Archives mensuelles : septembre 2016

On ne nait pas “Banyengo”, on le devient

cropped-chessboardou Comment l’absence de citoyenneté cancérise la société malienne. Auteur : Alioune Ifra Ndiaye – Publié par les éditions La Sahélienne, collection Mémoire.

A partir d’un personnage nommé Banyengo, catalyseur par excellence de toutes les tares et formes d’incivisme, l’auteur structure une réflexion critique majeure, implacable et sans concession, suivie de propositions pour l’action.

Alioune Ifra N’Diaye a étudié au Mali et en France : il est titulaire d’une Licence en Techniques de Réalisation et d’une Maîtrise en Histoire et Géographie de l’École Normale Supérieure du Mali, ainsi que d’un DESS en Relations Interculturelles option Politiques culturelles internationales et gestion des arts de Paris3 Sorbonne Nouvelle. Il est réalisateur, metteur en scène, spécialiste en communication et entrepreneur culturel au Mali et dans le milieu culturel international francophone, connu et reconnu comme tel.

Il a écrit, co-écrit, mis en scène, produit ou coproduit plus d’une quinzaine de spectacles de théâtre, produit ou/et réalisé des centaines d’heures de programmes télévisuels diffusés sur différents canaux et dans différents pays – l’ORTM du Mali, TV5 International, RFO Sat, Canal Horizon, les chaînes nationales du Cameroun, du Gabon et du Bénin -. Il a dirigé le volet audiovisuel du Programme national d’éducation à la Citoyenneté de 2006 à 2010 et y a développé une expertise que sollicitent actuellement le Gouvernement du Mali ainsi que plusieurs institutions comme le PNUD, l’UNICEF, l’UNESCO et l’USAID – Agence pour le Développement international.

Retranscription de l’article de Diango COULIBALY (Source : Le Reporter, repris par Bamada.net ) : « On ne naît pas Banyengo, on le devient », c’est le titre du livre écrit par Alioune Ifra N’Diaye sous le conseil avisé de l’écrivain philosophe Jean Louis Sagot Duvauroux. La dédicace de l’ouvrage a eu lieu le samedi 27 août 2016 au Musée national, en présence des ex-Premiers ministres, Modibo Sidibé, Moussa Mara, et plusieurs personnalités du monde de la culture. Dans cet ouvrage de 87 pages, l’auteur tente d’expliquer l’émergence généralisée de la «Banyengo» au Mali. Comment elle s’est construite ? Comment elle empoisonne nos rapports ? Et quelles sont ses formes ? Mais aussi, comment elle participe au délitement de ce qui reste de dynamique au corps social malien. Il essaye surtout de faire des propositions de pistes de solutions axées sur la construction citoyenne, une manière incontournable de combattre la Banyengo, d’inscrire le Mali durablement dans la «Hônrônya» et d’insuffler une vraie dynamique au Mali post-crise.

Selon Alioune Ifra N’Diaye, Banyengo, c’est nous tous et de voir que nous sommes en train de développer quelque part le logiciel de la Banyengoya. C’est aussi à l’en croire, d’en prendre conscience, de nous remettre en cause et de retravailler pour pouvoir véritablement insuffler une nouvelle dynamique au Mali post-crise. Dans le livre, l’auteur reste persuadé que l’état d’esprit Banyengoya est la principale source d’énergie de nos crises. Il propose dans cet ouvrage une forme de diagnostic de cet état d’esprit. Selon lui, c’est le système et la société qui nous poussent à avoir cet état d’esprit de Banyengo. Dans ce livre, Alioune Ifra N’Diaye propose qu’on se remette en cause, qu’on réfléchisse à un nouvel état d’esprit et qu’on puisse travailler à être de «Hônrônya» du 21èmesiècle afin de construire le nouveau Mali.

Par ailleurs, l’auteur travaille déjà à l’adaptation du livre en une comédie musicale destinée au milieu scolaire et universitaire. L’intention est de faire de ce spectacle musical un outil de construction citoyenne avec des conférences-débats sur les enjeux de la crise au Mali. Le principe de cette action est d’utiliser la tradition du récit comme vecteur de la construction de la paix, de la confiance et de l’harmonie en trois axes : capter l’attention, stimuler le désir de changement, emporter la conviction par l’utilisation d’arguments raisonnés.

Ce programme couvrira 24 villes du Mali et l’île de France en partenariat avec l’association française Esprit d’Ebène. Il touchera 120 000 jeunes scolaires et étudiants en 3 mois (janvier, février et mars 2017). Il a déjà comme partenaire OXFAM et est parrainé par la Première dame du Mali, Madame Keita Aminata Maïga. Notons que le livre est publié par la sahélienne dirigée par Ismaël Samba Traoré. »

Editions La Sahélienne Mali, Bamako – Contact : sahelienneedition@yahoo.fr – Site : www.editionslasahelienne.net

Public/privé : quelle politique culturelle pour demain ?

img024Le Monde vient d’organiser pour la troisième année consécutive son Festival : deux jours de débats sur trois sites, avec plus de soixante-dix invités. Le thème retenu, Agir, est aujourd’hui parlant : « Agir sur la politique bien sûr, mais aussi la science, l’éducation, la culture, la diplomatie, la société, la technologie, les entreprises… »

Deux anciens ministres de la culture de bords politiques différents, Aurélie Filippetti et Jean-Jacques Aillagon, étaient invités dans ce cadre pour une table ronde sur le thème Public/privé : quelle politique culturelle pour demain ? Animée par Michel Guerrin, la rencontre avait lieu au Théâtre des Bouffes du Nord et a traité principalement des atouts et dangers du modèle public-privé dans l’art et la culture et de la confrontation des enjeux économiques de la culture avec les missions de service public de l’Etat et des collectivités territoriales.

Jean-Jacques Aillagon a marqué son passage rue de Valois sous Jacques Chirac, notamment par une loi du 1er août 2003 relative au mécénat, aux associations et aux fondations qui reste la référence et qui valait pour tous les domaines d’intérêt général (recherche médicale, sport etc…) non pas seulement celui des politiques culturelles. Il a fait évoluer certains musées comme Orsay et Guimet leur donnant le statut d’établissement public, c’est-à-dire plus d’autonomie de gestion. Il a également été Président du Centre Georges Pompidou ainsi que de l’établissement public de Versailles et s’occupe de la Fondation François Pineau dont la collection sera installée en 2018 dans l’ancienne Bourse du Commerce, au centre de Paris. Après deux ans de mandat au début du Gouvernement Hollande, Aurélie Filippetti, aujourd’hui députée de Moselle, s’est abstenue de voter le budget 2015 passant dans le clan dit des frondeurs. Les deux ex-ministres défendent une philosophie de la culture et des modes d’action finalement assez voisins l’un de l’autre.

Tous deux rappellent que le privé est toujours intervenu dans la culture par le biais des mécènes et que certains domaines en relèvent exclusivement, c’est le cas de la littérature, de l’édition ou du cinéma. Ils conviennent de la nécessité d’un fort engagement de l’Etat en termes de mission de service public – sans intervention et en faisant preuve de neutralité – de son rôle dans le cadre du mécénat, à savoir veiller au respect des règles, de l’éthique des mécènes, de la déontologie et de l’objet d’intérêt général. Aurélie Filippetti comme Jean-Jacques Aillagon ont tous deux insisté sur le fait que le mécénat n’était en aucun cas une mesure de substitution par rapport aux financements de l’Etat et des collectivités territoriales pour l’art et la culture.

Filippetti a rappelé l’inaliénabilité des œuvres en France et les missions de l’Etat : égalité de l’accès aux œuvres par l’éducation artistique, la prise en compte des publics défavorisés et la recherche de nouveaux publics ; égalité entre les territoires avec péréquation nécessaire entre établissements ; soutien à la création et mise en valeur du patrimoine ; prise en compte de la nouveauté et de l’innovation. Elle a ré-affirmé la nécessité de coordonner les actions des pouvoirs publics à l’échelle des territoires et de donner des outils d’évaluation et d’expertise.

Aillagon a rappelé la permanence et la continuité de l’Etat permettant de pérenniser les actions. Il est revenu sur 2008, point de départ de la crise économique qui a conduit à demander aux établissements plus de performance en générant davantage de ressources propres. Il a évoqué la problématique des musées et les nouvelles offensives en termes de location d’œuvres, qui inversent parfois les priorités, négligeant les prêts aux régions – exemples du Musée Picasso – les missions prioritaires étant d’aller au-devant des citoyens, dans les mairies, les entreprises etc… comme le dit Filippetti.

Les deux ex-ministres allument les clignotants constatant que les mécènes interfèrent beaucoup plus aujourd’hui dans le domaine de l’art et que la ligne rouge est parfois franchie ; que le mécénat doit se diversifier et qu’il est plus difficile en région où les mêmes entreprises sont sollicitées. Une Charte avait été ébauchée pendant son mandat mais de fortes pressions ont fait qu’elle n’a pu voir le jour dit Aurélie Filippetti. Au passage, elle insiste sur le rôle des petites et moyennes entreprises et des petits contributeurs comme une nécessité citoyenne, et propose une défiscalisation dégressive. L’ex-ministre insiste pour que des espaces sacralisés soient sauvegardés, hors du circuit mercantile.

Le dialogue s’est ensuite engagé avec la salle parlant de cohésion sociale, du rôle des bénévoles, des bienfaits de notre système de politique culturelle basé sur le volontarisme, de l’intérêt d’aller chercher les jeunes pour aider à une meilleure compréhension réciproque et à l’apprentissage de l’altérité, de la nécessité de stimuler les élus locaux, certains devenant frileux car pointant du doigt les lieux de résistance intellectuelle qui, dans leur essence même, sont subversifs.

Aurélie Filippetti parle du risque d’instrumentalisation et d’un rapport demandé à Bercy sur l’impact économique de la culture. A la question posée sur l’avenir des politiques culturelles elle dit la nécessité de les mettre au cœur de la vision de notre société en accompagnant les jeunes à en faire leurs objectifs de vie ce qui contribuerait à la lutte contre les crispations identitaires ; de redéfinir la volonté publique entre Etat et collectivités territoriales d’autant après la réforme territoriale et alors que les directions régionales des affaires culturelles en sortent fragilisées. En confirmant l’usure du système, Jean-Jacques Aillagon parle de la nécessité de redéfinir les missions et le périmètre d’un ministère de la Culture plus ouvert sur les régions en repensant le territoire et la culture de façon généreuse. Il évoque l’intérêt de réunir un grand ministère, doté de moyens, autour des problématiques culture, éducation et jeunesse.

Le débat s’est fermé sur le rappel de l’exception culturelle française, outil innovant s’il en fut et des dangers du traité transatlantique TAFTA – dont les négociations semblent suspendues – qui, s’il devait se mettre en place, menacerait sérieusement notre capacité d’innover.

Brigitte Rémer, 22 septembre 2016

Festival Agir-Le Monde, 16 au 19 septembre 2016 – Théâtre des Bouffes du Nord. 37 bis Bd de La Chapelle. 75010 – www.bouffesdunord.com

Avidya – L’Auberge de l’obscurité

© Shinsuke Sugino

© Shinsuke Sugino

Spectacle présenté par la Maison de la Culture du Japon et le Festival d’Automne. Texte et mise en scène Kurô Tanino – Compagnie Niwa Gekidan Penino.

Une auberge coupée du monde dans une ville thermale de la Vallée de l’Enfer, au coeur des montagnes. Deux personnages, étranges, arrivent de Tokyo, un début d’après-midi. Le thermomètre affiche zéro. Ils se chauffent autour d’un poêle en attendant le directeur des lieux qui les a invités à donner une représentation de leur spectacle de marionnettes, lettre à l’appui. Un grand silence s’installe entre ces deux hommes, qui se présentent comme père et fils. Le premier est de petite taille, nain aux longs cheveux, le second semble impassible et flotter dans son corps.

Pas de propriétaire du lieu, l’expéditeur de la lettre reste inconnu et il n’y a plus de car avant 6h30 le lendemain matin pour repartir. Ils font, dans cette auberge plus que singulière, une série de rencontres avec les quelques villageois qui l’habitent, venus en cure : Takiko, la vieille femme du premier étage, méfiante et croyante à outrance qui leur offre l’hospitalité ; deux geishas qui occupent la même chambre et avec lesquelles elle conspire ; Matsuo, qui a perdu la vue, féru de flore par l’herbier qu’il compose, homme du désespoir avec qui ils vont partager la chambre du rez-de-chaussée. Un sansuke dans son office, aperçu à travers la vitre à l’arrière-plan, saisonnier chargé de l’entretien des bains, de laver le corps des clients, de les coiffer, un réel métier aujourd’hui disparu.

Au-delà de l’histoire racontée par la narratrice, la scénographie fait vivre les lieux, elle en est le personnage principal et traduit la topographie de l’auberge. Sur plateau tournant – une belle idée – apparaissent successivement les différentes pièces de la maison : le vestibule, où l’on se déchausse ; les chambres, superposées, où l’on suit les activités de chacun, rencontre improbable de deux mondes qui se télescopent entre les marionnettistes – hommes de la ville – et les villageois ; les thermes, pièce maitresse d’où s’échappent les vapeurs des bains chauds qui ponctuent la vie des occupants et où se déroule une partie du spectacle.

Le mot Avidya a plusieurs sens, c’est le premier des douze maillons du bouddhisme, il signifie en sanskrit ignorance, illusion et aveuglement. Le metteur en scène retient le mot égarement, ses personnages sont décalés, perdus et hors du temps. L’auberge est d’ailleurs vouée à la démolition pour laisser place à une nouvelle ligne de chemin de fer et cette fin d’un monde inquiète les résidents.

Dans cette ambiance lourde et d’immobilité, d’obscurité, plane le mystère du spectacle caché au fond de la valise. Père et fils se décident à le montrer, la marionnette engage son corps à corps avec le père tandis que le fils égrène les cordes de son shamisen. Le spectacle qu’ils jugent incompréhensible déstabilise les fragiles locataires de l’auberge et se termine sur une petite apocalypse sexuelle.

Kurô Tanino a abandonné ses études de médecine pour la dramaturgie et la mise en scène et créé sa compagnie, Niwa Gekidan Penino, en 2000. Il présente son travail en public depuis 2007 et remporte un vif succès. Il obtient le 60ème Kunio Kishida Drama Award en mars 2016 pour cette mise en scène de AvidyaL’Auberge de l’obscurité dans laquelle il démystifie les corps et crée tout au long une ambiance d’étrangeté et de mystère.

Brigitte Rémer, 20 septembre 2016

Avec Mame Yamada, Takahiko Tsuji, Ichigo Iida, Bobumi Hidaka, Atsuko Kubo, Kayo Ishikawa, Hayato Mori – Dramaturgie Junichiro Tamaki, Yukiko Yamaguchi, Mario Yoshino – Décors Kurô Tanino, Machiko Inada – Directeur technique Isao Kubo – Lumière Masayuki Abe – Musique Yu Okuda – Narration Ritsuko Tamura – Traduction surtitrage Miyako Slocombe.

Du 14 au 17 septembre 2016 – Maison de la Culture du Japon, 101 bis quai Branly. 75015. Métro : Bir Hakeim – Tél. : 01 44 37 95 00/01 – Site : www.mcjp.fr et Festival d’Automne – Tél. : 01 53 45 17 17 – Site : www.festival-automne.com

Les Frères Karamazov, mise en scène Frank Castorf

© Thomas Aurin v.l.: Patrick Güldenberg (Michail Ossipowitsch Rakitin), Daniel Zillmann (Alexej Fjodorowitsch Karamasow), Lilith Stangenberg (Katerina Iwanowna Werchowzewa), Copyright (C) Thomas Aurin Gleditschstr. 45, D-10781 Berlin Tel.:+49 (0)30 2175 6205 Mobil.:+49 (0)170 2933679 Veröffentlichung nur gegen Honorar zzgl. 7% MWSt. und Belegexemplar Steuer Nr.: 11/18/213/52812, UID Nr.: DE 170 902 977 Commerzbank, BLZ: 810 80 000, Konto-Nr.: 316 030 000 SWIFT-BIC: DRES DE FF 810, IBAN: DE07 81080000 0316030000

© Thomas Aurin

Texte Fédor Dostoïevski – Mise en scène et adaptation Frank Castorf – MC93 Bobigny/Festival d’Automne, à la Friche Babcock de La Courneuve – Spectacle en allemand, surtitré en français.

Peintre de l’âme russe de la fin du XIXème, Les Frères Karamazov est le dernier roman de Dostoïevski publié d’abord sous forme de feuilleton – entre janvier 1879 et novembre 1880 – et édité intégralement avec un immense succès en décembre 1880, deux mois avant sa mort. Il brosse le portrait de la famille Karamazov dans sa lutte sans merci entre le bien et le mal, autour d’un père ivrogne, dépravé et destructeur et de trois frères, sorte d’idéal-types de la société russe : Alexeï le benjamin, un homme de foi, novice au monastère au début du roman avant d’être envoyé de par le monde et de se trouver mêlé aux disputes familiales ; Ivan, le second, un grand sceptique, solitaire et marqué par la souffrance et la haine du père ; Dimitri, homme exalté, impétueux et dépensier, toujours prêt aux excès. Un demi-frère, Smerdiakov, non reconnu et qui n’a pas sa place dans la fratrie – interprété ici par une femme – complète la toile de fond de ce roman épique et complexe.

L’oeuvre est tissée de nombreuses histoires qui se déclinent à l’intérieur de l’histoire première à l’image des poupées russes, énigmes successives à travers lesquelles le lecteur/ici le spectateur se perd par moments. Dans l’avant-propos de l’édition de 1880, Dostoïevski s’adresse au lecteur par ce clin d’oeil : « En abordant la biographie de mon héros, Alexéi Fédorovitch Karamazov, je me sens passablement perplexe. Et voici pourquoi : bien que je l’appelle mon héros, je sais pertinemment qu’il n’est pas un grand homme. Fatalement, des questions vont m’être posées : qu’a-t-il donc de remarquable, votre Alexéi Fedorovitch, que vous l’ayez choisi comme héros ? Qu’a-t-il donc fait qui soit digne d’attention ? Qui le connaît ? Et pourquoi donc faut-il que moi, lecteur, je perde mon temps à étudier sa vie ?… »

Frank Castorf, directeur de la Volksbühne dans l’ex-Berlin-Est depuis vingt-cinq ans et qu’il s’apprête à quitter, s’empare de manière radicale de textes, littéraires et dramatiques, qu’il met en scène. Invité par la MC 93 Bobigny à partir de 2001, il a présenté en France son travail sur Andersen, Boulgakhov, Brecht et Tennessee Williams. A Berlin il a longuement fréquenté Fédor Dostoievski en montant Les Démons, L’Idiot, Le Joueur, Humiliés et Offensés, Crime et Châtiment. Il crée Les Frères Karamazov en mai 2015 au Wiener Festwochen. La démesure de Dostoïevski, ses réflexions philosophiques sur le bien et le mal, la question de l’existence de Dieu, la pureté et la perversité, le libre-arbitre et la moralité, la liberté et la soumission, le doute, la Russie moderne, sont des thèmes qui donnent matière à sa propre démesure. « Chaque homme est coupable pour tous les autres… Il vous manque la foi… » commente l’un des personnages.

La démesure est dans la friche Babcock de La Courneuve où le public est accueilli : d’immenses hangars qui abritaient jadis et pendant plus de cent cinquante ans la fabrication de chaudières industrielles, rachetés en 2012 par la Banque de France sous le regard bienveillant du Département de la Seine-Saint-Denis, de Plaine Commune et de la Ville. Le scénographe Bert Neumann qui est aussi le créateur des costumes a donné, avant sa récente disparition, un extraordinaire espace de jeu de près de cent cinquante mètres d’ouverture, avec une immense palissade en diagonale derrière laquelle se déroulent des scènes que le spectateur suit à travers les raies de lumière filtrant et par les contre-jours, ainsi que par caméra interposée ; un panneau publicitaire lumineux, type Coca-Cola, rouge comme un enfer, est au fond de la galerie vers laquelle se décale parfois l’action, côté jardin ; un bassin d’eau dans lequel s’enfoncent les acteurs et un kiosque, sorte de datcha posée en son extrémité, se trouvent côté cour ; des constructions – chambres en quinconce et en hauteur, escaliers extérieurs, église orthodoxe, cuisine avec fenêtres sur cour, sauna à la cheminée qui fume et longs couloirs, la scénographie traduit la complexité de l’action.

La démesure est dans l’image qui tient le rôle de narrateur et parvient aux spectateurs en temps réel, sur un écran de petite taille compte tenu du lieu. Une partie du spectacle se passe hors de la vue du public donc hors champ, mais folies et passions, intimités et débordements sont en gros plans. Castorf est rôdé à l’image, il est l’un des premiers à l’avoir insérée dans ses créations. Le principe du spectacle repose sur ce va et vient entre le plateau et l’image projetée à partir de la caméra qui accompagne les acteurs au corps à corps, où cameraman et opérateur s’enroulent et se déroulent au fil de l’action se déplaçant dans cette construction labyrinthique qui construit le roman.

La démesure est dans le texte, celui de Dostoïevski sur lequel se greffent les mots de DJ Stalingrad, auteur connu pour son radicalisme, engagé contre le néo-fascisme et le révisionnisme. – L’adaptation de Frank Castorf donne un texte sans concession qui mêle à la Russie du XIXème l’ultra contemporain, et fait voyager entre le passé et le présent, avec quelques séquences en langue russe, « Dieu sauvera la Russie » ; dans l’intrigue elle-même, avec l’assassinat du père – sorte d’odieux bonimenteur – par l’un des trois fils : « Je te maudits pour l’éternité » ; dans les intrigues qui s’enchevêtrent où « un reptile en bouffe un autre », où « il n’y a ni perdant ni gagnant », où l’hystérie est proche de la possession, où cynisme et nihilisme sont les maitres mots.

La démesure est dans le jeu des acteurs – magnifiquement dirigés et tous excellents – qui se donnent à fond pour rendre compte des conflits – idéologiques, familiaux et intérieurs – et qui règnent sur cette imposante friche, kilomètres à l’appui. Leur vocabulaire s’étend du tragique au cynique, de la comédie au grotesque, de la possession à la rédemption. Les imprécations du Grand Inquisiteur apostrophant Dieu, filmées à l’extérieur devant le ballet des grues de La Courneuve, est un moment fort, dans le registre de la tentation : « Est-ce bien Toi qui peut rendre l’homme heureux ? » Il évoque les trois mystères – l’histoire de l’humanité, le secret et l’autorité – provoque Dieu : « Ils reconnaitront que le pain et la liberté sont incompatibles », et évoque la résurrection d’un enfant, ce qui prend sens quand à la fin de l’histoire le jeune Ilioucha se meurt. « Les hommes croient en leur immortalité… » La démesure est dans la musique : des corbeaux aux chants traditionnels orthodoxes, jusqu’aux morceaux d’aujourd’hui qui font trembler les gradins, version Metro Goldwyn Mayer.

Les Frères Karamazov mis en scène par Frank Castorf brosse un tableau sombre de la jeunesse, le clan Karamazov jouant sur les rapports de force et l’impossibilité de se réconcilier. « Le temps ne guérit rien » dit Dostoïevski qui représente tous les excès – folie, hystérie, délire, insultes, volonté de faire du mal, reconnaissant pourtant que « la vie est belle quand on fait le bien. » La transposition sur scène des thèmes philosophiques, religieux et politiques contenus dans cette œuvre touffue est une prouesse et Castorf donne ici une belle leçon de théâtre.

Brigitte Rémer, 15 septembre 2016

Avec Hendrik Arnst, Fiodor Pavlovitch Karamazov – Marc Hosemann, Dimitri Fiodorovitch Karamazov – Alexander Scheer, Ivan Fiodorovitch Karamazov – Daniel Zillmann, Alexeï Fiodorovitch Karamazov – Sophie Rois, Pavel Fiodorovitch Smerdiakov – Kathrin Angerer, Agrafena Alexandrovna Svetlova et Grouchenka – Lilith Stangenberg Katerina Ivanovna Verchovzeva – Jeanne Balibar, Starez Ossipovna, Katerina Ossipovna Chochlakova et Le Diable – Patrick Güldenberg, Ossipovitch Rakitine – Margarita Breitkreiz, Lisaveta Smerdiatchaya – Frank Büttner, Le Père Ferapont

Scénographie, costumes Bert Neumann – Lumières Lothar Baumgarte – Vidéo Andreas Deinert et Jens Crull – Caméra Andreas Deinert, Mathias Klütz et Adrien Lamande – Montage Jens Crull – Musique Wolfgang Urzendowsky – Son Klaus Dobbrick, Tobias Gringel – Prise de son William Minke, Brinkmann – Dramaturgie Sebastian Kaiser – Traduction et régie surtitres Sebastian Kaiser.

Les 7, 8, 13 et 14 septembre à 17h30, samedi 10 et dimanche 11 septembre à 15h, (durée : 6h15) – MC93 /Friche industrielle Babcock, 80 rue Émile Zola. La Courneuve. www.festival-automne.com

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Condition et responsabilité sociale du chercheur

unesco_logo_550x355Un colloque organisé par la Commission nationale française pour l’UNESCO en partenariat avec le Conservatoire National des Arts et Métiers s’est tenu le 8 septembre 2016 au CNAM.

Les représentants de la communauté scientifique française et internationale, les délégations permanentes auprès de l’UNESCO et les représentants de la société civile étaient invités à débattre autour des propositions relatives à la révision de la Recommandation de 1974 de l’Unesco concernant la condition des chercheurs scientifiques, élaborées par la Commission française pour l’UNESCO. Son Président, Daniel Janicot, le Secrétaire général de l’Association internationale Droit, Ethique et Science, Christian Byk, la Directrice de la Recherche au CNAM, Clotilde Ferroud et la Directrice de la Division de l’Ethique, de la Jeunesse et des Sports à l’UNESCO, Angela Melo, ont ouvert la journée. S.E. Laurent Stefanini, Ambassadeur et Délégué permanent de la France auprès de l’UNESCO l’a clôturée, évoquant le projet de création d’un observatoire mondial qui permettrait d’assurer le suivi de la Recommandation.

 Quatre sessions furent proposées au cours de tables rondes qui ont introduit aux débats : La science globale, un défi pour les chercheurs – La responsabilité sociale du chercheur scientifique – La condition du chercheur – Egalité et accès à la reconnaissance.

La rencontre concernait les chercheurs du domaine privé (les plus nombreux) autant que ceux du public – près de huit millions de chercheurs dans le monde d’après le dernier rapport UNESCO, paru en 2015 –. Elle a mis en exergue l’intégrité et l’éthique du chercheur, la nécessité du travail en équipe, l’intérêt de donner la parole à la société civile et de mettre à sa disposition les avancées des chercheurs. Elle a parlé du rapport à la connaissance, de propriété intellectuelle et de bien public, de publication et de monopole.

Elle a évoqué les conditions de travail du chercheur et d’un juste salaire souhaité, de l’inégalité du traitement entre hommes et femmes, des disparités entre les régions, de la liberté de recherche en vis à vis à la problématique de subordination hiérarchique, du temps qu’il faut à la recherche, de la nécessité d’accompagner les jeunes chercheurs à partir de la fin de leur thèse, de la fuite des cerveaux.

Elle a posé la question de devoir prêter serment devant ses pairs, comme le médecin s’engage dans ses fonctions en prononçant le Serment d’Hippocrate. Ce point a prêté à de vigoureux échanges. Evoquant la crise de confiance à laquelle la recherche fait face de manière récurrente, la responsabilisation des Etats et des décideurs est reconnue comme essentielle afin de dégager les moyens nécessaires. La création d’un fonds mondial pour la recherche, dans cet objectif, a été grandement évoquée.

La Recommandation de 1974 est aujourd’hui dépassée et incomplète, le chercheur idéal et idéalisé tel qu’elle le décrivait, n’existant pas. D’où l’intérêt de ce colloque visant à réviser le texte, une excellente initiative pour préparer l’étape suivante.

Brigitte Rémer, 14 septembre 2016

Twitter : CNFUnesco// Facebook : CommissionNationaleFrancaiseUnesco www.unesco.fr – Soundcloud : CNFU // Youtube : Commission Nationale Francaise pour l’UNESCO – Ministère des Affaires Étrangères et du Développement International, 57 Boulevard des Invalides – 75007 Paris – Tél : 01 53 69 39 55.

 

Josef Sudek – Le monde à ma fenêtre

Rue de Prague 1924  © Josef Sudek

Rue de Prague 1924
© Josef Sudek

Présentation au Jeu de Paume de cent trente œuvres du plus important photographe tchèque, né à Kolin en 1896, mort à Prague en 1976.

Sa chambre photographique grand format sur l’épaule tenue d’un bras, car il perd l’autre bras au cours de la guerre de 1914/18, Josef Sudek avance, dos voûté, sur un chemin caillouteux. Première image de l’artiste accueillant le visiteur, comme une invitation au voyage, au vagabondage, au silence.

Le voyage est sensible, de solitude, presque exclusivement en noir et blanc, sorte de clair-obscur de la mémoire. Mémoire de la nature qui l’environne, délaissée ; de la pluie cristal glissant le long de vitres embuées ; d’arbres aux longues silhouettes, isolés. Mémoire de Prague sa ville au bord de l’Elbe ; des rues tortueuses et des sculptures de la cathédrale Saint-Guy ; de sa résignation à l’époque, sous occupation nazie pendant la seconde guerre mondiale ; du temps qui s’écoule avec la lenteur d’un sablier. Mémoires de l’amitié par des portraits qu’il réalise, pleins de tendresse. Mémoire des objets qu’il collecte précieusement et dont il garde trace, comme ces papiers froissés ou quelques coquillages, comme cette rose dans un vase sur un rebord de fenêtre. Il y a de la mélancolie et pour celui qui regarde, de la fascination.

Josef Sudek aime penser en termes de projets, composer des séries – ainsi La fenêtre de mon atelier, Natures mortes, ou encore Labyrinthes -. Son monde est intérieur, il capte l’extérieur ; son geste artistique conduit du dedans vers le dehors, de l’extérieur vers l’intérieur. Il a l’art de la précision, du détail, du reflet, de la goutte qui perle, fait du quotidien son royaume, transforme l’ordinaire en œuvre d’art. Ses formats sont petits, il faut s’approcher et se laisser aller à la méditation.

Le photographe passe sa vie à expérimenter et apporte le plus grand soin aux tirages, qu’il maîtrise à merveille – tirages pigmentaires au papier charbon ou à la gélatine bichromatée, tirages tramés -. Il crée des procédés techniques qu’il utilise comme le tirage à l’huile à partir d’un positif à la gélatine bromure – l’oléobromie – rendant flous les contours et définissant des tâches de lumière et d’ombre comme autant d’ouvertures sur l’imaginaire et sur le rêve.

Josef Sudek. Le monde à ma fenêtre n’est pas une exposition chronologique, les commissaires – Vladimir Birgus, Institute of Creative Photography de l’Université de Silésie (Opava) ; Ian Jeffrey, historien de l’art et Ann Thomas, conservatrice de la photographie au Musée des beaux-arts du Canada (Ottawa) – ont effectué des regroupements thématiques et proposent sept chapitres dans lesquels se répartissent les séries : Les débuts, Le monde à ma fenêtre, Promenades nocturnes, Amis et artistes, L’âme du lieu, La vie des objets et De nouvelles façons de voir. Ce dernier chapitre dévoile notamment ses expérimentations face aux meubles et objets du moderniste Ladislav Sutnar, aux éléments du jardin de l’architecte Otto Rothmayer. Un film le montre, en action et le met en scène.

Intimiste, l’œuvre de Josef Sudek a sa place dans la poétique des plus grands, par sa sensibilité et par l’intelligence de l’obscurité et de la lumière qu’il sculpte avec la précision de l’enluminure ; par sa mélancolie proche de l’écriture de Novalis ou de Kleist, de Baudelaire ; par sa vie goutte à goutte. Dans leur singularité, ces photographies traduisent un double mouvement, d’émotion et de beauté en même temps que de nostalgie et de désolation. L’image devient musique, on entend la pluie tomber, l’artiste joue son nocturne et le visiteur se retire sur la pointe des pieds.

Brigitte Rémer, 8 septembre 2016

Exposition organisée par l’Institut Canadien de la photographie du Musée des beaux-arts du Canada – en collaboration avec le Jeu de Paume pour la présentation à Paris – en partenariat avec le Centre tchèque de Paris. Catalogue coédité par Le Jeu de Paume, Paris – l’Institut Canadien de la photographie du Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa – 5 Continents éditions, Milan.

Jusqu’au 25 septembre 2016 – Jeu de Paume, 1, Place de la Concorde. 75008. Paris. www.jeudepaume.org