Archives mensuelles : mai 2017

Le froid augmente avec la clarté

© Jean-Louis Fernandez

Librement inspiré de L’Origine et La Cave, de Thomas Bernhard – Conception et mise en scène Claude Duparfait – La Colline Théâtre National.

Des cinq romans autobiographiques publiés par Thomas Bernhard entre 1975 et 1982, Claude Duparfait, artiste associé au Théâtre national de Strasbourg, extrait deux récits, L’Origine et La Cave. A partir de cette matière première et mémoire vive, il met le projecteur sur la jeunesse de Bernhard, l’enfant peu désiré né de père inconnu en 1931. En exergue, les liens qui l’unissent à son grand-père, dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale. A l’âge de treize ans pourtant Thomas est envoyé étudier dans un internat dirigé par l’officier nazi Grünkranz. Le réduit à chaussures qui lui est dédié pour l’apprentissage du violon devient son univers. Il ne pense alors qu’au suicide. Après en être sorti, le voici contraint de retourner dans ce même établissement un peu plus tard, en 1945. L’internat a changé de figures tutélaires donc de codes. Des croix remplacent les portraits hitlériens mais l’oppression est la même. « Le monde est une sorte d’hiver…» Deux ans plus tard, un beau matin de ses seize ans, Thomas prend son destin en mains et change de trajectoire. Oubliant le lycée il se dirige vers l’office du travail pour chercher une place d’apprenti.

Ainsi est l’argument construit par le metteur en scène à partir de la tendresse du grand-père envers son petit-fils, de la haine qu’exprime Thomas à l’égard de son pays, l’Autriche et de sa ville, Salzbourg. Cette haine restera à la source de son oeuvre. Le titre du spectacle, Le froid augmente avec la clarté, reprend les mots du discours que Thomas Bernhard avait prononcé en 1965 quand il reçut le Prix de la Fondation Rudolf-Alexander-Schroeder : «  Nous sommes terrifiés par la clarté qui constitue soudain notre monde ; nous gelons dans cette clarté ; mais nous avons voulu ce froid, nous l’avons suscité, nous ne devons donc pas nous plaindre du froid qui règne maintenant. Le froid augmente avec la clarté. Désormais régneront cette clarté et ce froid. Une clarté plus haute et un froid bien plus hostile que nous ne pouvons l’imaginer. »

Partant de la force des mots ciselés par Bernhard, de la tension de la situation, de l’enfance confisquée dans une période tourmentée et destructrice, la proposition de mise en scène n’est pas très convaincante. Le fil conducteur passe par un pupitre d’écolier placé à l’avant-scène jardin. Sorte de double de Thomas Bernhard, Duparfait  s’y tient, mais ce n’est pas tant l’acteur qu’on voit qu’un metteur en scène aux aguets et au sourire crispé. Peut-être eut-il été plus intéressant, dans un univers si complexe comme l’est celui de Bernhard, de faire le choix de la mise en scène ou de celle du jeu. Dans Des arbres à abattre qu’il avait co-mis en scène avec Célie Pauthe en 2012, spectacle dans lequel il jouait, sa présence était forte. Avec Bernhard tout est torturé, labyrinthique et passionné, tout est au cordeau, Krystian Lupa l’a récemment montré avec la magnifique trilogie qu’il présentait au dernier Festival d’Automne. Ici, la rencontre est ratée.

Dans le parti-pris du montage des textes, chaque acteur devient à tour de rôle l’auteur. Forts de leur expérience, Thierry Bosc et Annie Mercier s’en tirent, le premier en grand-père néanmoins à la frange de la caricature, la seconde sorte de Simone Signoret portant un texte d’une grande brutalité ; les deux jeunes en revanche, Pauline Lorillard et Florent Pochet s’en sortent moins bien même si le jeune Thomas, à certains moments, déploie ses ailes et transmet de l’émotion. Par ailleurs l’espace scénique est fermé et réduit, la première scène de la rencontre entre Thomas et son grand-père racontant le rêve blanc du petit-fils débute devant un rideau fermé et très peu d’espace. Deux moments de rupture cassent la linéarité du spectacle : au premier, quelques lames de parquet sont retirées qui pourraient évoquer l’ouverture de tombes mais il n’en est rien ; cela prépare la seconde rupture, quand les rideaux tombent que le parquet est totalement retiré, images de guerre et de chaos, et représentation du sous-sol dans lequel Thomas fait son apprentissage. Les lumières passent alors par le sol et par une verrière du toit, et la théâtralité commence à vivre.

Petite musique de mort et de jeunesse perdue, désarroi d’un enfant coincé dans un moment de l’Histoire du monde où se perdent les références et dans la violence de l’arbitraire de son pays, on ne retrouve pas dans ce spectacle l’inquiétante étrangeté ni la force créatrice de Thomas Bernhard.

Brigitte Rémer, le 20 mai 2017

Avec : Thierry Bosc, Claude Duparfait, Pauline Lorillard, Annie Mercier, Florent Pochet. Assistanat à la mise en scène Kenza Jernite – scénographie Gala Ognibene – son et image François Weber – lumière Benjamin Nesme – costumes Mariane Delayre – participation musicale au piano pour l’enregistrement de Ich bin der Welt extrait des Rückert-Lieder de Gustav Mahler François Dumont – régie générale Frédéric Gourdin. Les récits L’Origine et La Cave, de Thomas Bernhard sont publiés aux Editions Gallimard.

Du 19 Mai au 18 Juin 2017 (du mercredi au samedi à 20h, le mardi à 19h et le dimanche à 16h) – La Colline Théâtre National, 15 rue Malte-Brun. 75020. Paris – Métro : Gambetta – Tél. : 01 44 62 52 52 – Site : www.colline.fr

 

 

Le but de Roberto Carlos

© Blind

Texte de Michel Simonot – mise en scène et scénographie Hassane Kassi Kouyaté Tropiques Atrium/Scène nationale de Martinique – Le Tarmac, la Scène Internationale Francophone dans le cadre du programme Outre Mer Veille.

La pièce, abstraite et poétique, est écrite en seize séquences, très courtes chacune portant un titre connotant le voyage, l’horizon, l’exil, les kilomètres, le tunnel, ici là et son contraire là et ici, les murs qui séparent et enferment dans de nombreux pays avec longueur du mur et date de construction. S’intercale une séquence intitulée Notre amour pour toi revenant à trois reprises.

Le metteur en scène, Hassane Kassi Kouyaté a construit le lien et la logique du parcours théâtral autour de deux musiciens montés chacun sur un podium, l’un côté cour l’autre jardin. Tom Diakité avec le chant et le Ngoni (sorte de luth ou de kora) Simon Winsé, avec la flûte peul et le Ngoni, commentent le texte de leurs interventions sensibles et concentrées. L’acteur, Ruddy Sylaire, porte les mots qu’il habite, comme une suite d’imprécations, avec force et sobriété. Son espace de jeu est délimité par un tapis de danse blanc. Acteur et musiciens sont aussi vêtus de blanc, la couleur de la mort.

Et la mort rôde, avec un homme éjecté du camion, Moussa « l’athlète qui saute jusqu’aux étoiles » qui disparaît. « On a crié Moussa son nom est tombé arrêtez stop mais rien pas ralenti seulement rien » ; avec cette femme, Aïcha, « morte contre moi, dans mon épaule » et avec beaucoup d’autres drames humains. La narration s’éclaire, tardivement. « Kossi est parti il y a un an. Des hommes sont venus de là-bas. Lui ont promis. Parti pour un stage. Il a envoyé les photos. Puis une année sans aucun signe. » On entre de plein fouet dans le but que Roberto Carlos ne marquera pas, but d’exception qu’il rate lors de la finale de la Coupe du Monde France-Brésil, en 1997 et la passion se déchaine. « On est parti avec un but. Ne pas rentrer les mains vides. La famille compte sur nous. Se souvenir, rêver de pourquoi, le ballon, le foot, l’équipe, les échauffements, l’entrainement, les matchs… » Des univers s’entrecroisent, tissés d’espoir et de désespoir, d’exil et de mort, des histoires de vie souvent naufragées.

Homme de théâtre, écrivain et metteur en scène, Michel Simonot a publié de nombreux ouvrages et articles sur l’écriture et la scène, ainsi que sur les politiques culturelles. Né au Burkina Faso d’une famille de griots, Hassane Kassi Kouyaté, conteur, acteur, danseur et musicien, dirige la scène nationale Tropiques Atrium, à Fort-de-France. Il a réalisé un certain nombre de mises en scène dont Les Mouches de Jean-Paul Sartre et La noce chez les petits bourgeois de Bertolt Brecht présentée au Burkina-Faso, au Niger et au Mali. Ce travail garde une certaine étrangeté et une sorte de lyrisme. Il parle d’humanité par la métaphore du sport et d’un idéal qui souvent s’éloigne, par la mer qui recouvre tout et magiquement baisse le rideau de scène.

Brigitte Rémer, le 22 mai 2017

Avec : Ruddy Sylaire acteur – Simon Winsé Ngoni flûte Peul – Tom Diakité Nogni chants. Création lumière Marc-Olivier René – création musicale Tom Diakité et Dramane Dembélé – création visuelle et animations David Gumbs – costumes : Anuncia Blas.

Du 17 au 20 mai 2017 – au Tarmac/ La scène internationale francophone, 159 avenue Gambetta. 75020. Site : www. letarmac.fr – Tél. : 01 43 64 80 80 – La pièce est éditée aux éditions Quartett.

Le Testament de Marie

© Ruth Walz

Création en coproduction Comédie-Française, Odéon-Théâtre de l’Europe. Texte de Colm Tóibín – mise en scène Deborah Warner – avec Dominique Blanc, de la Comédie-Française

C’est une image de paradis terrestre où se consument de nombreuses bougies, qui saisit le spectateur entrant dans le théâtre. Invité à monter sur le plateau avant le début du spectacle, il peut constater le miracle de l’apparition. Car l’apparition est, en la personne de l’actrice Dominique Blanc incarnant une image de la Vierge Marie digne des plus pures représentations saint-sulpiciennes et jouant avec les codes. Dans une magnifique robe rouge sang, elle divague dans cette scénographie, belle et baroque. Puis elle se place dans une structure de verre, met un voile bleu et prend la pause. Les spectateurs vont et viennent autour d’elle, comme s’ils se promenaient dans une exposition. Un olivier déraciné et suspendu dans les cintres le long d’un arbre mort, élancé et privé de ses branches qui ressemble à un mât, est signe d’inquiétude. Dans ce prologue magnétique se trouvent aussi un oiseleur et son rapace, quelques objets du quotidien, un robinet d’eau.

Le cliché de Marie s’arrête là, ce qui suit est le contraire d’une théâtralisation sophistiquée : le récit de la Passion nous est fait, porté par une femme humble et ordinaire en jean et tee-shirt, qui accomplit dans la maison les travaux de tous les jours et souffre dans sa chair, comme toute mère parlant de ses enfants. Dominique Blanc, éblouissante et modeste, livre ses confidences avec justesse et précision, comme des évidences. Elle s’appelle Marie. Elle est fragile et forte. Elle a vu son fils mourir, supplicié sur la croix, puis ressusciter. Les mots de l’auteur Irlandais Colm Tóibín sont simples, ils parlent d’humanité et de vérité. Auteur de neuf romans et de deux recueils de nouvelles, son œuvre est traduite dans une trentaine de langues, dont en français. Ce texte, Le Testament de Marie, fut nommé en 2013 aux Tony Awards dans la catégorie Meilleure pièce.

La metteuse en scène Deborah Warner adapte son style aux textes qu’elle monte et passe du spectacle shakespearien à l’opéra ou au solo, avec la même intelligence et la même précision. Elle a créé à l’Odéon King Lear de Shakespeare en 1990 et Une Maison de poupée d’Henrik Ibsen en 1997 où Dominique Blanc interprétait magnifiquement le rôle de Nora. Elle présenta en 2013 à Broadway, puis au Barbican de Londres Le Testament de Marie, avec l’actrice Fiona Shaw. Dans sa simplicité, le spectacle reste théâtral, à la lisière de la technicité du conteur et de l’apostrophe au public. Le spectateur reconstitue le puzzle du récit et s’enfonce dans l’histoire ré-écoutée, petit à petit. Marie refait le parcours à l’envers et veut comprendre ce qui a mené son fils à cette mise en croix, avant de ressusciter. Il s’entourait d’une drôle de bande, dit elle. Elle parle des miracles, de la résurrection de Lazare, du malade à qui l’on dit « lève-toi et marche », des noces de Cana. C’est une femme, une mère qui parle, avec l’extrême douleur des clous qu’on enfonce et qui déchirent son cœur, avec la souffrance d’un fils, humain trop humain, qui n’a rien de désincarné. Un moment théâtral dépouillé, de grande intensité.

Brigitte Rémer, le 12 mai 2017

Traduction française Anna Gibson – scénographie originale Tom Pyecollaboration à la scénographie Justin Nardella – lumière Jean Kalman costumes Chloé Obolensky  – musique, son Mel Mercier – assistante mise en scène Alison Hornus

Du 5 mai au 3 juin 2017 – Odéon-Théâtre de l’Europe, Place de l’Odéon. 75006, métro : Odéon. Tél. : 01 44 85 40 40 – Site : www.theatre-odeon.eu

 

 

 

Vers le Cap de Bonne-Espérance

© Leila Alaoui – Crossings, installation vidéo en triptyque

Afriques capitales, partie II – Gare Saint-Sauveur de Lille – Commissaire d’exposition Simon Njami.

Après une halte à la Grande Halle de La Villette (cf. notre article du 22 avril) notre voyage africain se poursuit. Le vent gonfle les voiles et nous remontons le fleuve jusqu’à Lille, vers ces Hauts-d’Afriques où les œuvres d’art sont à quai dans la Gare Saint-Sauveur, au cœur de la ville. Elles nous mènent, traversant de nombreux pays, à l’extrême pointe sud de la ville du Cap en Afrique du Sud et à la jonction de plusieurs courants maritimes, vers Bonne-Espérance.

Simon Njami, critique d’art, philosophe et commissaire pour les deux expositions, a pensé Afriques capitales en deux temps, et Lille – après l’exposition de Paris qui se poursuit – fait preuve de la même excellence. Il pose une nouvelle fois, comme il le fait depuis plus de vingt ans, ses fils de trame sur le métier et la question essentielle qui le taraude, la question, en soi, du Nous, selon les mots d’Ernst Bloch qu’il reprend. « Comment fabriquer un monde dans lequel la différence puisse enfin être perçue comme une richesse et non comme une perte ou un viol ? Nous devons nous mettre à l’image des vrais voyageurs, dans la peau de l’autre, de celui dont on va faire la connaissance et découvrir les coutumes » lance- t-il.

Par cette proposition on sort des clichés qui mentent sur l’Afrique et Simon Njami apporte à Lille, ville du carrefour de l’Europe, la complexité des hommes, du continent et des arts africains. « J’aime le voyage parce qu’il me sort de ma zone de confort. Parce qu’il me contraint à user de mon intelligence, c’est-à-dire de ma faculté à comprendre » dit-il. On entre dans cette ancienne gare de marchandises comme dans un lieu sacré où les lumières déclinent et où un clair-obscur accompagne le regard. Une quarantaine d’œuvres sont rassemblées, nous en retenons ici quelques-unes même si toutes ont une histoire d’altérité à raconter, un univers sensible à partager. Un environnement sonore nous accompagne dans les rues des capitales.

Sur un fond solennel de marbre noir zébré de blanc, la photo du Marchand de Venise de Kiluanji Kia Henda, d’Angola nous accueille, elle interroge le passé colonial de manière humoristique. Le Marchand porte cinq ou six cabas, image d’une société qui vit entre pouvoir, tradition et consommation. Puis un textile de grande dimension où se fondent des bleus, des orangés et des noirs profonds attire le regard. Réalisé selon la technique des appliqués par Abdoulaye Konaté, du Mali, Calao représente l’oiseau mythique et protecteur de la tradition bambara qui emporte les âmes mortes vers l’au-delà. Hassan Hajjaj, du Maroc, propose un mur d’images vidéo très colorées, El Fna, portraits en pieds des vendeurs de la place Jemaa el-Fna de Marrakech. On retrouve l’artiste un peu plus loin, dans l’installation d’Hôtel Africa. Dans la pénombre se poursuit notre quête d’Afriques, on passe comme le long d’un quai et regardant par les fenêtres de ce qui pourrait être des wagons, une succession d’œuvres, vidéos et photos signées d’artistes des différents pays. Impression de voyage et de diversité. On y trouve entre autre le triptyque vidéo sur les migrants de Leïla Alaoui – jeune artiste disparue dans l’attentat de Ouagadougou, en 2016 – Crossings, qui évoque le traumatisme de l’exil, par mer, route ou rails et le choc du passage (France/Maroc). Plus loin une scène monumentale retient notre attention, Forgotten’s Tears, sculpture réalisée avec des cuillères tordues, par Fred Tsimba, de Kingshasa (RDC), qui met en scène de manière expressionniste un groupe de personnages entre enfer et paradis ; puis Sweetness, de Meschac Gaba, du Bénin, immense maquette blanche, un paysage urbain réalisé en sucre où l’on tente d’identifier les bâtiments emblématiques du monde entier ici représentés ; derrière, les plissés noirs et blancs de Joël Andrianomearisoa, de Madagascar, intitulés Labyrinthe des passions, légers et monumentaux, en sorte de trompe-l’œil.

De l’autre côté, espace dans l’espace, Hôtel Africa ressemble à un pavillon de banlieue dans lequel on traverse une enfilade de pièces. C’est un concept à la manière de Hôtel Europa qui, depuis 2009 donne aux artistes des espaces de création et permet au public de réserver un petit instant une chambre dans cet hôtel singulier pour boire un verre entre amis. Plusieurs artistes y livrent ici la couleur et l’intensité de leur philosophie de vie. Ainsi le Salon de Hassan Hajjaj, du Maroc crée un mobilier aux couleurs vives avec des objets de récupération, capsules et caisses ; City in transition d’Andrew Tshabangu, photographe de Soweto qui, sous des éclairages surréalistes enfumés, décrit rites et rituels des communautés noires de l’Afrique urbaine ; Tchamba, installation photographique de Nicola Lo Calzo, d’Italie, qui rapporte de deux voyages dans les régions côtières du Togo et du Bénin les traces de l’esclavage colonial ; Bylex Attitude, les petites machines infernales de Pumé Bylex éclairées de manière crue qui font référence à Léonard de Vinci et à Giotto ; Léopard, d’Emilie Régnier, canadienne et haïtienne basée à Dakar, qui décline le motif et la peau du léopard, signe de puissance et de respect, et en recouvre les corps et le mobilier.

Après cette divagation lente et tranquille et avant de sortir, un petit tour en Fantasticité offre aux petits et aux grands de bâtir leur cité utopique avec des briques de couleur mises à disposition. A l’extérieur, une ferme urbaine aux couleurs de l’Afrique permet à Pélagie Gbaguidi, du Bénin, d’interroger la mémoire organique des choses et l’origine de la vie avec une installation intitulée Je vous ai ramené des cailloux de mon escale. Dehors, d’autres oeuvres encore, dont celle de l’égyptien Moataz Nasr, artiste multimédia qui a dessiné comme à l’encre sur un immense mur touchant le ciel les ailes d’un aigle saladin, symbole de son pays. Le spectateur peut y monter, un escalier de chaque côté le lui permet, comme à l’opéra. Là-haut il prend la pose, semblable à Icare ; au-dessus, une inscription au néon : I’m free.

 « Les pays dont on rêve sont souvent plus beaux que ceux que l’on découvre. Nous les forgeons à notre goût, en en dessinant le paysage et en inventant la langue. Les êtres qui les peuplent sont des abstractions qui nous permettent d’explorer notre propre âme » écrit le philosophe Njami que nous ne pouvons que féliciter pour l’exigence de son regard et la réalisation des deux expositions, à Lille et à Paris, à voir absolument.

Brigitte Rémer, le 9 mai 2017

Du 6 avril au 3 septembre 2017, Afriques capitales /Vers le Cap de Bonne Espérance, Gare Saint-Sauveur de Lille, Boulevard Jean-Baptiste Leba, du mercredi au dimanche, de 12h à 19h – et du 29 mars au 28 mai 2017, Parc et Grande Halle de La Villette (jusqu’au 3 septembre 2017 pour les photos présentées dans le Parc de La Villette) – Site : www.garesaintsauveur.com

 

Baal

© Brigitte Enguérand

Texte Bertolt Brecht/version de 1919 – mise en scène Christine Letailleur – à La Colline Théâtre National, en partenariat avec le Théâtre de la Ville.

Baal est une pièce de jeunesse écrite par Brecht en 1918 alors qu’il est mobilisé et se voit contraint d’arrêter ses études. Il a vingt ans. La figure de l’auteur de La Ballade des Pendus, le poète François Villon, le hante : orphelin de père très jeune, il a pour fréquentation voyous et brigands et s’affiche comme mauvais garçon. Brecht s’en inspire pour le personnage de Baal, exilé de l’intérieur, désœuvré et voyageur sans but, dont il écrira plusieurs versions. Il travaillera le texte tout au long de sa vie. S’il est surtout connu comme dramaturge, directeur du Berliner Ensemble et auteur d’œuvres dites engagées emblématiques du théâtre épique, Brecht a aussi écrit des recueils de poèmes et des contes, des écrits théoriques sur le théâtre et des essais. Après Baal et dans la même veine, il publie Tambours dans la nuit en 1919 et Dans la jungle des villes en 1921, pièces qui s’inspirent du mouvement expressionniste.

C’est la seconde version, celle de 1919, que présente Christine Letailleur, artiste associée au Théâtre national de Strasbourg, la dernière version date de 1955 un an avant la mort de Brecht. « Baal est une nature ni particulièrement comique ni particulièrement tragique. Il a le sérieux de la bête. La pièce n’est pas l’histoire d’un épisode ni de plusieurs mais celle d’une vie » dit-il en exergue de la pièce. La première scène positionne le personnage : le cocktail donné en son honneur alors qu’il est agent de bureau consomme sa rupture d’avec le monde, qu’il insulte et piétine. Il entre en résistance et en errance, se met à boire plus qu’il n’en faut, de bistrots en tavernes. Plus tard et alors qu’il travaille dans un cabaret, il plantera tout avec perte et fracas, signant de la même insolence et de la même violence une nouvelle étape, dans sa fuite en avant.

Stanislas Nordey est cet anti héros fougueux et poète maudit qui habite de manière pathétique ce personnage voyou exprimant sa révolte avec un certain cynisme et pas mal de lâcheté. Il joue cette partition nocturne avec naturel et élégance. La mise en scène le cerne, comme si la poursuite/lumière ne le lâchait pas et le dénichait jusqu’au fond de ses abîmes vertigineux. Baal électrise les femmes qui traversent sa vie, séduit, viole et tue, provoque et fait scandale. Il fuit la paternité, jette ses chansons au vent, les partageant avec la bande de laissés-pour-compte vers laquelle il revient, comme à un port d’attache. Autres refuges, sa mère, avec qui il sait parfois être tendre, mais qu’il rejette tout autant et Ekart son ami, sorte de double qu’il manipule et tuera en sa jalousie folle. Au début d’un XXème siècle si destructeur, entre barbarie et anarchisme, Baal détruit et s’autodétruit, ivre de liberté, de solitude et de douleur. Il fait penser à Liliom de Ferenc Molnár et à Peer Gynt de Henrik Ibsen.

C’est un remarquable travail que présente Christine Letailleur dans le duo formé avec Stanislas Nordey acteur – il est aussi metteur en scène et dirige le Théâtre national de Strasbourg -. Les deux artistes se connaissent bien, la metteuse en scène l’a dirigé dans Hinkemann d’Ernst Toller présenté à La Colline il y a deux ans et, plus loin dans le temps, dans Pasteur Ephraïm Magnus de Hans Henny Jahnn en 2004 et La Philosophie dans le boudoir de Sade, en 2007 (pièces montées au Théâtre national de Bretagne où elle était artiste associée, de 2010 à 2016.) De Hiroshima mon amour d’après Marguerite Duras en 2011 au Banquet ou L’éloge de l’amour d’après Platon en 2012, de Phèdre d’après Phaidra de Yannis Ritsos en 2013, aux Liaisons dangereuses d’après Pierre Choderlos de Laclos en 2016, son travail et les textes qu’elle choisit sont exigeants. Elles les adapte et en crée la scénographie, avec virtuosité.

Ici encore l’architecture scénographique est belle et fonctionnelle, avec ses murs patinés, ses escaliers et son aspect labyrinthe servant le propos par le jeu des apparitions et disparitions, des espaces qui se font et se défont, du secret. Les lumières, de l’indigo au pourpre, les jeux d’ombres et de lumières, les silhouettes qui se détachent – celle de la mère notamment – complètent le tableau et isolent les personnages qui, chacun à leur manière, portent une révolte que rien n’éteint. Baal, homme meurtri, est de ceux-là.

Brigitte Rémer, le 3 mai 2017

Avec Youssouf Abi-Ayad, Clément Barthelet, Fanny Blondeau, Philippe Cherdel, Vincent Dissez, Manuel Garcie-Kilian, Valentine Gérard, Emma Liégeois, Stanislas Nordey, Karine Piveteau, Richard Sammut. Traduction Eloi Recoing – scénographie Emmanuel Clolus et Christine Letailleur – régie générale Karl Emmanuel Le Bras – lumière Stéphane Colin – son et musiques originales Manu Léonard – vidéo Stéphane Pougnand – assistante à la mise en scène Stéphanie Cosserat – assistante à la dramaturgie Ophélia Pishkar – assistante costumes Cecilia Galli – Le texte est publié aux éditions de L’Arche.

Du 20 avril au 20 mai 2017 – La Colline Théâtre National. 15 rue Malte-Brun, 75020. Paris. Tél. : 01 44 62 52 52 – Site www.colline.fr – Le spectacle a été créé le 21 mars au Théâtre national de Bretagne – Tournée : du 4 au 12 avril au Théâtre national Strasbourg – les 23 et 24 mai à la Maison de la Culture d’Amiens.

 

Songes et Métamorphoses

@ Elizabeth Carecchio

D’après Les Métamorphoses librement inspiré d’Ovide par Guillaume Vincent, et Le Songe d’une nuit d’été de William Shakespeare dans une traduction de Jean-Michel Déprats – Mise en scène Guillaume Vincent. Aux Ateliers Berthier/Odéon-Théâtre de l’Europe.

Si l’on essaie de dévider l’écheveau des deux textes ici rassemblés, on peut se demander ce qui a présidé à ce choix. Musée imaginaire de la mythologie, Les Métamorphoses, sont un poème épique du poète Ovide, né en 43 avant J.C. dont on connaît aussi L’Art d’aimer, and Shakespeare is Shakespeare. Il est question ici du Songe d’une nuit d’été.

Quinze livres et douze mille vers composent Les Métamorphoses, qui racontent des histoires de transformations d’hommes, de héros et de dieux, en animaux et en plantes. On y trouve les légendes de Narcisse, Pygmalion, Procné et Philomèle, Jason et Médée, Dédale et Icare, et beaucoup d’autres. On y trouve la légende de Pyrame et Thisbé, qui est aussi l’histoire centrale du Songe d’une nuit d’été. Serait-ce ce qui justifie la juxtaposition de ces deux univers et quatre heures de spectacle ? Si c’était le cas on pourrait alors penser que les choses s’emboitent et que la théâtralité de l’un réponde à la théâtralité de l’autre mais nous avons deux longues parties, deux spectacles, passant d’un théâtre amateur pur et illustré, à un théâtre qui, s’il parle de Songe, dans cette lecture ne fait guère rêver.

En première partie, quelques saynètes des légendes ovidiennes réadaptées se succèdent. La première, interprétée par des enfants âgés d’une dizaine d’années présente Narcisse, admiratif de lui-même qui se mire dans l’eau et éconduit la belle nymphe Echo, follement amoureuse. C’est le début du spectacle sur une toile de fond style art brut. Puis on passe de cette interprétation enfantine de type distribution des prix, aux adolescents d’un cours de théâtre au lycée, où le professeur fait charme et lois. Les acteurs prennent le relais et se glissent dans les mythes d’Iphis et Ianté, mi-filles mi-garçons, qui s’amusent follement et se renvoient la balle par le jeu du double ; de Myrrha et de ses fantasmes envers un père qu’elle tente de séduire ; de Procné à la recherche de sa sœur Philomèle, prête à se venger du crime perpétué par Térée, son époux. Les histoires contées se suivent, tout en vrac et en fondu enchaîné. En fin de première partie, on se demande bien où est Shakespeare. Dans les interstices, quelques propos sur le théâtre dans le théâtre, sur le jeu de l’acteur, mais après cette démonstration théâtrale quelque peu décalée, on a peine à entendre.

Dans la deuxième partie apparaît Shakespeare et le Songe d’une nuit d’été : Titania ne se soumet pas au jaloux Obéron, Thésée veut épouser Hippolyta sa conquête forcée, Héléna amoureuse de Démétrius est rejetée. Des artisans au travers de Pyrame et Thisbé jouent le rôle des deux amants séparés par un mur – physiquement représenté – et la méprise, par le philtre déposé inverse les sentiments et transforme le monde d’amours en infidélités et trahisons. Tout est bien qui finit bien, au final les couples se re-forment et s’épousent, chacun avec sa chacune, tandis que le destin tragique de Pyrame et Thisbé, par la représentation métaphorique donnée, fait référence au jeu amateur du début du spectacle, et en sonne la fin. L’esprit de Titania et d’Obéron s’exprime par deux chanteuses à la belle présence qui, à divers moments de la représentation, accompagnées d’un pianiste, interprètent avec brio Britten, Purcell et Mendelssohn.

Songes et Métamorphoses est un spectacle de forme hybride, extravertie et sans complexe. L’illusion et le simulacre, la déconstruction en démonstration, une esthétique artisanale loin du bricolage conceptuel qui pourrait donner des ailes au plateau comme à la salle, posent la question du sens à donner à la notion de représentation.

Brigitte Rémer, le 29 avril 2017

Du 21 avril au 20 mai 2017 – Odéon-Théâtre de l’Europe/ Ateliers Berthier, 1 rue André Suarès, 75017. Paris Métro : Porte de Clichy – Tél. : 01 44 85 40 40 – www. théâtre-odeon.eu

Avec Elsa Agnès, Paul-Marie Barbier, Candice Bouchet, Lucie Ben Bâta, Emilie Incerti Formentini, Elsa Guedj, Florence Janas, Hector Manuel, Estelle Meyer, Alexandre Michel, Philippe Orivel, Makita Samba, Kyoko Takenaka, Charles Van de Vyver, Gerard Watkins, Charles-Henri Wolff. Dramaturgie Marion Stoufflet – scénographie François Gauthier-Lafaye – lumières Niko Joubert – composition musicale Olivier Pasquet et Philippe Orivel – son Géraldine Foucault – costumes Lucie Durand – perruques et maquillages Justine Denis.