Archives mensuelles : mai 2018

Le Maître et Marguerite

© Pascal Gely

Texte de Mikhaïl Boulgakov – Adaptation et mise en scène Igor Mendjisky – Compagnie Les Sans Cou, FAB – Au Théâtre de la Tempête.

Le Maître et Marguerite est une œuvre majeure de la littérature russe du XXème siècle, écrite entre 1927 et 1939. Né en 1891 à Kiev, médecin avant d’être écrivain, Mikhaïl Boulgakov se consacre au journalisme et à la littérature à partir de 1920. Il écrit pour le théâtre et l’opéra mais il est surtout connu pour ses romans et tout au long de sa carrière, doit faire face à la censure soviétique. Il rédige plusieurs versions du Maître et Marguerite dont la dernière est finalisée par sa femme, après sa mort, en 1940. La première publication du roman en Union Soviétique, en 1967, fut censurée et de ce fait, altérée et donna lieu à des versions samizdat donc clandestines. C’est en 1973, trente-trois ans après sa mort que le roman fut publié dans son intégralité.

À la fois critique politique et sociale, conte fantastique et magie des légendes, histoire d’amour, Le Maître et Marguerite est un roman métaphorique où se croisent plusieurs intrigues et plusieurs styles. Le spectacle débute dans l’asile psychiatrique où est interné le jeune poète Ivan. Surgit de la salle un gentleman distingué au costume prince de Galles, cravate et gilet rayés, Woland, qui fait office de mystérieux magicien. Il est entouré d’un cercle rapproché, en l’occurrence d’un chat noir en la personne de Behemoth, du tueur Azazello et d’une infirmière extravertie, Hella. Une discussion sur l’existence de Dieu s’engage, entre Berlioz, directeur littéraire des milieux officiels et athée, et Woland. Le second prédit alors au premier qu’il ne se rendrait pas à la réunion du Massolit où il est attendu – l’organisation littéraire et QG de la Nomenklatura – et qu’il mourrait décapité. La prédiction se réalise sitôt après : Berlioz passe sous un tramway et meurt. Témoin, le jeune poète Ivan Biezdomny – dont le nom signifie sans-logis – tente vainement de poursuivre Woland et d’avertir les autorités de la nature diabolique du trio, mais personne ne le croit, et on le jette dans un asile de fous. Apparaît le personnage du Maître, désespéré par son roman refusé sur le Christ et Ponce Pilate, dont il vient de jeter au feu le manuscrit avant de se détourner du monde et de son amour pour Marguerite. Le poète est interné dans le même hôpital qu’Ivan, lieu emblématique où se croisent les victimes des actions sataniques commanditées par Woland.

La seconde intrigue place l’action à Jérusalem, sous Ponce Pilate. Woland récite à Berlioz les pages du roman écrit par Le Maître, métaphore de la trahison du Christ et de sa mise à mort, qui met en scène la rencontre entre le procureur Ponce Pilate et le personnage de Yeshua, qu’il admire. Dans la troisième intrigue, Marguerite devient la protagoniste. Invitée par Woland/Satan au bal de minuit – qui coïncide avec le vendredi saint – elle accepte, le temps du bal, la proposition qui lui est faite d’être l’hôtesse de la soirée et de le servir, se transformant en sorcière aux pouvoirs surnaturels, un court laps de temps. Marguerite pénètre dans le monde de la nuit et devient l’instrument des basses besognes mandatées par Satan. Elle y excelle tant, qu’il lui est demandé de formuler un vœu, lui jurant qu’il serait exaucé. Elle désire ardemment retrouver le Maître, son amour. Sorti de l’asile, elle le retrouve, mais tous deux sont empoisonnés par Azazello qui les met aux ordres de Woland/Satan. Ils quittent Moscou sous le soleil couchant d’un dimanche de Pâques. On replonge dans l’histoire christique où Ponce Pilate attendait depuis deux mille ans de rejoindre Yeshoua. Les fils des différentes intrigues se rejoignent à la fin, et les personnages initiaux croisent le Procureur et les personnages du bal.

Les thèmes traités par Goethe, se rejouent avec Boulgakov, et notamment le mythe de Faust, le bien et le mal, la trahison et la lâcheté, la rédemption, même si l’histoire se joue à l’envers de la version canonique. Ponce Pilate en effet se découvre des affinités avec le Christ et même un besoin spirituel de lui, tout en le livrant à ceux qui vont l’exécuter. L’histoire du Christ est à rapprocher du contexte bien particulier de l’URSS des années 1930. Le rôle de Satan/Woland, dans un tel contexte, traduit l’irrationnel, la créativité et la fantaisie, s’opposant au totalitarisme stalinien –  Woland
: Vous étiez en train de dire que Jésus n’a jamais existé ? – Berlioz : Oui, nous sommes athées, mais chez nous ce n’est point un péché – Woland : Mais si Dieu n’existe pas qui dirige l’ordre du monde ? – Berlioz : L’homme lui-même – Woland
: Comment pouvez-vous diriger quoi que ce soit, vous ne savez même pas ce que vous ferez ce soir.

Le Maître et Marguerite est un roman énigmatique semé d’embûches. En 1971, Andrzej Wajda, réalisateur polonais, avait tourné Pilatus und Andere pour la chaîne de télévision allemande ZDF, basé sur la partie publique du roman. De nombreuses adaptations théâtrales ont été réalisées dans le monde. En 2012, une adaptation du metteur en scène britannique Simon McBurney fut présentée en ouverture du Festival d‘Avignon, dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes.

Igor Mendjisky, metteur en scène, mène ici le spectateur du rêve au cauchemar à travers plusieurs langues : le français, le russe et l’araméen, parlé par le Christ. Il le conduit dans plusieurs villes et pays – de Jérusalem à Moscou, dans plusieurs styles – de l’allégorie au sarcasme. Il avait obtenu en 2009 le Grand Prix du festival d’Angers avec Hamlet, présenté Notre crâne comme accessoire librement inspiré du Théâtre ambulant Chopalovitch de Lioubomir Simovitch en 2016 et fut artiste associé au théâtre du Nord, Centre dramatique national de Lille, de 2014 à 2017.  La figure du Maître fait référence à la liberté d’expression et au destin du manuscrit de Boulgakov, et Ivan, rôle tenu par le metteur en scène, fait un voyage initiatique qui ouvre sur la critique du système soviétique. Tous les acteurs servent le propos, dans sa diversité, formant comme un chœur où chacun joue sa partition. Pari réussi et trouble garanti.

Brigitte Rémer, le 25 mai 2018

Avec Marc Arnaud Le Maître – Romain Cottard Woland, Afrani, Docteur Stravinski – Adrien Gamba Gontard Pilate, Trépan, Berlioz – Igor Mendjisky Ivan, Rimsky– Pauline Murris Hella, une infirmière, Frieda – Alexandre Soulié Behemoth, Le bourreau, Pagoda – Esther Van den Driessche Marguerite– Yuriy Zavalnyouk Azzazelo et Yeshua. Scénographie Claire Massard et Igor Mendjisky – lumières Stéphane Deschamps – son et vidéo Yannick Donet – costumes May Katrem et Sandrine Gimenez – construction décor Jean-Luc Malavasi – assistant à la mise en scène Arthur Guillot. Le texte est publié à L’avant-scène théâtre.

Du 10 mai au 10 juin 2018, mardi au samedi 20h dimanche 16h, au Théâtre de la Tempête, Cartoucherie, rue du Champ de Manœuvre, 75012 – métro : Château de Vincennes, puis bus 112 ou navette – tél. : 01 43 28 36 36 – site : www.la-tempete.fr – Route du Champ-de-Manœuvre
  

 

Le Quatrième mur

© Marc Ginot

D’après le roman de Sorj Chalandon – Adaptation et mise en scène Julien Bouffier
- Au Théâtre Paris-Villette.

Le roman a obtenu le Prix Goncourt des Lycéens en 2013. Il parle de l’utopie d’un metteur en scène, Samuel, qui de son lit d’hôpital, demande à son amie de poursuivre le travail qu’il a engagé au Liban : mettre en scène Antigone d’Anouilh. L’action se passe dans les années 80, le Liban est en guerre. On suit le processus de création avec des acteurs de toutes confessions qui sont aussi des combattants et dans un récit qui brouille les pistes de la chronologie. A la déconstruction théâtrale répond la violence lancinante de la déconstruction d’une société, par la guerre fratricide qui, ici, aura le dernier mot.

Le spectacle superpose les temps et les lieux, utilise l’image autant que le jeu dramatique, réfléchit au rôle du documentaire par rapport au théâtre et aux croisements du réel et de l’imaginaire. Il pose la question du pouvoir du théâtre face à la violence et à la mort. Le concept de quatrième mur, titre du roman et du spectacle conduit vers ce mur imaginaire qui sépare la salle de la scène, la réalité de la fiction. Au-delà de l’art théâtral, le spectacle, fidèle au roman, relate les combats, la  violence, les relations entre l’Orient et l’Occident.

Journaliste à Libération pendant plus d’une trentaine d’années, Sorj Chalandon fut l’auteur de reportages en Irlande du Nord et du procès de Klaus Barbie, pour lesquels il obtint le Prix Albert-Londres. Il a participé à l’écriture de séries télévisées et publié une dizaine de romans dont en 2017 Le Jour d’avant, sur la catastrophe minière de Liévin. Depuis août 2009 il est journaliste au Canard Enchaîné ainsi que critique cinéma. Il fut en 1982, en tant que grand reporter l’un des premiers à entrer dans le camp de Chatila situé à Beyrouth-Ouest, après les massacres des réfugiés palestiniens. Le choc reçu devient un moteur de son écriture, repris avec force dans la mise en scène de Julien Bouffier : la toile qui couvre le lieu où se répète Antigone, s’abat en un tourbillon et se transforme en tente, évocation sans appel du camp de Chatila. La metteuse en scène qui s’efforce d’intégrer les codes culturels libanais perd alors ses repères et la notion de réalité, elle n’en sortira pas indemne.

Quatre acteurs portent le texte : Samuel, le metteur en scène, quasi mourant au début du spectacle est ensuite le musicien passionné et talentueux qui transforme le langage musical en personnage principal (Alex Jacob), la metteuse en scène qui reprend le flambeau, à la demande de Samuel (Vanessa Liautey), sa petite fille, Louise (Nina Bouffier), l’actrice interprétant Antigone (Yara Bou Nassar). Le récit final nous mène dans la tragédie, par la mort brutale et impitoyable d’Antigone, donc d’un spectacle qui ne verra pas le jour. Les images, omniprésentes, tiennent aussi un premier rôle et suivent les acteurs dans leurs répétitions et leurs oppositions, comme si les événements s’observaient en temps réel.

Le Quatrième mur dégage une certaine étrangeté tout en étant, par la guerre, très réel. Julien Bouffier en est le chef d’orchestre et maitrise parfaitement les enchevêtrements de langages, théâtral et cinématographique, la direction d’acteurs tant à l’écran que sur scène, la scénographie qu’il signe avec Emmanuelle Debeusscher. Le plateau se fait chambre d’écho du monde, de la réalité par la guerre, autant que du symbolique par le théâtre.

Brigitte Rémer, le 18 mai 2018

Avec : Yara Bou Nassar, Nina Bouffier, Alex Jacob, Vanessa Liautey – à l’image Joyce Abou Jaoude, Diamand Abou Abboud, Mhamad Hjeij, Raymond Hosni, Elie Youssef, Joseph Zeitouny – scénographie Emmanuelle Debeusscher et Julien Bouffier
- création vidéo Laurent Rojol – voix Stéphane Schoukroun
- création musicale Alex Jacob
- ingénieur son Éric Guennou
- création lumière et régie générale Christophe Mazet
- régie plateau Emmanuelle Debeusscher
-  travail sur le corps Léonardo Montecchia
- Le texte est publié aux éditions Grasset.

Du 9 au 26 mai 2018, du mardi au jeudi à 20h, vendredi à 19h, samedi à 20h, dimanche à 16h – Théâtre Paris-Villette, 211 avenue Jean Jaurès, 75019 – Métro ligne 5 : Porte de Pantin.

 

Ballet de l’Opéra de Lyon

Steptext, de William Forsythe, Ballet de l’Opéra de Lyon
© Théâtre de la Ville/Paris

Sarabande, de Benjamin Millepied – Critical Mass, de Russell Maliphant – Steptext de William Forsythe, au Théâtre de la Ville/Espace Cardin.

Une belle soirée de danse en trois chorégraphies est proposée par le Ballet de l’Opéra de Lyon, invité du Théâtre de la Ville, comme chaque année, à l’Espace Cardin. De formation classique mais tournée vers la danse contemporaine, la troupe est virtuose. Son entrainement avec des chorégraphes extérieurs représentants différents courants l’a ouverte à une variété de techniques et lui permet de jouer dans la diversité des styles.

Sarabande, pour quatre interprètes masculins sur des extraits de la Partita pour flûte seule et des Sonates et Partitas pour violon seul, de Jean-Sébastien Bach, dans une chorégraphie de Benjamin Millepied, fut créé en 2009. Légère, avec ses chemises à carreaux ou à raies verticales vertes ou rouges qui donnent le ton, la Sarabande se conjugue en solos, duos, trios ou quatuors avec décontraction, efficacité et musicalité. Il y a de la fluidité et du ludique dans l’art de disparaitre et d’apparaitre des danseurs.

Critical Mass, pièce créée en 1998, par le britannique Russell Maliphant, sur une musique signée Andy Cowton et Richard English, présente un duo-duel d’hommes vêtus de combinaisons bleu de chauffe. Dans un clair-obscur ou la brume d’un rêve, ils s’expérimentent et se calent l’un dans l’autre, puissants et sensuels et déclinent des figures par glissements et tensions qui pourraient évoquer Music lovers de Ken Russell.

Créé en 1985 Steptext, de William Forsythe, met en danse une femme – en justaucorps et collant rouge – et trois hommes en noir, sur la Chaconne de la Sonate n° 4 pour violon seul en ré mineur, de Jean-Sébastien Bach. Les danseurs en duos font preuve d’une tonicité et technicité éblouissantes, dans la pureté du geste qu’ils déconstruisent. La danseuse est sur pointes. La musique se suspend. Précision et émotion sont au rendez-vous.

Depuis plus de vingt ans le Ballet de Lyon s’est constitué un important répertoire d’une centaine de pièces dont la moitié sont des créations mondiales, puisant dans tous les alphabets, du post-modern américain aux écrivains du mouvement, des explorateurs de territoires nouveaux aux représentants de la jeune danse française. Les danseurs sont d’une éblouissante technicité et d’une belle simplicité, et développent leur art avec sensualité et majesté.

Brigitte Rémer, le 14 mai 2018

Vu le 8 mai 2018 : Sarabande – chorégraphie Benjamin Millepied, avec Sam Colbey, Alvaro Dule, Marco Merenda, Raul Serrano Nunez –  musique Bach, extraits de la Partita pour flûte seule & des Sonates et Partitas pour violon seul – costumes Paul Cox – lumières Roderick Murray – pièce pour 4 danseurs créée en novembre 2009 par la Cie Danses Concertantes. Entrée au répertoire du Ballet de l’Opéra de Lyon en décembre 2011. Critical Mass – chorégraphie Russell Maliphant, avec Albert Nikolli , Leoannis Pupo-Guillen – lumières Michael Hulls – musique Andy Cowton, Richard English – pièce pour 2 danseurs créée en avril 1998. Commande de la Thamesdown National Dance Agency avec l’aide du British Ballet Organisation, Londres, et Die Werkstatt, Düsseldorf. Entrée au répertoire du Ballet de l’Opéra de Lyon le 22 juin 2002.  Steptext chorégraphie William Forsythe, avec Julia Weiss, Tyler Galster, Marco Merenda, Roylan Ramos – musique Jean-Sébastien Bach, Chaconne de la Sonate n°4 pour violon seul en ré mineur, pièce pour 4 danseurs créée en janvier 1985 par l’Aterballetto, à Reggio Emilia/Italie. Entrée au répertoire du Ballet de l’Opéra de Lyon le 15 mars 1987.

Du 2 au 12 mai 2018, à l’Espace Cardin/Théâtre de la Ville, 1 avenue Gabriel. 75008 – métro : Concorde – site : www.theatredelaville – tél. : 01 42 74 22 77

À la trace

© Jean-Louis Fernandez

Texte Alexandra Badea – mise en scène Anne Théron – compagnie Les Productions Merlin – à la Colline Théâtre National.

Plusieurs intrigues se croisent au fil du texte et des déambulations des personnages, au fil des images, très présentes et qui participent du langage scénique. Quand la lumière s’éteint nous sommes face à la façade d’un immeuble où par une baie vitrée éclairée apparaît puis disparaît en un rapide flash, une vieille femme dans un rocking-chair.

Débute alors le récit en la présence de deux actrices : Clara, une toute jeune femme qui semble attendre quelqu’un, quelque chose et est aux aguets (Liza Blanchard). Assise dans ce qui ressemble à une salle d’attente d’aérogare où deux rangées de sièges se font face elle observe avec intensité une inconnue et tente le dialogue. Elle se met à la recherche d’une femme nommée Anna Girardin, dont elle a trouvé l’identité à la mort de son père, par un sac retrouvé dans ses affaires, qui contenait une carte d’électrice. Cette jeune femme, mystérieuse, sac au dos, part à sa recherche et dans la quête de ses origines. Au cours de son monologue intérieur, intermittent, se glisse la rencontre avec quatre femmes, quatre Anna interprétées par la même actrice (Judith Henry) avec qui elle dialogue, entre Paris et Berlin. Tour à tour assistante maternelle et chanteuse de nuit dans les bars, documentariste, avocate et spécialiste des troubles de l’audition et du langage, les quatre facettes d’Anna pourraient être la déclinaison d’une seule et même femme. A chaque rencontre, Clara semble progresser dans sa recherche et poursuit son chemin initiatique. La narration se fait sur un mode mi-intime mi-polar.

Entre en jeu l’image, dans une proximité plateau-grand écran remarquablement réalisée, à part égale entre les deux. Anna Girardin, la véritable Anna, une femme belle et apparemment pleine d’assurance (Nathalie Richard) dans une chambre d’hôtel de Kinshasa – elle, sur le plateau – échange, par toile et webcams interposées avec Thomas (Yannick Choirat), comme elle le fera avec d’autres hommes, dans trois autres villes. Ils découvrent qu’ils se trouvent au même endroit, même ville même hôtel, et se rejoignent. On suit les voyages de la véritable Anna dans différentes villes du monde, perdue dans ses rencontres et ses vies inventées livrant par le filtre du virtuel ses désillusions et sa solitude, un peu de sa vérité, une femme en quête d’elle-même. A Tokyo, Berlin et Kigali, elle rencontre successivement Bruno (Alex Descas), Yann (Wajdi Mouawad) et Moran (Laurent Poitreneaux). Les quatre hommes ne paraissent que sur écran et le passage du plateau – avec les micros HF des actrices – à l’écran est très réussi et n’interrompt pas le processus incarné. L’autre, à l’image, sert de révélateur pour avancer vers la vérité et renvoie vers l’intériorité des personnages. On comprend alors qu’Anna avait un enfant et qu’elle l’avait abandonné.

On se trouve à la fin de l’histoire, face à la réalité de trois générations de femmes, la vieille femme du début dans son rocking-chair, Margaux (Maryvonne Schiltz) serait la grand-mère de Clara et la mère de la véritable Anna ; Anna Girardin serait la mère qui a abandonné Clara, et vient dialoguer avec sa propre mère, Margaux, de nombreuses années plus tard ; Clara, la jeune femme qui court après toutes les Anna Girardin pour reconstituer son parcours et chercher une raison à cet abandon serait leur fille et petite fille. La véritable Anna et Clara, mère et fille se croiseront à l’aéroport, ce no man’s land du début du spectacle. Si les trois femmes vivent dans des registres différents ce déni de filiation, elles traversent les mêmes états émotionnels. Le thème de la pièce montée en puzzle pose ainsi la question et le mystère des relations mère-fille, du réel et du fantasmé du côté des hommes, du virtuel, de la mémoire individuelle et de la complexité de l’univers mental.

Anne Théron met en scène cet espace labyrinthe avec talent à partir du texte commandé à Alexandra Bodea, auteure venue de Roumanie son pays natal, en 2003, et écrivant directement en français. La scénographie de Barbara Kraft est un personnage principal qui sert magnifiquement le spectacle et fait voyager. Elle introduit, par le film intégré au dispositif, aux quatre univers masculins, filmés en très gros plans, avec justesse. Artiste associée au Théâtre national de Strasbourg où le spectacle a été créé en janvier dernier, auteure et cinéaste, Anne Théron questionne dans la mise en scène, avec intelligence et sensibilité, la complexité des rapports de filiation et de transmission dans un monde d’aujourd’hui, déconstruit par l’environnement virtuel. Les actrices sur scène, les acteurs à l’écran, sont à saluer.

Brigitte Rémer, le 12 mai 2018

Avec
 : Liza Blanchard Clara -
 Judith Henry Les 4 Anna
-
Nathalie Richard La véritable Anna Girardin – Maryvonne Schiltz Margaux – À l’image
Yannick Choirat Thomas – Alex Descas Bruno -
 Wajdi Mouawad Yann – Laurent Poitrenaux Moran.  Collaboration artistique Daisy Body – stagiaire assistant à la mise en scène César Assié
 – scénographie et costumes Barbara Kraft – stagiaire scénographie et costumes Aude Nasr
 – lumières Benoît Théron 
- son Sophie Berger – musique : Jeanne Garraud piano 
- Mickaël Cointepas batterie 
- Raphaël Ginzburg violoncelle – Marc Arrigoni Paon Record prise de son 
- accompagnement au chant Anne Fischer – images Nicolas Comte 
- monteuse Jessye Jacoby-Koaly
 – régie générale, lumières et vidéos Mickaël Varaniac-Quard 
- figuration films Romain Gillot Raguenau, Elphège Kongombe Yamale, élèves de l’École du TNS – À la trace/Celle qui regarde le monde est publié chez L’Arche Éditeur.

Du 2 au 26 mai, du mercredi au samedi à 20h30, le mardi à 19h30, le dimanche à 15h30 – La Colline Théâtre National, 15 rue Malte Brun – 75020 – métro : Gambetta – tél. 01 44 62 52 52 – site : www.colline.fr

 

Tarkovski, le corps du poète

© Jean-Louis Fernandez

Texte original Julien Gaillard – Extraits de textes Antoine de Baecque, Andreï Tarkovski – Mise en scène, montage de textes, scénographie Simon Delétang – au Théâtre des Quartiers d’Ivry/Manufacture des Œillets.

Son premier long métrage, L’Enfance d’Ivan, a obtenu le Lion d’or au Festival de Venise en 1962, c’était une première pour un film soviétique. Son œuvre emblématique, Andreï Roublev, réalisée en 1966, a marqué une époque et le début de relations conflictuelles avec les autorités soviétiques. Après des années sans pouvoir travailler, Tarkovski réalise trois films en URSS : Solaris en 1972, qui obtient le Grand Prix spécial du Jury, à Cannes, Le Miroir en 1974 et Stalker en 1979. Puis vient l’arrachement de l’exil. En Italie où il vit, il tourne Nostalghia en 1983 et reçoit le Grand Prix de la création cinématographique à Cannes, puis il  réalise en Suède en 1986, Le Sacrifice qui obtient le Grand Prix spécial du Jury. 1986 est l’année de sa mort. De santé fragile, Tarkovski disparaît à l’âge de cinquante-quatre ans. Son épitaphe : A celui qui a vu l’ange. « Que celui qui le désire se regarde dans mes films comme dans un miroir » écrit-il, dans Le temps scellé.

Traduire un univers poétique, politique et esthétique si complexe que celui de Tarkovski est un défi. Le parti-pris de Simon Delétang est de le faire sans images, en cela il a raison, visionner des extraits n’auraient pas de sens. Il choisit de s’appuyer sur ses textes : celui de Julien Gaillard, Tarkovski, le corps du poète ; ceux du réalisateur, son Journal et Le temps scellé principalement, sur ses Scénarii et sur ses Oeuvres cinématographiques complètes I et II, ainsi que sur des extraits des textes d’Antoine De Baecque parus dans Les Cahiers du Cinéma. A son grand désespoir, Tarkovski n’a réalisé que sept films.

Le spectacle débute par l’exposé d’une conférencière (Pauline Panssenko) dissection d’une œuvre en langue russe surtitrée, donnant des repères historiques, biographiques et critiques sur un ton, au-delà de la conviction, assez sec. Il faut au spectateur un temps d’adaptation avant qu’il ne règle sa focale sur l’univers du cinéaste. La mise en scène croise ensuite les interviews de journalistes qui l’envahissent de questions sur ses intentions, et qui font des incursions dans sa vie avec Larissa, sa femme et sa plus fidèle assistante (Hélène Alexandridis). L’espace se modifie au fil des tableaux. La première séquence nous conduit dans la chambre funéraire de Tarkovski, qu’une bougie éclaire. « J’ai fait un rêve cette nuit. J’ai rêvé que j’étais mort. Mais je voyais ou plutôt je sentais tout ce qui se passait autour de moi… Et surtout je ressentais dans ce rêve quelque chose d’oublié depuis longtemps, une sensation perdue que ce n’était pas un rêve mais la réalité. » Stanislas Nordey est Tarkovski, avec sobriété et intensité, il lui ressemble étrangement. Cette chambre, avec son cabinet de toilette attenant, côté cour, rappelle la chambre d’hôtel de Nostalghia. Une fenêtre, symbole important dans l’univers de Tarkovski pour les reflets qu’elle transmet du dehors et le clair-obscur, fait face au public, côté jardin. « Derrière la tête de ma Mère, une fenêtre aux vitres floues laisse passer la lumière dans laquelle Ses cheveux se fondent… » écrit Tarkovski dans le dernier de ses récits, Je vis avec ta photographie, titre tiré d’un poème de Boris Pasternak.

Les séquences se succèdent en fondu enchaîné, certaines font référence aux fresques de Roublev et aux icônes russes : la chambre première transformée en lieu de presse ; Larissa et Andreï Tarkovski face au détail agrandi du tableau de Piero della Francesca, la Madonna del Parto représentée sur une immense toile peinte qui ensuite s’effondre, devant un sol damé en noir et blanc ; l’incendie de la maison aux couleurs d’or et de feu, et du bois de bouleaux, cette maison dont il rêve en Toscane et qu’il n’aura jamais, ma maison ce sont mes films disait-il ; le plateau final jonché de cloches, d’un chien-loup empaillé et de bottes ; un livre qui brûle, ouvrant sur l’alchimie. Des personnages passent, issus de l’imaginaire tarkovskien et des visions du cinéaste, de ses fantômes, souvent en trio, une figure majeure du réalisateur. Les yeux bandés, les personnages décrivent certaines scènes des films. On y retrouve Thierry Gibault en écrivain, avec une belle densité et Jean-Yves Ruf en physicien. Le cinéma, pour Tarkovski, cet art le plus intime.

Créé en septembre au Théâtre national de Strasbourg, Tarkovski, le corps du poète invite au voyage initiatique d’un réalisateur épris d’absolu, comme ses personnages. A l’écoute de ses visions et de ses rêves. le spectateur part sur ses traces comme pour une expédition, celle qu’avait faite Tarkovski en Sibérie avec des géologues et qui l’avait profondément marqué. « Précise et pourtant source d’infini, l’image-observation d’Andreï Tarkovski était à la base de son système d’images » dit Charles H. de Brantes, de l’Institut International Andreï Tarkovski. Dans son Journal, Tarkovski énonçait des projets qu’il aurait voulu réalisés, et non des moindres : Hamlet, Crime et châtiment, Le Maître et Marguerite, l’Idiot. Il laisse sept films parmi ceux qui ne sont pas prêts à s’effacer. Le travail proposé par Simon Delétang, nouveau directeur du Théâtre de Bussang, et son équipe, le restitue dans sa complexité, porté par Stanislas Nordey magnifique de vérité et de liberté, deux termes qui conviennent si bien à Tarkovski.

Brigitte Rémer, le 8 mai 2018

Avec Hélène Alexandridis, Thierry Gibault, Stanislas Nordey, Pauline Panassenko, Jean-Yves Ruf. Dramaturgie Julien Gaillard, Simon Delétang – collaboration à la scénographie et costumes Léa Gadbois-Lamer – lumières Sébastien Michaux – son Nicolas Lespagnol-Rizzi – régie générale et plateau Nicolas Hénault.

Du 2 au 6 mai 2018 – Théâtre des Quartiers d’Ivry/Manufacture des Œillets/CDN du Val-de-Marne, 1 Place Pierre Gosnat, Ivry-sur-Seine – métro : Mairie d’Ivry – tél. : 01 43 90 11 11 – site : www.theatre-quartiers-ivry.com

 

May B

May B ©DR

May B de Maguy Marin, de Sainte Foy-lès-Lyon à Rio de Janeiro, une Fraternité – Chorégraphie de Maguy Marin – Avec les interprètes de l’École Libre de danse de Maré de Lia Rodrigues – Musiques Franz Schubert, Gilles de Binche, Gavin Bryars.

Créé par Maguy Marin au Théâtre Municipal d’Angers en 1981, May B est un spectacle mythique qui a tourné dans le monde entier. La pièce est aujourd’hui recréée pour et avec les stagiaires danseurs de l’École Libre de Maré que dirige Lia Rodrigues dans le cadre du passage de témoin et de la transmission. « Depuis plusieurs années, nous avons avec Lia un rêve : celui de transmettre la pièce May B à ses étudiants de la Maré. La pièce, qu’elle a vu naître, se révèle être le lieu d’une transmission particulièrement sensible en direction de jeunes danseurs amateurs et professionnels. »  

Maguy Marin a débuté sa carrière professionnelle en 1976 et fut vite repérée par le Concours chorégraphique international de Bagnolet avec Nieblas de Niño. Elle a dirigé d’importantes structures chorégraphiques et monté une quarantaine de pièces. Sa compagnie est installée depuis trois ans dans une ancienne menuiserie de Sainte-Foy-lès-Lyon avec un ambitieux projet, Ramdam, un Centre d’Art, en coopération avec des compagnies partenaires. Lia Rodrigues travaille avec elle depuis le début des années 80. Danseuse, elle fut interprète de May B dans sa version originelle et se rappelle : « J’ai pu apprendre comment la rigueur et la discipline pouvaient être combinées avec la créativité et l’invention. » Elle a fondé en 1990 une compagnie, à Rio de Janeiro, puis en 2011 une école de danse dans la favela de Maré où vivent plus de cent quarante mille habitants, travaille avec des amateurs et rassemble une petite troupe. Artiste associée au Cent Quatre-Paris elle y a présenté plusieurs de ses pièces dont Pour que le ciel ne tombe pas, en 2016. Cette nouvelle version de May B est une histoire de danse et d’amitié entre Maguy Marin et Lia Rodrigues dans laquelle les enjeux esthétiques et économiques sont important pour la poursuite du travail de Lia au Brésil dans un contexte financier exsangue. Elle est aussi l’occasion d’éviter toute nostalgie en donnant du sang neuf et un nouveau visage à la pièce.

May B témoigne de l’univers de Samuel Beckett, des éléments théâtraux y sont agrégés et le style du spectacle n’est pas sans rappeler Pina Bausch et le Tanztheater. C’est un récit gestuel surgi de nulle part dans une dramaturgie de déambulations et de récurrences entre le mouvement et la suspension. On ne sait si l’on plonge dans l’univers de la vieillesse aux petits pas ou dans celui de la folie, dans une cérémonie de retournement des morts chez les Malgaches, au purgatoire ou en enfer. Les personnages créés par chacun des dix danseurs semblent dans un état de demi-conscience. Visages d’argile et costumes grossiers, ils forment une sorte de magma et composent des figures, faisant front tantôt collectivement tantôt par petits groupes. Dans leur errance et leur mise en abyme ils élaborent des façons singulières de se mouvoir, sont au corps à corps, se fondent en un ensemble minéral couleur terre, se déplacent en diagonale, en cercle et cisèlent leur espace. Ils font vivre des personnages beckettiens, entre persévérance et renoncement, torpeur, excitation et panique, prêts au départ valise à la main. On y trouve Hamm de Fin de Partie, aveugle et dans un fauteuil roulant, qui tyrannise Clov, le couple Pozzo-Lucky d’En attendant Godot, le premier maltraitant le second qu’il tient en laisse, Molloy ce vieux solitaire amnésique, qui raconte des bribes de sa vie, premier roman éponyme d’une trilogie. Pour Maguy Marin May B est une pièce fondatrice. « Je n’ai pas arrêté depuis de travailler sur ce qu’elle mettait en jeu : la fragilité du corps, la question du silence et de l’immobilité, celle du chœur aussi, cette somme d’individualités qui agissent pourtant dans un espace commun. » Elle est portée par les chants mélodiques poignants de Franz Schubert, les musiques de Gilles de Binche et l’obsédant Jesus Blood never failed me yet de Gavin Bryars.

La force de la chorégraphie où le corps collectif prime, est entière. Son extrême théâtralisation n’est pas sans évoquer Tadeusz Kantor ou Josef Nadj. Fruit d’une collaboration poétique et politique entre Maguy Marin et Lia Rodrigues, May B est chargé. « À cette époque où partout dans le monde l’on construit de plus en plus de murs et de grilles, où les territoires sont férocement délimités, où les frontières sont imposées et rigoureusement défendues, le projet de transmission de May B à la Maré propose de faire le mouvement inverse afin de découvrir de nouvelles possibilités de partages, dialogues et collaborations » dit Lia Rodrigues. Les danseuses et danseurs brésiliens y font un travail éblouissant qui appelle l’admiration.

Brigitte Rémer, le 5 mai 2018

Avec : Audrey Da Silva Pereira – Diego Farias Alves da Cruz – Jeniffer Rodrigues da Silva – Karolline da Silva Pinto – Larissa Lima da Silva – Luciana Barros Ferreira – Luyd de Souza Carvalho – Marllon dos Santos Araujo – Raquel Alexandre David Silva – Ricardo de Araujo Xavier. Lumières Alexandre Beneteaud – costumes Louise Marin – artiste chorégraphique pour la transmission Isabelle Missal – répétitrice Amalia Lima – directrice de tournée Astrid Toledo – responsable technique pour les décors Christian Charlin – régie générale et régie lumières Magali Foubert – Production déléguée ArGes Jacques Segueilla – diffusion Thérèse Barbanel.

Le 2 mai, Théâtre Jean Vilar de Vitry, 1, place Jean-Vilar – 94400 Vitry-sur-Seine – tél : 01 55 53 10 60 – Site – www.theatrejeanvilar.comRamdam, un Centre d’Art : contact@ramdamcda.org tél.  +33 (0)4 78 59 62 62 et tél.  +33 (0)9 83 03 22 80 – mail : buro@compagnie-maguy-marin.fr

 

Stabat Mater Furiosa

© Yann Slama

Texte Jean Pierre Siméon – Mise en scène Charles Meillat – Création musicale et interprétation Joaquim Pavy – Avec Maya Outmizguine – Collectif Champ Libre.

La mère se tenait debout… Stabat Mater… « Dans le chagrin qui la poignait, cette tendre Mère pleurait son Fils mourant sous ses yeux… » écrit le franciscain italien Jacopone da Todi au XIIIème siècle. Mis en musique par de nombreux compositeurs comme Boccherini, Dvořák, Rossini, Schubert, Szymanowski, Vivaldi et d’autres, c’est le Stabat Mater de Pergolèse composé en 1736 qui met le projecteur sur la Mater Dolorosa apparentée à la Pietà des peintres italiens du XIVème siècle.

Dans le poème dramatique de Jean-Pierre Siméon, la mère qui se tient debout ne s’inscrit ni dans le sacré ni dans la douleur. Avant le chagrin de la barbarie elle exprime sa colère et donne à entendre le cri d’une femme qui se révolte contre la guerre et la violence. Furiosa, dit l’auteur. Elle est l’archétype de la femme qui se tient debout, la puissance des mots pour arme.

Le musicien, Joaquim Pavy, occupe le plateau avec ses instruments : des guitares, banjo, daf iranien et cajón, cette caisse péruvienne destinée à la cueillette des fruits. Il chante magnifiquement, d’une voix tantôt grave tantôt proche du contre-ténor, gère la sono et convoque les chœurs. Sa composition s’inspire des arabesques du Stabat Mater de Vivaldi. L’actrice, Maya Outmizguine, habite l’espace dans un va-et-vient entre la musique et la ville – le public qu’elle apostrophe et prend à témoin, qu’elle appelle à la mémoire et à la responsabilité. Elle est nomade, vient du fond de la salle et y repart. La force de ses imprécations fait vibrer la salle. « Ma prière, voilà, commence ma prière : J’aime que le matin blanc pèse à la vitre et l’on tue ici. J’aime qu’un enfant courant dans l’herbe haute vienne à cogner sa joue à mes paumes et l’on tue ici. J’aime qu’un homme se plaise à mes seins et que sa poitrine soit un bateau qui porte dans la nuit et l’on tue ici… Je crache sur l’esprit de guerre qui pense et prévoit la douleur. Je crache sur celui qui pétrit la pâte de la guerre et embrasse son sommeil quand on cuit la mort au four de la guerre… Je crache sur la haine et la nécessité de cracher sur la haine. Homme de guerre je te regarde. Regarde-moi. »

Elle fait le récit de l’enfance « J’ai grandi près des trois oliviers » et plus tard de l’enfance perdue, « J’étais fille, et jeune, quand j’ai vu flamber les trois oliviers » énumère les conflits et les guerres, de la Shoah à la Yougoslavie. Elle s’insurge contre la répétition des violences, des charniers, de la cruauté. « Je demande… Qu’est-ce que le flux nerveux qui court des neurones à l’extrémité du bras et fait plier l’index sur la gâchette d’une arme automatique ? Et qu’est ce qui est automatique l’arme ou le geste ? » Elle évoque la nécessité de la transmission entre les générations et de la mémoire, jusqu’à la Prière finale de l’adieu. « Il me reste ma voix » dit l’actrice qui donne tout, à voix nue ou mots amplifiés au micro, jusqu’à être à bout de souffle. Avec sa grande force de conviction et un travail en tension, Maya Outmizguine invective les consciences et appelle à la vie.

Fondé en 2015 par Charles Meillat, metteur en scène du spectacle, le collectif Champ Libre auquel appartiennent Maya Outmizguine et Joaquim Pavy rassemble une équipe de création qui interroge les arts vivants et la médiation citoyenne. Espace de recherche il réunit des artistes européens qui défendent des valeurs communes. Le Festival Champ Libre, au cœur de la saison estivale, à Saint-Junien (Haute Vienne) est un temps fort de l’activité. Dans Stabat Mater Furiosa la musique soutient le verbe et le verbe nourrit la musique. L’écoute et le dialogue qui se construisent entre le musicien et l’actrice fonctionne remarquablement et éclaire les intentions de mise en scène. Le premier, ethnomusicologue, est multi-instrumentiste et s’intéresse aux musiques d’autres cultures, notamment aux cérémonies et rituels populaires. La seconde, cherche autour du théâtre et de la gestuelle au sein d’un collectif, le Théâtre du Balèti. Le texte de Jean-Pierre Siméon fédère leurs univers et leurs recherches. L’auteur connaît le théâtre. Critique littéraire et dramatique, il fut dramaturge auprès de Christian Schiaretti au CDN de Reims puis au TNP de Villeurbanne. Schiaretti a monté le Stabat Mater Furiosa pour la première fois, en 2009, avant de mettre en scène l’adaptation de son Philoctète d’après Sophocle dont le rôle-titre était tenu par Laurent Terzieff, peu avant sa disparition. Ici son texte est adressé et utilise la première personne, le je, décuplant la révolte. « Je sais mes questions. C’est comme demander quelle est l’intention du gel qui tue le fruit, du vent qui tue la branche, du nœud de sable qui tue la source, je sais mes questions n’ont pas de réponses et c’est pourquoi je les pose, pour qu’enfin se taise le discours des effets et des causes. » Et Prévert ajouterait : Quelle connerie la guerre !

Brigitte Rémer, le 2 mai 2018

Avec Maya Outmizguine (jeu) et Joaquim Pavy (musique live et création) – assistant à la mise en scène Camille Voyenne – création lumière Marin Peylet – Production Collectif Champ Libre –  Le texte de Jean Pierre Siméon, Prix Goncourt Poésie 2016, est publié au Solitaires Intempestifs.

Du 6 au 24 avril à la Comédie-Nation, 77 rue de Montreuil. 75011 – métro Nation ou Boulets – site : www. comedienation.fr – Tél. : 01 48 05 52 44. Contacts Champ Libre : 60 Route de la Forge, Le Monteil 87200 Saint-Junien – Site : www.festivalchamplibre.com

 

Jusque dans vos bras

© Ph. Lebruman

Mise en scène Jean-Christophe Meurisse – Collectif Les Chiens de Navarre – à  la MC93 maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, Bobigny.

Nés en 2005 Les Chiens de Navarre table sur la création collective. Leurs spectacles naissent d’improvisations avant de s’écrire, et Jean-Christophe Meurisse tient la baguette du chef d’orchestre. Cela crée une écriture singulière et un style basé sur le gros trait et le hors cadre, l’humour potache et le ludique, la dérision en version brut de décoffrage. Dans leurs dernières apparitions le collectif a présenté Les danseurs ont apprécié la qualité du parquet en 2012, Quand je pense quon va vieillir ensemble en 2013, Les armoires normandes en 2014.

Jusque dans vos bras dessine une succession de tableaux décalés autant que déjantés, qui renvoient aux clichés de notre belle société française et travaille sur l’identité. Son titre fait référence à la Marseillaise : « Entendez-vous dans les campagnes mugir ces féroces soldats ? Ils viennent jusque dans vos bras égorger vos fils et vos compagnes… » En avant-première, l’entrée des spectateurs se fait dans le brouillard et sous d’épaisses fumées, avant de libérer l’horizon du plateau soudain devenu prairie. Un personnage – Jean-Christophe Meurisse – harangue les spectateurs, micro en mains et lance le jeu du : levez-vous, donnez-vous les mains, fermez les yeux… Puis débutent les tableaux.

Celui de la veuve éplorée devant le cercueil de son homme, mort pour la patrie, devant les autorités abritées sous de noirs parapluies, séquence qui se termine en grand pugilat. Celui du pique-nique entre couples amis avec petits potins, clichés éculés, grandes découvertes et coups de gueule politiques où se croisent les thèmes du racisme, de la mixité sociale, de l’homosexualité avant de finir en bataille rangée. Celui du bureau de l’OFPRA – Office Français pour les Réfugiés et Apatrides, avec l’insupportable voix de fausset de l’employée qui répète en boucle des phrases formatées et déshumanisées. Celui du salon bourgeois-bobo où une famille pétrie de bonnes intentions accueille trois réfugiés, en cumulant les beaufferies et les gaffes, où madame, crânement, entre dans la danse, dans le plus pur style pathétique. Et dans la gamme, l’insupportable embarcation de migrants sauvés de la noyade par la bravoure du public appelé à la rescousse, version jeu télé pour heure de grande écoute.

Une éminence noire traverse le spectacle – Athaya Monkozi – tenant tantôt le rôle du bluesman américain jouant de l’harmonica, tantôt celui de grand Pape portant soutane blanche. Des personnages français emblématiques comme le grand Charles (de Gaulle), rôle tenu par Brahim Takioullah, haut de plus de deux mètres trente, face à une Marie-Antoinette ensanglantée ; un Obélix, une Jeanne d’Arc à la cotte de maille fumante, échappée du Puy du Fou ; deux astronautes essayant de planter leur drapeau français sur le sol lunaire. Des requins en peluche et des éléphants roses dignes des parcs d’attractions traversent le plateau et déambulent. Ainsi va l’histoire de France revue et corrigée par les Chiens de Navarre.

Jean-Christophe Meurisse, metteur en scène,  compare le travail du collectif à celui d’un jazz-band. « Ce sont des solistes qui improvisent mais ils ont une somme de repères, un canevas. Ils savent où ils vont. Ils savent à quel moment ils ont rendez-vous. Mon travail de metteur en scène, c’est la construction, l’organisation de ces rendez-vous. » Les acteurs partent de la page blanche comme d’un terrain vague dit-il.

Grand guignol, absurde, subversif, dadaïste, burlesque, bouffon, iconoclaste, le ton du spectacle ? Tout ça sûrement, et l’identité française ? « Beau, beau, beau… beau et con à la fois… » comme le dit Brel, dans sa Chanson de Jacky. Et quand le sociologue Jean Duvignaud s’interroge lui aussi sur « Le Propre de l’Homme » il confirme que rien n’est simple, surtout pas le comique et le rire : « Et puis, quelle quantité de dérision une société accepte-t-elle, pour elle-même et pour les autres ? Car on rit de tout : des dieux, des hommes, des femmes, du riche, du pauvre, et de la mort. Qui donc voyait dans les tristes convulsions de l’Histoire un effet de la colère de Dieu contre l’humanité ? La dérision, à l’opposé, est la rébellion de tout un chacun contre le poids du passé, les institutions, l’ordre même. Une illusion éphémère sans doute comme le sont aussi la fête et les plaisirs, mais qui arrache leur masque au sérieux, à la pédanterie, à l’hypocrisie et fait parfois de la vie cette farce commune dont parlait Rimbaud. » Ainsi font les Chiens de Navarre.

Brigitte Rémer, le 1er mai 2018

Avec : Ca­ro­line Bin­der – Cé­line Fuh­rer – Mat­thias Jac­quin – Char­lotte Laem­mel – Athaya Mo­konzi – Cédric Mo­reau – Pas­cal San­gla – Alexandre Stei­ger – Maxence Tual – Adèle Zouane. Collaboration artistique Amélie Philippe – régie générale et création lumière Stéphane Lebaleur – assistante à la régie générale Murielle Sachs – création et régie son Isabelle Fuchs – régie son Jean-François Thomelin – régie plateau Flavien Renaudon – décors François Gauthier-Lafaye – création costumes Elisabeth Cerqueirac – direction de production Antoine Blesson – administration de production Emilie Leloup – chargée de production Léa Couqueberg – attaché d’administration et de production Allan Périé.

Du 24 au 29 avril 2018, à la MC93, maison de la Culture de Seine-Saint-Denis Bobigny –  9 Boulevard Lénine, 93000 Bobigny – Tél. : 01 41 60 72 72 – site : www.MC93.com

Les Arts du Cirque en douze stagiaires et huit numéros

© Blanche Rémer

Spectacle de sortie d’école pour les stagiaires de la Formation Professionnelle aux Arts du Cirque, après trois ans passés au Centre régional des arts du cirque de Lomme-Lille. Ils présentent sous le grand chapiteau leur parade, sept solos et un numéro collectif, et mettent en valeur leurs compétences techniques et artistiques. Un conseiller extérieur de leur choix, généralement un artiste confirmé, les a accompagnés dans leur démarche. Cette présentation finale est un pas important vers leur insertion – juste avant le grand saut vers les pistes professionnelles – un précieux sésame, leur carte de visite.

Trois jongleurs aux personnalités affirmées, lancent un geste technique et esthétique personnel à partir de leurs différents styles. Paul-Emmanuel Chevalley présente Revers de paillettes et descend comme un seigneur depuis la salle où il est mêlé au public, vêtu de haut-de-chausses et chemise à jabot. Il porte ses élégantes quilles blanches qu’il lance en l’air et qu’il rattrape en des figures complexes, joue entre terre et ciel et dessine des univers tel un Arlequin serviteur de deux maîtres. Il invite la techno dans son univers du baroque. Joseph Bleher, intitule son numéro, 17, du nombre de boites en bois avec lesquelles il jongle et qui ressemblent à des briques. Posées sur le sol, il trace d’abord son chemin labyrinthe entre ces boites, s’en saisit, par deux, trois et quatre, les lâche et les rattrape en une gestuelle fluide et précise. Il les pose en équilibre sur la main, un avant-bras, sur la tête et monte des tours de Babel avec virtuosité se jouant de la géométrie et des perspectives. Félix Didou est jongleur et s’inscrit dans le mouvement de la magie nouvelle. Il présente L’Extra-Quotidien, titre du journal qu’il reconstitue à partir des morceaux épars d’une corbeille à papiers renversée dans son appartement saccagé. De ces bouts de journaux éparpillés autour desquels il écrit son scénario, apparaissent et disparaissent des balles dans une montée dramatique qu’il construit avec un talent certain de théâtralité qui n’est pas sans évoquer le cinéma expressionniste allemand des années 1920. Il quitte les lieux en courant, laissant le public sous le choc.

Autres univers autres technicités, les équilibres. Trois équilibristes femmes se mettent en scène avec humour et élégance et créent, par leurs numéros, des paysages pluriels. Dans Leurre exact Eugénie Hersant-Prévert dialogue avec un petit tabouret de bois qu’elle s’approprie jusqu’à devenir une partie de son corps, tantôt trône tantôt bouclier. Elle construit des figures et joue les midinettes aux grands airs, accompagnée de mélodies remises au goût du jour comme Ce soir je serai la plus belle pour aller danser et Tous les garçons et les filles, avant de se lover, cheveux dénoués et solitaire, dans un carré de lumière. Avec Lucrecia, Luisina Falvella lit les nouvelles, à l’endroit comme à l’envers – pages de journaux posées au sol – et en donne de libres interprétations à travers ses équilibres sur les mains. Son numéro est ludique et loufoque, elle montre, par son personnage, capricieux et définitif, d’incontestables qualités d’Auguste parleur, sur un scénario plein de digression, de charme et de colère : Je déteste…. Ma voisine, les fleurs, la mer, le football, les chats, l’horoscope… Macarena Gonzalez Neuman s’invente plusieurs identités à travers un numéro intitulé Nos otras, jeu de mots sur l’entre nous et sur la différence. Elle fait une entrée théâtrale, austère et hiératique, vêtue d’une robe grenat ecclésiastique. Puis elle élabore au sol des équilibres et une chorégraphie chaloupée avant de s’éplucher, enlevant les différentes couches de ses vêtements, pour se transformer en sculpture vivante et sans visage, comme les danseuses drapées d’Alwin Nikolaïs s’étirant en formes spectrales. Elle a l’art de la métamorphose et de la contorsion, et offre une séquence magnétique.

Grégoire Fourestier lui, a choisi le Mât chinois, une des spécificités du Centre de Lomme où un Maître Chinois enseigne la technique de cet art venu d’Asie. Il présente un solo, Le voyage de Miniâk, inspiré de la filmographie de Tony Gatlif. Il crée un personnage espiègle, sorte de lutin-baladin au langage singulier perdu dans un vaste monde et parlant par énigmes, qui trouverait sa place dans une séquence pasolinienne. Il joue et gagne à un, deux, trois, soleil avec des partenaires imaginaires, travaille l’émotionnel et la singularité, apprivoise le Mât chinois pour un numéro acrobatique tourbillonnant où les figures aériennes en rotation offrent des lâchés-retournés, des vrilles et mouvements en toupie, qui se révèlent pleins d’audace et de légèreté.

Le collectif de portés acrobatiques dynamiques, nommé BimBim se fraye un chemin pyramidal de main à main avec un numéro intitulé Entre-temps. Cinq artistes, quatre nationalités, trois continents, deux voltigeuses – Oded Avinathan, Alejo Bianchi, Arnau Povedano, Belar San Vicente, Paula Wittib – ont conçu ce numéro d’ensemble. Leur démonstration est enlevée, rieuse et pleine d’énergie et les passages de main à main se font avec précision et maitrise. Les hommes portent debout les voltigeuses et parfois se portent et se supportent entre eux. Il y a de la virtuosité dans leur défi à la pesanteur, où les sauts périlleux arrières sont généreux et où se superposent trois niveaux pour des pyramides qui s’étirent à l’infini. Élégance, pureté et précision du geste, propulsion permettant d’élaborer des figures codées dans la complicité porteur/voltigeur(euse), sont la clé de voûte de leurs enchaînements, rapides et sous tension, amenant chaque acrobate à la formation d’un édifice commun.

A côté de la dramaturgie de chaque numéro, les troisièmes années ont élaboré le fil conducteur de la soirée dans une dramaturgie d’ensemble précise et inventive où les uns présentent les autres et les autres s’effacent au profit des uns, comme autant de monsieur Loyal. Leurs séquences de transition sont pleines d’humour et chaleureuses pour introduire magiquement l’artiste abordant la piste. A en retenir une, mais toutes sont judicieuses, l’arrivée du Mât chinois avant montage, poussé par l’ensemble des stagiaires au bout duquel est accroché l’un d’eux, glissant sous la gardine – ce rideau de velours rouge qui sépare la piste des coulisses -. L’apparition fait son effet avant l’entrée de l’acrobate.

Cette invitation au voyage faite par les stagiaires de troisième année avant qu’ils ne s’envolent vers leurs destinées professionnelles est orchestrée avec attention et sincérité par TaO Maury, directrice de la Formation Artistique Professionnelle « car on choisit une vie d’artiste avant d’être artiste » comme le dit Bartabas fondateur du Cirque Zingaro, dans son manifeste Pour la vie d’artiste. « Une chose est sûre » dit Jean-Michel Guy, ingénieur de recherche au Département des Études et de la Prospective du Ministère de la Culture et de la Communication, spécialisé dans les arts du cirque, « le cirque est un concept non moins nécessaire que ceux de danse, de théâtre ou de musique. Même s’il reste difficile à définir et prête à des interprétations contradictoires, il est concrètement éprouvé, tous les jours, par les jongleurs, les acrobates, les trapézistes, les fildeféristes, il informe leurs gestes et jusqu’à leur être au monde. C’est leur expérience seule qui pour l’instant le fonde. » Les arts de la piste sont un art pluriel, certaines disciplines existent depuis plus de trois mille ans, chacun continue à y trouver sa place. Bonne route aux stagiaires de la promotion sortante – 2015/2018 –  sur les chemins escarpés de la création artistique.

 Brigitte Rémer, le 30 avril 2018

Vu le 28 avril 2018, au Centre régional des arts du cirque de Lomme-Lille (59) – Avec Oded Avinathan, Alejo Bianchi, Joseph Bleher, Paul-Emmanuel Chevalley, Félix Didou, Luisina Falvella, Grégoire Fourestier, Macarena Gonzalez Neuman, Eugénie Hersant-Prévert, Arnau Povedano, Belar San Vicente, Paula Wittib.