te claque la chatte. » Nous ne sommes pas chez Léonard de Vinci et elle repart aussi naturellement qu’elle est venue. Comme dans l’avertissement précédant le film documentaire de Jean Rouch, Les Maîtres-fous, dont elle se sent proche, Phia Ménard pourrait ajouter : « Sans concession ni dissimulation. » Une saison en enfer incontestablement se prépare.

Une première séquence plaque au sol comme des insectes qui craignent la lumière, les sept danseuses, au fond d’une boîte blanche dont le plafond monte et descend. Au fil des séquences ce volume se transforme jusqu’à devenir une grande nef, illusion, folie ? Nues sous leurs courtes chemises, elles pourraient être crapauds ou cafards, impressionnent par leurs sursauts. La notion d’enfermement prédomine. Dans la seconde séquence les chemises s’envolent. Dénudées, les danseuses font cercle et se maquillent le visage et le sexe, chacune est une couleur : rouge, vert, bleu, marron, rose, gris, blanc ; certaines se griment d’une moustache évocatrice, toutes se barrent les seins d’un trait de peinture significatif. La dynamique et les mouvements qui suivent sont d’ensemble, elles frappent le sol des pieds et scandent le tempo. Quelques tableaux s’ébauchent, furtivement, l’image d’un Christ en croix entouré de pleureuses. Parfois l’une ou l’autre se détache du groupe pour une performance dansée.

La séquence suivante introduit un rituel de prise d’habit et de possession. Chaque danseuse récupère un cintre sur lequel repose son vêtement. Elles s’habillent, chacune à son rythme et à sa manière. Chaque femme devient homme et personnage, au masculin. Glissement de genre : le sportif, le curé, le pompier, le chef des pompes funèbres ou chef d’orchestre en smoking noir. Une interaction se crée entre les personnages, artifice de salutations selon clichés ambiants et rituel du milieu qu’il représente : on se serre la main, on se congratule et on s’encourage en se tapant le dos, on bénit. Le plafond blanc monte, le tapis, d’immaculé, a des trainées de couleurs. L’imaginaire et le concret se côtoient, entre Boccace et Dante, de l’érotisme égrillard au tragique, des visions aux rêves sacrificiels. Dans la mécanique de provocation, les déesses infernales tout droit sorties du Décaméron, s’avalent et se digèrent entre gestes amoureux et actions persécutrices, sur fond de musiques répétitives et lancinantes aux forts décibels.

Suit une séquence militaire réglée au cordeau, avec rangée de bottes et uniformes. Les danseuses se déplacent en ligne, à la Soviet, du fond de scène à l’avant-scène, avant, arrière, diagonale, retour, pivot pour inverser le sens, regards dans la même direction. On se croirait dans une conscription ou une cour de prison. Le pas est rectiligne, sans chaloupe, le décor a perdu ses murs blancs devenus gris et sont couverts de meurtrières. Lumières, aveuglements et montée militaire au paroxysme avant disparition et silence inquiétant.

Pris d’hallucinations, le public constate l’apparition de tâches sur les murs, qui s’élargissent et gonflent petit à petit, l’humidité gagne. De l’arrière de la structure aux murs de papier sortent des bras comme des sémaphores, ou comme des termites détruisant les façades les unes après les autres. Un liquide semblable à la poix sort des archères de manière continue, envahit le plateau et laisse comme une ville détruite. Vision de désolation, de guerre et d’abandon, quartier de Homs ou Bataclan après tuerie, sur fond de chanson douce, contrepoint que Phia Ménard, artiste inclassable apporte (cf. UC article sur Les Os noirs du 21 avril 2018) à travers sa vision-sombre-forêt née de son itinéraire. « Je me suis allongé dans la boue. Je me suis séché à l’air du crime. Et j’ai joué de bons tours à la folie » dirait Rimbaud.

Brigitte Rémer, le 17 janvier 2019

Création et interprétation Marion Blondeau, Anna Gaïotti, Elise Legros, Phia Ménard, Marion Parpirolles, Marlène Rostaing, Jeanne Vallauri, Amandine Vandroth – composition sonore et régie son Ivan Roussel – création lumière Laïs Foulc – régie lumière Olivier Tessier – régie générale de création Benoît Desnos – régie plateau Benoît Desnos, Mateo Provost, Rodolphe Thibaud – scénographie Phia Ménard – construction décor et accessoires Philippe Ragot – costumes et accessoires Fabrice Ilia Leroy – photographies Jean-Luc Beaujault – régisseur général Olivier Gicquiaud et l’équipe technique de la MC93.

Du 10 au 13 janvier 2019, MC93 Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis/Bobigny, 9 Bd Lénine –  Métro : Bobigny-Pablo Picasso – Tél. : 01 41 60 72 72 – Site www.MC93.com

 

2147, et si l’Afrique disparaissait ?

© Guy Delahaye

Conception et mise en scène Moïse Touré – chorégraphie Jean-Claude Gallotta – musique originale Rokia Traoré, Fousco et Djénéba – compagnie Les Inachevés/L’Académie des savoirs et des pratiques artistiques partagées – au Tarmac/la scène internationale francophone.

Moïse Touré œuvre depuis plus de trente ans à Grenoble où il crée en 1984 sa compagnie, Les Inachevés. Né en Côte d’Ivoire, il prend très vite les chemins multiculturels de la création au sein du quartier de la Villeneuve alors quartier pilote, conçu dans les années 70/80 comme un laboratoire social. Puis il sillonne le monde et crée des collaborations artistiques qui le mènent sur tous les continents. Il est un temps artiste associé à la scène nationale de Guadeloupe, travaille du local au global et dans les langues originales des régions et pays traversés. Il est aussi un passeur de textes et fait connaître autour de lui Duras, Sartre, Koltès, Le Clézio, Racine, qu’il met en scène en bambara, arabe dialectal, espagnol, berbère, créole, portugais, japonais. En 2012, il crée L’Académie des savoirs et des pratiques artistiques partagées avec, pour acte fondateur, la mise en œuvre d’une Trilogie pour un dialogue des continent Europe, Afrique, Asie. Autant dire qu’il est à la bonne place pour parler de l’Afrique sans démagogie, et donner sa lecture de l’Histoire, par la musique, le théâtre et la danse. La force de vie qui se dégage du plateau parle, à elle seule. « Nous sommes les hommes de la danse, dont les pieds reprennent vigueur en frappant le sol dur » écrivait Senghor dans Prière aux masques.

Avec 2147, et si l’Afrique disparaissait ? Moïse Touré interroge l’avenir de l’Afrique. Ce travail fait suite à 2147 l’Afrique, qu’il avait créé en 2004 à Bamako. Il questionnait alors la notion de développement, suite à un Rapport de l’ONU qu’il jugeait déplacé car il posait 2147 comme date-marqueur vers le début de la diminution de la pauvreté, sur le continent africain. Avec l’énergie de la colère, Moïse Touré faisait vivre l’Afrique sur scène – avec Jean-Claude Gallotta comme chorégraphe, déjà – et donnait aux peuples africains la parole et les pleins pouvoirs pour se réaliser et prendre leurs destins en mains. Ce second volet, 2147, et si l’Afrique disparaissait ? poursuit la métaphore par des textes commandés à différents auteurs d’Afrique et de France, par la musique de Rokia Traoré qui apporte une belle énergie, par la chorégraphie de Jean-Claude Gallotta sensuelle, ironique et bien vivante, portée par neuf danseurs la plupart africains. La question de l’humanité est au cœur du projet. A la question « Comment sauver l’Afrique et la voir autrement » les auteurs répondent : « La laisser décider. »

Le titre des séquences s’inscrit sur écran et relève de forts écarts de température dans ce voyage emblématique, qui mêle réalité et onirisme : Sur le bateau – 25°, il y a de la neige à l’arrivée en France ; Dans le couloir du temps – 4° ; Intérieur soir/ température 37° ; Le chant du ciel – 42°. 2147, et si l’Afrique disparaissait ? est un conte philosophique et poétique. Le bateau est comme un pays, toutes les communautés s’y retrouvent, « tout le monde » scande le texte. Les villes d’origine s’égrènent dans les langues locales, les destins personnels se succèdent et se mêlent : « j’habite… J’habitais… » Certaines dates de l’Histoire inscrivent le nom de personnalités tuées par leurs frères : Lumumba, Sankara, Ben Barka… Le texte se répartit comme dans un chœur. Le coryphée-conteur ouvre le spectacle par ces mots-manifestes : « Nous sommes chair. » Le masque géant porté sur les épaules étroites d’une actrice-danseuse traduit l’étendue de la dépression. « Je voudrais être le futur… » Les textes s’enchaînent, chacun dans son style et dans la diversité des écritures, tous dans la générosité.  « Le temps est-il épuisé ? » questionnent-ils. Ils montrent du doigt, évoquent la colonisation, parlent de globalisation et d’exil, d’identité. « On n’a rien. On a la rue. » L’inquiétude se traduit par l’énergie et le geste chorégraphique, par le plaisir qu’ont les danseurs à s’inventer et à se rencontrer.

Il y a la lutte et le combat entre deux hommes ; l’intervention en Fon, langue du Bénin… « Ma grand-mère… » Elle rit, il conte, accompagné de la guitare ; il y a la savoureuse séquence sur le ketchup, version Ya bon Banania nœud papillon souliers vernis, et le trophée de la libre entreprise ; il y a la toute-puissance de l’Empereur drapé dans un magnifique manteau qui le rend intouchable, réalisé par le plasticien Abdoulaye Konaté ; il y a la chanteuse en version originale dialoguant avec la danseuse-actrice sur le ton du conflit des générations et les imprécations ; il y a différents langages scéniques au fil des séquences dans un clair-obscur bleuté, et des images vidéo qui témoignent de décors-paysages ; il y a une scénographie sobre où se juxtaposent espaces et déserts, où les duos dansés dialoguent devant un tulle noir ; il y a de magnifiques mouvements d’ensemble, couleurs, rythmes et chants entre cultures traditionnelles et grammaire de la danse contemporaine amenée par Jean-Claude Gallota ; il y a les voix qui racontent et qui chantent, les questions et apostrophes qui fusent : « Que voulez-vous faire… ? Quelle société voulez-vous… ? Comment habiter le monde… ? »

2147, et si l’Afrique disparaissait, ressemble à une lettre postée par Senghor – comme dans Poème à mon frère blanc – pleine de vérité et d’humour : « Cher frère blanc, Quand je suis né, j’étais noir. Quand j’ai grandi, j’étais noir. Quand je suis au soleil, je suis noir. Quand je suis malade, je suis noir. Quand je mourrai, je serai noir. Tandis que toi, homme blanc, quand tu es né, tu étais rose. Quand tu as grandi, tu étais blanc. Quand tu vas au soleil, tu es rouge. Quand tu as froid, tu es bleu. Quand tu as peur, tu es vert. Quand tu es malade, tu es jaune. Quand tu mourras, tu seras gris. Alors, de nous deux, Qui est l’homme de couleur ? » La suite du projet chorégraphique prend la forme d’un échange intitulé Génération 2147 à partir d’un dialogue  artistique et poétique entre les jeunes de l’Isère (Pont en Royans) et la jeunesse africaine du Sénégal (Région de Saint-Louis), déterminé et prometteur.

Brigitte Rémer, le 15 janvier 2019

Avec : Richard Adossou, Ange Aoussou Dettmann, Cindy Émélie, Djénéba Kouyaté, Ximena Figueroa, Romual Kaboré, Jean-Paul Méhansio, Fousco Sissoko, Charles Wattara, Paul Zoungrana – Auteurs de la commande d’écriture : Odile Sankara et Aristide Tarnagda / Burkina Faso, Fatou Sy / Côte d’Ivoire, Dieudonné Niangouna / Congo, Alain Béhar, Claude-Henri Buffard, Jacques Serena et Hubert Colas / France  – dramaturgie Claude-Henri Buffard – musique originale Rokia Traoré, Fousco et Djénéba – costumes Solène Fourt – création costume  de mage Abdoulaye Konaté – scénographie Léa Gadbois Lamer, Moïse Touré – création lumière Rémi Lamotte – régie générale et régie lumière Fabien Sanchez – création sonore, régie son et vidéo Jean-Louis Imbert – régie plateau Nicolas Anastassiou – création masque Lise Crétiaux – assistant à la mise en scène Bintou Sombié – assistant à la chorégraphie, répétitrice Ximena Figueroa – création vidéo Maxime Dos – images Agnès Quillet – Avec la voix de Stanislas Nordey.

Du 9 au 11 janvier 2019 – au Tarmac/la scène internationale francophone, 159 avenue Gambetta, 75020, Paris – Métro : Pelleport – Tél. : 01 43 64 80 80 – www.letarmac.fr – En tournée : 15 et 16 janvier Espace Malraux, scène nationale – 22 au 25 janvier MC2/Grenoble scène nationale.

Réinventer le Patrimoine – Enregistrer le présent

© Brigitte Rémer – Passage Kodak, Le Caire

La seconde édition de La Fabrique de la ville durable s’est tenue les 13,14 et 15 décembre 2018 à l’Institut Français d’Égypte – Le Caire/Mounira.

Une première édition avait réuni en 2017 les partenaires institutionnels investis dans le domaine de la gouvernance urbaine et des patrimoines architecturaux. Pour faire le lien et en écho à cette édition, la rencontre 2018 a débuté par la projection d’un film-reportage retraçant les objectifs et stratégies d’une réflexion voulue pérenne sur La Fabrique de la ville durable. Une belle idée permettant de sédimenter les interventions et les réflexions qui, l’année précédente, avaient lancé le colloque et qui d’année en année, enrichiront le débat.

L’édition 2018 met le projecteur sur les archives du présent et rassemble chercheurs, acteurs culturels et artistes impliqués dans la question des patrimoines culturels urbains, matériels et immatériels, d’Égypte et de France. Au-delà de l’architecture, elle interroge différentes disciplines telles que musique, photographie, littérature, cinéma, théâtre et cultures populaires en trois étapes : Réinventer la ville – Réinventer les patrimoines – Enregistrer le présent.

On découvre dans le premier volet du colloque, Réinventer la ville, deux quartiers du Caire, Hattaba et Maspéro, dans lesquels le collectif 10 tooba rassemblé par Ahmed Zaazaa, architecte et urbaniste, conduit des recherches appliquées sur la ville et l’habitat. Dans une ville de plus de vingt millions d’habitants, sans réelle infrastructure ni investissement pour la réhabilitation des quartiers anciens, le constat est sévère : 70% de l’habitat est formé de quartiers informels, la spéculation bat son plein et repousse les terres agricoles au profit de villes nouvelles périphériques, la question des transports est aiguë. Dans ces conditions, toute tentative et proposition en vue de développer des activités culturelles, apporte un peu d’oxygène. Marie Piessat, jeune doctorante en géographie de l’Université Lyon 3 et auprès du CEDEJ, centre d’études et de documentation économiques, juridiques et sociales, observe de son côté les toits terrasses, au sommet des immeubles du Caire. L’enquête qu’elle mène révèle les pratiques urbaines et montre que ces toits – qui véhiculent une mauvaise image – sont des espaces de liberté, comme le décrivent les auteurs emblématiques de la littérature égyptienne, Naguib Mahfouz et Alaa Al Aswany dans lesquels elle puise. Le coordinateur des programmes de Mahatat, entreprise culturelle et sociale fondée en 2011 au Caire, Hussein Mohamed, présente ensuite la philosophie du travail mené et les pratiques artistiques que l’association met en place. La réinvention des espaces publics, à Port-Saïd et dans le Gouvernorat du Delta, est au cœur du sujet, à partir de la consultation des habitants et de l’analyse des besoins.

En vis-à-vis, deux expériences françaises sont présentées, deux projets singuliers basés sur des interactions et partenariats : la première, Yes we camp, une plateforme de projets urbains, dont témoignent Leïla Mougas et Arthur Poisson. Ils dessinent les territoires sur lesquels ils interviennent et qu’ils occupent temporairement, comme les Grands Voisins à Paris, situés sur le site de l’ancien hôpital Saint-Vincent de Paul et plusieurs autres sites, à Marseille. Ils y réalisent un travail social avec l’association Aurore chargée de l’accueil des migrants, un travail culturel et économique avec Plateaux Urbains. Les différents projets en cours de réalisation, élaborés et mis en oeuvre en synergie avec ce collectif d’associations, déploie des trésors d’invention dans le passage à l’action. Ils partagent leur système d’organisation, qu’ils aimeraient modéliser. La seconde expérience, un travail de création sonore réalisé à Paris et en Ile-de-France par Simon Pochet et le collectif Mu, bureau chargé de production artistique auquel il est artiste associé, plonge dans l’innovation technologique et les outils numériques développés en parlant de web radio, de Fab-lab, de compositions sonores et de parcours artistiques réalisés notamment avec des élèves de la Goutte d’or à Paris, s’interrogeant sur les évolutions de leur quartier. Les projets du collectif Mu sont multiples et se nomment entre autres La Station-Gare des Mines laboratoire consacré aux scènes artistiques émergentes, Magnétique Nord 3 une sorte de festival et lieu de réflexion et d’expérimentation, Soundways, une application pour mobiles.

Le second volet du colloque, sur le thème Réinventer les patrimoines, s’inscrit dans plusieurs directions : tout d’abord celle du patrimoine bâti. Mohamed Elsahed, historien d’architecture et commissaire d’exposition signe l’exposition présentée à l’Institut Français sur le thème « Le Caire depuis 1900. Enregistrer l’architecture d’une ville qui disparaît » à partir des images de son récit sur l’architecture dont la publication, à visée de sensibilisation, est prévue en mai prochain. Mercédès Volait, directrice de recherche au CNRS et du laboratoire InVisu de l’Institut national d’histoire de l’art à Paris, qui connaît bien l’Égypte, s’interroge sur le thème Restituer et transmettre une mémoire visuelle du Caire moderne, au-delà des poncifs. Elle met en relation des photographies et documents de photographes comme Beniamino Facchinelli au début du XIXème, de collectionneurs comme Max Karkégi au XXème, de producteurs comme Richard Mosseri, qui permettent de reconstruire une histoire de la ville. La responsable de la bibliothèque de l’Institut français d’archéologie orientale au Caire (IFAO), Agnès Macquin, parle du projet international de numérisation et d’éditorialisation de documents traitant des relations de la France avec le Moyen-Orient, intitulé Bibliothèques d’Orient. En lien avec la Bibliothèque nationale de France, cette base de données consultable en trilingue – arabe, français, anglais – rassemble près de sept mille documents.

Autres directions de ce second volet, le cinéma, le théâtre et la musique. Pour le cinéma, Marianne Khoury, cinéaste et productrice, co-gérante de Misr International Films parle de la préservation et de la numérisation des archives Youssef Chahine, patrimoine familial dont une partie est actuellement exposée à la Cinémathèque de Paris – notes, cahiers, photos, découpages -. Elle présente, à l’occasion du dixième anniversaire de la disparition du réalisateur, une création musicale sur les vingt premières minutes de son film Gare Centrale avec le Trio Nerda et Z3ro feat, avant de projeter le film dans son intégralité. Pour le théâtre j’avais l’honneur de présenter la philosophie et le travail de la première troupe indépendante d’Égypte, El Warsha Théâtre, fondée en 1987 par Hassan El Geretly, démarche artistique que j’observe depuis une douzaine d’années. Son langage théâtral multiforme et ses sources d’inspiration multiples, viennent tant de l’énergie de la rue que des différentes strates de l’art populaire et traditionnel égyptien, tout en étant d’une grande modernité. Pour la musique, Louis Davis Brozetti a raconté l’odyssée de la mythique Columbia Phonograph Company, fondée en 1888 aux Étas-Unis et qui s’est développée à Athènes dans les années 1930, donnant une fabuleuse dynamique à la diffusion des musiques grecque, africaine et arabe. Il pose la question : faut-il restaurer cette emblématique maison de gravage, mixage, pressage de vinyles, de recherche en art de la pochette, et en faire un musée ? Enfin le compositeur de musique classique contemporaine arabe et chercheur en musicologie, Mustafa Saïd, grand joueur de oud, a parlé de sa démarche et de ses recherches musicales avec l’Ensemble for Arab Classical Contemporary Music/ASIL qu’il a fondé en 2003 et de son travail dans le cadre de la Foundation for Arab Music Archiving and Research/AMAR, fondation libanaise dont il est directeur artistique, spécialisée dans la conservation et la diffusion de la musique arabe traditionnelle (voir UC du 5 janvier 2019). L’enregistrement entraine-t-il toujours une perte d’identité, lance-t-il ?

Le troisième volet du colloque, Enregistrer le présent, s’est déroulé hors-les-murs, à Townhouse Rawabet : Omar Nagati, directeur de Cluster a parlé de méthodes alternatives pour imaginer la ville et présenté ses travaux de recherche. Au Caire, avec son équipe, il a réaménagé plusieurs passages du centre-ville et notamment le Passage Kodak. A Beyrouth et Amman il a créé une plateforme de partage des ressources, catalogue en réseau de bibliothèques et centres de ressources sur les villes. Dia Hamed et Mai Elwakil ont présenté leur travail au sein de Medrar.TV archives numériques des scènes artistiques contemporaines du Caire, et évoqué la problématique des droits. Mariam El Nazahy a parlé d’éthique et de protection des archives à travers le projet Open Index qui vise à numériser et diffuser les archives de la galerie Townhouse. D’autres démarches, personnelles ou collectives, de préservation de la mémoire ont été présentées dont le travail du CIC, Contemporary Image Collective par Andrea Thal, qui lie l’archivage et la programmation et qui parle de l’impossible neutralité des archives ; dont le travail de recherche mené par Ahmed Shawky Hassan sur La naissance de l’art vidéo en Égypte ; dont le roman de Omar R. Hamilton, La ville gagne toujours sur la révolution égyptienne de 2011, qui a obtenu en 2018 le Prix de la littérature arabe décerné par l’Institut du Monde Arabe, à Paris. Ont aussi été présentées une Performance de Alaa Abdelhamid autour des écrits sur les arts du philosophe et écrivain Abbas Mahmoud Akkad, ainsi qu’une lecture théâtrale menée par Duncan Evennou, Lancelot Hameli et Benoît Verjat, Les rêves du Caire, à partir des récits qu’ils ont collectés auprès de diverses communautés de la ville et qui s’inscrivent dans un work in progress.

Cette seconde édition de La Fabrique de la ville durable qui met en relation deux termes pouvant paraître antinomiques, Réinventer le Patrimoine – Enregistrer le présent, apporte un matériau d’une grande richesse. Elle a permis une confrontation d’expériences et de points de vue sur le patrimoine culturel, à partir de géographies différentes – l’Égypte et la France notamment – et à partir de formations et métiers diversifiés, mêlant architectes, concepteurs de projets culturels, artistes et chercheurs. Suivie d’un échange avec le public, chaque séquence a donné du grain à moudre et ouvert le champ de la connaissance. Chapeau bas au programmateur et modérateur de l’ensemble, David Ruffel, Attaché pour le livre à l’Institut Français d’Égypte et à son équipe, qui ont mis en œuvre ces fructueuses rencontres sous l’égide du Conseiller culturel, Mohamed Bouabdallah et de l’Attachée culturelle, Marine Debliquis.

« A la vitesse du météore se propage une rumeur selon laquelle l’État va démolir le monastère dans le cadre d’un projet d’équipements publics. En une seconde, la nouvelle devient le sujet des conversations dans les maisons, les échoppes, les magasins publics, les fumeries, la taverne et les terrains vagues… Il n’y a de verdure et de fleurs que dans le monastère… » décrit le Prix Nobel de Littérature, Naguib Mahfouz, dans les Récits de notre quartier publiés en 1975, et qui donnent les contours du microcosme où il vit, le quartier Gammaleya au Caire, au début du XXème siècle. « C’est dimanche. Rue Soliman-Pacha, les boutiques ont fermé leurs portes, et les bars et les cinémas se remplissent de leurs habitués. La rue sombre et vide, avec ses boutiques closes et ses vieux immeubles de style européen, semble sortir d’un film occidental triste et romantique. Depuis le début de cette journée de congé, le vieux concierge, Chazli, a transporté son siège de l’entrée de l’ascenseur à celle de l’immeuble, sur le trottoir, pour contrôler ceux qui y entrent et ceux qui en sortent… » écrit en écho, en 2002, Alaa Al Aswany dans son premier roman, L’Immeuble Yacoubian où il montre la vie foisonnante d’un édifice autrefois grandiose du centre-ville. « Une ville géante assise sur le bord, baignait dans l’eau ses pieds de pierre » disait Hugo dans Les Orientales, parlant du Caire.

Brigitte Rémer, le 13 janvier 2019

Colloque La Fabrique de la ville durable, 2nde édition, « Réinventer le Patrimoine – Enregistrer le présent » les 13,14 et 15 décembre 2018 à l’Institut Français d’Égypte, 1 Sh. Madresset El Huquq El Frinseya, Mounira, Le Caire.

 

La Pluie

© Guillaume Guyomard

Texte Daniel Keene, mise en scène et interprétation Alexandre Haslé, Compagnie Les lendemains de la veille, au Mouffetard-théâtre des arts de la marionnette.

C’est un spectacle qui mène sur les chemins de la mémoire et de l’Histoire, avec une grande subtilité, l’air de rien. Hanna, une vieille paysanne, raconte. Hanna est d’abord une actrice accueillant le public au théâtre, et qui ensuite s’évanouit dans la coulisse pour devenir marionnette. Sous ses différentes formes elle apparaît et disparaît au fil du récit auquel le narrateur-manipulateur donne vie. Il est la voix d’Hanna et convoque divers personnages, tous plus attachants les uns que les autres. Il a l’humanité de la figurine et celle du conteur, et par ses mains qu’il prête aux personnages appartient aux deux mondes, créant ainsi une intéressante discordance d’échelle.

Hanna est une collectionneuse d’instants, la gardienne d’objets qui lui sont confiés et sur lesquels elle veille avec inquiétude, attendant de les rendre, un jour. Ce jour ne viendra pas. Elle reste hantée par le visage du jeune garçon qui lui avait apporté une petite bouteille dans laquelle il collectait de la pluie, « la pluie tombée sur le toit de sa maison. » D’ailleurs, dans la modeste maison d’Hanna, la pluie passe par le toit et frappe la cuvette en émail posée là. Bruits de train, lancinants, longues files d’embarquement, destinations inconnues, objets déposés, vies confisquées. On se glisse dans la puissance d’évocation de la narration, les disparus ont le visage que leur donne le sculpteur. Rien n’est nommé frontalement et tout est là.

Le dramaturge australien Daniel Keene travaille sur l’esquisse. Dans La Pluie, les mots du quotidien portés avec évidence et simplicité par Alexandre Haslé, sont de brume. « Il fut un temps où les gens me donnaient toutes sortes de choses toutes sortes de gens toutes sortes de choses des miches de pain encore toutes chaudes à la sortie du four des biscuits moelleux saupoudrés de sucre glace des trognons de pomme et des boîtes d’allumettes grillées des fleurs jaunes et des paquets en papier kraft retenus par de la ficelle des couvertures et des tasses et des bouilloires et des souliers d’enfants et des plats ébréchés et des bocaux et des bocaux de cendres et la pluie un jour quelqu’un m’a donné la pluie » révèle Hanna.

Poésie, mélancolie, musique klezmer et de l’exil d’une grande sensibilité, le paysage musical s’inscrit comme un langage mêlé au texte et à la conception plastique des masques et figurines réalisés par Alexandre Haslé. Artiste associé au Volcan Scène nationale du Havre, le fondateur de la compagnie Les lendemains de la veille, séduit par l’auteur, avait monté une première fois La Pluie, en 2001. Ce travail artisan autant qu’artiste est aujourd’hui re-créé, c’est un rappel salutaire dans un contexte global de montée des populismes. D’une grande pudeur, les personnages aux échelles et techniques diverses apparaissent, comme par magie, sous les doigts du manipulateur-conteur, et s’intègrent tout naturellement dans le jeu.

Le plateau est habité de ces âmes mortes qui hantent les mémoires et sont rassemblées, à la fin du spectacle, en un vaste cimetière, moment saisissant où les revenants questionnent encore le monde. Le public, scolaire et non scolaire présent dans la salle, est saisi.

Brigitte Rémer, le 12 janvier 2018

Avec : Alexandre Haslé, Manon Choserot – Traduction : Severine Magois (Éditions Théâtrales) – Régie générale : Nicolas Dalban-Moreynas.

Du mercredi 9 au samedi 12 janvier 2019, à 20h – dimanche 13 janvier à 17h, représentations tout public – Représentation scolaire vendredi 11 janvier à 14 h 30, Mouffetard-théâtre des arts de la marionnette, 73 rue Mouffetard, 75005. Paris – métro : Place Monge – Tél. : 01 84 79 44 44 – www.lemouffetard.com – Prochain spectacle présenté par la compagnie Les lendemains de la veille, le Dictateur & le dictaphone, du 16 janvier au 1er février.

 

Concert de Oud, par Mustafa Saïd

© Clara Sfeir

Le récital de oud, ce « sultan des instruments », proposé par Mustafa Saïd, se tient dans un petit studio privé où la poignée d’heureux élus venus l’écouter se sent comme à la maison. Assis en tailleur sur un tapis blanc, le musicien égyptien est entouré de ce public attentif qui fait cercle autour de lui. Il débute le concert lentement, pinçant ses cordes à l’aide d’un plectre. La soirée fait alterner ses compositions et des improvisations. Les morceaux s’enchaînent et se mêlent, donnant à ce moment partagé l’esprit et l’espace d’un long souffle musical.

Né au Caire, compositeur de musique classique contemporaine arabe et chercheur en musicologie, Mustafa Saïd fonde en 2003 l’Ensemble for Arab Classical Contemporary Music – ASIL – Il est aussi, depuis 2010, directeur artistique de la Foundation for Arab Music Archiving and Research – AMAR – fondation libanaise spécialisée dans la conservation et la diffusion de la musique arabe traditionnelle. Il enseigne à l’Institut Supérieur de Musique de l’Université Antonine, au Liban, après avoir enseigné à la Maison du Oud, au Caire. Il s’intéresse particulièrement à la période de la Nahda qui couvre les années 1903 à 1930 et se traduit par une philosophie dite de la Renaissance.

Passionné par la musique orientale savante dont il est un des grands connaisseurs, Frédéric Lagrange donne sa définition de l’École de la Nahda : « École doit être compris ici dans le sens de communauté esthétique et stylistique dans la composition et l’interprétation. Le terme désigne l’ensemble de musiciens qui participèrent à l’élaboration d’une musique de cour à partir du règne de khédive Ismail, musique qui faisait la synthèse des différentes traditions orientales compatibles avec le goût égyptien. » Cette période permet de mêler les répertoires sacrés et profanes et de faire sortir les chants – composés de nombreux poèmes d’amour mystique – des salons, de les jouer dans des espaces tels que les cafés. Le chant alors se désynchronise du contexte dans lequel traditionnellement il apparaissait comme les fêtes, religieuses ou familiales.

Après une trentaine de minutes purement instrumentales, Mustafa Saïd introduit la voix et chante en s’accompagnant du oud qui traduit et accompagne sa ligne mélodique, pleine de nuances. Le vocal est à la même hauteur que les cordes de l’instrument et passe du grave à l’aigu et de la mélopée au poème, avec virtuosité. Les mélodies qu’il décline, ses modulations et changements de tonalité dans lesquels il excelle, font partie du vocabulaire du oud. Ni psalmodie ni incantation, son chant dessine des arabesques complexes. Avec l’instrument il scande, psalmodie, se suspend, rythme, explore et ornemente. Dans la solitude du oud, Mustafa Saïd invite à pénétrer dans un espace méditatif superbement maîtrisé.

Seul ou en formation, le compositeur donne des concerts dans de nombreux pays du monde, jouant notamment avec les musiciens de son Ensemble, ASIL. Dans ce récital en solo on ne discerne guère la composition de l’improvisation. Si la musique se note depuis le début du XXème siècle, la tradition musicale arabe classique reconnaît l’importance de l’improvisation. D’après Frédéric Lagrange « elle est une stratégie de production mélodique, une attitude de création instantanée et un mode d’organisation du temps. L’ornementation, elle, est un vocabulaire, un ensemble de techniques d’émissions du son, vocal ou instrumental, de jeux de timbre, de rythme, de remplissage du phrasé, de parasitages sonores formant des motifs utilisables à loisir. »

Ce moment musical avec Mustafa Saïd dont le travail sensible et savant introduit à la complexité des musiques orientales, fait preuve de liberté d’interprétation et de recherche de variations, en même temps qu’elle ravit l’auditeur.

Brigitte Rémer, le 5 janvier 2019

Dimanche 30 décembre à 17h – Studio 3, 19 rue de Charenton, 75012, Paris. Métro Bastille – Site : www.mustafasaid.co

 

Willy Ronis par Willy Ronis

© Willy Ronis – Le Café de France – L’Isle-sur-la-Sorgue

Exposition de photographies, Pavillon Carré de Baudouin, co-organisée par la Mairie du XXème et la Médiathèque de l’Architecture et du Patrimoine, en partenariat avec l’Agence photographique de la Réunion des musées nationaux – Grand Palais. Commissaires de l’exposition : Gérard Uféras et Jean-Claude Gautrand.

Par cette superbe exposition présentée au Pavillon Carré de Baudouin, la Mairie du XXème fête, en deux cents photographies, les dix ans de ce lieu culturel qu’elle porte avec brio. L’exposition se termine, elle fut prolongée de trois mois et eut un immense succès. « Proposer une culture gratuite, populaire, accessible et de qualité, c’est faire en sorte qu’elle se transmette et se partage sans condition d’âge ou d’origine sociale. C’est la marque de fabrique du 20e et notre fierté » écrit Frédérique Calandra, Maire du 20e.

Né au pied de la Butte Montmartre en 1910 et mort en 2009, Willy Ronis est une grande figure de la photographie dite humaniste, qui consacra les vingt-cinq dernières années de sa vie à classer ses archives. Il réalisa six albums qui constituent comme son testament photographique. Les commissaires de l’exposition ont puisé dans cette mémoire vive pour élaborer ce parcours en images.

La première salle montre les clichés de Willy Ronis à Belleville-Ménilmontant, sorties de son livre-culte. Il découvre le quartier en 1947 grâce à un ami peintre alors que la réputation du secteur n’est pas glorieuse : « C’était le quartier des Apaches, on n’y allait pas. » Lui, en tomba littéralement amoureux. Il laisse un reportage des plus attachants sur le Paris des années cinquante et sur ce quartier populaire aux rues pavées et aux petits métiers. La vie quotidienne y est montrée dans sa simplicité et sa vérité. « Belleville, Ménilmontant sont, tout au moins pour moi, deux éléments essentiels de ce que j’aime appeler : la poésie de l’authenticité » dit-il. On y voit les vieux bistrots comme Le bistrot de la rue des Cascades, sur trois niveaux, le bistrot-guinguette Chez Victor, où la patronne s’affaire derrière le zinc, le Café au coin de la rue des Couronnes et de la rue Henri-Chevreau, « Les choses se présentent à l’impromptu, ou bien on sent qu’en se plaçant à tel endroit et avec de la patience, il se passera sûrement quelque chose… » Le bas de la rue des Partants témoigne d’une qualité de lumière entre contre-jour ensoleillé et jour de neige, une Réunion de jeunes dans une cave, les montre tous serrés autour d’une table, une Partie de pétanque rue du Télégraphe capte le geste du lanceur tandis que les autres s’affairent, leurs ombres se croisant avec une certaine mathématique. Une photo Avenue Simon Bolivar depuis l’escalier de la rue Barrelet-de-Ricou où par le fait du hasard, se trouvent différentes personnes en différents plans « J’ai rarement inclus autant d’éléments dans une même photographie » commente-t-il. Le Vitrier rue Laurence Savart gravit péniblement la rue tandis que La station Ménilmontant sur la Petite Ceinture vue depuis la rue Henri-Chevreau mêle la vapeur de la locomotive à la brume du matin avec beaucoup de poésie.

La seconde salle montre Les débuts du photographe et notamment ses premières photos en Vallée de Chevreuse pendant les vacances. Son père est un photographe de quartier, il lui offre pour ses seize ans un Kodak 6,5 x 11 à soufflet, même si c’est la musique qui l’attire, sa mère étant professeur de piano. Très tôt il s’intéresse aux gens, au monde ouvrier, à la rue, ainsi Haltérophile Quai de la Râpée montre, en 1934, sa curiosité de la rue. Pour aider son père gravement malade, il glisse pourtant vers la photographie professionnelle.  « Je suis le contraire d’un spécialiste, je suis un polygraphe » dit-il. Deux ans plus tard il abandonne le studio paternel et se lance dans « l’aventure de la photographie indépendante », devient reporter photographe, répond à des commandes et fait ses recherches personnelles. Il acquiert en 1937 un Rolleiflex 6 x 6 et sillonne Paris, ses paysages et ses décors, certaines banlieues comme Nanterre. Il reprend, après l’Occupation, et témoigne du Retour des prisonniers, en 1945, Gare de l’Est. La force des images, là encore, a valeur de témoignage. Une série d’Autoportraits montre son évolution, d’une certaine sophistication des débuts à un laissez aller, dont le célèbre Autoportrait aux deux flashes pris en 1951. Ses Nus pris entre 1949 et 2002 appellent la composition et la lumière de la peinture et de la sculpture. Son Nu provençal entre autres, réalisé à Gordes en 1949, prenant sa femme penchée sur un broc et une cuvette dans la lumière de la fenêtre ouverte, évoque Vermeer. Cette photographie devenue icône est, dans sa simplicité, une pure merveille. Le chapitre sur L’Intime, montre sa discrétion par rapport à l’intimité familiale, avec sa femme Marie-Anne comme avec son fils, Vincent. Il sait préserver l’investissement émotionnel donné dans ces photographies : « Je négocie l’aléatoire » dit-il.

Suit un chapitre sur Le monde ouvrier qui l’intéresse, de même que le monde artisan. Il publie dans de nombreux quotidiens et magazines, et très tôt dans plusieurs journaux de gauche. Il couvre le Front Populaire, les ouvriers chez Citroën, les défilés syndicaux, les conflits sociaux de l’après-guerre, fixe forges, filatures, docks, et usines automobiles dans son appareil, photographie les ouvriers de différentes villes et entreprises françaises dont ceux des mines de Potasse d’Alsace et ceux des usines de cristal de Baccarat. Par son témoignage il exprime sa solidarité. En 1946 Willy Ronis entre à l’agence Rapho, puis intègre le Groupe des XV, auquel appartient entre autres Doisneau. Il exposera au Moma de New York en 1951, en compagnie d’Henri Cartier-Bresson, Brassaï, Robert Doisneau et Izis.

Si Paris a largement capté son attention, Willy Ronis n’a pourtant pas laissé La Province pour compte, et ses images couvrent le milieu rural autant que l’urbain. En état de veille, il sillonne le Vaucluse, la Gironde et Marseille de l’après-guerre et rapporte des images de la vie quotidienne, des paysans et des commerçants, des métiers. « Parfois, les choses sont offertes avec grâce. C’est ce que j’appelle le moment juste. Je sais bien que si j’attends, ce sera perdu, enfui. » De la province, l’exposition nous emmène dans L’Ailleurs, par ces traces photographiques laissées de ses voyages dans le monde : Belgique, Hollande, Venise, Londres, RDA, Alger, New-York, Moscou, deux croisières en Méditerranée à partir desquelles il réalise une exposition sur le thème Les Balkans de nouveau en danger, avec l’aide de Robert Capa. Il couvre le Congrès international pour la Paix, à Varsovie, en 1950, part à l’Île de la Réunion avec les photographes Sebastião Salgado et Guy Le Querrec. L’environnement social et le quotidien restent au cœur de ses préoccupations et de ses images.

Observant le monde, les photos de Willy Ronis dressent une sorte de portrait intimiste et profond de la société et de l’époque. Pourtant la crise des années 1960 l’oblige à quitter Paris et à s’installer à Gordes, dans le Vaucluse, en 1972, pour une sorte de traversée du désert. La création des Rencontres d’Arles en 1970, lui permettra de reprendre pied dans le milieu et d’obtenir la reconnaissance qui lui est due : le Grand Prix national des Arts et des Lettres lui est décerné en 1979 ; il est l’invité d’honneur des 11e Rencontres d’Arles en 1980 ; une grande rétrospective est organisée au Palais de Tokyo en 1985, célébrant la donation qu’il a faite de l’ensemble de son oeuvre à l’État français, deux ans plus tôt.

Willy Ronis par Willy Ronis est une exposition rare, ouverte à tous, qui permet de redécouvrir des images sensibles et la poésie du photographe, un brin nostalgique. Des films projetés complètent l’exposition et permettent d’approfondir l’univers du photographe, ainsi Willy Ronis à Paris, de Virginie Chardin et Vladimir Vasak, Une Journée avec Willy Ronis, de Françoise Denoyelle et Yves de Perretti, Willy Ronis, Autoportrait d’un photographe, de Michel Toutain & Georges Chatain, Pyramide Production.  « Le monde extérieur est un spectacle dont le metteur en scène a pour nom le hasard. Le hasard a parfois du génie. Il y a des photographes qui ont le privilège de capter ces moments uniques. C’est à partir de là que la photographie nous révèle des choses qu’elle seule est capable de nous offrir » constatait-il avec simplicité.

Brigitte Rémer, le 31 décembre 2018

Du 27 avril au 31 décembre 2018 – Pavillon Carré de Baudouin, 121 rue de Ménilmontant, 75020. Paris – Métro : Couronnes ou Gambett – Entrée libre – www.mairie20.paris.fr