Archives mensuelles : juin 2016

36/36 – Les artistes fêtent les 80 ans des congés payés

© Peter Klasen - Liberté 36

© Peter Klasen – Liberté 36

2016 commémore les 80 ans de la loi du 20 juin 1936 sur les congés payés, édictée par le Front Populaire. Pour fêter cet anniversaire, 36 peintres, dessinateurs et photographes créent une œuvre originale célébrant l’imaginaire des loisirs et des vacances, à L’Assemblée Nationale-Paris.

Dans un contexte de conflit social et de grèves sur la question du droit du travail et la revendication pour l’obtention de congés payés, Léon Blum annonçait dès le lendemain de son élection un projet de loi dont l’objectif était d’abord de mettre un terme à l’occupation des usines. Les congés payés y figuraient. La Chambre des députés adopta ce projet de loi le 11 juin 1936 – par 563 voix pour, une contre -. La loi fut promulguée le 20 juin, ses décrets d’application pris dès le 1er août. Un sous-secrétariat d’Etat à l’organisation des sports et des loisirs fut immédiatement créé et confié à Léo Lagrange, tandis que Jean Zay fut nommé à la tête de l’Education Nationale : des personnalités marquantes. Cette loi permit de développer la créativité populaire et l’émergence de nouveaux espaces de loisirs en termes de sport, de tourisme et de culture, et fut la première esquisse d’une politique sociale et culturelle. Camping, auberges de jeunesse, guinguettes, bicyclettes, colonies de vacances, billets populaires de congés payés changèrent le cours de la vie et la philosophie du travail. Les mots liberté et laïcité furent inscrits sur les frontons.

80 ans plus tard, les œuvres de 36 artistes d’aujourd’hui renvoient en écho leurs commentaires sur ce moment emblématique. Elles sont regroupées en une exposition itinérante, conçue et imaginée par la Compagnie Internationale André Trigano et la revue Art Absolument. Les artistes : Jacques Bosser, François Bouillon, Nabil Boutros, Marie Bovo, Mark Brusse, Pierre Buraglio, Damien Cabanes, François Cante-Pacos, Coskun, Jean Gaudaire-Thor, Anne Geritzen, Gérard Guyomard, Serge Hélénon, Pierre-Yves Hervy-Vaillant, Jerk 45, François Jeune, Claire-Jeanne Jézéquel, Peter Klasen, Rachid Koraïchi, Jean Le Gac, Frédérique Lucien, Najia Mehadji, Jean-Michel Meurice, Franck Moëglen, Philippe-François Nault, Yazid Oulab, Biagio Pancino, Stéphane Pencréac’h, Ernest Pignon-Ernest, Emmanuelle Renard, Assaf Shoshan, Vladimir Skoda, Barthélémy Toguo, Claude Viallat, Jan Voss, Kimiko Yoshida – y participent. Effeuillons quelques oeuvres, au passage :

Ernest Pignon-Ernest présente la photographie d’un pastel bleu sur toile, intitulée Petit hommage au plus grand, le plus grand étant Picasso, et il s’explique : « Dès qu’il s’agit d’images de bonheur, le soleil, la mer, les femmes, je pense Picasso. » A la question posée par Art Absolument, il répond : « L’année 36 et les congés payés évoquent l’extraordinaire force émancipatrice et créatrice du peuple uni. » Rachid Koraïchi réalise une peinture acrylique sur bâche faite de milliers de pleins et de déliés, Du bleu au coin de tes yeux. « Pour la majorité des salariés, les congés payés sont le carré de lumière qu’ils attendent au bout de tant et tant d’efforts » dit-il. Claire-Jeanne Jézéquel mêle les techniques avec encre, peinture glycérophtalique et scotch aluminium, pour un ciel embrasé et de nuages rouges intitulé Vers quel horizon. Sa définition de 36 : « Liberté. Egalité. Fraternité. Pas un souvenir. Pas une utopie, mais un impératif : faire front – populaire. » Jean Gaudaire-Thor offre un Cerf-volant aux couleurs lumineuses, assemblage de toiles peintes. Pour lui 36 « C’est peut-être l’Eternité dont parle Rimbaud dans la dernière strophe de son poème de mai 1872 : Elle est retrouvée. Quoi ? – L’Eternité. C’est la mer allée avec le Soleil. » Nabil Boutros élabore une composition photographique intitulée Corps à corps où se côtoient clichés d’hier et images d’aujourd’hui, et définit 36 comme « une explosion joyeuse et populaire, un étrange moment de bonheur collectif, une parenthèse effervescente, une bouffée d’air. » Stéphane Pencréac’h propose 2050, une bâche réalisée avec huile et bombe aérosol où deux mondes se télescopent et traduit 36 par ces mots : « Les congés payés, c’est le front populaire, dernier éclair d’humanisme et de génie politique avant l’horreur. » Chaque artiste a sa démarche, son regard sur cette période du Front Populaire et les premiers congés payés qu’il met en vis à vis avec ses inquiétudes d’aujourd’hui.

L’exposition prend la route du 17 juin au 10 septembre 2016 et s’arrête dans sept lieux de villégiature, en France. Son point de départ et première escale fut le Palais Bourbon sous l’égide du Président de l’Assemblée Nationale, Claude Bartolone, venu, le jour de l’ouverture, dialoguer avec les artistes, sur leur perception et interprétation de l’événement. L’escale suivante est La Rochelle. La dernière sera la Fête de l’Humanité le 10 septembre, séance au cours de laquelle les œuvres seront vendues aux enchères, au bénéfice de deux associations caritatives dédiées aux vacances des enfants de milieu déshérité.

Un fructueux partenariat a permis la réalisation de l’exposition, et son itinérance. Trigano a offert aux artistes les supports – des toiles de tentes recyclées, hautement symboliques, toutes de même format (160 x 200) -. Pascal Amel, directeur de la rédaction de la revue Art Absolument, a assuré le commissariat, et propose un parcours emblématique à partir de la question posée 36 fois : Qu’évoquent pour vous l’année 36 et les congés payés ? Les 36 artistes ont répondu par leurs œuvres, donné leur représentation et traduction de ce nouvel imaginaire collectif des loisirs et des vacances. Les réponses sont très diversifiées, les images, les matériaux et les techniques aussi, c’est la richesse de l’exposition.

L’idée même de cette exposition qui mêle le contemporain à l’Histoire est judicieuse et salutaire, l’actualité frondeuse d’aujourd’hui n’évoque-t-elle pas le climat social qui présidait au Front Populaire ? Au-delà de l’illustration, ou de la nostalgie de ces petits bonheurs d’un moment, elle est une réinterprétation, par 36 artistes, de l’énergie vitale qui, un temps, a irrigué le pays.

Brigitte Rémer, 24 juin 2016

Du 17 juin au 10 septembre 2016 – Paris, Assemblée nationale : 17 au 20 juin – La Rochelle, L’Oratoire : 26 juin au 3 juillet – Sens, Marché couvert : 8 au 18 juillet – Gruissan, Palais des Congrès : 23 au 31 juillet – Thonon-les-Bains, Espace Les Ursules : 13 au 22 août – La Ciotat, Chapelle des Pénitents Bleus : 26 août au 4 septembre – La Courneuve, Fête de l’Humanité, vente Pierre Bergé & Associés : 10 septembre 2016.

Les Editions Art Absolument publient le catalogue de l’exposition, ainsi qu’un dossier, dans la Revue n° 71 de mai/juin 2016 – Site : 36-36.artabsolument.com

Théâtre de guerre

© Emeric Lhuisset

© Emeric Lhuisset

Présentation des photographies de l’artiste Emeric Lhuisset, au Salon H.

Rue de Savoie, à deux pas de Saint-André des Arts, le charmant Salon H a fait son nid. Créé en février 2013 par Yaël Halberthal et Philippe Zagouri, c’est un lieu d’expositions et d’échanges singuliers, imaginé  comme un salon du XXIème siècle, et qui se découvre comme un espace stimulant,  une passerelle où se répondent expériences et parcours inédits.

Emeric Lhuisset y expose la série Théâtre de guerre, qui pose la question de la mise en scène face au réel, et invite à repenser la guerre dans ses représentations. Il emprunte son titre à Carl Von Clausewitz. Depuis son origine, la photographie de conflit est confrontée à cette question du réel et interroge l’éthique. On est ici entre la photographie de guerre, les tableaux militaires, la recomposition photographique et la peinture classique.

Très élaborés, les grands formats d’Emeric Lhuisset montrent des groupes de soldats, hommes et femmes, en action, certains allongés car blessés, d’autres répliquant aux tirs. Les uniformes se fondent dans un paysage de rocailles et de montagnes, d’herbes passées sous le soleil déjà vif de ces petits matins. Gestes et temps suspendus, mitraillettes, blessures, on entend le silence jusqu’à ce qu’une une rafale parte en éclair et se perde dans l’immensité de ce désert habité. Des combattants se protègent derrière un mur. Un soldat au sol, blessé, remet ses dernières cartouches à un camarade.

Dans cette série du Théâtre de guerre, « le photographe invite de vrais combattants sur une zone d’affrontement à rejouer leur réalité dans des mises en scène inspirées de peintures classiques » dit le dossier de presse. Nous sommes au Kurdistan, dans la zone de conflit entre Irak, Iran, Turquie et Syrie. Combattants de ces régions et pershmergas kurdes s’affrontent. Le résultat est singulier. Le visiteur est interpelé par une sorte d’artifice, ou de mise en scène qui questionne la composition, la reconstitution et la notion de représentation. Est-on face à des acteurs en uniformes qui prennent la pose, ou face à des combattants ? Y a t-il un jeu de superposition d’images, partant de la réalité ? Et l’on se prend à penser qu’il existe un certain paradoxe pour traiter de la guerre en termes d’art et d’esthétique. Autrement dit comment la guerre peut-elle devenir une œuvre d’art et comment représenter les conflits ? Par ses photographies Emeric Lhuisset pose un point de vue et traduit en images son analyse géopolitique. La composition est picturale et les combattants en suspens. Un intérieur dévasté, par ses objets éparpillés et l’étrangeté du désordre, appelle Tadeusz Kantor et ses soldats de Wielopole.

Diplômé en arts – Ecole des Beaux-Arts de Paris – et en géopolitique – Université Panthéon-Sorbonne-ENS Ulm – Emeric Lhuisset mêle les techniques et invente son espace de création entre le géopolitique et l’artistique, se rendant dans différents pays en guerre. En même temps qu’il élabore la photo, il en fait le commentaire et questionne. Son travail repose sur la citation. Il a participé à de nombreuses expositions – Tate Modern à Londres, Museum Folkwang à Essen, Running Horse Contemporary Art Space au Liban, Stedelijk à Amsterdam – a reçu le prix Paris Jeunes Talents en 2011, et a publié en 2014 un ouvrage sur le soulèvement en Ukraine : Maydan-Hundred portraits, série de cent portraits de volontaires du mouvement Maydan de Kiev/Ukraine.

Eric Lhuisset se situe au carrefour de plusieurs disciplines dont il détourne les codes : l’histoire, l’ethnologie, la mise en scène et la peinture. Il traduit le géopolitique en art et superpose la photographie documentaire et la peinture classique. La nature à perte de vue, la lumière du petit matin, le bleu gris des uniformes, les expressions, frappent le regard. Ses photos portent une étrangeté et invitent à une réflexion sur l’image.

 Brigitte Rémer, 24 juin 2016

Du 16 juin au 20 juillet 2016 (mardi au samedi 14h30-19h, tous les jours sur rendez-vous) – Salon H. 6/8 rue de Savoie. 75006. Paris – Métro : Saint-Michel, Odéon – Tél. : 06 80 17 65 47 – Site : www.salonh.fr

 

 

 

 

 

Etats singuliers de l’écriture dramatique

© Iconographie Bram van Velde « Braises » MP 334 lithographie - 100 épreuves Maeght éditeur - © adagp - Photo Alberto Ricci

© Iconographie Bram van Velde « Braises » MP 334 lithographie – 100 épreuves Maeght éditeur – © adagp – Photo Alberto Ricci

Avec : Gilles Aufray, Julien Gaillard, Claudine Galéa, Jean-René Lemoine, Mariette Navarro, Christophe Pellet, Julien Thèves, à L’Echangeur de Bagnolet.

Depuis le mois de novembre ces sept auteurs ont investi L’Echangeur de Bagnolet, en une « utopie réaliste, point de départ et non pas d’arrivée » comme le dit Gilles Aufray. Régis Hébette et Johnny Le Bigot leur ont confié les clés et donné carte blanche sur certains temps forts de l’année.

Ils se sont réunis, entre eux, à plusieurs reprises, pour définir leurs besoins, leurs manques, leurs désirs et fédérer leurs énergies. En commun, ils ont rédigé un Manifeste sur la place de l’auteur dramatique dans le théâtre d’aujourd’hui, au titre paradoxal de Ceux qui vont mourir vous saluent. Un cri.

Ils avaient convié le public déjà, en janvier, autour de lectures et de débats. Ils récidivent au cours des deux derniers week-end du mois de juin, proposant un programme de lectures, conversations et performances. Une exposition est aussi présentée, intitulée L’éternELLE féminin, sur un texte de Claudine Galea et les photographies de Anne-Lise Dehée, montrant les portraits des femmes de Bagnolet de différentes générations, qui ont accepté de se prêter au jeu de la pose.

Les discussions vont bon train dans ce lieu convivial et sans concession. Les auteurs partagent et interagissent entre eux tout en développant leurs processus d’écriture. « L’écriture n’est pas spectaculaire » comme le dit Mariette Navarro. Beaucoup d’actions ont été entreprises au fil de l’année, dans les médiathèques, les librairies, les centres socio-culturels, avec les écoles, les collèges et les lycées, et toutes les occasions de rencontres avec les publics ont été explorées. Une sélection d’ouvrages faite par les auteurs – La librairie idéale, à la manière du Musée imaginaire cher à Malraux – est présentées avec le soutien de la librairie Le comptoir des mots. Une belle idée.

Etats singuliers de l’écriture dramatique est un projet de l’inquiétude décliné de manière sensible par des auteurs bien vivants, de l’écriture à la profération. Les lectures partagées y sont d’une grande intensité. « Serait-il possible de dire que ce monde a terriblement besoin de fables, terriblement besoin d’être raconté, transfiguré par les mots » dit Jean-René Lemoine. L’occupation d’un théâtre… A suivre, absolument !

Brigitte Rémer, 23 juin 2016

Vendredis 17 et 24 juin à partir de 18h30, samedis 18 juin à partir de 16h et 25 juin, à partir de 14h30, dimanches 19 et 26 juin 2016 à partir de 14h30 – Au Théâtre L’Echangeur Bagnolet – 59, avenue du Général de Gaulle, 93170. Bagnolet – Métro : Galliéni – Tél. : 01 43 62 71 20 – Voir programme détaillé sur le site : www.lechangeur.org

Publication d’un dossier avec des extraits de textes des sept auteurs partie prenante dans les Etats singuliers de l’écriture dramatique, ainsi que du Manifeste et d’un entretien avec Johnny Le Bigot, co-directeur de L’Echangeur, dans le numéro 26 de la Revue Frictions, dirigée par Jean-Pierre Han.

Figaro divorce

© Simon Gosselin

© Simon Gosselin

Texte Ödon Von Horváth – Texte français Henri Christophe et Louis Le Goeffic – Mise en scène Christophe Rauck – Vu au Monfort/Paris.

Figaro divorce date de 1936, deux ans avant la mort d’Horváth à Paris, écrasé par la chute d’une branche d’arbre arrachée par la tempête, en sortant du Théâtre Marigny. Il n’a que trente-sept ans et a déjà obtenu le Prix Kleist, la plus haute récompense allemande pour Légendes de la forêt viennoise. Fils d’un diplomate de l’empire austro-hongrois, né en Croatie et de nationalité hongroise, il fut ballotté entre Belgrade, Budapest, Bratislava, Vienne et Munich et écrivait en langue allemande. Il fut contraint à l’exil pour fuir la répression nationale-socialiste qui avait interdit ses œuvres et avait pour projet d’émigrer aux Etats-Unis.

A travers la vingtaine de pièces qu’il a écrites – parmi les plus connues en France Casimir et Caroline ; L’amour, la foi, l’espérance ; Don Juan revient de guerre ; Légendes de la forêt viennoise – et ses trois romans – Jeunesse sans Dieu ; Un fils de notre temps ; l’Eternel Petit-bourgeois – Horváth s’intéresse aux gens de la rue et à l’aspect populaire des lieux qu’il traverse et qu’il réinterprète : « Dans toutes mes pièces, je n’ai rien embelli, rien enlaidi. J’ai tenté d’affronter sans égards la bêtise et le mensonge ; cette brutalité représente peut-être l’aspect le plus noble de la tâche d’un homme de lettres qui se plaît à croire parfois qu’il écrit pour que les gens se reconnaissent eux-mêmes » disait-il.

Dans Figaro divorce, Horváth part de la fin du Mariage de Figaro de Beaumarchais, comédie en cinq actes écrite en 1778 et jouée en 1784 après plusieurs années de censure, et mélange les temps. « Comme souvent chez Horváth, c’est une comédie douce-amère pleine d’ombre et de mélancolie » dit le metteur en scène. Le spectacle débute au moment de l’assassinat du roi – on ne sait lequel – avec la fuite du Comte Almaviva et de la Comtesse, accompagnée de Suzanne la camériste et de Figaro son époux, valet du Comte. Les personnages du Mariage de Figaro, sont au complet, on retrouvera plus tard Fanchette et Chérubin en action.

Sur un plateau vide et coulisses à vue, un jeu d’écran double pour images filmées en direct, affiche les acteurs en gros plans. Le spectacle s’écrit en séquences. Les personnages issus du Mariage avancent avec difficulté et divaguent, en pleine campagne et dans la nuit noire, sans repères, dans l’espoir de passer la frontière. On aperçoit à l’horizon un cerf, symbole de l’aristocratie. Plan suivant, le bureau des gardes-frontières qui se vantent d’avoir pris dans leurs filets de « gros poissons » et commencent leurs interrogatoires, à la manière d’un test d’immigration. Figaro se dévoile. Identité : enfant trouvé. Epuisée et malade suite à cette longue marche, sauvée in extrémis, la comtesse part en sanatorium. Les séquences se succèdent. On retrouve le couple Almaviva dans une station huppée de sports d’hiver, la comtesse fait du patin à glaces – des images s’inscrivent sur l’écran. Figaro et Suzanne portent gros pull et après-skis. Ils espèrent rentrer un jour chez eux, quand le politique sera calmé… « Un monde s’est effondré » dit-on. Très vite, Figaro se sent captif au service des Almaviva en exil et décide de reprendre son destin en mains. Il fait le projet de devenir coiffeur barbier, métier qu’il avait exercé auparavant. Suzanne n’est pas du même avis et pense qu’il déraisonne.

On retrouve le couple Suzanne Figaro dans le salon de coiffure où ils se sont installés. Dans le petit bourg de Grand-Bisbille, en Bavière, tout le monde se connaît et s’apprécie, mais on sait leur rappeler qu’ils restent des émigrés. Ragots et malveillances se cachent derrière les sourires et il devient compliqué de démêler ce qui est vrai de ce qui est faux. Suzanne s’ennuie et échange des lettres avec la Comtesse. Les relations du couple s’enveniment et Suzanne est mise sur la touche. Elle signe son infidélité. A la clé, la question de l’enfant qu’elle souhaiterait avoir mais que Figaro lui refuse et la stratégie de la doctoresse, comme un coup d’épée dans l’eau. La Saint-Sylvestre est une fête avortée malgré lumières et décorations qui scellent la séparation du couple.

Quelque temps plus tard, on retrouve Suzanne travaillant comme gouvernante au service de Chérubin, tout en restant secrètement amoureuse de Figaro. Almaviva réapparaît de son côté et confesse, après la mort de la Comtesse, avoir travaillé dans l’immobilier, et avoir séjourné en prison, pour malversations. Autre rebondissement, le retour de Figaro engagé comme intendant du domaine qui était propriété du Comte. Il est question d’une lettre qu’il aurait adressée à Suzanne, disant que le monde était bien gris, sans elle. Et la boucle se referme avec un retour au pays, dans les mêmes conditions qu’à l’aller – nuit noire et perte de repères – A l’arrivée, Suzanne joue le grand jeu de la distance avec son Figaro, et le Comte demande à son valet, désormais intendant du domaine, s’il peut rentrer chez lui, dans sa propriété, et dormir dans sa chambre. Suzanne enfin tombe dans les bras de Figaro, le nouveau maître des lieux.

La pièce d’Horváth est tendre et pétulante et remet en cause la relation maître-valet, les situations y sont à la fois graves et cocasses, avec la Révolution Française et la Première Guerre mondiale pour toile de fond, dans un contexte de pays déstructurés et de frontières approximatives. On ne se situe réellement ni dans le temps ni dans l’espace, les références viennent de divers univers. Christophe Rauck – directeur du Théâtre du Nord CDN Lille Tourcoing où fut créé le spectacle en mars 2016 – avait présenté en 2007 Le Mariage de Figaro à la Comédie Française. Il mène de mains de maître Figaro divorce, donne sa lecture des clivages et de la tension des rapports sociaux, dirige les acteurs avec précision et intelligence. Le spectacle est aussi musical et chanté, magnifiquement porté par toute la troupe. Il vient d’obtenir le Prix Georges-Lerminier de la critique.

Brigitte Rémer, 20 juin 2016

Avec : John Arnold, Figaro –  Caroline Chaniolleau, la Comtesse – Marc Chouppart, un garde frontière et le jardinier – Jean-Claude Durand, le Comte Almaviva – Cécile Garcia Fogel, Suzanne – Flore Lefebvre des Noëttes, un médecin – Guillaume Lévêque, un officier, le garde forestier – Jean- François Lombard, Chérubin – Nathalie Morazin Fanchette et la pianiste – Pierre-Henri Puente, Pédrille – Marc Susini, un garde frontière, un professeur. Dramaturgie Leslie Six – scénographie Aurélie Thomas – costumes Coralie Sanvoisin – son David Geffard – lumière Olivier Oudiou – conseiller musical Jérôme Correas – vidéo Kristelle Paré.

Du 26 mai au 11 juin au Monfort, 106 rue Brancion. 75015. Tél. : 01 56 08 33 88.  Site : www.lemonfort.fr – www.theatredunord.fr

 

 

 

 

La Mouette

 © Arno Declair Jean-Pierre Gos François Loriquet Sébastien Pouderoux de la Comédie-Française Mélodie Richard Matthieu Sampeur Et Marine Dillard (peinture) Copyright by Arno Declair Birkenstr. 13 b, 10559 Berlin Telefon +49 (0) 30 695 287 62 mobil +49 (0)172 400 85 84 arno@iworld.de Konto 600065 208 Blz 20010020 Postbank Hamburg IBAN/BIC : DE70 2001 0020 0600 0652 08 / PBNKDEFF Veröffentlichung honorarpflichtig! Mehrwertsteuerpflichtig 7% USt-ID Nr. DE 273950403 St.Nr. 34/257/00024 FA Berlin Mitte/Tiergarten

© Arno Declair

Texte Anton Tchekhov – traduction Olivier Cadiot – adaptation et mise en scène Thomas Ostermeier – scénographie Jan Pappelbaum.

Trois hauts murs, gris clair, austères, comme une immense boîte ou comme un signe d’enfermement, quelque chose d’intemporel. Tout autour, saillant de ces murs, un banc sur lequel ont pris place les acteurs, par grappes, en position d’attente avant l’arrivée des spectateurs. Un plateau quasiment vide, dans un coin quelques tables et chaises empilées, comme si la maison allait fermer. A l’avant, une grande plateforme définit l’espace de représentation. Sur le mur du fond, quelques mots de Tchekhov commentent une photo arrêtée : « Mon œuvre entière est imprégnée du voyage à Sakhaline. Qui est allé en enfer voit le monde et les hommes d’un autre regard. » Sakhaline, un lieu de détention au large de la Sibérie où l’auteur s’était rendu, et dont il avait rapporté un récit.

Un grand silence au début du spectacle. Une ou deux minutes d’un temps arrêté, avant un duo pour guitare et vocal en guise d’introduction. Nous sommes dans la propriété de Sorine, ancien haut fonctionnaire, de santé fragile, frère de la célèbre actrice Irina Arkadina venue quelques jours lui rendre visite en compagnie de son amant, l’écrivain à succès Trigorine. « Pourquoi es-tu toujours en noir ? » demande l’instituteur Sémion Medvedenko, à Macha, qui ne lui est pas indifférente. « Je suis en deuil de moi-même, si malheureuse… » répond-elle, amoureuse en effet de Konstantin Treplev comme elle le confie au docteur Evgueny Dorn, alors que Konstantin est épris de Nina Zaretchnaïa et qu’il a écrit pour elle une pièce qu’ils s’apprêtent à présenter dans les jardins de la propriété.

Le docteur Dorn fait ensuite un pas de côté et décale le temps du récit. Il évoque sa rencontre avec un chauffeur de taxi syrien installé en Russie depuis vingt ans, marié et heureux, retourné au pays chercher ses parents, pour les sauver, il rembourse ses dettes en faisant ce travail. On est au cœur de l’actualité et de la vie politique aujourd’hui. Un peu plus tard, une allusion au 49/3 s’immisce dans le spectacle de façon frontale, le metteur en scène regarde les spectateurs droit dans les yeux, salle allumée. Au-delà de la bourgeoisie qu’il décrit, Tchékhov était un homme attentif, il s’intéressait au champ social.

Thomas Ostermeier interrompt cette partition de la vie d’aujourd’hui pour déclarer la pièce ouverte. Un espace qui ouvre sur le lac, lentement dessiné tout au long de la pièce par une artiste aux longues brosses, sur le mur du fond de scène. Konstantin prépare sa représentation et attend Nina : « Te voilà, mon rêve » lui dit-il tendrement quand elle arrive. Il lui parle de sa mère, cette grande actrice narcissique et exclusive qui « s’imagine jouer l’art suprême » et de son amant, qu’il n’apprécie guère. Nina se prépare pour la représentation, sûre de vouloir devenir actrice. Les spectateurs – Arkadina, Trigorine, Sorine et Dorn, sont assis dans la salle de l’Odéon, au premier rang. Le texte de Konstantin, provocateur et sacrificiel, entraine des interventions impromptues d’Arkadina qui ne comprend ni le texte ni la démarche de son fils. Furieux, Konstantin quitte le plateau. Nina rentre chez elle où son père l’attend.

Au gré des caprices d’Arkadina qui dit vouloir repartir puis décide de rester chez son frère, et alors que Nina s’approche de Trigorine, on retrouve Konstantin la tête bandée, après s’être tiré une balle. Il apporte une mouette qu’il vient d’abattre et qui devient métaphore et allégorie de la fragile Nina. La jeune fille part à Moscou pour être actrice, tombe amoureuse de Trigorine, vit avec lui un temps, met au monde un enfant qui meurt en bas âge et ne rencontre pas la réussite. Reniée par Trigorine, délaissée et blessée, elle s’abîme entre vodka et folie. Sa dernière rencontre avec Konstantin est pour lui le coup de grâce : il voulait croire que tout était encore possible, mais Nina lui confesse éprouver toujours la même passion pour Trigorine. Konstantin la quitte brutalement. Autour d’une table éclairée d’une lampe à pétrole, la famille fait une partie de loto. Un premier coup de feu claque, puis un second. Dorn qui comprend, sort, et demande à Trigorine d’éloigner Arkadina. Konstantin s’est tué. Une fin lourde et éprouvante, dans l’insouciance générale.

La recherche d’amour est un des grands thèmes de la pièce que Thomas Ostermeier met en relief. Il invite par ailleurs à une réflexion sur l’art et le métier d’artiste, sur l’écrivain, comme une obsession. Il devise sur le théâtre, son formatage, ses effets de mode, ses clichés, les mêmes textes toujours montés et le refus des jeunes auteurs. « On a besoin d’un nouveau théâtre ou alors plutôt rien… » Il montre le théâtre dans le théâtre et le théâtre dans la vie. On est, au plan artistique, au cœur du conflit des générations, Arkadina ne reconnaît pas son fils.

Ecrite en 1895, présentée un an plus tard au Théâtre Alexandrinski de Saint-Pétersbourg, la pièce ne fut pas bien reçue. Elle obtiendra plus tard le succès que l’on sait, montée par de nombreux metteurs en scène, partout dans le monde. C’est la première fois qu’Ostermeier s’affronte à Tchékhov, il avait monté La Mouette à Amsterdam il y a trois ans, il  l’a créée en langue française au Théâtre Vidy de Lausanne, en février dernier. Le directeur de la Schaubühne de Berlin sait créer des fidélités artistiques et s’entourer des mêmes équipes. Il a demandé à Olivier Cadiot une nouvelle traduction où se mêlent le quotidien et la poésie, et à Jan Pappelbaum la scénographie. Une partie des acteurs avaient aussi travaillé avec lui en 2013 dans Les Revenants, d’Ibsen, tous sont pertinents dans leur rôle, Nina – Mélodie Richard et Konstantin Treplev – Matthieu Sampeur, sont particulièrement justes, et habités dans leur fragilité.

Le travail de Thomas Osterméier, sensible et risqué, agrège au texte-source l’actualité politique du moment avec naturel et intelligence, comme un défi. Fin directeur d’acteurs, il a récemment publié Le Théâtre et la Peur, une réflexion sur la société d’aujourd’hui qui fait le pont entre l’art et la vie, comme il le fait dans La Mouette dont il donne une brillante lecture.

Brigitte Rémer, 13 juin 2016

Avec Bénédicte Cerutti (Macha), Valérie Dréville (Arkadina), Cédric Eeckhout (Medvedenko) Jean-Pierre Gos (Sorine), François Loriquet (Trigorine), Sébastien Pouderoux/de la Comédie Française (Dorn), Mélodie Richard (Nina), Matthieu Sampeur (Konstantin Treplev), Marine Dillard (peinture) – Musique Nils Ostendorf – dramaturgie Peter Kleinert – costumes Nina Wetzel – lumière Marie-Christine Soma – création peinture Katharina Ziemke.

Du 20 mai au 25 juin 2016, à l’Odéon-Théâtre de l’Europe. 75006. Tél. : 01 44 85 40 40. Site : www.theatre-odeon.eu

 

 

 

Anna Karénine

 ©Diego Governatori

©Diego Governatori

ou « Les Bals où on s’amuse n’existent plus pour moi » – d’après Léon Tolstoï – traduction J. Wladimir Bienstock – adaptation et mise en scène Gaëtan Vassart – avec Golshifteh Farahani dans le rôle titre – au Théâtre de la Tempête, Cartoucherie de Vincennes, et en tournée.

Ecrit en 1877, le roman fleuve de Tolstoï – neuf cents pages –  fut d’abord publié sous forme de feuilleton. C’est ici une première adaptation en langue française, un défi auquel s’est affronté  Gaëtan Vassart. Il dessine trois portraits de femmes dans leurs relations amoureuses : Daria Alexandrovna Oblanska (Emeline Bayart) femme au foyer et mère d’une nombreuse famille, en fureur après avoir appris la trahison de son mari, Stepan Oblonski (Alexandre Steiger) et qui demande à sa belle-sœur, Anna Karénine, de venir la soutenir ; Kitty Chtcherbatski (Sabrina Kouroughli) jeune femme fraiche comme une pomme verte ayant jeté son dévolu sur l’officier Alexis Kirillovitch Vronski (Xavier Boiffier) et qui se fait damer le pion par Anna au cours du bal qui devait l’introniser – plus tard, remise de cette blessure, elle épousera Lévine (Stanislas Stanic), honnête propriétaire terrien -. L’emblématique Anna Karénine (Golshifteh Farahani) mariée à un haut fonctionnaire et mère d’un petit Sergueï qu’elle adore, menant une vie de femme de notable à Saint-Pétersbourg, bel équilibre qui se rompt quand elle se rend à Moscou chez son frère et croise le comte Vronski dont elle devient éperdument amoureuse. Il la suit à Saint-Pétersbourg où l’adultère se consomme en plein jour, mettant en danger la carrière d’Alexis Karénine (Xavier Legrand). Ardente et belle dans cette course effrénée vers le bonheur, Anna s’y brûle les ailes.

La mort rôde derrière ces intrigues et récits romanesques. Le spectacle s’ouvre sur les images visionnaires de la chute puis de la mort d’un étalon, – la jument de Vronski, on le saura plus tard – métaphore s’il en est du chemin de Damas qui attend Anna. Elle, dos au public, regarde ces images en silence, comme le film de sa vie avant l’heure ou comme un mauvais présage. « Anna Karénine ressemble à la lueur d’un incendie au milieu d’une nuit sombre » écrivait Tolstoï, donnant ainsi l’épaisseur du personnage. Elle devient le symbole et l’archétype de l’émancipation des femmes, dénonçant l’hypocrisie des hommes et de la société du spectacle.

Née en Iran, Golshifteh Farahani interprète magnifiquement Anna Karénine, et joue pour la première fois en français, la langue est limpide. Contrainte à l’exil, cette jeune femme – connue des cinéastes pour avoir tourné avec les plus grands, présente à Cannes cette année dans le film Paterson, de Jim Jarmush – par sa voix et son élégance, par sa profondeur et sa légèreté, habite le rôle titre avec effervescence et intensité. Kitty – Sabrina Kouroughli – a le charme de la jeunesse et des grandes utopies dans ses envolées amoureuses. Daria la laborieuse – Emeline Bayart – par le personnage ingrat qu’elle interprète, donne une caricature, probablement voulue par le metteur en scène, en décalage avec l’ensemble.

Une dizaine d’acteurs issus du Conservatoire national supérieur d’art dramatique et une actrice-phare du cinéma loin de sa culture d’origine, portent le spectacle sous la houlette de Gaëtan Vassart. Il y a de beaux moments dans la mise en scène sobre et dépouillée de ce texte complexe, romantique, social, populaire et poétique, monté avec un petit budget : le bal du début au rythme de La valse à mille temps de Jacques Brel et qui se mêle à Tolstoï, le lustre aux bougies qui ne vacillent qu’à la fin, la voix de Vladimir Vysotsky, les errances d’Anna, sa fin tragique dans les phares de la locomotive.

Le travail de Gaétan Vassart, courageux et positif malgré une certaine fragilité liée notamment au manque de moyens et à un certain éclectisme, permet une lecture d’Anna Karénine, à travers le filtre d’une équipe généreuse et professionnelle autour de la grâce d’Anna-Golshifteh Farahani, là où les lignes de vie croisent les fils de l’Histoire collective russe dans ses bouleversements politiques et sociaux de la seconde moitié du XIXème siècle.

Brigitte Rémer, 11 juin 2016

Avec : Golshifteh Farahani, Emeline Bayart , Xavier Boiffier, Sabrina Kouroughli, Xavier Legrand, Manon Rousselle, Igor Skreblin, Stanislas Stanic, Alexandre Steiger – Scénographie Mathieu Lorry-Dupuy lumières Olivier Oudiou – costumes Stéphanie Coudert – son David Geffard – vidéo Diego Governatori – dramaturgie Laure Roldan – chorégraphie Cécile Bon – régie générale Sébastien Lemarchand – production Compagnie La Ronde de Nuit

Du 12 mai au 12 juin, au Théâtre de la Tempête, Cartoucherie de Vincennes (75012). Tél. : 01 43 28 36 36. Site : www.la-tempete.fr – Tournée 2016 : Théâtre de Chelles (77) le 4 octobre ; Théâtre de l’Olivier – Istres (13) le 7 octobre ; Scène Nationale d’Albi (81) le 9 octobre ; Théâtre de Chartres (28) le 18 octobre ; Théâtre de Suresnes Jean Vilar (92) les 10 et 15 novembre ; Théâtre National de Nice (06) du 17 au 19 novembre ; La Ferme du Buisson, Scène Nationale de Marne-La-Vallée (77) les 25 et 26 novembre ; L’Equinoxe-Scène Nationale de Châteauroux (18) les 28 et 29 novembre ;  Théâtre de Montélimar (26) le 2 décembre ; Théâtre de Colombres (92) le 8 décembre ; Théâtre de Sens (89) le 9 décembre ; Théâtre de Cesson Sévigné (35) le 11 décembre.

 

 

La Cerisaie

© DR

© DR

Texte Anton Tchekhov – traduction André Markowicz, Françoise Morvan – mise en scène Yann-Joël Collin

Cette pièce en quatre actes de Tchekhov achevée en 1903, fut présentée un an plus tard au Théâtre d’Art de Moscou. « Ma pièce a été créée hier, donc je ne suis pas de très bonne humeur » disait l’auteur qui critiqua la mise en scène de Stanislavski. Nouvelliste et dramaturge russe, auteur d’une quinzaine de pièces, Tchékhov voyait davantage La Cerisaie comme une comédie. Comédie ou tragédie ? En France ce fut Jean-Louis Barrault qui le premier l’a mise en scène, en 1954 et nombre de metteurs en scène s’y sont intéressés, entre autre Giorgio Strehler, Peter Brook, Matthias Langhoff et Manfred Karge, Alain Françon, et l’an dernier la jeune équipe TG Stan.

C’est aujourd’hui Yann-Joël Collin qui propose sa version. Il joue son rôle de metteur en scène et, de la salle éclairée, présente les personnages comme s’il faisait sa distribution. Les acteurs s’avancent devant le rideau rouge posé en fond de scène et entrent dans la danse.

Rentrant de Paris où elle s’est exilée pendant plusieurs années avec Ania sa fille et Charlotta la gouvernante, Lioubov Andreevna Ranevskaia retrouve avec plaisir et émotion la maison familiale et les objets de son enfance : « Ah ! La chambre de quand j’étais petite… » Elle s’en était éloignée après la mort de son fils, noyé sous les yeux de son précepteur, Piotr Sergueevitch Trofimov. A Paris elle a mené une vie légère et dépensière auprès de son amant, duquel elle s’est séparée. Elle retrouve Douniacha sa nourrice, Leonid Andreevitch Gaev son frère grand enfant capricieux, Varia sa fille adoptive cherchant mari, Firs le vieux laquais et Trofimov. Il y a du brouillard sur les cerisiers, « Maman marche dans l’allée… » Visions et flash back vers des moments heureux. « Grand-père… un corbeau ! oiseau de mauvais augure… » On fête le centenaire de l’armoire à livres. A travers tant d’émotion, Lioubov entend à peine les nouvelles : faute de moyens pour l’entretenir, la vente de la Cerisaie est en marche. Iermolaï Alexeevitch Lopakhine, ancien moujik et nouveau riche, essaie d’en être l’intermédiaire. « L’intelligentsia est inapte à tout travail » commente-t-il, proposant des solutions alternatives comme raser La Cerisaie ou y construire des datchas qui pourraient être louées aux estivants. Mais Lioubov et Gaev ne peuvent croire à la fin du domaine et jurent qu’il n’en sera rien. Rêve, élucubrations, recherche d’argent. « Pour commencer à vivre le présent il faut racheter le passé… » dit l’un des personnages.

L’acte 3 souffle le chaud et le froid, entre la fête donnée et la vente de La Cerisaie. C’est Lopakhine qui emporte le marché et devient propriétaire, lui dont le père et le grand-père y travaillèrent en tant que serfs. Lioubov est au désespoir. Au même moment, son amant se sentant seul à Paris, l’invite à revenir. L’acte IV au final est l’acte de la séparation, paysans et domestiques font leurs adieux à Lioubov, au plus mal et qui repart à Paris. Seul reste au domaine, Firs, le vieux serviteur qui n’a jamais bougé et reste seul dans la maison.

La Cerisaie présentée par le Théâtre des Quartiers d’Ivry et la compagnie La nuit surprise par le jour porte pour commentaire De toutes façons, on meurt. Ici, l’enfance, comme la Cerisaie, s’effacent dans les brumes. Yann-Joël Collin prend le parti du plateau vide, des tréteaux, comme il l’avait fait avec La Mouette, présentée l’an dernier au TQI. Il désacralise et se joue de la pièce avec habileté, selon les directives qu’en donnaient son maître, Antoine Vitez : « Jouer La Cerisaie comme un vaudeville… » Le metteur en scène place ici le public au cœur de l’action et va jusqu’à changer le dispositif en cours de spectacle, modifiant radicalement le rapport scène-salle. A la mi-temps du spectacle dans ce qu’on pourrait appeler l’entracte, Yann-Joël Collin prend le spectateur par la main et l’invite à se déplacer. Des banquettes sont installées sur le plateau et se font face. Il est pris dans un tourbillon de musique et de danse et est invité à se joindre à la fête.

Ce concept d’un public encerclé et d’un quatrième mur effacé n’est pas le seul geste posé par le metteur en scène. A certains moments, une caméra suit l’acteur et mène le spectateur par écran interposé, dans les couloirs et le hall du théâtre, elle traverse la rue, filmée dans ses échappées et ses lointains. La mise en perspective par cette fenêtre sur le monde ressemble à une immense Cerisaie, et dans la prise de distance qu’elle induit, tout le théâtre l’est aussi. Les images, réelles et virtuelles conduisent dans cette profondeur de champ là où se perdent les références. « Toute la Russie est notre Cerisaie… »

Depuis plus d’une vingtaine d’années la troupe La nuit surprise par le jour remet en jeu son rapport au théâtre et s’interroge sur la place du public. La Cerisaie représente la fin d’un monde et le théâtre lui-même en devient l’espace scénographique. Les acteurs se glissent avec talent et sobriété dans leurs rôles sur le mode burlesque et du travestissement, troublant les rapports entre le réel et la fiction. Il y a un côté ludique dans cette Cerisaie où l’émotion n’est jamais loin.

Brigitte Rémer, 4 juin 2016


avec Sharif Andoura ou Yann-Joël Collin les 12, 25, 26, 27, 28 et 29 mai,  Cyril Bothorel, Marie Cariès, Sandra Choquet, Manon Combes, Pierre-François Garel, Yordan Goldwasser, Eric Louis, Barthélémy Meridjen, Alexandra Scicluna, Sofia Teillet, Tamaïti Torlasco – collaboration artistique  Pascal Collin, Nicolas Fleury, Thierry Grapotte – musique Antonin Fresson – musiciens Adrian Edeline, Florian Pons – direction technique Frédéric Plou.  

Du 9 mai au 5 juin 2016 au Théâtre d’Ivry Antoine Vitez – 1 Rue Simon Dereure, 94200 Ivry-sur-Seine. Métro : Mairie d’Ivry – Production Théâtre des Quartiers d’Ivry et Compagnie La nuit surprise par le jour – www.theatre-quartiers-ivry.com – Tél. : 01 43 90 11 11.