Archives mensuelles : novembre 2016

Un Démocrate

© Philippe Rocher

© Philippe Rocher

Texte et mise en scène Julie Timmerman – Théâtre des Quartiers d’Ivry/CDN du Val-de-Marne – Dans le cadre des Théâtrales Charles Dullin édition 2016, en collaboration avec le Théâtre d’Ivry Antoine Vitez.

C’est un docu  fiction sur fond d’Amérique réalisé à partir de la biographie d’Edward Bernays, (1891-1995) neveu de Freud et père des Public Relations. Sa famille avait émigré d’Autriche aux Etats-Unis à la fin du XIXème alors qu’il était tout jeune et le destin que lui réservait son père était de reprendre l’entreprise familiale comme marchand de grains. Mais très tôt, fasciné par les mécanismes de la grande consommation et les techniques de manipulation de masse, Bernays échappe à son destin et travaille d’abord comme journaliste dans une revue médicale. Puis il se rend à Paris pour la Conférence de la Paix avec la délégation du Président Woodrow Wilson et au retour lance son cabinet de Conseil en Relations Publiques. Son succès et son enrichissement sont en marche, basés sur la propagande politique institutionnelle et l’industrie des relations publiques. « Moi, conseiller en relations publiques… » lance t-il… Un air de déjà entendu.

Bernays travaille pour différentes firmes, puis dans le domaine politique où il met en place des sondages d’électeurs sur le modèle des enquêtes d’opinion utilisées dans la grande consommation. Dans sa course à la propagande pour consommer à outrance il est engagé par le patron des cigarettes Lucky Strike et développe des stratégies pour convaincre les femmes – et notamment les suffragettes – de l’intérêt de fumer. Il va, pour les séduire, non pas changer la couleur verte des paquets qui ne saurait plaire mais jusqu’à plébisciter le changement de couleur de la mode. Et tous de s’habiller en vert, avec, pour manifeste, un slogan : changeons les rêves des gens. Et cela marche, toutes les ficelles du populisme sont utilisées et comme l’affirme Noam Chomsky : « La propagande est à la démocratie ce que la violence est aux régimes totalitaires. »

Autour de ce scénario bien réel et d’un pan de l’histoire du début du XXème – qui a tracé une autoroute à la montée du totalitarisme – l’adaptation faite par Julie Timmerman est documentée et son passage à la scène, pétillant. Le quatuor de comédiens – Anne Cantineau, Mathieu Desfemmes, Jean-Baptiste Verquin et Julie Timmerman – s’en donne à cœur joie et joue avec la narration, passant d’un personnage à l’autre et parlant de soi à la troisième personne. A tour de rôle chacun se glisse dans la peau d’Eddie Bernays, déterminé et invincible, vendeur de vent et de mensonges, à l’allure bien trumpeuse. Le personnage enfle et base sa stratégie sur la peur : « L’entreprise est plus forte que la loi » déclare t-il. Ce glissement d’un comédien à l’autre est fluide et apporte couleurs et légèreté au propos.

Freud reste omniprésent dans la vie de Bernays qui se réfère souvent à son oncle lointain et sait exploiter ses avancées scientifiques à des fins idéologiques et politiques, dans un contexte de montée du nazisme. Et quand Freud lui demande : « Et toi tu es un démocrate ? » Bernays répond : « Oui. Je dirige les gens, mais dans le bon sens… » Il reçoit de lui, en 1933, une lettre évoquant les autodafés et l’entrée de Hitler en Pologne. Les événements politiques et socio-économiques des Etats-Unis et de l’Europe : le krach de 1929 – qui n’atteint pas Bernays -, la construction de tours prétentieuses et les accidents de travail dissimulés qui en découlent, la collaboration et une Marlène Dietrich ambiguë ; le yoga, un soi-disant bien public qui endort les masses, sont autant de thèmes effleurés. En 1950 c’est au Guatemala que Bernays poursuit son travail de pervertissement des démocraties : il s’investit avec la United Fruit Company sur fond de révolte et d’interventions de la CIA, ouvrant sur une guerre civile.

Passé maître dans l’art de manipuler l’opinion à des fins politiques ou publicitaires, Bernays fait fumer les femmes américaines, démultiplie les ventes de pianos ou de savons, et sait faire basculer l’opinion publique américaine en jouant sur le doute. « Plus c’est gros plus ça passe » reconnaît-il. Et quand il se mêle d’émancipation des femmes, il envoie son épouse Doris aux avant-postes pour préciser qu’elle avait pu, sans problème, garder son nom de jeune fille en se mariant. Mais elle dit aussi que les articles écrits par des femmes doivent toujours être signés de leurs maris.

La fin du règne Bernays s’annonce avec la mort de Doris. Les événements énoncés et vécus depuis le début de la représentation sont affichés par les différents personnages sur un grand panneau noir en fond de scène, avec des tracts, affiches, portraits, photos, inscriptions de calculs et pourcentages. Devant, une longue table complète les éléments scénographiques de l’espace théâtral, simples et pertinents. Côté cour, un micro où défilent certaines figures en représentation. A la toute fin du spectacle, le peuple s’attaque aux murs avec violence, à coups de haches et le tableau s’écroule à grand fracas. Comme si un monde finissait.

Un Démocrate est un spectacle bien mené dans son écriture comme dans sa mise en scène. Sur un thème qui ne prête pas vraiment à sourire en ces temps de manipulations en tout genre, Julie Timmerman – qui, parallèlement à son parcours de comédienne met en scène depuis une dizaine d’années – a trouvé le bon dosage et mène l’entreprise avec fantaisie et dynamisme, ne gommant pas la gravité des sujets évoqués.

Brigitte Rémer, le 22 novembre 2016

Avec Anne Cantineau – Mathieu Desfemmes – Julie Timmerman – Jean-Baptiste Verquin. Dramaturgie Pauline Thimonnier – scénographie Charlotte Villermet – lumière Philippe Sazerat – musique Vincent Artaud – costumes Dominique Rocher – Production Idiomécanic Théâtre.

17 au 27 novembre 2016, au Théâtre d’Ivry Antoine Vitez. 1 rue Simon Dereure. Métro : Mairie d’Ivry – www.theatre-quartiers-ivry.com – Tél. : 01 43 90 11 11

 

Finir en beauté

© libre de droit

© libre de droit

Texte, conception et jeu Mohamed El Khatib – au Monfort Théâtre, dans le cadre du programme Temps Danse Théâtre – en partenariat avec le Théâtre de la Ville.

Petite musique de nuit pour récit, écran et au-delà. Une histoire de maladie et de fin de vie, celle d’une mère, racontée par son fils. «Les personnages et les situations de ce récit étant purement réels, toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être fortuite. » Mohamed El Khatib livre dans l’intimité et par petites touches des bribes de son journal, effleurant les moments qui précèdent le départ de sa mère pour son dernier voyage, et l’instant de la mort. Il voulait écrire un texte à partir d’entretiens qu’il avait faits avec elle. « Au cours de ma recherche, à l’origine intitulée Conversation, je devais interroger le passage de la langue maternelle, l’arabe, à la langue théâtrale, à partir d’entretiens réalisés avec ma mère. » Mais la mort est venue interrompre le processus. L’auteur a donc rassemblé des matériaux tels que des échanges de sms et d’e-mail, des bribes de conversations téléphoniques, des transcriptions d’enregistrements, des extraits vidéo et entrecroise ces éléments autobiographiques avec l’espace de la scène, c’est-à-dire la mise en théâtre, la fiction.

Il ne théâtralise pas, ni l’événement, ni le plateau. Il partage, avec pudeur et sobriété, parfois avec humour, l’air de rien, ses émotions. Il partage jusqu’à prendre à témoin le spectateur et à lui remettre son propre acte de naissance, preuve de la maternité – grande œuvre de la vie d’une femme – et de son identité française « par effet de naturalisation de son père du 30 juin 1992. » Il remet aussi l’acte de décès de Yamna Iouaj, le 20 février 2012, peut-être pour se persuader que ce dernier acte n’a pas eu lieu ou pour lire encore une fois son nom avant qu’il ne s’efface. L’entrée dans la vie, sorte d’entrée en scène, la fin de la vie, garante d’égalité vers la même porte de sortie. Yamna Iouaj était jeune et belle, son portrait s’affiche à la fin du spectacle, elle nous regarde.

L’acteur, auteur et fils nous plonge dans le réel et l’intime de sa vie, inscrit des références chronologiques sur l’écran et sur la bande son, travaille sur les bribes de ces moments envolés. Présenté dans le cadre du Festival Avignon off en 2014, Finir en beauté est un objet théâtral qui ne ressemble à nul autre. Est-ce du théâtre documentaire ? Est-ce du théâtre ? Et peu importe. C’est un objet littéraire pour lequel son auteur a reçu le Grand Prix de Littérature dramatique 2016.

Mohamed El Khatib travaille depuis 2011 avec L’L de Bruxelles, Lieu de recherche et d’accompagnement sur les écritures de l’intime et leurs modes de présentation. Il développe des projets de fiction documentaire. Son prochain spectacle, Moi, Corinne Dadat met en scène une femme de ménage, démontrant « qu’une comédie, ça n’est qu’une tragédie avec un peu de recul. » Il est artiste associé au Théâtre de la Ville depuis le début de la saison. Son étoile est montante depuis que son héroïne s’en est allée. Il creuse le sillon de l’absence, s’éloigne de la narration classique et aborde aux rivages de la recherche avec intelligence et sensibilité. Avec Finir en beauté la juste distance dans la sobriété du récit et la retenue est une réalité qui touche les spectateurs à cœur, et permet de s’interroger sur le sens de la scène et les formes du théâtre.

Brigitte Rémer, 15 novembre 2016

Environnement visuel Fred Hocké – environnement sonore Nicolas Jorio – collectif Zirlib – Le texte est édité aux Solitaires Intempestifs.

Du 8 au 26 novembre 2016 à 19h30, Le Monfort Théâtre, 106 rue Brancion. 75015. www.lemonfort.fr. Tél. : 01 56 08 33 88 – En tournée : 25 au 27 septembre Princeton festival (USA) – 10 au 15 octobre – CDN de Normandie, Rouen – 18 et 19 octobre Théâtre Anne de Bretagne, Vannes – 02 au 5 novembre TAP, Poitiers – 07 au 26 novembre Le Monfort, Paris, en partenariat avec le Théâtre de la Ville – 5 au 9 décembre CDN de Normandie, Caen. Du même auteur, au Théâtre Le Monfort les 18, 19, 25 et 26 novembre, à 21h, Moi, Corinne Dadat.

 

 

 

 

Ningyo Lab

© Christian Petit

© Christian Petit

Work in progress, Danse et marionnette – Conception et interprétation Kaori Suzuki et Sébastien Vuillot, Compagnie Tsurukam.

La Compagnie Tsurukam a organisé une répétition publique du spectacle Ningyo Lab en sa dernière mouture, nouvelle étape dans la recherche des deux artistes concepteurs, réalisateurs et interprètes, Kaori Suzuki et Sébastien Vuillot. Le spectacle avait été présenté dans une précédente version cet été, en Croatie et en Finlande.

Formée à la danse classique à Singapour Goh danse Académie, puis au Japon à l’Ecole de Tokyo Ballet et de Saboro Yokose, Kaori Suzuki danse comme soliste du répertoire classique et collabore avec différents chorégraphes japonais. En France où elle est installée depuis une vingtaine d’années, elle danse dans plusieurs pièces lyriques présentées au Théâtre du Châtelet et à l’Opéra de Paris. Elle entreprend avec Ningyo Lab – laboratoire de poupées – un voyage où danse, érotisme et dialogue avec l’image sont un nouvel alphabet.

Manipulateur de marionnettes et figurines, Sébastien Vuillot conçoit avec elle les spectacles depuis la création de la compagnie, en 2004, voyage avec les objets, élabore des personnages et les fait vivre. Ningyo Lab débute par une danse rituelle où la femme s’enroule et se déroule avec grâce, tourne sur elle-même tel un derviche, un bol dans les mains, célébration de la vie et symbole de la tradition dans cet Empire des signes qu’est le Japon ; où l’homme est porteur de pouvoir et de magie, et l’exprime par le bâton qu’il déplace avec maitrise et majesté, référence au kendo – cet art martial venu du fond des temps – à la terre qu’on cultive, à la barque qu’on guide. Ce duo formé de deux univers juxtaposés éclate ensuite, et chacun se retire dans sa solitude : côté jardin l’espace du féminin, côté cour celui du masculin, territoires délimités par d’élégantes tôles plantées à la verticale.

A travers les séquences où elle apparaît dans un discontinu savamment agencé de fondus enchaînés, la femme est multiple et se métamorphose. Elle se présente dans une première séquence collant argent et torse nu, longs cheveux défaits et talons hauts, la sensualité et l’érotisme pour langage – jeu, caricature ou exotisme – ? Relayée par webcam jusque dans la coulisse, le réel de la danse se mélange aux gros plans de l’image dans une chorégraphie du dedans-dehors. Plus tard, blonde aux cheveux courts, la même femme devenue l’autre attrape les images projetées sur un écran sous le regard de Pablo Gignoli, joueur de bandonéon et collecte les mirages comme autant de nuages, jusqu’à devenir elle-même musique et instrument. Elle se fond alors dans les notes, et dans l’image, selon le tempo. Le plasticien Ricardo Mosner remplit ensuite l’écran, lisant, de son atelier de peintre, un poème de Cortázar en langue originale ; elle, dialogue avec le poète. Comme un flux et un reflux, le jeu obscur et subtil entre la danseuse solo et l’image se fait répétitif, jusqu’au dérèglement de son horloge personnelle ; lumières et contre-jours travaillés donnent l’idée de la surimpression qu’ils mettent en relief.

L’homme de son côté bricole une machine, sorte de chambre noire mobile qui lance des éclairs et construit une poupée – une femme – de rêve, décalée et onirique, fantasme du désir et référence au peintre, sculpteur, photographe et graveur Hans Bellmer, entre l’épure et la dématérialisation. Il la fait naître puis disparaître, poupée de son. Elle, la refuse, elle, se refuse. Une marionnette à gaine, figure neutre, robe blanche représentant l’aimée, glisse sur scène sous la main du manipulateur, reprise à l’écran par une séquence où le père, acrobate, joue avec son enfant, graine d’acrobate lancé vers le ciel pour son plus grand plaisir. La femme se roule dans les plumes blanches qui s’accrochent à son costume, évoquant l’univers du cinéaste Kusturica ou Anna Pavlova dans La Mort du cygne et sort, côté cour, retrouver la figure masculine.

Rares sont les points de rencontre entre les personnages, cela est intrinsèque au propos. Les séquences s’enchainent et s’entrecroisent, les musiques aussi. Seuls les bruits de la rue, au début et à la fin du spectacle raccordent à la réalité. Ce travail sur les disciplines que sont la danse, la marionnette et l’image, à la recherche d’un savant dosage et d’un équilibre, la richesse des matériaux proposés, le vocabulaire visuel et le style du spectacle déclinent la complexité de l’art et du monde. Un regard extérieur, celui du metteur en scène, danseur et créateur lumières Christian Rémer, nourrit leur travail et les accompagne, tendant ce miroir nécessaire aux artistes pour prendre de la distance et tracer leurs routes, toujours plus loin.

La Compagnie Tsurukam a beaucoup de ressources dans le dialogue interculturel engagé. A son initiative se tiendra à Paris la seconde édition du Festival Ningyo en février prochain invitant six troupes à se produire, artistes de France ou venant du Japon. « Si les bouquets, les objets, les arbres, les visages, les jardins et les textes, si les choses et les manières japonaises nous paraissent petites (notre mythologie exalte le grand, le vaste, la large, l’ouvert), ce n’est pas en raison de leur taille, c’est parce que tout objet, tout geste, même le plus libre, le plus mobile, paraît encadré. La miniature ne vient pas de la taille, mais d’une sorte de précision que la chose met à se délimiter, à s’arrêter, à finir » écrivait Roland Barthes, sémiologue et passionnant observateur de ce pays. Kaori Suzuki participe de cette précision-là.

Brigitte Rémer, 22 octobre 2016

Conception, écriture Kaori Suzuki – mise en scène, chorégraphie, interprètes Kaori Suzuki et Sébastien Vuillot – construction marionnette Sébastien Vuillot – création musicale Franck Berthoux – réalisation images vidéos Bruno Sarabia et Cristina Martin – images vidéos iphone gracieusement prêtées : Damien Fournier et Filippa Fournier.

Work in progress/Répétition publique, 7 octobre 2016, 19h – Salle Alors, 5 rue Paul Dukas, 75012, métro : Dugommier – E-mail : cie.tsurukam@aliceadsl.fr – Site : www.cietsurukam.com – Festival Ningyo, du 10 au 19 Février 2017, Espace culture franco japonais Bertin Poirée, 8-12 rue Bertin Poirée, 75001, métro Châtelet : présentation de Kagomé par la compagnie Tsurukam, les 10 et 11 Février – . Ningyo Lab les 16 et 17 Mars 2017, Maison de l’Argentine, Cité internationale universitaire de Paris, 21 Bd Jourdan. 75014 – Contact administration : Laurent Pousseur +33 (0)1 44 93 04 33 / +33 (0)6 60 06 50 52 – E-mail : laurent.pousseur@tangoprod.fr

 

 

 

L’Opéra de quat’ sous

© Barbara Braun Holtz Celia Peachum, seine Frau: Traute Hoess Polly Peachum, ihre Tochter: Johanna Griebel Macheath, Chef einer Platte von Strassenbanditen: Christopher Nell Brown, Polizeichef von London: Axel Werner Lucy, seine Tochter: Anna Graenzer Jenny: Angela Winkler Filch, einer von Peachums Bettlern: Marko Schmidt Macheaths Leute, Straßenbanditen: Trauerweidenwalter: Ulrich Brandhoff Muenzmatthias: Martin Schneider Hakenfingerjakob: Boris Jacoby Saegerobert: Winfried Goos Jimmy: Dejan Bucin Ede: Joerg Thieme Smith, Konstabler: Uli Plessmann Kimball, Pfarrer: Heinrich Buttchereit Huren: Vixer: Marina Senckel Alte Hure: Ruth Gloess Dolly: Ursula Hoepfner-Tabori Betty: Anke Engelsmann Molly: Gabriele Voelsch Der reitende Bote: Gerd Kunath Eine Stimme: Walter Schmidinger © MuTphoto/ Barbara Braun Tel.: +49(0)177/2944802 e-mail: bb@mutphoto.de

© Barbara Braun

Die Dreigroschenoper – Texte Bertold Brecht – musique Kurt Weil – mise en scène, décor, lumière Robert Wilson – avec le Berliner Ensemble, en allemand surtitré en français – Spectacle présenté par Le Théâtre de la Ville au Théâtre des Champs-Elysées.

Brecht s’inspire de la pièce du dramaturge anglais John Gay, The Beggar’s Opera, datant de 1728 – traduite par Elisabeth Hauptmann – et collabore avec le compositeur Kurt Weil pour créer L’Opéra de quat’ sous le 31 août 1928, au Theater am Schiffbauerdamm de Berlin. Lotte Lenya, épouse du compositeur, tient le rôle de Jenny. La collaboration entre Bertold Brecht et Kurt Weil, emblématique, se concentre sur quelques années. Il y aura Grandeur et décadence de la ville de Mahoganny en 1930 et Les Sept Péchés capitaux en 1933 avant que Brecht ne soit contraint à s’enfuir – ainsi d’ailleurs que Kurt Weil de son côté – inscrit sur la liste noire des nazis, En tant que réfugié il sillonne l’Europe de Paris à Londres, passe par Copenhague, Helsinki et d’autres capitales puis se fixe aux Etats-Unis, à partir de 1941. Après son retour en Allemagne il fonde en 1949 avec Hélène Weigel sa femme, le Berliner Ensemble et met en scène ses pièces : Mère Courage et Maître Puntila et son valet Matti en 1949, La Mère et Lucullus en 1951, Les Fusils de la Mère Carrar en 1952, Le Cercle de craie caucasien en1954.

Dans l’Opéra de quat’ sous, l’action se déroule à Soho, un quartier de Londres en proie à une guerre des gangs, dans les années 1920. Une lutte de pouvoir entre deux hommes « d’affaires » : Jonathan Jeremiah Peachum, roi des mendiants et pathétique usurier – Jürgen Holtz – et Macheath dit Mackie-le-Surineur Christopher Nell – dangereux criminel dont le personnage est inspiré à la fois par le Macheath de John Gay, l’histoire de Jack l’Eventreur et les poèmes de François Villon – poèmes qu’on retrouve dans la mise en scène de Robert Wilson -. L’œuvre, sociale et politique, contient des éléments satiriques et provocateurs.

Peachum se plaint des difficultés de son métier, engage un homme de peine qui n’est autre que Mackie-le-Surineur, travesti. Celui-ci séduit Polly, sa fille – Johanna Griebel – et l’épouse, accompagné de son cercle de malfrats. La fête est triste, Tiger Brown le chef de la police et ami de Mackie – Axel Werner – couvre l’événement. Peachum voulant se venger cherche des mobiles pour le dénoncer. Son épouse, Célia Peachum – Traute Hoess – fait une descente dans la maison des prostituées et cherche la faille. Elle se fait aider de Jenny, une fille de joie jalouse de Polly – Angela Winkler – pour témoigner à charge et aider à son arrestation quand il leur rendra visite ; elle accepte de le livrer à la police. Mackie est ainsi cueilli et emprisonné.

Une savoureuse altercation s’ensuit entre Polly et Lucy, la fille de Tiger Brown que Mackie a également épousée – Friederike Nőlting -. Mme Peachum intervient et emmène sa fille. Le prisonnier s’évade. Peachum menace Brown de perturber les fêtes officielles de la ville prévues le lendemain et prépare une manifestation de mendiants. Brown tente de l’arrêter mais Peachum reprend le dessus et Mackie, de nouveau arrêté, est condamné à mort. Son second séjour en prison le plonge dans le désarroi. Une série de rebondissements dignes des plus grandes comédies, s’ensuit : Brown le policier devenu grand Chambellan de la reine le fait gracier. Mackie est anobli et doté d’une rente à vie. Les problèmes étant résolus, la réconciliation est générale et le happy end digne d’une farce.

Il n’est pas simple de classifier L’Opéra de quat’sous : est-on dans le registre du théâtre, de l’opéra, de la comédie musicale, du music-hall ? Constitué d’une vingtaine de morceaux musicaux bien connus – dont la complainte de Mackie-le-Surineur – le chant et la musique y occupent une grande place. Robert Wilson en avait déjà présenté une version au Théâtre de la Ville en 2009, avec le Berliner Ensemble, dans une autre distribution. Sa griffe est identifiable parmi toutes. Après son remarquable Faust présenté récemment au Théâtre du Châtelet, L’Opéra de quat’sous développe un style purement expressionniste, créant l’illusion et la distanciation chère à Brecht : visages maquillés de blanc, gestuelle de pantomime comme au ralenti, costumes noirs contredits par quelques touches de blanc. La galerie de portraits qui défile sur scène mène des petits malfrats de-la-bande-à-Mackie aux prostituées de la maison close, de la jeune fille naïve au policier corrompu. Le ton général se réfère aux films muets. Macky aux cheveux blond platine se met dans les pas de Charlie Chaplin et Tiger Brown, véritable Nosferatu, sort des films de Murnau. Tous les acteurs-chanteurs sont excellents, particulièrement les rôles principaux. Placés à l’avant-scène devant un rideau noir tiré, ils interpellent parfois directement le public et jouent la proximité avec les spectateurs.

Lumières, scénographie et costumes dessinent l’Allemagne des années 20, insouciante encore et d’avant-garde avant la montée du nazisme. Les espaces se transforment au fil des tableaux, la lumière en est le personnage principal. Robert Wilson est un grand maître de l’espace qu’il éclaire avec une intelligence raffinée. Tout y est signe et sens. Contrejours, théâtre d’ombre, néons, ambiances de quartier, donnent vie à cette guerre des clans ; les cercles lumineux évoquent les engrenages des Temps modernes ; au final un rideau rouge tombe avec élégance, comme un grand jeté, clin d’œil à la convention théâtrale pour ce créateur radical et hors catégories.

Neuf instrumentistes solistes du Dreigroschenoper Orchester placés dans la fosse d’orchestre sous la direction musicale de Hans-Jörn Brandenburg et Stefan Rager commentent la pièce. La partition musicale de Kurt Weil est interprétée avec force et conviction. « Il fallait écrire une musique susceptible d’être chantée par des acteurs, donc des musiciens amateurs. Mais ce qui apparut d’abord comme une limitation s’avéra, au cours du travail, un enrichissement considérable » déclarait le compositeur en 1929. Les voix des solistes, très sonorisées, font parfois penser à Disney ou Tex Avery, sur fond de bruitages, l’expression de leurs variations est large, passant du rire aux larmes, du dramatique au comique et la galerie de portraits croqués – putes, mendiants, racailles et flics corrompus – est riche d’humanité. Même si l’aspect critique et politique de l’œuvre n’est pas aux avant-postes de la lecture wilsonienne, la beauté plastique de l’œuvre, l’intelligence et l’habileté du metteur en scène par le style expressionniste et le burlesque privilégiés, n’en effacent pas le réalisme ni le sens de la pièce de Brecht.

 Brigitte Rémer, 29 octobre 2016

Avec : Jürgen Holtz, Jonathan Jeremiah Peachum – Traute Hoess, Celia Peachum – Johanna Griebel, Polly Peachum – Christopher Nell, Macheath – Axel Werner, Tiger Brown – Friederike Nőlting, Lucy Brown – Angela Winkler, Jenny – Georgios Tsivanoglou, Filch – Luca Schaub, Ulrich Brandhoff, Walt – Martin Schneider, Matt – Boris Jacoby, Jack – Winfried Peter Goos, Bob – Raphael Dwinger, Dejan Bucin, Jimmy – Jörg Thieme, Ed – Uli Pleßmann, Smith – Michael Kinkel, Kimball – Anke Engelsmann, Betty – Ursula Höpfner Tabori, une vieille prostituée – Claudia Burckhardt, Dolly – Marina Senckel, Vixen – Gabriele Völsch, Molly – Gerd Kunath, un messager à cheval – Walter Schmidinger, une voix. Das Dreigroschenoper Orchester : Direction musicale Hans-Jörn Brandenburg, Stefan Rager avec Ulrich Bartel, banjo, violoncelle, guitare, guitare hawaïenne, mandoline – Hans-Jörn Brandenburg, Michael Wilhelmi, piano, harmonium, célesta – Valentin Butt, bandonéon – Martin Klingeberg, trompette – Stefan Rager, glockenspiel, timbales, batterie – Jonas Schoen, saxophones, basson – Benjamin Weidekamp, saxophones, clarinettes, flûtes – Otwin Zipp, trombone, contrebasse – Jo Bauer son, bruitage. Collaboration à la mise en scène Ann-Christin Rommen – costumes Jacques Reynaud – dramaturgie Jutta Ferbers, Anika Bárdos – lumières Andreas Fuchs, Ulrich Eh.

Du mardi 25 au lundi 31 octobre 2016, Théâtre des Champs-Elysées, 15 avenue Montaigne, 75008. Paris – Métro : Alma-Marceau – Théâtre de la Ville, site : www.theatredelaville-paris.com – Tél. : 01 42 74 22 77.

Canto General

© C.C.

© C.C.

Oratorio pour chœur, solistes et orchestre – Poèmes Pablo Neruda – Musique Mikis Theodorakis – Direction musicale Jean Golgevit – Avec les chœurs de Canto Sud et Canto Quimper.

Ce poème épique composé de quinze chants a pour origine la rencontre entre deux personnalités hors norme ayant subi les mêmes privations de liberté de penser, d’écrire et d’être, dans leurs pays respectifs : le Chili pour Pablo Neruda, la Grèce pour Mikis Theodorakis.

Neruda (1904–1973) s’engage contre le fascisme à partir de 1936 après l’exécution de son ami, le poète Federico Garcia Lorca et multiplie les prises de position publiques et les publications. Il écrit les premiers recueils du Canto General – plus de trois cents poèmes – vaste fresque sur l’histoire des peuples d’Amérique dont la première édition est publiée au Mexique, en 1950. La même année il reçoit le Prix Mondial de la Paix et s’engage auprès de Salvador Allende ; il est nommé candidat à l’élection présidentielle pour le Parti Communiste. Ses positions en faveur des Droits de l’Homme lui valent beaucoup de troubles – agressions, expulsions, intimidations, clandestinité – mais il témoigne inlassablement par son écriture, poétique et prophétique. En 1971 Neruda reçoit le Prix Nobel de Littérature et le Prix Lénine pour la Paix. En 1973 il lance un Appel auprès des intellectuels chiliens et à l’adresse du monde pour défendre le processus de démocratie, au Chili. Il meurt le 23 septembre 1973, dix jours après l’assassinat du Président Allende. « Aquí viene el àrbol, el àrbol de la tormenta, el àrbol del pueblo… Este es el àrbol de los libres. El àrbol tierra, el àrbol nube, el àrbol pan, el àrbol flecha, el àrbol puño, el àrbol fuego… Voici venir l’arbre, l’arbre de l’orage, l’arbre du peuple… C’est lui l’arbre des hommes libres. L’arbre terre, l’arbre nuage, l’arbre pain, l’arbre flèche, l’arbre poing, l’arbre feu… » écrit-il dans son chant Los Libertadores.

Né en 1925, Mikis Theodorakis a étudié la musique à Athènes et Paris, il écrit des œuvres très diverses – symphoniques, de chambre, pour la danse, le théâtre et l’opéra, pour le cinéma. Il signe des lieders, des cantates et des oratorios -. Les musiques des films Zorba le Grec de Michael Cacoyannis et Z de Costa Gavras connues dans le monde, sont devenues universelles. Comme Neruda, Theodorakis s’engage, à partir de 1961, dans la défense des libertés et de la démocratie, luttant contre le régime des colonels, dans son pays. Le putsch de 1967 le conduit en prison où il est torturé, puis en déportation. Libéré trois ans plus tard grâce à une forte mobilisation internationale, exilé en France, il répond à l’invitation de Salvador Allende et se rend au Chili en 1971. Il découvre à quel point le parcours et la poésie de Pablo Neruda recoupent son propre combat. De retour en France sa rencontre avec le poète alors ambassadeur à Paris, devient emblématique et il commence à composer autour de deux premiers poèmes : Amor America et Vegetaciones. Sept chants sont donnés en concert à Buenos-Aires l’été 1973, le public réserve au compositeur un accueil triomphal. L’oeuvre programmée dans la capitale chilienne en septembre de la même année ne sera pas donnée, le putsch militaire de Santiago et l’assassinat d’Allende en décident autrement. De retour en Grèce après la chute des colonels, Mikis Theodorakis dirige le Canto General au stade du Pirée, le 13 août 1975. L’émotion est à son comble et l’ovation immense. En 1980-81, il achève de mettre en musique les cinq derniers chants et compose un émouvant Requiem pour Neruda : « Isoun o sternos ilios. Tora kivernoun nani. Orfanepse i gi. Neruda Requiem Aeternam… Tu étais le dernier soleil. Maintenant règnent des nains. La terre est orpheline. Neruda Requiem Aeternam… »

C’est cette œuvre tragique et pleine d’espoir qu’interprètent les chœurs du Canto Quimper et du Canto Sud qui se rejoignent pour l’occasion à Montpellier. Dirigés par Jean Golgevit, ils ont la même foi et la même intensité pour porter l’œuvre. A l’origine violoniste, ce chef de chœur est aussi compositeur et formateur. Il a dirigé pendant de nombreuses années plusieurs chœurs, en Bretagne et en Languedoc et applique les pédagogies musicales qu’il a élaborées et mises en action au fil de son expérience. Il crée en 2010 un Ensemble choral dont les membres s’engagent individuellement dans une démarche de qualité vocale, le chœur du Canto de Quimper puis en 2013 – assisté de Monique Carton qui assure la formation vocale des choristes – le chœur Canto Sud de Montpellier. Pour lui, « le son du groupe est la résultante des richesses de chacun. » Très tôt, Jean Golgevit tombe amoureux du Canto General et se l’approprie, l’Oratorio devient l’œuvre de sa vie et il sait remettre sur le métier l’ouvrage. Donné récemment avec le chœur du Canto Sud dans l’église Notre-Dame-des-Sablons d’Aigues-Mortes – aux vitraux de lumière réalisés par Claude Viallat – Jean Golgevit a rassemblé à Montferrier-sur-Lez les chœurs Canto Quimper et Canto Sud. Plus de quatre-vingts choristes sur scène ont interprété cinq chants du Canto General en langue originale – Vegetaciones, Los Libertadores, Voy a vivir, La United Fruit Company, America insurrecta – ainsi que le pathétique Requiem pour Neruda en langue grecque, avec une grande force et des nuances subtilement déclinées.

Portés par les chœurs, deux magnifiques solistes dialoguaient avec eux : Gabriela Barrenechea, mezzo-soprano née au Chili, compositrice, chanteuse, guitariste et comédienne à la voix pure et s’engageant dans les mots de Neruda, et Jean-Christophe Grégoire, baryton à la voix puissante et au répertoire éclectique, ayant de nombreux rôles lyriques à son actif. Le vocal était accompagné par la virtuosité de plusieurs instrumentistes : la présence d’un pianiste aguerri, concertiste et improvisateur, compositeur et pédagogue, Pascal Keller ; d’un bouzoukiste virtuose, soliste connu dans le monde, chanteur et compositeur, Dimitris Mastrogioglou ; de percussionnistes, avec Catherine Saurat Nespoulous Médaillée d’or des percussions en 1985, ici accompagnée de deux de ses élèves, Thomas Espinosa et Jean-Charles Bouilhol. Un choriste du Canto Quimper, Jean-Luc Kerouanton, tenait aussi le rôle du récitant, faisant le lien entre les Chants à partir d’un texte écrit par Jean-Claude Marc, choriste et chef de pupitre à Canto Sud.

Un travail immense des choristes investis dans le Canto General mené de main de maître et l’implication de chacun, ont garanti l’excellence du concert. La force et la beauté des textes de Neruda et la complexité de la partition de Theodorakis, portés par une ferveur et une formidable intensité d’interprétation, appellent l’Histoire tragique et contemporaine de deux pays, le Chili et la Grèce. Cela oblige à porter haut le Nunca más ! Jamais plus ! qui résonne encore à travers le monde et dont chaque pays devrait se souvenir.

Brigitte Rémer, 2 novembre 2016

Avec Gabriela Barrenechea mezzo soprano – Jean-Christophe Grégoire baryton – Pascal Keller pianiste – Dimitri Mastrogloglou bouzoukiste – Catherine Saurat Nespoulous percussions assistée de Thomas Espinosa et Jean-Charles Bouilhol – Jean-Luc Kerouanton récitant.

Concert du 30 octobre 2016, Espace culturel Le Devézou, 34000. Montferrier-sur-Lez. Site : www.cantosud.org