Archives mensuelles : juillet 2016

« Inhancutilitatem » et « Petit Psaume du matin »

© Josef Nadj

© Josef Nadj

Dans le cadre de Paris Quartier d’été, Josef Nadj expose ses photographies au Collège des Bernardins sous le titre Inhancutilitatem et présente sa chorégraphie Petit Psaume du matin en duo avec Dominique Mercy, au Centre Culturel Irlandais.

En pénétrant dans l’ancienne sacristie du Collège des Bernardins où sont exposées vingt-cinq photographies de Josef Nadj, un bleu, infini, nous saisit – indigo, bleu de Prusse, lapis-lazuli ou cyan – le bleu chaud du rêve. De fines fleurs blanches de différentes variétés se tissent à la couleur et étalent leurs pétales comme de belles endormies en un langage proche des signes d’Henri Michaux. C’est l’herbier de Josef Nadj, son espace du dedans.

Le danseur chorégraphe, directeur du Centre chorégraphique national d’Orléans pendant une vingtaine d’années, est aussi plasticien. Il photographie et se déplace entre la mobilité et l’immobilité à la recherche des contraires, après avoir découvert il y a un an, la démarche de la britannique Anna Atkins. Au XIXème siècle, la botaniste travaillait l’image photographique par cyanotype pour l’illustration de ses herbiers, qu’elle publia à partir de 1843. Cet art de la photographie exposant des objets à la lumière sur une surface photosensible – les photogrammes – donne au tirage un bleu des plus profonds. Josef Nadj pose les pieds dans les traces des scientifiques anglais John Herschel et William Henry Fox Talbot, précurseurs de la photographie et emboite le pas à Anna Atkins. Il s’empare de la technique pour construire son entre-deux monde visuel et comme il le fait sur scène avec Petit Psaume du matin, invite à la méditation.

Pour réaliser ses photographies, Josef Nadj s’en est allé dans les jardins, au petit matin, mêlant le plaisir de la nature à la recherche d’empreintes végétales. A l’écoute de la musique des plantes comme de la musique du cosmos, il s’est posté aux aguets, a observé les plantes auxquelles d’ordinaire on ne prête pas attention et dialogué avec elles, laissé passer les saisons, organisé la cueillette. C’est un travail minutieux et obsessionnel dont il a parlé le jour du vernissage, en dialogue avec l’écrivain et poète Jean-Christophe Bailly.

Parallèlement à l’exposition, Paris Quartier d’été a eu la belle idée de programmer pour cinq représentations dans la cour du Centre culturel Irlandais, la chorégraphie de Josef Nadj intitulée Petit Psaume du matin. C’est un duo qu’il interprète avec Dominique Mercy, danseur emblématique de Pina Bausch, exploration lente et infinie de l’espace – aussi infinie que son bleu, enluminures en mouvement, parcours de l’absurde en référence à Beckett et à l’invitation au voyage faite par Mercier et Camier, ses personnages. Les corps glissent dans l’espace au frémissement de la musique, comme au ralenti ou en fondu enchaîné. « Mon enfant, ma sœur, songe à la douceur… » dirait Baudelaire et le fondu au noir emmène, au fil de la nuit qui tombe – le spectacle est en plein air et sans éclairages – jusqu’à la coupe douce finale. L’image est reine et les musiques viennent de loin – du Cambodge, de Macédoine, de Roumanie, d’Egypte et de Hongrie – complétées de celles de Michel Montanaro, elles apportent la sérénité.

Dans ces territoires de silence, sur scène comme sur les murs des Bernardins, Josef Nadj poursuit son chemin, solitaire et singulier. Il retient le spectateur-visiteur par son regard poétique et l’écriture de lumière des nuits bleues de son imaginaire.

Brigitte Rémer, 26 juillet 2016

Inhancutilitatem, au Collège des Bernardins, du 21 au 29 juillet : lundi au samedi de 10h à 18h, dimanche et jours fériés de 14h à 18h, 20 rue de Poissy. 75005. Tél. : 01 53 10 74 44 – Petit Psaume du matin, au Centre culturel irlandais les 18, 19, 21, 22 et 23 juillet à 20h, 5 rue des Irlandais. 75005. Métro : Place Monge ou Cardinal Lemoine. Site : www.quartierdete.com

 

 

 

 

 

 

 

 

Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux

© Eric Facon

© Eric Facon

1985-2015 – Trente ans d’aventures photographiques du bar Floréal, 43 rue des Couronnes, Paris 20e. Avec les photographes : Jean-Christophe Bardot, Bernard Baudin, Sophie Carlier, Éric Facon, Alex Jordan, André Lejarre, Mara Mazzanti, Olivier Pasquiers, Caroline Pottier, Nicolas Quinette, Laetitia Tura – Commissaire d’exposition Françoise Huguier.

C’est l’histoire d’un collectif artistique qui fonde et fait vivre un vieux bistrot du Belleville populaire et le transforme en un lieu culturel engagé. Le projet s’organise autour de la création – exigeante et de qualité, qui se développe dans la transversalité – de la production d’information et de l’interaction sociale. Onze artistes – cités ci-dessus – l’ont porté. Avec d’autres, ils exposent ici leurs derniers travaux réalisés pour le bar Floréal. Ecrivains, graphistes et sociologues se sont régulièrement associés aux projets conçus et réalisés en partenariat.

Le collectif réalise des reportages, des expositions et des affiches, publie, organise des ateliers et des animations, des discussions. La photographie y est une prise de parole qui témoigne et débat, dans une démarche de participation et de restitution. Créée en 1986, la Galerie, est au cœur même du propos, elle est un lieu de confrontation. De nombreuses expositions y sont réalisées, sur des thèmes sensibles et d’ouverture : les villes, le monde ouvrier, la crise de la métallurgie, l’Afrique, les vacances avec le secours populaire français, une unité de soins en milieu psychiatrique etc. Ce sont des histoires de vie, des regards sur le monde, sur l’actualité, sur le quartier, sur le social. Ce sont des rues et des usines, des banlieues, des prises de position. Et l’expérience éditoriale, à partir de 1987, y est « un prolongement, voire une finalité du projet, un imaginaire partagé d’est en ouest et du nord au sud… » L’espace-Atelier y propose aussi, à partir de 2007, les cafés-débats – sept à huit sessions par an – invitant de nombreux artistes.

Les étapes significatives de la vie du bar Floréal sont multiples. A en retenir quelques-unes : la première serait l’inventaire photographique d’une cité ouvrière de la ville de Montluçon avant sa transformation, la Cité Dunlop, création fondatrice et collective du lieu, en 1986 ; la même année, l’inauguration de la Galerie avec la toute première exposition en France du plasticien Thomas Hirschhorn, – qui a depuis, obtenu le prix Marcel Duchamp et exposé dans les plus grands musées – ; en 1990, la présentation originale des œuvres de Willy Ronis, exposition intitulée La Traversée de Belleville, première participation officielle du bar Floréal au Mois de la Photo à Paris ; en 1997, une création de Bernard Baudin, La Voix des gens, fruit d’une longue complicité avec le compositeur Nicolas Frize et ses Musiques de la Boulangère ; un an plus tard, le reportage d’André Lejarre et Olivier Pasquiers accompagne l’opération de démolition de la barre Renoir à La Courneuve, les habitants sont photographiés chez eux, dans leur vie quotidienne ; en 2005, le bar Floréal fête ses 20 ans à la Maison Européenne de la Photographie avec une exposition du travail personnel de chaque artiste sous le titre Interrogations sur le monde ; en 2011, c’est l’exposition Africaine, d’André Lejarre, sur un texte de Boubacar Boris Diop, travail au long cours sur le village sénégalais de N’Dioum ; en 2013, Berlin, exposition d’Alex Jordan à l’École des Beaux-Arts de Berlin Weissensee et à la Galerie du bar Floréal ; en 2013, un travail avec les jeunes du quartier exposé sous le titre Les joyaux de la Couronne, faisant allusion à la rue des Couronnes, l’adresse du bar Floréal ; en 2014, Save Our Souls, le travail de Caroline Pottier sur les marins pêcheurs est la dernière exposition du lieu, ainsi que Je suis pas mort, je suis là, sur l’invisibilité et la mémoire des parcours migratoires, une création de Laetitia Tura et Hélène Crouzillat.

Le parcours présenté au Pavillon Carré de Baudouin est la trace de l’immense travail accompli par les artistes qui ont porté le bar Floréal. L’exposition s’ouvre sur un long mur d’images en noir et blanc de petit format, accolées les unes aux autres comme pour se tenir chaud, des centaines de photos qui donnent vie au lieu et laissent traces. On croise ensuite, dans la diversité des univers artistiques, les préoccupations de chaque photographe au cours des dernières années, témoignages des derniers travaux réalisés dans le cadre du bar Floréal. Ni chronologie ni thématiques, on se balade dans ces trente années au gré de l’inspiration des photographes, par petites touches. Affiches et coupures de presse, publications, journaux ; la Lettre du bar Floréal, mensuelle, est publiée en septembre 1987, deux ans après la création du concept. La Lettre n°2, en octobre, évoque entre autre Haïti et la fin de Duvalier : «  Au moment où son Histoire balance, la nation afro-américaine à Haïti se donne à voir à l’espace Galerie du Bar Floréal… » Olivier Pasquiers fait le portrait de Ali fils de Jilali, fils de Mohamed, le vieil homme cache son chagrin le visage dans les mains. Mehdi, fils de Lafdali s’est engagé en 1938 dans le 7e régiment des tirailleurs marocains, à l’âge de dix-neuf ans. On retrouve ce même photographe dans une série intitulée Tout autour de soi(es) portraits de femmes portant le voile et brodant des textiles. On les voit « coudre, tricoter et papoter, créant de la beauté, pour les autres. » Ils ne guérissent pas de la beauté… Nicolas Frémiot parle de résistance à travers le plateau de Millevaches « Dans les herbes, les arbres et la boue de Millevaches, est-ce l’ADN de l’insurrection qui vient, qui sourd ? » écrit Claude Rambaud.

L’exposition se poursuit dans une seconde pièce de cette belle maison de maître tapissée d’affiches, où se trouvent les publications. Textes et magazines sont installés dans la montée d’escalier, puis au premier étage. A gauche, une salle de projection montre le bar Floréal en mouvement et action, à droite la suite de l’exposition avec l’œuvre des photographes : Laetitia Tura présente une série sur Les mémoires de l’exil espagnol « Ils me laissent l’exil… » Caroline Pottier parle de la jeunesse « l’âge merveilleux de tous les possibles… » sous le titre Les équilibristes et rapporte des photos de jeunes gens prises dans leurs espaces, intime ou collectif ; Eric Facon rend hommage à Denis Roche avec Vagabondes et avec Chroniques d’hiver en juillet et autres saisons inversées propose une plongée intime dans ses carnets photographiques, montrant des visages et des paysages au féminin, des ombres et des traces derrière la fenêtre.

Jean-Christophe Bardot témoigne de la démolition de la Cité 8/10/12 Montmousseau à Saint-Denis. On y voit les strates de vie superposées à travers les papiers peints déchirés, les peintures écaillées, les portes sur le vide, l’effacement du passé. Nicolas Quinette montre la solitude et la détresse, matérielle et morale, la dégradation jusqu’à la folie. « Et surtout, n’essaye pas de me guérir » dit un marginal. Un accouchement dans la misère. Ezra, le bébé entouré de bandelettes, morte, « ses rêves et ses voyages… » Alex Jordan « Quant à la beauté elle me prend parfois à la gorge. » Les yeux sont comme des capteurs, comme le nez ou les oreilles, les mains, la peau. Roches, sables, anfractuosités, ondulations… Bernard Baudin entre à la SNCF en 1976 et témoigne du travail des ateliers. Garages, trains, fils, concentration, réparation. La chambre jaune de Sophie Cartier rapporte l’intimité de Pénélope, et des photos du quotidien montrent une famille africaine dans sa cuisine, des français dans le canapé du salon-salle à manger devant la télé, l’atelier du non-faire avec les photographies d’André Lejarre, et le travail de trois artistes – grandes toiles bleues à l’état brut réalisées avec un infirmier psychiatrique de l’Hôpital Maison Blanche.

Puisé chez Rimbaud, le titre de l’exposition reprend une des premières phrases d’Une Saison en enfer : « Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s’ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient. Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux. – Et je l’ai trouvée amère. – Et je l’ai injuriée. Je me suis armé contre la justice…. » Les 30 ans du bar Floréal – exposition réalisée sous le regard de la commissaire Françoise Huguier – sonnent comme un Manifeste pour la Beauté et comme un chant pluriel. Les photos explorent ici le quotidien et l’intime autant que la vie collective, et témoignent des synergies et des fragilités. Le bar Floréal fut un moment de l’histoire artistique, une belle utopie. Il reste les archives, déposées à la Bibliothèque nationale de France et à la Médiathèque de l’architecture et du patrimoine.

Brigitte Rémer, 25 juillet 2016

Jusqu’au 27 août 2016, ouverture du mardi au samedi de 11 h à 18h – Métro Pavillon Carré de Baudouin, 121 rue de Ménilmontant. 75020 – Métro : Gambetta – Entrée libre. Tél. : 01 58 53 55 40 – Site : www.carredebaudouin.fr

Lettre de France

© D.R.

© D.R.

Hommage à Willems Edouard, expert dans le domaine de la propriété intellectuelle, en Haïti.

« Ils ont assassiné Willems c’est tout ce que je peux dire avec certitude » écrit un de ses collègue et ami, depuis Port-au-Prince. Vendredi matin, 8 juillet 2016, « alors qu’il s’apprêtait à entrer dans son bureau, Willems a reçu deux balles, dont l’une dans la tête. Les assassins ne l’ont pas raté. »

Né le 23 avril 1965 à Pétion-Ville (Haïti) Willems vient à Paris pendant une année, en 1997/98 dans le cadre de la Formation Internationale Culture, programme du ministère français de la Culture et obtient un DESS en management culturel de l’Université Paris3 Sorbonne Nouvelle. Il fait un stage à la Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques et écrit un mémoire sur le sujet : La gestion collective au regard de développement technologique. Le cas de la SACD.

Avec ses collègues venant d’Angola et du Brésil, du Cameroun, de Chine et de Chypre, de Corée du Sud, de Hongrie et de Jordanie, du Mali, de Roumanie, de Russie et du Sénégal, d’Ukraine et du Venezuela, il échange sur La formation des conseillers culturels des communes, tremplin pour impulser l’action culturelle en Haïti. Avec sa promotion, il fait un voyage d’étude dans la Région Centre de la France pour y observer la vie culturelle à différents niveaux : local, départemental, régional et national. Il y rencontre les décideurs, les responsables d’institutions, les artistes et porteurs de projets et réfléchit à la problématique des friches industrielles réinterprétées en lieux culturels, guidé par un conservateur en chef des monuments historiques, passionné et passionnant -. Il part avec la promotion à Montréal, Québec et Ottawa visiter les lieux culturels, rencontrer les créateurs et les projets, comprendre les modalités de financement de l’art et de la culture dans différents domaines – le livre et l’édition, le cinéma et les nouveaux médias, les musées, etc. – Il est, avec tous, à Avignon, pour le Festival, moments de plaisir partagés. Gentillesse et discrétion, un projet bien ancré dans sa réalité, en Haïti, Willems trace sa route.

De retour à Port-au-Prince, il poursuit des études juridiques à la Faculté de Droit et des Sciences Economiques, et obtient son doctorat en Droit, en 2006. Devenu spécialiste de la propriété intellectuelle par son travail, Willems dirige le Bureau Haïtien du Droit d’Auteur de 2000 à 2004, puis les Presses Nationales d’Haïti qu’il restructure et modernise, de 2004 à 2011. Pendant ces sept années il contribue fortement au développement de la poésie et de la littérature en créole et en français, s’intéresse à la traduction et à la diffusion dans le pays et à l’étranger dont en France. Il lance plusieurs collections et crée un site internet, numérise certaines archives nationales dont les Journaux Officiels à partir de 1804. Il sait éveiller la créativité en écritures, organise des concours et crée des clubs de lecture notamment dans les écoles qui n’ont pas de bibliothèque. Le journal Le Nouvelliste lui décerne le Prix du Gardien du Livre, en 2012.

Devenu conseiller auprès du Conseil National des Télécommunications – Conatel – Willems Edouard ouvre en 2015 son cabinet, en tant qu’avocat et consultant. Comme professeur au Département Juridique de la Faculté de Droit et des Sciences économiques, il publie régulièrement des articles dans les magazines spécialisés et les journaux, notamment dans le quotidien Le National. Il est aussi auteur, deux de ses recueils de poésies ont été publiés : Rêve obèse, à Port-au-Prince en 1996 et Plaies intérimaires, à Montréal en 2004.

De Paris à Port-au-Prince le monde culturel pleure le départ de Willems, la violence de ce départ, l’absurdité et l’injustice, son absence. Organisations et professionnels de l’art et de la culture – entre autre la Fondation Culture Création d’Haïti qu’il côtoie – se mobilisent. « C’est avec la rage au cœur que je t’annonce la mort brutale de Willems Edouard, un ancien de la Formation Internationale Culture*  tué par balle le 8 juillet 2016 à Pétion-Ville… » écrit la Fondation. Il y avait déjà eu pour nous, en 2001, l’assassinat sauvage de Giovanni Barandica López, colombien de Cali, personnalité calme et discrète, comme Willems, tous deux investis dans leur engagement culturel.

Si l’on pose que la culture est un risque, et plus, un danger « il faut montrer au monde que l’esprit n’a jamais été soumis », dit l’auteur haïtien Dany Laferrière. Dans un climat politique tendu en Haïti sur fond de campagne électorale où la montée de l’insécurité et de l’arbitraire semble se confirmer, on a rayé d’un trait de plume ce généreux et brillant avocat qui a consacré sa vie professionnelle à la défense des artistes et à la justice de son pays. Et reprenant le titre d’un ouvrage de René Depestre, Non-assistance à poètes en danger, rendons hommage au travail de Willems.

Brigitte Rémer, 18 juillet 2016

* L’auteur de l’article a été directrice de la Formation Internationale Culture, de 1991 à 2003.

L’Histoire intime d’Elephant Man

© Nicolas Joubard

© Nicolas Joubard

Théâtre en solo écrit, conçu et interprété par Fantazio, à la maison des métallos.

En entrant dans la salle de spectacle transformée en café et encadrée de néons rouges, vous êtes invités à vous présenter au bar où vous est offert un cocktail avec ou sans alcool, avant de prendre place à l’une des tables. L’atmosphère est détendue et conviviale. Vous sirotez tranquillement quand Fantazio s’installe à sa table de travail à la manière d’un conférencier, ses notes sous le bras, bouteille d’eau à la main, micro sur table dans lequel il jette parfois un mot comme on le stabilote, ou comme on l’écrit en gras pour capter le regard.

Fantazio fait ses gammes entre les hauts sommets et les abysses comme une couturière s’attaque aux surpiqûres avec ses marche-avant marche-arrière. Il lance raisonnements et démonstrations le plus sérieusement du monde, non pas ex-catedra mais comme s’il se parlait à lui-même dans une sorte de rumination. Il digresse et se suspend dans les airs, parfois il redescend. C’est une soirée de montagnes russes, de pince sans rire, de polyglotte – entre italien et anglais – de lisse et de granuleux qu’il dessine en arabesques partant de la caverne, celle de l’enfance à mots couverts ou celle d’Ali Baba, voleur d’instants. De sa baignoire d’enfant-roi il éclabousse et se donne tous les pouvoirs, coincé dans sa bouée canard ; ou comme un sous-préfet aux champs qui inaugure la salle des fêtes, content de lui il recense ses bonnes actions et liste sa programmation ; ou encore du plus profond de ses illuminations, plonge au cœur de ses labyrinthes.

Dans les plis du réel Fantazio trace son histoire avec fantaisie, pointillés et déliés. Sans boussole, il saucissonne le temps au double décimètre, quadrille les conjugaisons et défait les chronologies de l’histoire. Il montre du doigt le formatage des villes, en invente de nouvelles qu’il transforme en appartements, à coups de baguette magique. Ainsi Montparnasse devient un long corridor qui relie le nord avec le sud. Fantazio musarde, s’éparpille avec détermination et s’émiette avec conviction, ébréchant les certitudes comme les tasses et vérines qu’il décrit et qui font fonction de cadran solaire.

L’absurde est au rendez-vous comme le monde à l’heure de l’amour numérique et du regard des autres, déjanté. Il donne un cours sur l’art de la conversation ou plutôt l’art de s’immiscer dans la conversation, surtout si l’on n’a rien à dire. Il compose une symphonie pour grincements de table et vocal, car de sa table il se lève pour mieux expliciter et démontrer, tourne autour, approche le public, se plante au sol puis se relève faisant le constat einsteinien on the beach que la tête est l’organe le plus éloigné du sol. Tout corps plongé dans un liquide…. souvenirs et réminiscences.

Auteur-compositeur-interprète-performeur et comédien, Fantazio a posé la contrebasse qui d’ordinaire l’accompagne et après l’extra-ordinaire des notes tombe dans l’onirisme du langage. Du à au sur il glisse sur les mots et parfois s’étale, surtout s’il met dans ses rouages de l’huile d’olive ou de l’eau de mer et se déploie à la manière d’une anémone sous-marine. Comme Pérec, un p’tit vélo à guidon chromé lui trotte dans la tête ou comme les oulipistes, il se joue des mots et tournicote le langage, lance son zéro dans l’infini et menace de confisquer les consonnes. Il est l’inventeur d’un banquet de quinze jours qui faute de moyens s’espace au fil du temps et, tel un vaisseau-fantôme, finit par se tenir tous les cent cinquante ou trois mille cinq-cents ans. Dos au public, face au micro sur pied posé dans un coin du plateau, par deux fois, il apparaît dans la peau d’Elephant Man, dans ses ténèbres et dans sa différence.

Fantasio amuse, trouble, s’ancre et se balance, découpe et froisse, entre le lourd wagon du passé, l’angle aigu du présent et un futur qui n’a pas de figure. Il sort par la salle au son des flonflons et rejoint le genre humain, pour le meilleur et pour le pire. Souhaitons-lui le meilleur, avec ces représentations.

Brigitte Rémer, 14 juillet 2016

Collaboration artistique Pierre Meunier – mise en lumière Hervé Frichet – rapport sonore Emile Martin – production : théâtre L’Aire Libre, festival Mythos/CPPC, Rennes, la Triperie, Montreuil.

Du 12 au 16 juillet 2016, à 19h – la maison des métallos – 94 rue Jean-Pierre Timbaud. 75011– Métro : Goncourt. Tél. : 01 47 00 25 20 – Site : maisondesmetallos.org

1936, nouvelles images, nouveaux regards sur le Front Populaire

© coll. musée de l'histoire vivante

© coll. musée de l’histoire vivante

Le Musée de l’Histoire vivante de Montreuil s’est donné pour mission, depuis 1939 date de sa création, de travailler sur l’identité de la ville et de la banlieue et de témoigner de la vie ouvrière. Situé au cœur du Parc Montreau, il contribue à la préservation de la mémoire sociale et collective.

1936 est à l’honneur cette année dans de nombreux lieux culturels pour commémorer quatre-vingts ans du Front Populaire, moment politique fort par la coalition des partis de gauche – le parti socialiste avec Léon Blum, le parti radical socialiste d’Edouard Daladier et le parti communiste de Maurice Thorez. Pendant trois ans aux commandes de la France, le Front Populaire essaie de répondre à l’inquiétude des Français dont les principaux slogans sont : Pain, Paix, Liberté et Le fascisme ne passera pas. Les lois travail obtiennent en 1936 l’abaissement du temps de travail à 40 heures, les congés payés, l’augmentation des salaires, l’élaboration des conventions collectives et la reconnaissance des libertés syndicales.

C’est cette matière vive d’un pays en marche, quelques années après la crise financière de 1929, que montre l’exposition à partir de photographies, affiches, magazines, ouvrages, programmes, insignes, drapeaux, tracts et textes, des petits formats aux grandes fresques. Des ouvriers en grève poings levés, casquettes sur la tête ; des usines occupées, des manifestations ; des bals populaires ; les premières vacances entre culture, sport et loisirs ; les résistants de la guerre d’Espagne et la chute de Madrid ; le colonialisme.

Ces récits en images ont été couverts par les plus grand(e)s photographes – Robert Capa, David Seymour dit Chim, Henri Cartier-Bresson, Nora Dumas, Gisèle Freund, André Kertész, Willy Ronis, Gerda Taro -. Les témoignages de photographes moins connus comme Marcel Cerf, France Demay et Pierre Jamet se mêlent aux premiers. Les revues Vu et Regards des années 1934 à 1939 portent la trace de ces moments forts où l’Etat joue un rôle régulateur, où le peuple de France s’exprime, les intellectuels se positionnent et où les politiques français et internationaux cherchent la paix.

En ouverture, s’exposent les photographies des moments phares et les images-icônes des grèves et du Front Populaire. Dans la première salle, les images et commentaires sont choisis par les héritiers des signataires de l’appel au rassemblement populaire du 14 juillet 1935, entre grèves et réformes. Une colonne Morris est couverte d’affiches. Différentes sections sont ensuite déclinées dans un parcours d’exposition intense et varié. La guerre d’Espagne est très documentée : du soulèvement de juillet 36 jusqu’à la défaite du gouvernement républicain et la chute de Madrid en mars 39, passant par le bombardement de Guernica, en 37 : couvertures de magazines, journaux de brigades, photographies des collectes de lait, des campagnes de soutien à l’Espagne faites à Montreuil et ailleurs, l’illustrent.

Plus loin, le chapitre des congés payés dont les mots clés sont  sports, loisirs et culture. La laïcité, l’éducation et la culture pour tous sont les marqueurs de la gauche, avec les figures phares que sont Jean Zay ministre de l’Education Nationale et Léo Lagrange ministre des Sports et des Loisirs. Auberges de la jeunesse, campings et plages, tandems et pique-niques en campagne, bibliothèques, piscines etc… forment une riche section dans l’exposition, avec d’immenses photographies collées aux murs, des affiches et programmes de théâtre, des ouvrages dans les vitrines. Le bonheur est collectif.

Les commissaires de l’exposition – Eric Lafon, Frédéric Cépède et Jean Vigreux – n’ont pas opté pour un déroulé chronologique, ils mettent le projecteur sur certains thèmes, sans hiérarchie et présentent ce qu’ils appellent des angles morts de l’Histoire : la question coloniale – Algérie, Afrique subsaharienne, Madagascar, Asie du Sud-Est – ; le stalinisme et les procès de Moscou des représentants de la vieille garde bolchévique du temps de Lénine, qui annoncent les purges staliniennes et la répression ; la question des droits des femmes, et si Cécile Brunschvicg, Irène Joliot-Curie et Suzanne Lacore furent nommées secrétaires d’État, il est bon de se rappeler qu’en tant que femmes elles n’avaient pas le droit de vote et n’étaient pas éligibles. De réflexion en digressions, le visiteur construit son chemin à travers l’exposition et reconstitue la mémoire visuelle du Front Populaire, en butinant dans les différentes sections.

1936, nouvelles images, nouveaux regards sur le Front Populaire. Que reste-t-il  de ce moment ? Des acquisitions sociales vitales pour une société plus juste et solidaire, une respiration entre deux chaos, des utopies, un foisonnement culturel, de la fraternité. L’exposition est féconde et interroge la part du mythe.

Brigitte Rémer, 2 juillet 2016

Du 9 avril au 31 décembre 2016 – Musée de l’Histoire vivante, Parc Montreau, 31 bd Théophile Sueur. 93100 Montreuil – Tél. : 01 48 54 32 44 – mercredi, jeudi et vendredi de 14h à 17h, samedi et dimanche de 14h à 17h30, entrée : 2 euros – www.montreuil.fr

A voir aussi : 1936, le front populaire en photographie, du 19 mai au 23 juillet 2016, Hôtel de Ville de la Mairie de Paris. Salle Saint-Jean. 5 rue Lobau. 75004. Métro : Châtelet ou Hôtel de Ville – Ouvert de 10h à 18h30 sauf dimanche et jours fériés, entrée gratuite.