Archives mensuelles : mars 2016

Cahier d’un retour au pays natal

© Adrian Zapico & Carmine Penna

© Adrian Zapico & Carmine Penna

Texte Aimé Césaire – Dans le cadre des Traversées africaines présentées au Tarmac, du 9 mars au 16 avril 2016.

C’est un poème qu’écrit Césaire à Paris en 1939, à la veille de la seconde guerre mondiale, alors qu’il vient de quitter l’Ecole normale supérieure et rentre à la Martinique, pour y enseigner le français. Il a vingt-six ans. Il écrira une dizaine de versions du poème dont l’une sera dédiée à André Breton. Ce dernier le rencontre à l’occasion de l’escale qu’il fait à Fort-de-France, sur la route de New-York : « La parole d’Aimé Césaire, belle comme l’oxygène naissant…» dit le maître du surréalisme en 1947, dans sa préface pour la publication du texte, qu’il organise aux Etats-Unis. Pour lui, Césaire, c’est « la cuve humaine portée à son point de plus grand bouillonnement, où les connaissances, ici encore de l’ordre le plus élevé, interfèrent avec les dons magiques. »

Texte fondateur, ce Cahier d’un retour au pays natal est d’une poésie à l’état brut, subtile, violente et musicale. Sa vie durant, Césaire n’a eu de cesse d’exprimer l’oppression, le désespoir, la révolte et l’amertume sur la place des Noirs dans la société. Il a créé avec d’autres écrivains noirs francophones dont Léopold Sédar Senghor du Sénégal, René Depestre d’Haïti et Guy Tirolien de Guadeloupe, le mouvement littéraire de la négritude, écrit de la poésie, du théâtre – dont Une saison au Congo et La tragédie du roi Christophe – des essais et des discours. Son Discours sur le colonialisme, publié en 1950 dans la revue Présence Africaine qu’il a contribué à créer trois ans plus tôt avec Senghor, fait date, il est une implacable dénonciation de l’idéologie colonialiste européenne, dont s’empare tout le mouvement.

S’il partage sa vie entre Fort-de-France et Paris, s’oriente vers le politique en étant maire de Fort-de-France et député de Martinique pendant près d’un demi-siècle, Césaire n’oublie pas ses origines modestes. Né à Basse-Pointe d’une mère couturière et d’un père contrôleur des impôts, il fait partie d’une fratrie de sept enfants. On en trouve les signes dans le Cahier, qui parle de l’éloignement et de l’exil. « Au bout du petit matin, une autre petite maison qui sent très mauvais dans une rue très étroite, une maison minuscule qui abrite en ses entrailles de bois pourri des dizaines de rats et la turbulence de mes six frères et sœurs, une petite maison cruelle dont l’intransigeance affole nos fins de mois… Ici, il n’y a que des toits de paille que l’embrun a brunis et que le vent épile. »

Cet admirable Cahier d’un retour au pays natal est inclassable, difficile à transposer sur un plateau. Il est un long poème qui se suffit presque à lui-même, une imprécation, une métaphore, ou la parole des morts. La vision qu’en donne Daniel Scahaise, pour généreuse qu’elle soit, manque d’amplitude. Un tas de sable au centre du plateau comme aire de jeu, un morceau de palissade, quelques briques, un brûlot, un sac dans un coin d’où sortent un réchaud et une théière, lumières immobiles plein feu, une idée de solitude, une image de réfugié. On sent pourtant une hésitation entre deux partis-pris, celui du jeu de l’acteur qui s’isole dans son long monologue et esquisse quelques gestes, dans une première partie, celui de la narration du conteur, beaucoup plus quotidien, qui prend le public à témoin. Ces deux styles ont du mal à cohabiter et le texte ne se déplie pas vraiment, même si Daniel Minoungou, l’acteur, possède une belle présence, l’intensité retombe et la parole de Césaire échappe. Est-ce que les gestes du quotidien banalisent la poésie ? « Au bout du petit matin, cette ville plate, étalée… Au bout du petit matin, la grande nuit immobile, les étoiles plus mortes qu’un balafon crevé. » Est-ce l’essence des mots qui se dilue sous le plein feu ? Ce poème touffu et granitique semble en tous cas résister.

Brigitte Rémer, 30 mars 2016

Mise en scène Daniel Scahaise, interprétation Daniel Minoungou, assistant mise en scène François Ebouele – régie Frédéric Nicaise.

23 au 26 mars 2016, au Tarmac, la Scène internationale francophone – 159 avenue Gambetta. 75020. Tél. : 01 43 64 80 80 – site www.letarmac.fr

Eichmann à Jérusalem

© Pascal Victor/ArtcomArt

© Pascal Victor/ArtcomArt

ou “les hommes normaux ne savent pas que tout est possible”. Texte de Lauren Houda Hussein, mise en scène Ido Shaked.

Créé en 2009 par Ido Shaked et Lauren Houda Hussein, le Théâtre Majâz s’intéresse à l’Histoire et à la mémoire collective, utilisant les archives comme matériau de travail. Son précédent spectacle, Les Optimistes, traitait du conflit israélo-palestinien, non pas sous l’angle de l’historicité mais comme une métaphore.

Pour Eichmann à Jérusalem, la compagnie s’empare des minutes du procès d’Adolf Eichmann, procès qui s’est tenu dans un théâtre de Jérusalem, en 1961, et a duré quatre mois. Ce haut fonctionnaire du Troisième Reich, chargé des affaires juives et de l’évacuation avait signé la mise en œuvre de la déportation et la logistique de la solution finale. Caché en Argentine et ayant échappé à la justice lors du Procès de Nuremberg en 1945, il fut retrouvé quinze ans plus tard, en 1960, exfiltré en Israël, condamné à mort lors de son procès et exécuté. Sa défense reposait sur la notion d’obéissance : « Je ne pouvais pas désobéir… ».

Les minutes du procès sont rapportées dans d’imposants volumes posés sur un bureau, au fond du plateau, elles sont la trame du spectacle. Lauren Houda Hussein a fait un énorme travail pour en prendre connaissance et réaliser un montage. Le langage aride du document original est repris avec simplicité et la parole, sèche, consignée. Ses sources sont répertoriées dans le programme de manière détaillée, donnant l’indication du volume, de la session et de la page. La compagnie s’appuie aussi sur des enregistrements, des écrits, des documents historiques, sur l’interview d’Eichmann dans Life Magazine à son arrivée en Israël, et sur les trois cent cinquante heures filmées lors du procès, même si, dans un parti-pris de mise en scène, aucun document audiovisuel n’est ici présenté. La pensée d’Anna Arendt guide par ailleurs la pensée du spectacle qui emprunte son titre à l’un de ses ouvrages : Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, écrit par la philosophe en 1963 après avoir couvert le procès comme journaliste pour le New-Yorker, et qui a fait polémique. Il est aussi donné lecture des lettres qu’elle avait échangées avec Gershom Sholem qui ne partageait pas ses points de vue.

Nous ne sommes pas dans un prétoire et Eichmann n’est pas incarné. Tout juste une photo posée dans un coin. Le texte est réparti entre les comédiens qui jouent, selon les moments, une dizaine de personnages dont de nombreux témoins, passant d’accusateur à défenseur ou à témoin, mais c’est la voix du bourreau, Eichmann, qui est mise en exergue. La parole circule, la trace laissée par les mots est puissante. Ni chercheurs ni historiens, comme ils le rappelaient lors de la table ronde qui a suivi le spectacle, le Théâtre Majâz ne traite pas de la shoah, ni ne résume le procès. Il s’intéresse au potentiel du mal existant chez les humains, à la question de la responsabilité, à celle de l’obéissance. Quelle représentation du mal, donner ? Le metteur en scène a opté pour un plateau nu ou presque, un espace de répétition dans lequel les mots portés par les acteurs sont à la fois des esquisses et des coups de poignard. On y trouve un portant avec quelques chemises blanches, un rétroprojecteur, un bureau et un piano. L’espace est vide et l’idée forte repose sur la mobilité d’un plateau qui oscille, montant légèrement ou s’inclinant, puis redescendant, tels des sables mouvants dans lesquels l’Histoire s’englue, et donnant une idée d’instabilité et de fragilité. C’est la voix du metteur en scène qui ouvre le spectacle parlant du processus de travail, indiquant que le moteur de recherche repose, pour les acteurs et pour lui, sur l’angoisse.

Auschwitz, Birkenau pour les femmes, l’organisation des camps que les acteurs dessinent au sol, est la même que celle d’une grande entreprise où tout est calculé. Les minutes témoignent de cette organisation démoniaque, ainsi que des transports d’enfants et de la collaboration y compris dans les rangs des institutions juives. Le nombre de déportés par pays est éloquent, les témoignages demeurent à vif.

Le Théâtre Majâz – qui signifie métaphore, en arabe – s’empare des témoignages avec intelligence, déjouant les pièges dans lesquels l’Histoire proche et présente auraient pu les entrainer. Cela tient au puissant travail de recherche fait dans les archives et à la réflexion menée par le tandem Lauren Houda Hussein, qui a grandi entre la France et le Liban et Ido Shaked, israélien, dont le geste laisse place à la mémoire, tout en restant théâtre. Ce spectacle, témoignage d’une traversée qu’ils font avec les acteurs du Théâtre Majâz, porte les traces d’un douloureux passé.

 Brigitte Rémer, le 25 mars 2016

Avec Lauren Houda Hussein, Sheila Maeda, Mexianu Medenou, Caroline Panzera, Raouf Raïs, Arthur Viadieu, Charles Zévaco – dramaturgie Yaël Perlmann – lumière Victor Arancio – son Thibaut Champagne – costumes Sara Bartesaghi Gallo – Scénographie Théâtre Majâz avec l’aide de Vincent Lefevre – assistanat mise en scène Clara Benoit-Casanova.

Du 9 mars au 1er avril 2016, Théâtre Gérard Philipe CDN de Saint-Denis, 59 Boulevard Jules-Guesde. 93207. Saint-Denis – www.theatregerardphilipe.com – Tél. : 01 48 13 70 00.

 

 

 

 

 

 

Phèdre(s)

 © Pascal Victor

© Pascal Victor

Création à l’Odéon Théâtre de l’Europe – Textes de Wajdi Mouawad, Sarah Kane et John Maxwell Coetzee – Adaptation et mise en scène Krzysztof Warlikowski, avec Isabelle Huppert-Phèdre, Andrzej Chyra-Hippolyte 2.

Le mythe de Phèdre vient de très loin. Il remonte le temps depuis Euripide cinq siècles avant JC. L’auteur grec produisit deux pièces, Hippolyte voilé, document aujourd’hui perdu et Hippolyte porte-couronne. Sénèque, au premier siècle après JC, écrivit Phèdre. Plus près de nous et bien connus, les cinq actes de Racine joués pour la première fois sous le titre Phèdre et Hippolyte en 1677, dont il nous est donné d’entendre quelques vers, à la fin du spectacle.

Dans la mythologie grecque, Phèdre est fille de Minos et de Pasiphaé troisième gardien de l’enfer, demi-sœur du Minotaure et épouse de Thésée, roi d’Athènes. Pour se venger d’Hippolyte – fils de Thésée et d’une reine des Amazones – qui lui avait préféré Artémis, Aphrodite, déesse de l’amour et de la sexualité, précipite Phèdre dans ses bras.

Partant de cette mythologie, Krzysztof Warlikowski a choisi de traiter Phèdre(s) au pluriel en rassemblant des textes de différente nature et donnant à l’héroïne plusieurs visages à partir d’une seule et même actrice. Isabelle Huppert, mythique elle aussi, se donne à corps perdu à ses personnages kaléidoscopiques, femmes fatales et de la transgression, et accepte avec courage tous les risques, y compris celui de la démythification.

La première séquence met en espace et en images le texte de Wajdi Mouawad, Une Chienne, écrit à la demande de Krzysztof Warlikowski. Tous deux ont créé des liens et collaborent depuis 2009. Mouawad place l’action « dans un night-club de la péninsule arabique. » Le spectacle s’ouvre sur une chanson écrite pour la grande Oum Khalsoum, Al-Atlal/Les Ruines, merveilleusement interprétée par Norah Krief – qui tient aussi le rôle d’Oenone – accompagnée d’un guitariste : « Jamais je ne t’oublierai, tu m’as enivrée… Y a-t-il éclair semblable à celui de tes yeux ?» Une danseuse mi-orientale mi-crazy horse glisse à la manière d’un serpent, ou d’une sirène. Est-ce Ishtar, déesse astrale de l’amour et de la guerre, ou la « Vierge-immaculée-miraculée » dont parle Mouawad ? Hippolyte se refuse : « Tu mérites tout mon amour. Mais mon cœur est fermé. Une clef est perdue. Autant traîner dans la forêt à la recherche de clairières inconnues. » Pourtant l’assaut donné par Phèdre aura raison de lui, et plus tard, d’elle : « Midi. Soleil écrasant. Le sang est partout. Phèdre arrache le drap souillé de son lit… Du drap, elle fait un nœud coulant. Elle va dehors, attache le drap en haut de l’embrasure de la porte. Monte sur une chaise, passe le nœud autour du cou. Le soleil semble la regarder en face. » Premier suicide. Wajdi Mouawad a construit son texte en cinq chapitres, portant pour titres : Beauté, Cruauté, Innocence, Pureté et Réalité. Aphrodite et Phèdre s’y superposent, comme les images sur grand écran qui brouillent les pistes, vacillent et se démultiplient, augmentant ainsi l’effet d’illusion.

La seconde séquence repose sur L’Amour de Phèdre, de Sarah Kane, pièce écrite en 1996, qui se développe en huit scènes. La jeune dramaturge britannique à la courte vie a traité avec violence et âpreté, de passion et de sexualité. L’action tourne autour d’un Hippolyte à la fierté pudique et sauvage, qui « assis dans une chambre plongée dans la pénombre, regarde la télévision. » Phèdre et un médecin l’observent. Puis Phèdre dialogue avec sa fille, Strophe, et se raconte : « Impossible d’éteindre ça. Impossible de l’étouffer. Impossible. Me réveille avec, ça me brûle. Me dis que je vais me fendre de bas en haut tellement je le désire. » Le tête à tête entre Hippolyte et Phèdre est des plus crus et sur les raisons de cet amour, Phèdre lui répond, provocante : « Tu es difficile, caractériel, cynique, amer, gras, décadent, gâté. Tu restes au lit toute la journée et planté devant la télé toute la nuit, te traines dans cette maison avec fracas les yeux bouffis de sommeil et sans une pensée pour personne. Tu souffres. Je t’adore. » Elle apprend, par Hippolyte, sa liaison avec Strophe. Seconde pendaison d’une Phèdre victime de ses pulsions, comme Sarah Kane le fit elle-même à l’âge de vingt-huit ans. Mort de Strophe. Tête à tête père-fils, entre Hippolyte en prison et Thésée face à la mort de Phèdre.

La troisième séquence est écrite par John Maxwel Coetzee, romancier né en Afrique du sud, Prix Nobel de littérature en 2003, qui s’interroge sur l’ambiguïté et sur la violence. Il met en jeu une intellectuelle extravagante et caricaturale, Elisabeth Costello, parlant de ses recherches sur Eros et des rapports entre mortels et immortels. L’interview prend des dimensions singulières, la fantasque chercheuse – Phèdre numéro trois – y donne ses prédictions et sa vision de l’Armaguedon, lieu symbolique du combat entre le Bien et le Mal.

Ces trois séquences se fondent les unes dans les autres, sans rupture et la scénographie leur sert de trait-d’union. Les personnages évoluent dans une grande pièce nue et claire, celle d’un palace, d’un bordel ou d’un lieu de torture tapissée de grands miroirs et d’écrans panoramiques. Au fond, le pommeau d’une douche dont l’eau, à certains moments, lave ou purifie, côté jardin un lavabo, espaces pour le geste, récurrent, de la pendaison. Deux ventilateurs tombent des cintres puis remontent, ajoutant à la notion de lourdeur et d’enfermement. Une chambre mobile, aux parois de verre, laisse voir par sa transparence les actes de transgression, puis la mort, ainsi Thésée, devant le corps inerte de Phèdre – qui, par un jeu de dédoublement raconte sa propre absence – viole le cadavre ; cynisme et violence sont au rendez-vous.

Krzysztof Warlikowski est un familier de l’Odéon, il y est venu en 2007 avec Krum, d’Hanokh Levin, puis en 2010 pour la création de Un Tramway, d’après Un Tramway nommé désir de Tennessee Williams dans lequel Wajdi Mouawad était co-adaptateur et Isabelle Huppert interprète. En 2011, le metteur en scène présentait Koniec/La Fin, d’après Kafka, Koltès et Coetzee. Il tourne actuellement son spectacle Les Français, réalisé à partir d’un travail sur Proust. Après avoir étudié la philosophie et l’histoire à Cracovie, Warlikowski s’intéresse au théâtre grec et à la mise en scène. Assistant de Peter Brook et de Krystian Lupa, il met en scène l’opéra autant que le théâtre et s’est attaqué aux grands auteurs, de Shakespeare à Mishima et de Dostoievski à Koltès, ainsi qu’aux grands compositeurs, de Wagner à Penderecki et de Verdi à Richard Strauss. C’est une tête chercheuse qui expérimente de nouveaux langages, table sur les complicités artistiques et crée de nouvelles aventures théâtrales. Sa passion pour l’image est une des voies qu’il explore. Pas une séquence de Phèdre(s) qui n’ait, dans un angle, un écran, un moniteur ou une caméra qui renvoient quelques images, petites et grandes comme autant d’écritures au plateau, ou qui tiennent lieu de référence. Quand enfin apparaissent les images de Théorème, film de Pasolini tourné en 1969, on comprend qu’il fit scandale, les Phèdre(s), l’antique comme la moderne ont ce même relent de transgression et de blasphème. Le tragique est là, brutal, violent et excessif, porté par d’excellents acteurs, dont le couple Huppert/Chyra, et par la réverbération des images en miroir sortant d’une machinerie sophistiquée, et fascinante.

Brigitte Rémer, 23 mars 2016

Avec : Isabelle Huppert, Agata Buzek, Andrzej Chyra, Alex Descas, Gaël Kamilindi, Norah Krief, Rosalba Torres Guerrero – dramaturgie Piotr Gruszczyński – décor et costumes Małgorzata Szcześniak – lumière Felice Ross – musique Paweł Mykietyn – vidéo Denis Guéguin – chorégraphie Claude Bardouil – maquillages et coiffures Sylvie Cailler, Jocelyne Milazzo

Du 17 mars au 15 mai, Odéon-Théâtre de l’Europe, Place de l’Odéon. Paris 6ème – En tournée, en 2016 : 27 au 29 mai, Comédie de Clermont-Ferrand Scène nationale – 9 au 18 juin, Barbican London & LIFT – 26 et 27 novembre, Grand Théâtre du Luxembourg – 9 au 11 décembre, Théâtre de Liège (Belgique).

 

 

 

Les Liaisons dangereuses

© Brigitte Enguerand

© Brigitte Enguerand

Texte de Pierre Choderlos de Laclos – Adaptation et mise en scène Christine Letailleur.

Entre ses obligations militaires et les villes de garnison qu’il traverse, le capitaine d’artillerie Laclos se met à l’écriture. Il publie en 1781 Les Liaisons dangereuses, roman épistolaire, et l’œuvre fait scandale. Elle met en vis à vis Madame de Merteuil, marquise et non moins courtisane et le Comte de Valmont, duo d’anciens amants qui, de théâtralité en compétitivité, se révèle diabolique.

Calculs et petites vengeances, manipulations et machinations, subtile initiation, le catalogue de leurs jeux libertins semble inépuisable. C’est Merteuil qui mène la danse, faisant preuve d’une fertile imagination pour arpenter les labyrinthes du désir et de la séduction. Dominique Blanc – avant de rejoindre la troupe de la Comédie Française – l’interprète comme une reine, glissant dans ses somptueuses robes allant du bleu profond au gris moiré, passant par le rouge vif comme dans l’arène, avec une sorte d’autorité évidente. Elle joue et se joue de Madame de Merteuil, froidement calculatrice, avec une grande fluidité et Valmont, Vincent Pérez, exécute, jusqu’au point de rupture, et lui emboîte le pas dans une sorte de sauvagerie amusée.

Leurs proies se nomment Cécile de Volanges, (Fanny Blondeau) jeune novice sortie des ordres qui trompant la vigilance de sa mère – qui avait pour elle d’autres projets – et manipulée par Merteuil, est initiée au plaisir érotico sexuel jusqu’à la nymphomanie, par Valmont ; Mme de Tourvel (Julie Duchaussoy) se refusant à Valmont-Don Juan avant de s’en éprendre follement et jusqu’à en mourir après le dévoilement de la supercherie ; M. Danceny (Manuel Garcie-Kilian) timide professeur de musique et ex amoureux de Cécile, joker de cette partie de poker menteur dans les mains de Merteuil, qui se vengera en provoquant Valmont en duel.

Les Liaisons dangereuses selon Christine Letailleur, ce sont trois heures de spectacle non stop, des plans machiavéliques et des conquêtes qui placent les deux sexes en concurrence et en opposition ; ce sont des pactes opaques entre les deux protagonistes qui tiennent le monde dans leurs mains, se jouent des sentiments et de la vie des autres ; c’est l’idée de venger les femmes, mission que se donne Madame de Merteuil, habile manipulatrice y compris avec ses amies dont Mme de Rosemonde, tante de Valmont.

On est dans le monde du paraître et de la bonne réputation, des rapports de force, de la destruction et de l’autodestruction, de la cruauté. Courtiser, désirer, parier, déjouer, guetter, attendre et écrire sont les paraboles vers l’infini des personnages. Des lettres passent de mains en mains, le poids des mots en ajoute au mensonge. Au final, les deux protagonistes se déclarent la guerre, et la chute est brutale : Valmont est tué en duel et Madame de Merteuil perd son aura et sa féminité sous les huées générales. La morale serait-elle sauve ? Les trois-quarts du spectacle ne le laissait guère à penser et la fin déroute, l’écheveau est dévidé. Fin du cynisme. La scénographie reconstitue avec intelligence une maison de maître, ses espaces suggérés, ses portes dérobées, son escalier menant aux chambres et jouant entre le visible et le caché. Les lumières dessinent les espaces intérieurs.

Les Liaisons dangereuses ont prêté à de nombreuses adaptations dont le film de Roger Vadim tourné en 1959 – dans lequel Jeanne Moreau interprétait Madame de Merteuil et Gérard Philipe Valmont – et au théâtre celle qu’en a faite Heiner Müller en 1987 sous le titre Quartett, monté par les plus grands metteurs en scène – dont Bob Wilson en 2006. Artiste associée au Théâtre national de Bretagne depuis 2010, au Théâtre national de Strasbourg depuis un an, Christine Letailleur sert avec talent cette entreprise pleine de soufre et de complexité, comme elle sait mettre en scène avec la même précision des auteurs aussi différents que Duras, Feydeau, Kleist, Labiche, Platon, Sade, Töller ou Wedekind.

Brigitte Rémer, 15 mars 2016

Avec : Dominique Blanc, Fanny Blondeau, Stéphanie Cosserat, Julie Duchaussoy, Manuel Garcie-Kilian, Vincent Perez, Guy Prévost, Karen Rencurel, Richard Sammut, Véronique Willemaers – Scénographie Emmanuel Clolus, Christine Letailleur – lumIères Philippe Berthomé en collaboration avec Stéphane Colin – costumes Thibaut Welchlin assisté d’Irène Bernaud – son Manu Léonard – maquillages Suzanne Pisteur – coiffures Clémence Magny – assistante à la mise en scène Stéphanie Cosserat.

Du 2 au 18 mars 2016 – Théâtre de la Ville, 2 Place du Châtelet. 75001 – Métro : Châtelet – Site : theatredelaville-paris.com – Tél. : 01 42 74 22 77 – En tournée : du 23 au 25 mars Théâtre national de Nice, du 29 au 31 mars Théâtre de Cornouaille, Quimper. Le texte de l’adaptation de Christine Letailleur est édité aux Solitaires Intempestifs.

 

 

 

 

Cali clair-obscur, photographies de Fernell Franco

@ Fernell Franco - Série Interiores

@ Fernell Franco – Série Interiores

Première rétrospective européenne de l’œuvre du photographe Fernell Franco (1942-2006), présentée par la Fondation Cartier pour l’art contemporain.

Né en 1942 dans un village de la campagne colombienne, Versalles, Fernell Franco s’installe avec ses parents à Cali, troisième ville du pays par sa population, pour fuir le climat de violence qui les menace, dans les années cinquante. Il découvre la ville à l’âge de huit ans et en reste marqué : « En termes visuels, la ville signifia pour moi que la nature s’absentait de mon environnement, que je perdais l’horizon auquel je m’étais habituée en tant qu’enfant.» De ses traversées de Cali à vélo, comme coursier pour un laboratoire de photographies à l’âge de quatorze ans, il observe les quartiers en voie de disparition, ceux voués à la prostitution, les anciennes demeures qui se dégradent, et les fixe dans son objectif, très tôt passionné de photo. En cinéphile assidu qu’il est aussi, il admire le cinéma mexicain et les films italiens néoréalistes qui lui tiennent lieu de formation, leur influence est visible dans son travail.

A l’âge de vingt ans, Fernell Franco devient reporter photographe pour El País et Diario de Occidente puis quelque temps photographe de mode dans une agence. Il y rencontre de nombreux artistes, cinéastes et photographes, avant de s’orienter vers des recherches plus personnelles. Témoin des inégalités de la société colombienne, il capte les espaces urbains les plus informels et dégradés, sortes de non-lieux qui le captivent et retient des moments de vie, expérimentant par des procédés de solarisation, l’ombre et la lumière.

Intitulée Cali clair-obscur, l’exposition porte bien son nom et met en scène ces atmosphères d’ombre et de lumière pour témoigner de la pauvreté, du délabrement, de l’abandon et de l’oubli. Les commissaires de l’exposition, Alexis Fabry et María Wills Londoño, ont sélectionné cent quarante photos prises entre 1970 et 1996, issues de dix séries, élaborant avec précision et subtilité les différentes étapes du parcours de vie de Fernell Franco, mêlées à ses recherches photographiques.

Prostitutas (1970/72) parle, dans une démarche quasi ethnographique, des femmes du quartier Belalcàzar de Cali – du nom du fondateur de la ville – qu’il traversait en allant à l’école. Il a travaillé sur ce même thème des prostituées à La Pilota, dans le port de Buenaventura où il aimait se rendre pour sentir les effluves du Pacifique et le brassage des gens -. « Ce que je cherchais en elle c’était la vérité de la vie lorsqu’elle n’est pas maquillée, même si elle était rude et violente » dit Fernell Franco. Sur ces petits formats en noir et blanc, à l’image qui se démultiplie parfois jusqu’à s’estomper, des femmes allongées, l’esquisse d’un geste, l’attente, le regard d’une autre femme à l’arrière plan, le détail subtil d’une main ou d’un pied, des groupes de femmes. Il y a de la beauté et de la sensualité autant que de la solitude.

Dans ses Interiores (1970/72/78) la grâce pénètre à l’intérieur des bâtiments, sculptée d’ombre et de lumière. Il y a de la nostalgie en ce temps où les plus fortunés quittent le centre de la ville pour de nouveaux appartements à la mode américaine et délaissent les bâtisses anciennes. Fernell Franco a observé par les fenêtres, pour garder traces des intérieurs et de l’ancienne majesté des bâtiments, réinvestis plus tard par les déplacés de l’émigration rurale.

Color popular (1975/1980) montre, sur fond de salsa, des tirages chromogènes sur les murs de la ville et des scènes composées dans les lieux populaires, déserts ou habités : une boulangerie, un café, le dancing El Faisan – sortie de boîte au petit matin, jeu de chromos sur le dedans et le dehors. « Nous aimions tous la salsa et nous allions faire la fête dans des lieux très populaires où l’on écoutait cette musique. Ce genre de danse pour quelqu’un comme moi qui venais des faubourgs, avait un sens. »

Billares (1985). « Les billards étaient de beaux lieux qui disparaissent dans les années soixante-dix avec la rénovation de Cali » regrette Fernell Franco. Il y a dans ses photos de l’observation, de la concentration, l’échange de regards, le temps qui se suspend, une même photographie reprise en donnant de légers dégradés au tirage, le même personnage qui réapparaît, des ajouts à la photo comme un jeu, la composition des arrières plans, différents formats. On devine à peine les personnages, l’attente est sombre, presque noire. Il règne dans ces salles de jeu, un climat théâtral et cérémoniel.

Dans Pacífico (1987) Buenaventura nous est montrée en deux grands formats, l’eau passant sous un ponton, les pilotis et les reflets. Avec Demoliciones (1990) l’objectif accompagne l’effacement de Cali, la disparition de la ville aimée : « La ville que j’aimais lorsque j’étais adolescent, celle de mes promenades à vélo en quête d’une pièce de théâtre ou d’un film à voir, s’est mise à disparaître ou à péricliter à partir des années soixante-dix.» On y voit des restes de couleurs, estompées comme celles d’une fresque ancienne, où encore la surexposition faisant face aux déclinaisons du noir, des débris de vie sur le sol, des lambris, gravats, briques et pierres, des restes d’écritures et de dessins sur des murs lépreux, des sols qui se dégradent, une vie arrêtée. Les planches contact et surimpressions exposées où le soleil colombien cherche à se faufiler à travers une fenêtre, rejoignent une sorte d’abstraction.

Retratos de Ciudad (1994). « Dans mes premiers Portraits de ville j’ai expérimenté la répétition des images dans un même format, et cette ville généralement, c’est Cali. Le ton des manifestations était donné à Cali, théâtre de nombreux scandales qui se répercutaient ensuite dans les autres régions du pays » dit Fernell Franco qui déstructure ici sa composition, l’éclaire et l’obscurcit, la retravaille jusqu’à ce qu’elle crée une autre œuvre, complémentaire, ou prolongement de la première. On y trouve des collages et des assemblages, des compositions : diptyque où le personnage, noir, contraste à l’atmosphère lumineuse de la salle ; triptyque où le photographe décale l’image, et polyptyque comme ces deux rangées de vingt-quatre photos format carte postale qui ressemblent au trait de fusain, entre l’esquisse, le flou, l’effacement et l’abstraction.

Amarrados (1980/1995) témoigne des lieux du commerce informel, des rues. Emballages, ballots, étals et immenses paquets recouverts de bâches et ficelés en des compositions très structurées, sont déposés dans des hangars déserts, au petit matin. Ici, l’objet est en pleine page, isolé par le cadrage. Il s’en dégage une impression de mort.

Cali clair-obscur présente aussi la Ciudad Solar, premier espace artistique alternatif à l’atmosphère communautaire, créé en 1971 à Cali dans un manoir du XIXème siècle que la famille du photographe Hernando Guerrero possédait. Les artistes associés – le Groupe de Cali – s’intéressaient tous à la culture populaire et à la ville. Il y avait les artistes visuels Ever Astudillo et Oscar Muñoz, l’écrivain Andrés Caicedo, les réalisateurs Carlos Mayolo et Luis Ospina. Ce dernier définit Ciudad Solar comme « un mélange de maisons de la culture et de communauté hippie, un lieu ouvert à tout le monde.» Des projections de films, une galerie d’art, un atelier de gravure, un magasin de produits artisanaux, des fêtes, en ont fait un lieu de sociabilité animé où se retrouvent artistes, militants, politiques de toutes tendances et bandes rivales de jeunes. Oscar Muñoz lui, a reçu commande de la Fondation Cartier pour réaliser une installation : El principio de la empatia se compose de quatre photographies sur un même sujet décliné selon de subtils éclairages et une variation du temps d’exposition, à la manière du travail de Fernell Franco. Dans une salle noire attenante, les ébauches de l’œuvre, les étapes et outils de cette installation posés sur une table lumineuse.

Le documentaire réalisé par Oscar Campo qui ferme le parcours, Escrituras de luces y sombra, montre Fernell Franco dans son atelier et dans ses errances, parlant de ses influences et de ses inspirations. Après les images fixes et ses compositions construites telles des peintures d’ombre et de lumières contrastées, le geste et la parole de Fernell Franco transmettent encore d’autres clés de lecture. Petits et grands formats, études et répétitions, réalisme et abstraction impriment un rythme à l’oeuvre que la scénographie de la Fondation Cartier met magnifiquement en exergue.

Brigitte Rémer

Du 6 février au 5 juin 2016 – Fondation Cartier pour l’art contemporain, 261 Boulevard Raspail, 75014 Paris – Métro : Raspail ou Denfert-Rochereau – Tél. : 01 42 18 56 67 – Site : www. fondation.cartier.com – Le catalogue est co-édité par la Fondation Cartier et les éditions Toluca, en édition bilingue français-anglais. Après Paris, l’exposition sera présentée au Mexique du 27 juillet au 2 novembre 2016, au Centro de la Imagén, à Mexico.

 

Les Vagues

©Frédéric Tétart

©Frédéric Tétart

Théâtre-Vidéo. D’après le roman de Virginia Woolf, traduction Marguerite Yourcenar – Adaptation et réalisation Pascale Nandillon, Frédéric Tétart – Création à l’Echangeur de Bagnolet – Compagnie Atelier Hors Champ.

Six amis – Rhoda, Jinny, Suzanne, Neville, Louis et Bernard – se réunissent pour un repas autour de Perceval, l’ami qui part pour l’Inde et y meurt. Une conversation ininterrompue s’engage et croise les fils ténus de la présence-absence. Le mystère est au rendez-vous, par le langage littéraire et métaphorique de l’écrivaine et de sa traductrice : « Je n’essaie pas de raconter une histoire, mais il serait peut-être possible de procéder de cette manière. Un esprit en train de penser. Ce pourrait être des ilots de lumière. Des îles au milieu du courant que j’essaye de représenter… » écrivait Virginia Woolf au sujet de son roman.

Ces éléments de littérature, organisés comme les interventions d’un chœur où chaque récitant est une pièce maitresse, sont rythmés par un important travail de création, visuelle et sonore – dicté entre autre par une caméra in situ qui à certains moments balaye les restes d’un banquet sans convive, sorte de cérémonie funéraire. La mémoire agit, les sentiments se suspendent aux brûlures de la vie, à l’amitié, à la mort. « Je ne crois pas à la valeur des existences séparées. Aucun de nous n’est complet en lui seul » énonce l’un des personnages.

Plusieurs plans scénographiques structurent cette chambre des révélations, comme les plis d’un cerveau à travers lesquels les personnages sont en errance : un écran à l’arrière plan, un pan de mur, cette grande table pleine de verres et de carafes, de fruits et de fleurs, qui s’affichent, grossis par l’objectif de la caméra.

On entend ce spectacle comme une petite musique de nuit trouée de présences fantomatiques et poétiques. De belles images arrivent en flux et en reflux. La table couverte de fleurs et de plantes au final, prend l’allure d’un cercueil. Tout reste un peu énigmatique et légèrement solennel, préciosité du texte oblige. Il n’est pas sûr que l’abstraction des mots et la situation en suspension soient transposables sur un plateau, malgré ici la précision et l’intensité données par les acteurs, la mise en lumières et la mise en sons, vivantes et lancinantes, l’approche sensible de la réalisation.

Brigitte Rémer

Avec : Serge Cartellier, Nouche Jouglet-Marcus, Jean-Benoit L’héritier, Aliénor de Mezamat, Sophie Pernette, Nicolas Thevenot – Vidéo Frédéric Tétart – Lumière Soraya Sanhaji et Frédéric Tétart – Costumes Odile Crétault – Son Sébastien Rouiller – Construction décor François Fauvel

Du 5 au 12 mars 2016 – L’Echangeur de Bagnolet, 59 avenue du Général de Gaulle, Bagnolet – Métro : Galliéni – Site : lechangeur.org – Tél. : 01 43 62 71 20 – Site de la compagnie : www.atelierhorschamp.org – En tournée : automne 2016, Théâtre du Soleil (Cartoucherie de Vincennes) et Les Quinconces/L’Espal (Le Mans) – 2017, Le THV (Saint-Barthélémy d’Anjou).

Frontières

Harragas © Bruno Boudjelal

Harragas © Bruno Boudjelal

Photos – Art – Récits. Une exposition sur le thème des Frontières, les limites et leurs limites, au Musée de l’Histoire de l’Immigration.

C’est une exposition forte et modeste qui est présentée au Palais de la Porte Dorée, conçue par la politologue Catherine Wihtol de Wenden et l’historien Yvan Gastaut, pour le Musée de l’Histoire de l’Immigration : forte par la complexité du sujet alors qu’on assiste aujourd’hui, dans un monde en désordre, à un brouillage des codes diplomatiques et un flou des réalités ouvrant sur le conflit et l’exclusion ; modeste par sa méthode, didactique et documentée, qui fait voyager à travers les temps et les pays, présentant des cartes, témoignages, vidéos, articles, œuvres d’art, extraits de textes littéraires et récits de vie.

Conçue en trois mouvements, l’exposition évoque tout d’abord les pays extra-européens, sous le titre Les murs-frontières dans le monde. Il s’agit ici, par delà les frontières naturelles freinant la mobilité, du marquage et de la fermeture des territoires dans le but de se protéger de l’autre. La Grande Muraille de Chine en est un stigmate, de même que la zone frontalière entre les Etats-Unis et le Mexique, les murs de séparation entre l’Inde et le Bangladesh, ceux qui furent érigés entre les deux Corées, ou entre Israël et la Cisjordanie. L’artiste Anne-Marie Filaire montre ainsi un film photographique intitulé Enfermement, réalisé à partir de relevés de terrain pris sur les zones frontalières des deux côtés de la barrière israélo-palestinienne, qui révèle avec force la déchirure de la séparation : « Ces images parlent de l’enfermement, de la façon dont l’espace est investi, transformé, de la façon dont la vision est bouleversée. »

L’exposition met ensuite la focale sur l’Europe des XXème et XXIème siècles, dans un second mouvement intitulé Vers une Europe des frontières. Elle évoque entre autre les deux guerres mondiales et les déplacements de populations, le Mur de Berlin et le rideau de fer, et aujourd’hui, tout près de nous, Lampedusa, Melilla et les étapes obligées d’un exil monnayé. Cette partie présente l’espace de libre circulation depuis les accords de Schengen, les tentatives d’harmonisation et les dispositifs de sécurité et de contrôle renforcés, le grand exode de migrants, la problématique des capacités d’accueil et des quotas de réfugiés, par pays. La question de la réglementation est traitée à partir de la Première Guerre Mondiale qui impose aux étrangers le port d’un document d’identité, alors que le passeport intérieur était abandonné en France depuis 1860, et qu’il était alors possible de voyager en Europe sans document. La Méditerranée comme espace de contacts autant que de ruptures, devenu un lieu de racket et de violence sur lequel plane l’ombre de milliers de morts emportés dans leurs frêles esquifs. La série des Voitures-cathédrales de Thomas Mailaender illustre, sans commentaire, l’exode, par ces véhicules transportant d’une rive à l’autre de la Méditerranée des amoncellements de bagages, sacs, vélos et objets divers : « Ces containers sur quatre roues sont une matérialisation évidente du concept de la frontière et des frottements culturels qui en résultent » dit l’artiste.

Un troisième temps dans le parcours de l’exposition évoque les frontières françaises intérieures sous le titre Traverser les frontières de la France, pays à la fois de transit par sa position géographique, et d’immigration par l’image qu’elle véhicule de terre des Droits de l’Homme. Sont notamment présentés les postes frontières d’Hendaye et de Vintimille, la douane où l’on décline son identité, Marseille comme porte du Sud, le fleuve Maroni en Guyane française, ressource fondamentale pour l’économie fluviale. Les tampons géants, sculptures de l’artiste Barthélémy Toguo intitulés Carte de séjour, Mamadou, France, Clandestin, symbolisent cette partie et font allusion au coup de tampon qui résume le statut d’une personne : « Nous sommes tous en transit permanent. Qu’un homme soit blanc, noir, jaune, peu importe, il est de toute façon un être potentiellement exilé » précise-t-il. Les témoignages de ceux qui ont vécu l’exil – déracinés puis réfugiés – disent, comme Shahab Rassouli, que « Les frontières sont des lignes imaginaires. »

Une cinquantaine d’artistes traduisent, dans l’exposition, ce sentiment de solitude absolue et de perte de soi. Ainsi les Paysages du départ de Bruno Boudjelal, images prises du pays que l’on quitte, dernier regard sur son pays et Harragas, installation vidéo composée de films des téléphones portables provenant de migrants clandestins ; Les Cahiers afghans, installation de Mathieu Pernot, qui confie à deux réfugiés rencontrés en France des cahiers d’écolier : le premier, Jawad, transcrit le récit de son voyage de Kaboul à Paris : « A chacune de nos rencontres, il me donnait quelques pages de son histoire qu’il me traduisait. J’y voyais le récit d’une épopée moderne, l’histoire en négatif de notre mondialisation. » Le second, Mansour, apporte ses cours de français : « Un langage de la survie, une littérature de l’urgence était traduite du farsi. Je n’ai rien changé à ces écrits, à la brutalité du texte et au récit sur l’exil qu’ils constituaient » dit le photographe qui présente plusieurs blocs de textes écrits sur quarante et une doubles pages de cahiers. Photographe engagé, Gérald Bloncourt fait un travail sur l’immigration portugaise, familles fuyant la dictature de Salazar, et montre le passage à pied de la frontière, dans les Pyrénées. Il présente ici Immigrés portugais train Hendaye-Paris 1965. Bruno Serralongue lui, choisit de capter du hors champ plutôt que de se rallier au collectif de sans-papiers et privilégie les refuges précaires, la nature environnante et l’invisibilité des clandestins aux cabanes improvisées.

Né à Gaza, Taysir Batniji travaille sur le thème de l’errance et réalise la vidéo Départ, en 2003. «Je cherche un langage artistique qui corresponde à ma manière de vivre, au fait que je circule tout le temps » dit-il lors des Rencontres internationales de la photographie d’Arles en 2002. Il montre un ferry chargé de voyageurs qui traverse de part en part le champ fixe de la caméra et détermine ainsi la durée du plan-séquence : « L’utilisation d’un ralenti saccadé brouille le réel et restitue, tremblantes, les silhouettes des passagers. Aucun repère géographique n’est présenté. Dans ce non-lieu, seul l’écho de la mer rappelle le voyage ». Jacqueline Salmon réalise en 2001 Le Hangar, une série de photographies du camp de réfugiés de la Croix-Rouge à Sangatte, près de Calais où l’on ne voit âme qui vive, l’immensité déserte appelle la solitude. Liquid Traces de Charles Heller et Lorenzo Pezzani est une installation forte qui montre le point clignotant où une embarcation partie de Libye dérive dans la zone de surveillance de l’OTAN et n’est pas secourue à temps, malgré ses nombreux appels, laissant disparaître dans les flots plus d’une soixantaine de personnes dont seule une petite poignée seront sauvés. La chilienne Emma Malig – qui a travaillé sur l’art du papier au Japon – clôt le parcours avec Atlas in fine II, sorte de lanterne magique avec ses trois sphères emboitées recouvertes de morceaux de gaze et de tissus brodés où sont projetés l’ombre de bateaux et d’oiseaux, obsessions ou paradis perdu ?

Cette remarquable exposition, pleine de signes et d’objets, de morceaux de vie repris ou réanimés, est en prise avec la problématique des réfugiés qui ne trouve pas de réponse et fait face à la fermeture de certaines frontières. Conçue sur plusieurs années de travail, elle parle des enjeux migratoires dont la clé s’appelle la misère et les guerres. Frontières est une leçon de vie et de mort qui nous parle au plus près de l’actualité, il y est question d’humanité et d’inhumanité, de droits de l’homme et de liberté.

Brigitte Rémer

Commissaires scientifiques Catherine Wihtol de Wenden, politologue et Yvan Gastaut, historien.

Jusqu’au 29 mai 2016. Palais de la Porte Dorée. 293 avenue Daumesnil. 75012. Métro, Tramway : Porte Dorée. Mardi au vendredi 10h-17h30 – Samedi et dimanche : 10h-19h. Site : www.histoire-immigration.fr