Archives mensuelles : février 2016

Le Discours aux animaux

© Fabienne Douce

© Fabienne Douce

De Valère Novarina, par André Marcon, au Théâtre des Bouffes du Nord.

« J’écris des livres qui cherchent à vivifier, armer, relever, qui viendraient à notre secours – au lieu de nous accabler encore. Chacun de nous, chacun des animaux parlants, fait face à des expériences immensément singulières, terrifiantes, ou magnifiques, indicibles. » C’est un parcours d’étrangeté – en écriture comme en peinture – auquel nous convie Valère Novarina depuis 1978, date de ses premières publications. Il écrit tout autant qu’il traduit en expériences visuelles – dessins, peintures, performances – son imaginaire. Ses mots oscillent du concret à l’abstrait. « Nous avons à traverser la tempête verbale, à réveiller des zones du langage, qui n’avaient pas travaillé depuis notre âge de deux ans, de onze mois, d’un jour » disait-il à Marion Chénetier-Alev dans L’Organe du langage c’est la main.

Son invention d’un langage, primitif et raffiné à outrance est ici porté par André Marcon, alchimiste de haut niveau qui rend précieuse la matière sans la rendre arrogante : un langage comme une clôture qui ne serait jamais fermée et laisserait couler le sable, grain à grain, un langage de terre et de cosmogonie ; un acteur-diseur qui le porte comme une voie lactée, ou comme une météorite tombée sur une terre vierge, le plateau.

« Un homme parle à des animaux, c’est-à-dire à des êtres sans réponse. Il parle à trois cents yeux muets. Il prononce Le Discours aux animaux qui est une suite de onze promenades, une navigation dans l’intérieur, c’est-à-dire d’abord dans sa langue et dans ses mots. Un homme parle à des animaux et ainsi il leur parle des choses dont on ne parle pas : de ce que nous vivons, par exemple, quand nous sommes portés à nos extrêmes, écartelés, dans la plus grande obscurité et pas loin d’une lumière, sans mots et proches d’un dénouement. » Il y est question de tombes et d’outre tombe, de solitudes, de corps éclatés, d’animaux mythiques et imaginaires, de quantités, d’alignements de chiffres et de listes. La fin du spectacle ressemble à une longue imprécation où tous les oiseaux de son imagination sont appelés, avant que la lumière ne baisse. « J’ai étudié la solitude » dit le narrateur.

Depuis le 19 septembre 1986, date de sa création par André Marcon sur ce même plateau des Bouffes du Nord, Le Discours aux animaux voyage avec l’acteur. « Chaque représentation est une aventure nouvelle, dit-il. Il n’y a rien de mécanique. A chaque fois que je le reprends, ponctuellement en fonction du lieu, des spectateurs, c’est toujours une chose différente et un spectacle auquel j’assiste aussi, qui continue de me surprendre. » Seul en scène, drapé dans un grand manteau noir, il pétrit les mots et les fait siens. Il n’y a rien que sa présence vibrante, comme le chef d’un orchestre imaginaire, ponctuant le rythme du langage porté par son énergie maitrisée, sans aucun artifice.

Brigitte Rémer, 15 février 2016

Du 5 au 20 février 2016 – Théâtre des Bouffes du Nord, 37 bis Boulevard de La Chapelle, 75010 – Métro : La Chapelle – Tél. : 01 46 07 34 50 – Site : www.bouffesdunord.com – Le texte est publié aux éditions P.O.L.

Le Discours aux animaux sera présenté le 7 mars, à Bonlieu, scène nationale d’Annecy, dans le cadre d’un Grand format consacré à Valère Novarina à compter du 1er mars. Informations : www.bonlieu-annecy.com et tél. : 04 50 33 44 11.

Roberto Zucco, de Bernard-Marie Koltès

© Jean-Louis Fernandez

© Jean-Louis Fernandez

Mise en scène Richard Brunel – Spectacle créé le 12 novembre 2015 à la Comédie de Valence CDN Drôme-Ardèche.

Roberto Zucco est la dernière pièce écrite par Bernard-Marie Koltès en 1988, un an avant sa mort. Il s’inspire de l’histoire bien réelle d’un jeune meurtrier et d’un fait divers qui s’est déroulé quelques mois auparavant. Au point de départ, placardé dans les lieux publics, un avis de recherche avec photo le fascine. Il se renseigne sur l’histoire de cet adolescent à la beauté troublante et suit sa trajectoire. Son nom est Roberto Succo. A quinze ans il a tué son père et sa mère, sans mobile apparent. Interné, il est ensuite rapidement libéré pour cause de normalité : on ne lui trouve aucun désordre psychologique. Dix ans plus tard l’homme récidive et tue six personnes en quelques jours. Arrêté, il fausse compagnie à ses gardiens de prison en montant sur les toits et passe deux mois en cavale. Repris, il est interné et se suicide.

Koltès s’empare de l’histoire et trace les contours de ce personnage ordinaire qui brûle sa vie de façon extra-ordinaire. « Je trouve que c’est une trajectoire d’un héros antique absolument prodigieuse » dit-il dans un entretien au journal Die Tageszeitung. Au cours de ses cavales  Zucco croise trois femmes : sa mère qu’il vient achever et qui fait un amer constat : « Un train qui a déraillé, on n’essaie pas de le remettre sur ses rails. » La Gamine qui tombe éperdument amoureuse de lui et rompt d’avec sa famille, aussi jusqu’au-boutiste et perdue que lui, elle qui le dénonce : « Il avait un très petit, très joli accent étranger. Je lui ai dit que je garderai ce secret quoi qu’il arrive. Il m’a dit qu’il allait faire des missions en Afrique dans les montagnes là où il y a de la neige tout le temps. Il m’a dit que son nom ressemblait à un nom étranger qui voulait dire doux, ou sucré… » La Dame élégante en quête d’une aventure et dont il tue le fils, presque par erreur : « Vous ne laissez à personne le temps de vous aider. Vous êtes comme un couteau à cran d’arrêt que vous refermez de temps en temps dans votre poche… »

Quand la pièce débute, Zucco est en prison. « A peine emprisonné, il s’échappait des mains de ses gardiens, montait sur le toit de la prison et défiait le monde » raconte Koltés. Et il le suit dans sa cavale. La scénographie offre toutes les lignes de fuite permettant d’apparaître et de disparaître dans des jeux d’ombres et de lumières. Ce sont des passerelles en acier, entremêlées et placées à différentes hauteurs qui deviennent mirador et toit de la prison, qui délimitent le quartier et le no man’s land de rues ténébreuses, qui rejouent la maison de la Gamine. C’est bien vu, beau et efficace et cela crée une unité dans la pièce. Zucco glisse à travers ces zones d’ombre et ses rencontres mais rien n’arrête sa fuite en avant : « Je suis un garçon normal et raisonnable, monsieur… J’ai toujours pensé que la meilleure manière de vivre tranquille était d’être aussi transparent qu’une vitre, comme un caméléon sur la pierre, passer à travers les murs, n’avoir ni couleur ni odeur ; que le regard des gens vous traverse et voie les gens derrière vous, comme si vous n’étiez pas là ; c’est une rude tâche d’être transparent ; c’est un métier ; c’est un ancien, très ancien rêve d’être invisible… »

C’est Peter Stein qui, en 1990 à la Schaubühne de Berlin, signait la création mondiale de la pièce qui pose la question des limites entre la normalité et son contraire, et qui observe le moment de bascule où l’homme perd tout sens des réalités et construit sa propre logique destructrice. Koltès précise bien qu’il ne mène pas d’enquête : « Je ne veux surtout pas en savoir plus » dit-il, mais qu’il suit « une trajectoire d’étoile filante. » Son théâtre est plein d’ambivalence et d’obscurité même s’il précise « Mon rêve absolu est d’écrire des romans. Mon premier livre publié était un roman : La Fuite à cheval très loin dans la ville. » 

Robert Zucco dont le S du véritable personnage devient dans la pièce un Z est ici mis en scène par Richard Brunel, directeur de la Comédie de Valence CDN Drôme-Ardèche depuis six ans, et qui se dédie à la mise en scène de théâtre et d’opéra. A la question que lui pose Marion Canelas : « Qu’est-ce qui distingue Roberto Zucco du reste du monde ? » Il répond : « Il a déraillé. La question est pourquoi… La pièce est une trajectoire sur la tentative de faire coïncider sa réalité avec son identité. » Des destins s’y croisent, le metteur en scène en donne la lisibilité et son anti-héros, Zucco – interprété avec intensité par Pio Marmaï – apparaît et disparaît comme un félin, dans un jeu qu’il mène avec ceux qu’il croise – le vieil homme, le frère et la sœur de la Gamine, sa mère et son père, des gens, les gardiens de prison – jusqu’au geste final, sa mort. Un beau travail porté par l’ensemble de l’équipe.

Brigitte Rémer, 9 février 2016

Avec Axel Bogousslavsky le vieux monsieur – Noémie Develay-Ressiguier la Gamine – Évelyne Didi la mère – Nicolas Hénault un homme – Valérie Larroque une pute – Pio Marmaï Roberto Zucco – Babacar M’Baye Fall gardien et flic – Laurent Meininger le père, un flic – Luce Mouchel la Dame élégante – Tibor Ockenfels une pute, un homme – Lamya Regragui la sœur de la Gamine – Christian Scelles gardien et inspecteur – Samira Sedira la mère de la Gamine – Thibault Vinçon le frère de la Gamine. Dramaturgie Catherine Ailloud-Nicolas  – scénographie Anouk Dell’Aiera  –  lumières Laurent Castaingt –  costumes Benjamin Moreau – son Michaël Selam – coaching vocal Myriam Djemour – conseil acrobatie Thomas Sénécaille – coiffures et maquillages Christelle Paillard – assistante à la mise en scène Louise Vignaud  – Le texte est édité aux Éditions de Minuit.

Du 29 janvier au 20 février 2016 au Théâtre Gérard Philipe-CDN de Saint-Denis, 59 Boulevard Jules-Guesde. Métro : Saint-Denis Basilique. www.theatregerardphilipe.com. Tél. : 01 48 13 70 00 – En tournée : 2 au 4 mars Théâtre de Caen – 10 au 12 mars CDN Orléans/Loiret/Centre – 17 et 18 mars Comédie de Clermont-Ferrand.

Tartuffe, de Molière

©Thierry Depagne

©Thierry Depagne

Créé le 26 mars 2014 – Mise en scène Luc Bondy – Odéon-Théâtre de l’Europe Ateliers Berthier – Conseillers artistiques Marie-Louise Bischofberger, Vincent Huguet.

« Il y a tellement d’interprétations du Tartuffe que j’ai tout fait pour faire vivre la pièce. Pas pour l’expliquer » disait Luc Bondy, metteur en scène et directeur de l’Odéon Théâtre de l’Europe.

Disparu le 28 novembre 2015, il a longtemps fréquenté la maladie mais il est resté jusqu’au bout, comme un gardien de phare et capitaine de vaisseau. Il disait qu’il aimait les acteurs et l’a prouvé ici encore. On s’amuse de leur prestation : il y a le parti-pris, excessif mais si drôle, d’un Tartuffe en désordre, pas rasé, cheveu gras et quasi invertébré, interprété par Micha Lescot pour le rôle-titre ; à l’opposé, Orgon, à la prestance de chef d’entreprise, rangé comme un jardin à la Le Nôtre et rentrant de voyage d’affaires ; son épouse Elmire, grande bourgeoise évanescente, sorte de diva défendant les intérêts de son époux en lui dévoilant la dévotion très relative d’un Tartuffe qui lui fait des avances et qui s’est immiscé dans leur maison, jusqu’à l’obtenir en héritage ; Elmire critiquée par une belle-mère cinglante, Madame Pernelle, régentant son monde à la baguette ; il y a Dorine à la langue bien pendue et son staff, entre l’évier et les lourds rideaux de velours derrière lesquels elle prête l’oreille ; il y a Damis, le fils, qui s’oppose au père et Marianne la fille, amoureuse de Valère mais soumise au père qui lui désigne Tartuffe pour époux ; il y a Cléante, frère d’Elmire, qui n’a l’air ni heureux ni malheureux, et le jeu de famille est au complet.

La pièce, dans la version de Luc Bondy, commence autour de la grande table du petit déjeuner où la famille est réunie, sous haute tension, et où s’esquissent les rapports de force qui oscilleront au fil de la pièce : Mme Pernelle vante les mérites d’un certain Tartuffe sous l’ascendant duquel se trouve Orgon, son fils, et tout le monde fait silence, soumis aux caprices de la vieille dame. Et Orgon de reprendre en écho : « Vous le haïssez tous ; et je vois aujourd’hui Femmes, enfants et valets déchainés contre lui ; On met impudemment toute chose en usage, Pour ôter de chez moi ce dévot personnage. Mais plus on fait d’effort afin de l’en bannir, Plus j’en veux déployer à l’y mieux retenir ; Et je vais me hâter de lui donner ma fille, Pour confondre l’orgueil de toute ma famille… » La pièce se termine pourtant sur un happy end autour de la même grande table où la famille est réunie comme pour un banquet, Tartuffe enfin chassé, l’édit du Roi annulant l’héritage qui lui était fait, à demi usurpé, Marianne retrouvant son Valère et tous deux commençant à danser. Luc Bondy déclarait aimer les histoires de famille, c’est l’angle de vue qu’il développe dans sa mise en scène : « Si la famille est un milieu qui me passionne, c’est d’abord parce qu’elle résume toute une société » disait-il, entrainant le public dans cette saga. Au XVIIème, Tartuffe, qui s’intitulait alors L’Hypocrite selon certaines sources, avait fait grand bruit. Présentée au Roi le 12 mai 1664, la pièce fut limitée quelques jours plus tard à des représentations exclusivement privées.

La scénographie – de Richard Peduzzi – repose sur un sol au damier noir et blanc gros carreaux qui transforme les personnages en sujets de jeu d’échec où Tartuffe serait le roi avant de perdre la partie. L’intérieur est bourgeois : une corneille empaillée au mur, des cornes de cerf au dessus des portes, une grande table transformable selon les scènes, entourée de chaises, un évier, des portes et ouvertures, des lignes de fuite et de hauts rideaux de velours prompts à la confidence quand on les tire, une mezzanine où l’on tend l’oreille en passant, un crucifix et une sainte vierge de plâtre, dans sa niche.

La distribution revue en cette reprise – effectuée sous la houlette de Marie-Louise Bischofberger, metteure en scène et épouse de Luc Bondy et de Vincent Huguet – est un peu disparate, mais qu’importe, le parti-pris du metteur en scène reste lisible et le plaisir du jeu circule. Luc Bondy devait mettre en scène Othello il n’en a pas eu le temps, à sa place, la reprise de Tartuffe apporte une belle trace de son travail.

Né à Zürich en 1948, Luc Bondy a effectué la plus grande partie de sa carrière entre l’Allemagne et la France. Il a mis en scène une cinquantaine de pièces de théâtre et d’opéra. Après avoir suivi l’enseignement de Jacques Lecocq à Paris, il présente sa première mise en scène Le Fou et la Nonne de S.I. Witkiewicz à Göttingen, au début des années soixante-dix. En 1984, il met en scène au Théâtre des Amandiers que dirige Patrice Chéreau, Terre Etrangère d’Arthur Schnitzler et Le Conte d’Hiver de William Shakespeare dans la nouvelle traduction de Bernard-Marie Koltès. Il se partage entre Berlin et Paris. En 1985, il prend la direction de la Schaubühne de Berlin où il avait monté plusieurs spectacles, succédant à Peter Stein. Il y reste deux ans et monte, entre autre, Le Temps et la chambre, de Botho Strauss et L’Heure où nous ne savons rien l’un de l’autre de Peter Handke. Beckett, Bond, Büchner, Crimp, Goethe, Horvath, Ibsen, Ionesco, Marivaux, Musset, Pinter, Reza, Schiller, Schnitzler, les plus grands auteurs, sont au générique de ses mises en scène. En tant qu’auteur lui-même, il publie en 1999 chez Grasset Dites-moi qui je suis pour vous qu’il qualifie d’autobiographie imaginaire et chez Bourgois en 2009, A ma fenêtre. De 2003 à 2013, il dirige le prestigieux Festival de Vienne avant d’être nommé en 2012 – de façon assez abrupte – à la direction de l’Odéon Théâtre de l’Europe. Il y a fait un beau travail et Tartuffe fut sa dernière mise en scène. « Je suis un metteur en scène qui puise beaucoup dans la personnalité des acteurs. Ils m’inspirent. Pendant les répétitions je suis leurs trajectoires. D’un mot à l’autre, d’une seconde à la seconde suivante, ils me donnent des idées qui leur ressemblent, c’est-à-dire des pistes que personne d’autre n’aurait ouvertes ainsi pour moi. C’est pour cela que je ne peux pas refaire, replaquer ailleurs du théâtre déjà créé… Quand je pense le corps, l’image, le texte, je les pense ensemble. J’aime que les acteurs affirment émotionnellement ce qu’ils jouent… » bel hommage que Luc Bondy rendait aux acteurs. Hommage que les acteurs lui rendent de même, par cette reprise, ainsi que le public.

                                            Brigitte Rémer, 5 février 2016

Avec : Christiane Cohendy Mme Pernelle – Victoire Du Bois Mariane – Audrey Fleurot Elmire – Laurent Grévill Cléante – Nathalie Kousnetzoff Une servante – Samuel Labarthe Orgon – Yannik Landrein Valère – Micha Lescot Tartuffe – Sylvain Levitte Un exempt – Yasmine Nadifi Filipote un valet – Chantal Neuwirth Dorine – Fred Ulysse Mr Loyal – Pierre Yvon Damis – décor Richard Peduzzi – costumes Eva Dessecker – lumière Dominique Bruguière – maquillages coiffure Cécile Kretschmar.

Odéon-Théâtre de l’Europe – Ateliers Berthier, du 28 janvier au 25 mars 2016. 1, rue André Suarès. 75017 – www.odeon-odeon.eu – Tél. 01 44 85 40 40.

 

Edouard Al-Kharrat, l’Alexandrin

© Nabil Boutros

© Nabil Boutros

Romancier, nouvelliste, poète, traducteur, critique littéraire et critique d’art, Edouard Al-Kharrat s’est éteint au Caire le 1er décembre 2015, à l’âge de 89 ans. Jovial, engagé dans le champ culturel de son pays et le milieu littéraire, il a soutenu sans relâche les jeunes écrivains et jeunes poètes, à l’écoute des formes nouvelles et montrant la voie. Il a gardé l’empreinte d’Alexandrie où il est né, et marqué Le Caire où il fut un écrivain majeur de sa génération.

Né en 1926 dans une famille copte de Haute Egypte, Edouard Al-Kharrat était titulaire d’une licence en droit de l’Université d’Alexandrie. Défenseur de la cause des peuples d’Afrique et d’Asie, il s’est investi pendant vingt-cinq ans – de 1959 à 1983 – dans l’Organisation des écrivains africains et asiatiques, avant de se consacrer exclusivement à l’écriture. Il a publié une cinquantaine de textes de différentes formes – récits littéraires, traductions et critiques, entre autre -. Il a notamment traduit du français en langue arabe le livre d’Aimé Azar, La peinture moderne en Egypte, mettant en exergue les photographes, peintres et sculpteurs dont Adam Henein le plus célèbre du pays, créateur du symposium d’Assouan qui réunit chaque année pendant un mois de jeunes sculpteurs du monde entier venant travailler le granit. Il a participé à la création de magazines culturels d’avant-garde comme Lotus ou Galerie 68 et a reçu de nombreux prix – en 1999, le Prix du mérite de l’Etat et le Prix Naguib Mahfouz décerné par l’Université américaine du Caire, et en 2008 le Prix de la création romanesque décerné par le Conseil suprême de la Culture -.

Amoureux de sa ville natale, Al-Kharrat s’en est imprégné et a longuement écrit pour lui rendre hommage, à travers notamment deux de ses célèbres romans : Alexandrie terre de safran publié en 1986 et édité en France en 1990 ; et Belles d’Alexandrie, publié en Egypte en 1990 et en France en 1997. A travers des lambeaux de mémoires et de rêves, Alexandrie terre de safran donne une vision de la ville sous forme de tableaux, de bribes et d’images où le narrateur se superpose à l’enfant et à l’adolescent du roman. Ses souvenirs d’enfance, finement ciselés autour de paysages et d’objets, témoignent du quotidien de la ville dans les années trente-quarante et s’inscrivent dans un mouvement de va-et-vient, sans véritable chronologie. Métaphore de la Méditerranée, Belles d’Alexandrie, est une suite de brefs récits tissés de ses amours, des scènes de la vie quotidienne, de dialogues et de souvenirs d’adolescence dans l’Egypte des années quarante. La figure féminine comme archétype de l’énigme du monde, l’inspire.

Son ouvrage, Les pierres de Bobello, est ensuite édité en France en 1999. Al-Kharrat y parle d’un jeune adolescent qui, à partir de l’occupation anglaise, rêve de poésie, d’amour et de révolution. Les ruines de Bobello, le cimetière des Coptes, l’ancien temple d’Apollon en sont la toile de fond. L’écrivain appelle la mémoire et rejoint la patrie des morts, de l’autre côté du Nil, redonnant vie aux figures pétrifiées. La même année est publiée en France La danse des passions, une suite de nouvelles où le monde se suspend et regarde le champ social où se superposent le rêve et la réalité, l’amour et la mort, le monde extérieur et l’introspection.

« Ce rivage méditerranéen est long, étiré, fragile, de se trouver entre le plein et le vide, lieu agité d’une vie intense entre la mer et le désert libyque, comme une taille étroite et mince, dont on craint qu’elle ne se brise à tout instant » écrit-il parlant de La Méditerranée égyptienne, ouvrage écrit à quatre mains avec l’historien Mohamed Afifi où il parle d’un espace multi-ethnique et multi-culturel. La diversité culturelle de la région l’intéresse. Et dans la Préface qu’il écrit en 2008 pour l’ouvrage Les Coptes du Nil, sur les photographies de Nabil Boutros, Al-Kharrat définit l’Egypte comme « un creuset où se fondent des minerais divers en une entité singulière, à la fois harmonieuse et multiple. » Copte lui-même, il en montre les singularités : « Habité d’un sens instinctif de l’éternité, le Peuple copte vit un christianisme enraciné dans la tradition étonnement présente des Pères du désert : Antoine, Macaire, Pacôme… Un temps tissé du rythme des liturgies, des fêtes, des mystères et des sacrements mais qui n’empêche pas la vie de sourdre, joyeuse et nourricière. Comme l’eau du Nil. »

Virtuose en poésie, Al-Kharrat a décliné une vaste gamme de couleurs, d’impressions et de sentiments, redisant son amour de l’Egypte dans de nombreux poèmes en prose : « La terre est aride et désolée, telle que je l’ai toujours connue, ou toujours haïe, et souffle des vents de douleurs oubliées jamais disparues… » Il dépose ses interrogations sur la vie et l’amour, sur l’exil intérieur : « Tout le monde est oublié et passe. Pour quelle raison je cours après le rêve ? Après les chimères ? Pourquoi allumer des lampes qui s’éteindront alimentées de l’huile de mon coeur ? Pourquoi chanter quand mon chant est tissé par le vent ? Pourquoi écrire sur le sable aux bords de l’eau ? Pourquoi donner toute mon âme en encens de ton âtre ? Tout, tout est vain et dans la poigne du vent. Tout le monde est oublié et passe. »

Il laisse un vide en Egypte, un blanc sur la page, ses mots gravés sur le mur aux écritures de la Bibliotheca, à Alexandrie.

Brigitte Rémer, 1er février 2016