Archives mensuelles : juin 2015

Grands Prix de la critique

InvitationGrandsPrixAPCTMDL’association professionnelle de la critique de théâtre, de musique et de danse a remis ses Prix, rendant hommage aux artistes qui ont marqué la Saison 2014-2015, dans chacune des disciplines. Stéphane Capron, de France Inter, était le Maître de cérémonie.

Le Collège Danse a attribué son Grand Prix à Hofesh Shechter pour la chorégraphie Disappearing Act présentée au Théâtre des Abbesses. Le chorégraphe, par la voix de Claire Verlet chargée de la programmation Danse au Théâtre de la Ville, a remercié les équipes françaises qui, dit-il, défendent « une certaine idée de l’art » ; Aurélie Dupont, danseuse étoile pendant dix ans à l’Opéra de Paris, a été nommée Meilleure Interprète pour L’histoire de Manon, gala d’adieux qu’elle a donné récemment ; l’Association des centres chorégraphiques nationaux – qui fêtent cette année leurs 30 ans – a reçu le Prix de la Personnalité chorégraphique de l’année, belle idée de choisir un collectif qui soutient la création indépendante et qui a mission de service public ; Marlène Ionesco, réalisatrice et productrice de portraits d’étoiles, a reçu le Prix du Meilleur film sur la danse pour Ouliana Lopatkina la Divine ; Nadège Manuta le Prix du Meilleur livre pour son Incroyable histoire du cancan, qui, dit-elle en lançant un grand écart, témoigne de « l’intelligence du peuple. »

Neuf Prix ont été décernés pour la Musique, on ne peut dans cet article qu’en citer quelques-uns : le Prix de la Personnalité musicale de l’année a été remis à Laurent Bayle, directeur général de la Cité de la Musique et Président de la Philharmonie qui accueillait la remise des Prix et qui a voulu y associer le nom de Pierre Boulez. Il a aussi rappelé l’acoustique exceptionnelle de la grande salle et le choix de l’architecte, Jean Nouvel, choisi et voulu en dépit de la polémique, et qui par cette belle réalisation permet l’émergence d’un lieu et d’un nouveau modèle pour l’émergence des musiques ; le Grand Prix pour le meilleur spectacle lyrique de l’année a été attribué à Dardanus, opéra de Jean-Philippe Rameau, sous la direction musicale de Raphaël Pichon avec l’Ensemble Pygmalion, dans une mise en scène de Michel Fau à l’Opéra de Bordeaux, avec mention spéciale pour les décors, costumes et accessoires créés dans les Ateliers de l’Opéra et un hommage rendu au directeur sortant, Thierry Fouquet, présent à la cérémonie ; le Prix pour la Meilleure diffusion musicale audiovisuelle a été donnée pour le dvd Lulu d’Alban Berg, sous la direction musicale de Paul Daniel et dans la mise en scène de Krzystof Warlikowski, créée au Théâtre de la Monnaie de Bruxelles.

Le théâtre enfin a remis son Grand Prix à Henry VI de Shakespeare, spectacle fleuve monté par Thomas Jolly et présenté l’été dernier à Avignon, qui fait se rejoindre popularité et exigence et qui parie sur le collectif ; le Prix du meilleur spectacle étranger à Lev Dodine pour La Cerisaie, metteur en scène russe invité par Patrick Sommier et la MC 93 Bobigny chaque saison depuis une douzaine d’années, avec des trésors de réflexion et un potentiel d’acteurs, tous remarquables ; le Prix du meilleur livre sur le théâtre attribué à Béatrice Picon-Vallin, directrice de recherche au CNRS pour son ouvrage Le Théâtre du Soleil, les cinquante premières années et son évocation du même Prix reçu il y a vingt-cinq ans, pour son livre sur Vsevolod Meyerhold, tout en déclarant « qu’aucun livre sur le théâtre ne peut s’écrire sans les autres. »

Au moment où l’art et la culture sont mis à mal par le politique distrait, toute manifestation visant à encourager les artistes est un positif. Ces Prix sont le résultat de votes, mais il y a aussi beaucoup d’autres artistes qui, dans leurs singularités, et dans des conditions plus que précaires, inventent de nouveaux mondes.

Brigitte Rémer

Tous les Prix de la critique – Palmarès 2014/2015 sur le site de L’association professionnelle de la critique de théâtre, de musique et de danse : www.syndicat-critique-tmd.fr

L’Arbre magique

© DR Théâtre de la Ville

© DR Théâtre de la Ville

Théâtre Karagöz – théâtre d’ombres venant de Turquie, dans le cadre des Chantiers d’Europe. Conception et manipulation Cengiz Özek.

Un petit écran de mousseline blanche – appelé ayna, qui signifie miroir tendu au centre d’un castelet très simple, recouvert d’un textile. Quelques mots en français, pour présenter l’histoire jouée en langue turque de deux personnages traditionnels très contrastés : Hacivat, cultivé et vantard, envoie à Karagöz, homme du peuple et naïf, un peu trompeur un peu bagarreur, son serviteur, pour l’obliger à travailler. Après différentes péripéties arrive un arbre enchanté. Karagöz en coupe les branches et se retrouve changé en âne. Hacivat venant à son secours lance ses imprécations pour qu’il retrouve une forme humaine, mais le Génie à nouveau agit et change Hacivat en chèvre… Une sorte de lutte entre le bien et le mal s’engage.

Le théâtre Karagöz – qui signifie Œil noir – est un théâtre d’ombres construit à partir des traditions turques qui nourrissent l’imaginaire collectif. L’argument est ici adapté et la mise en scène, contemporaine. Un seul conteur manipulateur, Cengiz Özek – appelé hayalî, le créateur d’images – est à la manœuvre, il incarne tous les personnages et guide avec dextérité et du bout des doigts ses figurines par de fines baguettes. Il est aussi le concepteur des ombres, de trente cinq à quarante centimètres de haut, finement découpées dans du cuir ou de la peau de chameau et de buffle travaillée jusqu’à devenir translucide, puis teintée pour traduire les couleurs lors de la projection. Un dairezen l’accompagne et joue du tambourin, ponctuant les actions de ses percussions, prenant en relais le dialogue ventriloque. Derrière l’écran, une lampe appelée bem’a – auparavant une lampe à huile – devant laquelle passent les ombres qui s’y projettent en une véritable chorégraphie. Le conteur joue des nombreuses déclinaisons de sa voix, chantée, psalmodiée ou contée, et donne vie aux ombres avec plaisir, ruse et partage. Le combat entre Karagöz et le serpent est un pic dramatique qui effraie, et les incantations du Génie font trembler la lumière.

Dans la salle, les enfants sont concentrés sur l’action qui par sa précision et sa vitesse d’exécution parfois évoque le dessin animé. Mais le conteur et l’intimité de ce petit écran rappellent que la technique est artisane, et que devenir un maître du théâtre d’ombres prend des années de formation et une vie d’exercices quotidiens, comme un danseur à la barre ou un pianiste sur son clavier.

L’autorisation de représenter les pièces de Karagöz en Turquie remonterait au XVIème siècle mais plusieurs pays s’en arrachent la primeur : Turquie, Grèce ou Egypte ? On dit que la source des deux personnages populaires, Karagöz et Hacivat, viendrait de deux travailleurs qui ayant distrait les ouvriers lors de la construction de la mosquée de Bursa pendant le règne de Orhan, furent exécutés pour le retard des travaux, c’est ainsi qu’ils devinrent des héros populaires.

Saluons le travail de Cengiz Özek qui tourne beaucoup à l’étranger et souvent en Asie, autre territoire de tradition pour le théâtre d’ombres.

 Brigitte Rémer

Programme Chantiers d’Europe – Enfance et Jeunesse – à l’initiative du Théâtre de la Ville. Spectacle présenté au Théâtre Paris-Villette, les 20 et 21 juin 2015.

Sony Labou Tansi, le poète

© Christophe Laurentin

© Christophe Laurentin

Il y a vingt ans disparaissait le grand écrivain congolais, Sony Labou Tansi. L’association Ecritures en partage créée à l’initiative de Monique Blin lui rend hommage, en organisant une lecture-spectacle à la Librairie-galerie Congo que dirige Sylvain Mpili.

Grand nom de la littérature et du théâtre africains, poète aussi, Sony Labou Tansi est une référence dans la création contemporaine. Fortement engagé politiquement il dénonce la dictature et la torture, la corruption et le culte de la personnalité, écrit la révolte. Il obtient plusieurs Prix : le Grand Prix de l’Afrique Noire pour son roman L’anté-peuple publié en 1983, le Prix Francophonie de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques pour l’ensemble de son oeuvre et le Prix Ibsen, décerné par le Syndicat de la critique dramatique, pour sa pièce Antoine m’a vendu son destin.

Deux textes, lus par Jean-Lambert Wild, directeur du Théâtre de l’Union – Centre Dramatique National du Limousin, et Criss Niangouna, acteur, s’entrelacent avec force au cours de la soirée : Je, soussigné cardiaque publié en 1981, et une interview de l’auteur par Bernard Magnier en 2005, publiée dans Paroles inédites. Le choix des textes et le montage sont signés de François Rancillac, directeur du Théâtre de l’Aquarium. Les lectures ont été suivies d’une discussion, modérée par Jean-Pierre Han, rédacteur en chef des Lettres Françaises et de Frictions.

Les mots de ce Pasolini africain, comme le nomme Jean-Lambert Wild, frappent fort : Je, soussigné cardiaque est le tête à tête entre deux hommes, enseignant et directeur, dont l’un dépend hiérarchiquement de l’autre et qui poussent la provocation à l’extrême : « – Je commande, vous obéirez. – Je ne vous obéirai pas. ..» « Les hommes de mon calibre n’ont pas de marche arrière… Je suis impossible à mettre en conserve » ou encore « Tout dans ce monde m’appartient, les idées, les nations… » Puis l’enseignant se heurte, à l’hôpital, au certificat médical qu’on ne veut pas lui donner et la situation vire à l’absurde. Enfin il vient remettre ce papier au directeur, mais celui-ci fait dire qu’il n’est pas là… « Je suis venu vous tuer, pour me mettre au monde… »

Les Paroles inédites sont passionnantes car l’homme est présent et partage ses réflexions  sur l’art, le théâtre et la vie : « Aucun art ne se conçoit sans effronterie, c’est un acte subversif… L’art est ce nouveau nouveau monde ». A la question : « Pourquoi écrivez-vous ? » Sony Labou Tansi répond : « Parce que mes entrailles et ma respiration… » et si on lui demande ses sources littéraires, il dit : « la rue et la mémoire » Il écrit, raconte des histoires, pratique un théâtre de résistance à Brazzaville avec son Roccado Zulu Théâtre et qualifie « d’ouvriers du rêve » ceux qui font le théâtre. Il évoque sa relation à la langue française et fait le constat que la communication ne crée que des solitudes. Quand il parle de poésie, il ne s’agit ni de diction ni de syntaxe, mais des idées cachées derrière et de l’invention de la langue.

Bernard Magnier qui interviewe Sony souligne dans son œuvre le rôle de la femme en tant que décideur. Et l’écrivain de regretter : « On ne paie pas les femmes qui élèvent des enfants… ! » revendiquant le fait d’être touche-à-tout : « C’est pour ça que je me suis engagé en politique, c’est nous tous qui arrangeons le monde, c’est le rôle du vivant. Je suis concerné par tout se qui se passe dans ce monde, parce que je suis vivant » dit-il.

Dans son engagement politique il aurait voulu « vendre l’armée et développer l’agriculture » et il s’est investi dans une association contre le désœuvrement des jeunes. Pour lui « les actes, c’est s’organiser. » Et quand on l’interroge sur sa responsabilité en tant qu’écrivain il répond en tant qu’homme : « Nous devons tous ajouter du monde au monde par notre exercice d’imagination. » Il cite Antonin Artaud : « Nous ne sommes pas encore au monde, la raison de vivre n’est pas encore trouvée. Le rêve est notre premier pas pour ajouter un peu de grâce en ce monde » et dans sa déclaration d’optimisme dit : « La vie a une telle saveur, une telle force… On ne peut pas maitriser la vie, c’est une explosion… L’essentiel ? La valeur fondamentale de ta vie, de ma vie, de la vie, de la vie de l’autre. » Une belle générosité, la force du verbe, des valeurs, la création, tels sont les univers qu’habitaient Sony Labou Tansi qui dénonçait aussi dans son œuvre la misère et la déshumanisation. Et dans Ici commence Ici, manuscrit de poésies resté inédit pendant quarante ans, Sony dit : « Maintenant mes frères, nous montons par la route que vous connaissez peupler le sang des marigots. Nous montons inlassablement castrant les étoiles pour tuer le néant. »

Lors de l’échange qui a suivi la lecture, Monique Blin a parlé de sa rencontre avec l’écrivain, à Brazzaville, évoquant sa personnalité frappante. Il fut invité plusieurs fois au Festival des Francophonies de Limoges qu’elle dirigeait, véritable lieu de la rencontre et de la discussion. Elle l’a accompagné et soutenu, fait connaître son travail théâtral et confirme qu’il voyait très loin, qu’il y avait quelque chose de prémonitoire dans son œuvre et qu’il a marqué de nombreux artistes. Il avait une envie d’écrire permanente et écrivait pour sa troupe de théâtre, invitait des metteurs en scène permettant ainsi aux acteurs de confronter les techniques et de s’en emparer : Pierre Vial, Daniel Mesguich, Michel Rostain et Jean-Pierre Klein mort en vol dans l’attentat de Ténéré, s’y sont rendus.

Cette soirée hommage a aussi fait entendre un magnifique poème intitulé Mais… Parler : « Les mots me charment, me font signe et me demandent de trouver du travail, sous ma plume. Les mots croisent les mains et s’asseyent …» Visionnaire et humain, deux mots clés qui résument bien Sony Labou Tansi, l’homme et l’artiste.

Brigitte Rémer

 A l’initiative de Monique Blin, en partenariat avec le Théâtre de l’Union Centre Dramatique National du Limousin, la SACD, le Théâtre du Mantois La Nacelle Scène Conventionnée, et la Librairie-galerie Congo, 23 rue Vaneau, 75007 – Métro Saint-François-Xavier – e-mail : marie-alfred.ngoma@lagaleriecongo.com tél : 01 40 62 72 83 – Ecritures en partage – e-mail : ecrituresenpartage@yahoo.fr

Bibliographie pour le théâtre : Conscience de tracteur, N.E.A.-CLE (1979) – La parenthèse de sang et Je soussigné cardiaque, Ed. Hatier-Monde Noir – La rue des mouches, Revue Equateur n°1 (1986) – Moi, veuve de l’empire, Ed. Avant-Scène Théâtre n°815 (1982) – La résurrection rouge et blanche de Roméo et Juliette, Acteurs (1990) – Le coup de vieux (coécrit avec Caya Makhélé, R.F.I.) Présence Africaine – Antoine m’a vendu son destin, Collection Scènes sur Scènes, Ed. Acoria (1997). Publié aux Editions Lansman (Belgique) : Qui a mangé Madame d’Avoine Bergotha ? (1989), réédition 1995,Une chouette petite vie bien osée (1992), Qu’ils le disent… qu’elles le beuglent (1995) – Une vie en arbre et chars… bonds (1995)- Monologues d’or et noces d’argent (1996).

La vie de Galilée

© Dominique Brillault

© Dominique Brillault

Pièce de Bertold Brecht écrite en 1938, traduction Eloi Recoing, mise en scène Jean-François Sivadier, artiste associé au Théâtre national de Bretagne où fut créée la pièce, en janvier 2002. Cent cinquante représentations ont été données en tournée.

Brecht écrit La Vie de Galilée alors qu’il est en exil au Danemark et reprend son texte à plusieurs reprises, jusqu’à sa version berlinoise, en 1955. C’est une pièce centrale dans son œuvre qui colle à son parcours, en plein cœur du nazisme et à ses idées politiques, vers la recherche de plus de démocratie. Elle place le combat entre la science et le pouvoir religieux. Galilée, sur les traces de Copernic, démontre scientifiquement que la Terre tourne autour du Soleil, et non l’inverse. Il décale le système des représentations, ébranle la communauté scientifique, se met à dos les philosophes aristotéliciens et s’attire les foudres de l’église.

Son apport scientifique est immense dans les domaines de la mathématique, la physique, la mécanique et l’astronomie et il défend la théorie des corps flottants en prouvant que la glace flotte au-dessus de l’eau. Mais il déstabilise l’ordre du monde alors que l’obscurantisme religieux l’emporte, et malgré l’appui du pape Urbain VIII un temps, se voit contraint d’abjurer.

Dans la mise en scène de Jean-François Sivadier la pièce commence à la manière d’un conte, sur un tréteau, devant une toile tendue : le maître transmet à son jeune élève Andrea son savoir, et il ruse car l’élève est peu doué. Il utilise des jeux de mots et des jeux de mains, devinettes et rébus, et joue sur l’adresse au public. Comme un bonimenteur, il parle de terre, de soleil et d’étoiles, d’astronomie nouvelle et pour mieux regarder le ciel et faire le commentaire de ce qu’on y voit, invente la lunette astronomique « le temps de fournir des preuves »... Ciel aboli est son leitmotiv. Sa démonstration de la rotation de la terre à partir d’une pomme semble aussi ludique que savante : « Et voici un temps nouveau, tout bouge » clame-t-il.

Décoré de guirlandes de lumières jusque dans la salle, autour du spectateur, son discours d’intronisation sur la liberté de penser, les questions métaphysiques touchant à la science, Dieu et la théocratie, les discussions philosophiques sur Aristote – qui s’est aussi intéressé à la physique et à l’astronomie – et sur Ptolémée – qui avait consigné dans l’Almageste son observation des astres – sont au cœur de l’œuvre de Brecht. Galilée – excellent Nicolas Bouchaud, très présent, très humain – proclame avec enthousiasme son incessante profession de foi en la raison humaine et combat pour faire entendre ses thèses. Il sera convoqué à Rome par l’Inquisition, et plus tard accusé d’escroquerie à la cour de Florence par les prélats, moines et savants qui crient au scandale et nourrissent la polémique : « De telles étoiles sont-elles nécessaires ? »

Une scénographie sobre et inventive, conçue par le metteur en scène secondé de Christian Tirole, sert le propos, plateforme inclinée faite de caillebotis, presque austère, et qui réserve de nombreuses surprises : au fil de la représentation se construisent et se sculptent espaces et volumes, se montent palissades et praticables représentant le cabinet de travail à Padoue, le Palais des Médicis et la Maison de Galilée à Florence, le conclave et le Vatican, ou le Carnaval.  

Le ballon bleu, sa terre, et la scène savoureuse où les religieuses chaussées de planches de bois glissent, claquètent et caquètent comme les sorcières de Macbeth, ont une gaîté poétique ; comme la scène du doute où les acteurs mettent leur nez de clown ; et comme de nombreux autres tableaux dans la mise en scène de Sivadier, qui circule et évolue depuis douze ans. Les images s’y succèdent, joyeuses. Ainsi le pape qui revêt les habits sacerdotaux et qu’on couvre de blanc pour le grand cérémoniel, ou encore le Cardinal qui descend du ciel comme un Saint-Esprit.

Au Vatican, Urbain VIII reçoit le Cardinal Inquisiteur qui attaque violemment « l’esprit de révolte et de doute » de Galilée et fait pression pour qu’on livre l’hérétique à l’Inquisition, ce qui sera fait. On le retrouve prisonnier, en résidence surveillée, loin de la ville et sous le contrôle de sa fille, Virginia, dont il avait brisé le mariage. La terre attachée au pied comme un boulet, Galilée rédige en secret son Traité pour deux sciences nouvelles qui fonde la science moderne. « Je continue » dit-il. Il fait ensuite son autocritique, et après avoir abjuré s’accuse d’avoir trahi, « le seul but de la science étant de soulager l’existence humaine. » La dernière séquence reprend le dialogue entre le maître et l’élève, ponctuée cette fois d’un lourd silence. « Elle, a gagné… la raison a gagné, pas moi… » reconnaît-il. Andrea s’en va, cachant dans ses bagages à la demande du maître le précieux Traité, Discorsi. Et quand Andrea s’écrie : «Malheureux le pays qui n’a pas de héros ! » Galilée imperturbable, répond : « Malheureux le pays qui a besoin de héros ! »

La Vie de Galilée n’est pas une pièce historique, plutôt une fable, rarement montée – car longue et avec de nombreux personnages – ici bien portée par les huit comédiens qui pour la plupart tiennent plusieurs rôles. Georg Büchner dans une lettre à sa famille disait : « Le poète dramatique n’est à mes yeux rien d’autre qu’un historien, mais il s’élève au-dessus de ce dernier, du fait qu’il crée pour nous l’histoire une deuxième fois, et qu’au lieu de nous en donner une relation sèche, il nous plonge immédiatement dans la vie d’une époque, qu’au lieu de caractéristiques, il nous montre des caractères, et des figures au lieu de descriptions. » L’histoire chez Brecht rejoint le poème. Georges Wilson l’avait mise en scène en 1963, au Théâtre National Populaire et Antoine Vitez en 1990, à la Comédie Française. Ce combat entre lumière et obscurité, croyance et recherche scientifique, retranscrit par l’intelligence de la mise en scène, se pose dans une forme simple et inventive digne du théâtre populaire dans le meilleur sens du terme.

Pour parler de la distanciation brechtienne, Roland Barthes écrivait : « Or, un homme vient… qui nous dit, au mépris de toute tradition… que l’action ne doit pas être imitée, mais racontée ; que le théâtre doit cesser d’être magique pour devenir critique, ce qui sera encore pour lui la meilleure façon d’être chaleureux. »

« – Comment est la nuit ?… – Claire… ! » ces derniers mots ferment la pièce.

 Brigitte Rémer

 Avec : Nicolas Bouchaud, Galilée – Stephen Butel, Andrea, un moine – Éric Guérin, Priuli, le mathématicien, le très vieux cardinal Bellarmin, Gaffone, un homme – Éric Louis, Sagredo, Cosme de Médicis, le petit moine – Christophe Ratandra, Ludovico, le philosophe, le Grand Inquisiteur, un moine – Lucie Valon, Virginia, la Grande Duchesse, un moine – Rachid Zanouda, Federzoni, Clavius – Nadia Vonderheyden Madame Sarti, Cardinal Barberini, Vanni, un moine – collaboration artistique, Nicolas Bouchaud, Véronique Timsit, Nadia Vonderheyden – décor, Christian Tirole, Jean-François Sivadier – costumes, Virginie Gervaise – lumière, Philipe Berthomet – assistante à la mise en scène, Véronique TimsitLe Monfort Théâtre, 106 rue Brancion, 75015 – 27 mai au 21 juin 2015. www.lemonfort.fr Tél. : 01 56 08 33 88.

 

 

 

 

Prix Jean Vigo 2015

prix J.vigoCréé en 1951, le Prix Jean Vigo – du nom du réalisateur de L’Atalante et de Zéro de conduite – récompense l’audace, l’indépendance, l’originalité et l’exigence d’un cinéaste. Au fil des ans le Prix a été attribué aux plus grands réalisateurs, de Jacques Crozier à Jean-Luc Godard, d’Alain Resnais à Chris Marker, il accompagne la création en train de s’écrire. Il est la part vive du cinéma d’auteurs français pour le court et pour le long métrage et table sur la poésie et la liberté de création.

C’est un jury professionnel, véritable lieu de résistance, qui a visionné de nombreux films et qui a choisi les lauréats*. Agnès Varda était chargée de leur remettre le Prix, en présence du représentant du Président du Centre Georges Pompidou Serge Lasvignes qui accueillait la cérémonie, du représentant de la Présidente d’Arte Véronique Cayla confirmant la forte présence d’Arte France Cinéma dans le domaine de la production, et de Luce Vigo, fille du cinéaste, qui préside l’association Prix Jean Vigo. Mention fut faite au cours de la soirée du film de Nabil Ayouche, Much Loved, présenté à la Quinzaine des réalisateurs et interdit au Maroc.

Deux Prix Jean Vigo ont été décernés, l’un pour un court, l’autre pour un long métrage, les films ont ensuite été projetés au cours de la soirée. Pour le court métrage, le choix du Jury s’est porté sur Le dernier des Céfrans, de Pierre-Emmanuel Urcun. « Le film est né d’ateliers audiovisuels » explique son réalisateur, « puis il a évolué assez naturellement jusqu’à cette comédie qu’on pourrait dire sociale, tournée à Saint-Ouen. » Un groupe de jeunes black blancs beurs à la recherche de boulot et de leur identité se croisent, se toisent, se provoquent et s’empoignent. Leur vie, leurs copines, leurs géographies dans la ville, leurs rêves, prêtent à déambulation et le spectateur déambule avec eux.

Damien Odoul a reçu le Prix pour son long métrage La Peur dont le tournage a duré deux ans, au Canada. Le réalisateur a évoqué un tournage difficile en raison du poids des syndicats et d’un système plus proche du modèle américain que du modèle français. Il évoque un combat de chaque jour qu’il a consigné dans un texte-manifeste, sorte de tribune où il témoigne de son expérience.

Porté par les acteurs, contre vents et marées Damien Odoul réalise, avec La Peur, adaptée du roman de Gabriel Chevallier, un film fort qui place la caméra au cœur de la guerre de 14-18 : dans les tranchées, où les jeunes soldats ne sont que chair à canon et où derrière la fraternité et la solidarité, se perd toute notion d’humanité ; à l’hôpital où l’on tente de sauver des vies et de faire face aux mutilations et aux handicaps ; dans des paysages de sang, où l’on perd espoir et raison.

L’écriture du film passe par le filtre du regard d’un jeune homme, Gabriel, qui s’engage, laissant son amoureuse, Marguerite. Il échange des lettres, raconte le temps qui s’étire, le quotidien et la perte de repères, la peur, le combat, le carnage. On s’enfonce progressivement dans la violence et dans l’irrationnel de la guerre, dans la boue, la souffrance et la cruauté, la solitude et la mort. C’est un film qui croise drame collectif et destinée personnelle par le regard de ce jeune soldat pris à témoin de la destruction de l’humain, au plan physique comme au plan moral. A travers les images et la reconstitution, on entend Prévert : « Quelle connerie la guerre … Qu’es-tu devenu maintenant sous cette pluie de fer, d’acier, de sang… ? »

Par une direction d’acteurs bien menée, par la difficulté de témoigner de la folie et de la cruauté de la Grande Guerre sans grandiloquence ni sensiblerie, par les cadrages et les images qui ébranlent, Damien Odoul méritait le Prix Jean Vigo. Réalisateur, metteur en scène et interprète, mais aussi poète et plasticien, il a tourné une quinzaine de films, courts et longs métrages, dont le long métrage Le Souffle, sur l’adolescence rebelle, fut remarqué en 2001.

La peur, ce sentiment complexe fait ici de boue et de sang, d’obéissance et de désespoir, de rêves perdus et de mort imminente, de perte des autres et de perte de soi…

Brigitte Rémer

 * Le Jury 2015 était composé de Luce Vigo fille du cinéaste et Leïla Férault – Sophie Fillières – Alain Keit – Jacques Kermabon – Quentin Mével – Jean Rabinovici – José Maria Riba – Marcos Uzal – Date de sortie le 12 août 2015. Distributeur Le Pacte.

Villes arabes, cités rebelles

NumériserDirigé par Roman Stadnicki, docteur en géographie et chercheur au Centre d’Etudes et de Documentation Economiques, Juridiques et Sociales – CEDEJ – au Caire, cet ouvrage fait suite au colloque qui s’est tenu en octobre 2014 sur le thème des villes du monde arabe, en partenariat avec la ville de Paris. Il met en correspondance les villes et les sociétés contemporaines de différents pays, villes capitales comme Ramallah, Le Caire, Rabat et Tunis, ou villes périphériques comme Tanta et Suez en Egypte, Constantine en Algérie, Nabatiyeh au Liban, Douz en Tunisie et d’autres.

Quinze articles le composent, études de cas réalisées à partir de matériaux collectés sur des terrains déjà connus des chercheurs, avant les révolutions de 2011. Le fil conducteur de l’ouvrage oppose la dégradation des villes à la dynamique dont elles savent faire preuve en termes politique, culturel, social et architectural. Il ne traite pas de l’actualité à chaud mais des Villes arabes en termes d’urbanisation, particulièrement à travers les zones informelles et en termes d’urbanité en mouvement. Par Cités rebelles, il observe les formes d’insoumission aux règles sociales et l’invention de nouvelles formes de solidarité et d’organisation collective. « Les villes arabes apparaissent donc dans ce livre à la fois comme espaces politiques, espaces d’identification et espaces d’expérimentation mettant à chaque fois en scène des acteurs sociaux défiant le territoire, et réciproquement » écrit dans son introduction Roman Stadnicki.

Reprenant ces concepts, l’ouvrage est construit en trois parties et met en relief la dualité entre les enclaves urbaines des grands projets et les zones d’habitat informel. La première partie, Espaces politiques : des villes et des luttes, montre que la ville est le site privilégié des mouvements de revendication. C’est le cas de la Syrie comme le rappelle Matthieu Rey faisant référence aux épisodes de 1963 puis de 2011 où la ville devient « un cadre de l’apprentissage de la rébellion » et comme Jack Keilo parlant de « guerre onymique » analyse la baathisation du nom des lieux et des rues – le parti Baath étant au pouvoir – comme autant d’appropriations symboliques de l’espace public. C’est le mécanisme de « collusion entre tribalité et urbanité » tel que le définit Vincent Bisson en Tunisie et en Mauritanie, quand dans la ville, les tribus cherchent à entretenir le lien communautaire. C’est Nabatiyeh, sixième plus grande ville située au Sud Liban transformée en place forte du Hezbollah, selon Julie Chapuis. Ce sont les clivages territoriaux entre le centre et la périphérie, l’urbain et le rural, à partir des exemples de Suez et de Tanta, tels que rapportés par Clément Steuer.

La seconde partie, Espaces d’identification : citoyens insoumis met en scène quatre pays, quatre capitales : Palestine, Egypte, Tunisie et Maroc. Mariangela Gasparotto parle de Jeunesse sous occupation à Ramallah, présentant les répercussions des Intifadas dans les rapports interpersonnels – jeux et psychodrames, entraide communautaire, phases d’isolement et de fermeture – et les espaces de sociabilité, envers et contre tout – cafés clubs et restaurants – qui, finalement, augmentent les clivages internes. Les compounds, ces villes nouvelles vite construites en périphérie du Caire à partir des années 80 et symboles d’une nouvelle vie mais aussi de la fragmentation de la société, sont évoqués par Elise Braud. Nessim Znaien parle de la bipolarité de Tunis, ville arabe et ville européenne dans son rapport à la consommation d’alcool et Jean Zaganiaris de la représentation des sexualités et des espaces urbains dans la littérature marocaine – notamment à travers les romans de Driss Chraïbi, Mohamed Choukri, Abdelhak Serhane et Mohamed Nedali -. La complexité du processus de construction identitaire est ici sur le devant de la scène.

La troisième partie, Espaces d’expérimentation : la fabrique urbaine contestée présente deux études de cas réalisées en Egypte et en Tunisie par David Sims et rédigées en langue anglaise. L’auteur évoque les dysfonctionnements croissants des mécanismes de contrôle urbain et analyse l’évolution des cadres réglementaires et des lois promulguées. Il parle du développement urbain informel utilisant l’image de l’éléphant dans un magasin de porcelaine… Valérie Clerc témoigne du Liban par le biais d’une réforme du secteur locatif dans un pays qui n’avait jusqu’alors jamais connu de politique sociale de l’habitat mais qui risque fort d’exclure les ménages à faibles revenus des zones urbaines centrales de Beyrouth. L’exemple de Constantine est évoqué par Ahcène Lakehal qui travaille sur la problématique d’Ali Mendjeli ville nouvelle de sa périphérie, engendrant l’émergence d’une nouvelle urbanité. Deux articles enfin traitent des Pays du Golfe : Maïa Sinno parle des investissements du Golfe dans l’immobilier au Caire en augmentation depuis la révolte de 2011 et reconnaît que s’ils participent au redressement économique du pays, ils renforcent aussi le déséquilibre entre les différentes classes sociales. Mehdi Lazar enfin, présente un article sur le Qatar avec Doha à la recherche d’un nouveau modèle urbain. Sa croissance tardive mais très rapide, à partir des années 90, a mené à de méga-projets.

La post-face d’Elias Sanbar ambassadeur de Palestine auprès de l’Unesco, intitulée Jérusalem au centre évoque la confusion des souverainetés : « Il est capital d’adresser pour Jérusalem et la Palestine la question des frontières. C’est ce qui nous permettra de dépasser la grande confusion entre le religieux et le politique, et de parvenir à une reconnaissance politique, seule négociation que l’on puisse mener. »

L’ouvrage Villes arabes, cités rebelles présente les différents maillons d’une même chaîne de réflexion portant sur les villes du monde arabe. Les quinze parcours urbains basés sur des recherches empiriques apportent des angles de vue, des questionnements et des thématiques multiples, dans une urbanité en mouvement.

Brigitte Rémer

Textes de Vincent Bisson, Elise Braud, Julie Chapuis, Valérie Clerc, Mariangela Gasparotto, Jack Keilo, Ahcène Lakehal, Mehdi Lazar, Matthieu Rey, Elias Sanbar David Sims, Maïa Sinno, Roman Stadnicki, Clément Steuer, Jean Zaganiaris, Nessim Znaien. Sous la direction de Roman Stadnicki, éditions du Cygne – www. editionsducygne.com

En partenariat avec le CEDEJ Centre d’Etudes et de Documentation Economiques, Juridiques et Sociales – MEDEA Institut Européen de Recherche sur la Coopération Méditerranéenne et Euro-Arabe –  CCMO  le Cercle des Chercheurs sur le Moyen-Orient –  La revue Moyen-Orient.

 

Une insoumise, Asma El Bakry réalisatrice

© Institut du Monde Arabe

© Institut du Monde Arabe

Asma a tiré sa révérence le 5 janvier dernier. Depuis quelque temps, elle n’était plus tout à fait de ce monde disent ses proches. Ses amis de Paris se sont rassemblés le 1er juin à l’Institut du Monde Arabe – autour de la projection du film Asma réalisé par André Pelle et Raymond Collet pour le Centre d’études alexandrines – pour rendre hommage à la femme et à l’artiste, profondément égyptienne – elle partageait sa vie entre Le Caire et Alexandrie – et passionnément occidentale – avec son lien complice à Paris.

Elle était aux confluences géographique, philosophique, religieuse par ses parents – sa mère fille de pacha catholique les Sakakini, son père fils d’un maître de confrérie soufie, les El Bakry – politique et artistique. Elle se battait pour l’Egypte, pour les femmes et pour l’art avec révolte et passion, franchise et provocation. Son maître absolu et modèle en cinéma fut Youssef Chahine qu’elle côtoya jusqu’à sa disparition en juillet 2008. Elle fut notamment son assistante dans Le Retour du Fils Prodigue en 1976 et participa à Adieu Bonaparte, en 1984.

Après des études en littérature française à l’Université d’Alexandrie, amoureuse de cinéma mais aussi d’histoire et de musique, Asma El Bakry traversa tous les métiers du plateau avant de prendre elle-même la caméra. Dès 1979 elle réalise son premier film documentaire : Une Goutte d’eau, voyage dans le désert occidental, du lever au coucher du soleil. D’autres documentaires expriment ses thèmes de prédilection, notamment Le Musée gréco-romain d’Alexandrie dont le co-scénariste n’est autre que Jean-Yves Empereur, spécialiste des recherches sous-marines et directeur du Centre d’études alexandrines avec qui elle effectue des plongées dans la baie d’Alexandrie, en 1994. Un an après elle tourne Le Nil, puis en 1998, Les Fatimides suivi de Les Ayyoubides, rois de l’ancienne Égypte, en 1999. Ses collaborations sont multiples avec des historiens, des intellectuels et des artistes, c’est une femme de réseaux, un passeur.

Son premier film de fiction fut l’adaptation du roman d’Albert Cossery en 1990, Mendiants et Orgueilleux, qui reçu un très bon accueil – univers de Cossery qu’elle reprendra en 2004 avec l’adaptation de La Violence et la Dérision -. En 1998, Concert dans la ruelle du bonheur traduit sa passion pour l’opéra et son amour pour le petit peuple qu’elle observe avec beaucoup d’émotion. Elle nourrissait encore des projets quelque temps avant sa mort et cherchait des financements pour tourner Tante Safia et le monastère, adapté du roman de Baha Taher. Elle souhaitait y montrer une Égypte où chrétiens et musulmans savent cohabiter et vivent en paix.

Asma telles que ses amis la décrivent, est celle « qui n’a pas froid aux yeux, un électron libre ; grand cœur grande gueule et grande culture ; qui apporte ses idées iconoclastes ; idéaliste et paysanne car très attachée à sa terre où elle vivait avec ses amis les d’animaux et recueillait les chats ; une femme hors norme qui se bat pour des idées ; une lanceuse d’alertes ; drôle et intraitable ; un cœur gros et des coups de blues ». Le film d’André Pelle et Raymond Collet rassemble d’émouvants témoignages d’amis intellectuels et artistes, de complices qui ont suivi Asma, l’insoumise, pas à pas : ainsi Joseph Boulad intellectuel d’Alexandrie et qui en connaît sur le bout du doigt les différentes strates, Golo dessinateur et grand observateur de l’Egypte, Gabriel Khoury producteur de cinéma qui œuvre en Egypte à son développement et à son inscription dans le champ international, Kénizé Mourad romancière, Alexandre Buccianti correspondant au Caire pour RFI, Mohamed Awad, professeur d’architecture à l’Université d’Alexandrie et conseiller auprès du Centre des Recherches Alexandrines et Méditerranéennes, les témoignages sont nombreux.

Après la projection s’est engagé un court débat de souvenirs impressionnistes en présence notamment de Gilles Gauthier, ancien conseiller culturel au Caire et ancien ambassadeur au Yémen, Gilles Kaepel, spécialiste du Monde Arabe contemporain, Robert Solé, écrivain et journaliste d’origine égyptienne, Mercédès Volait, directrice de recherche au CNRS, Marianne Khoury réalisatrice et productrice notamment de Mendiants et Orgueilleux et qui dit d’Asma « Elle faisait les choses qu’on avait envie de faire mais qu’on n’aurait pas osé. »

Puis Amira Selim, jeune soprano de talent et compatriote a chanté, en son souvenir, des airs d’opéra qu’elle aimait : l’air de la Musetta de la Bohème de Puccini, un extrait de Roméo et Juliette de Gounod, La Reine de la nuit de La Flûte enchantée de Mozart, et des Chansons égyptienne de Sayyed Darwish et Omar Khayyan.

Asma comme le tonnerre…  est partie en musiques, en douceur et applaudissements.

Brigitte Rémer

Liliom ou la Vie et la Mort d’un vaurien

© Pascal Victor

© Pascal Victor

Pièce de Ferenc Molnár – Traduction Kristina Rády, Alexis Moati, Stratis Vouyoucas – Mise en scène Jean Bellorini – Création juin 2013 au Printemps des comédiens, en une première version, de plein air.

Le spectateur est au cœur de la fête foraine d’un quartier populaire, devant la piste des autos tamponneuses. Des néons de couleurs l’éclairent et quatre voitures, tous phares allumés, tournent. Deux copines, Marie et Julie un tantinet midinette, sont dans la boucle et Julie en pince immédiatement pour Liliom, bonimenteur chez Mme Muscat, patronne du manège. Marie annonce fièrement qu’elle aussi, a un amoureux, Balthazar, et qu’il porte l’uniforme – militaire ou portier peu importe -. Madame Muscat remarque le petit jeu entre Julie qu’elle interpelle haut et fort la traitant de « boniche » et Liliom. Le ton monte, il démissionne, quitte sa protectrice, et le manège. « Même un bon à rien peut devenir quelqu’un ! » lance-t-il comme un défi.

Julie et Liliom s’installent ensemble chez Mère Hollunder la tante de Liliom, photographe fantasque et caricaturale, dans une petite roulotte traditionnelle aux formes arrondies, posée côté cour. Et la vie se construit, scène après scène. Liliom ne fait rien de ses journées, « lundi passé, il m’a battue » confesse Julie à Marie. Il trainaille, à l’affût de quelques mauvais coups. Julie est enceinte, à peine le croise-t-elle pour le lui annoncer. Liliom se nourrit de rêve et construit dans sa tête une Amérique pour partir avec elle et l’enfant, mais l’argent se fait pressant. Entrainé par Dandy au profil de racaille, il accepte d’être son complice dans un braquage en préparation. Sentant monter le danger, Julie tente de le retenir : « Reste à la maison, j’irai te chercher de la bière, du vin, ce que tu veux… » Il la repousse avec violence dans ce refus permanent du bonheur : « Allez, dégage ! » Le braquage tourne court alors que Dandy avait auparavant pris le temps de gruger Liliom en jouant aux cartes, quitte ou double. Quand les flics arrivent Dandy s’enfuit, et Liliom se plonge le couteau de cuisine qu’il a caché dans sa veste, dans la poitrine.

La suite se déroule dans l’au-delà. Au commissariat de l’au-delà. Proposition est faite à Liliom comme à tous les suicidés, de redescendre sur terre un court instant. « Quand ta fille aura seize ans, tu redescendras sur terre pour une journée. » La curiosité le pousse, finalement, à accepter. Seize ans plus tard, Liliom, comme un mendiant, se retrouve devant une maisonnette délabrée, dans un terrain vague. Julie et Louise, sa fille, raccompagnent Marie et Balthazar devenu patron d’un grand café et parfait petit bourgeois. Il partage une assiette de soupe mais n’est pas reconnu. La conversation engagée cependant trouble les esprits jusqu’à la gifle du père à sa fille, avant qu’il ne disparaisse. « Mais… ça t’est déjà arrivé qu’on te frappe et que tu ne sentes rien ? » demande Louise à sa mère, elle-même troublée à la pensée de Liliom qui ne la lâche pas ce soir-là.

Et tourne le manège de la vie, du chômage et de la misère… La pièce, de Ferenc Molnár, écrivain hongrois célèbre pour ses poèmes, ses nouvelles et ses romans, fut jouée le 7 décembre 1909, au Théâtre Vig de Budapest et marque le début d’une écriture totalement consacrée au théâtre. D’origine juive, Molnár émigre aux Etats-Unis pour fuir le nazisme à l’aube de la seconde Guerre Mondiale, et y réside jusqu’à sa mort, en 1952. La première représentation de Liliom hors de Hongrie a lieu à Berlin en 1920, dans une mise en scène de Max Reinhardt. « Je voulais écrire ma pièce avec le mode de pensée d’un pauvre gars qui travaille sur un manège de bois, à la périphérie de la ville, avec son imagination primitive » dit l’auteur.

Cette « légende de banlieue en sept tableaux » comme la nommait Molnár, est menée de mains de maître par Jean Bellorini, directeur du TGP de Saint-Denis, ici metteur en scène, scénographe, créateur lumière et musique : la grande roue lumineuse, la piste elle-même et ses voitures qui entrent et sortent de l’espace scénique, les bordures du manège formant des allées et des passerelles, un ascenseur qui fait descendre du ciel les personnages, le toit aux multiples fonctions – chemin de traverse ou carrefour – qui descend et s’inscrit comme un nouveau plateau, servent efficacement, et joliment, le propos.

Côté jardin, la tribune des musiciens : piano et harpe au rez-de-chaussée, batterie percussions à l’étage. L’esprit de troupe et de tréteaux se dégage du groupe choral qui, à certains moments, se recompose – à la Kurt Weil – et souligne le côté onirique de la pièce. Les douze acteurs tiennent leur partition avec précision. Clara Mayer en Julie est particulièrement touchante et le duo qu’elle forme avec Julien Bouanich, ténébreux Liliom, porte la pièce, chambre d’écho de la misère sociale au début du XXè.

Brigitte Rémer

Avec : Julien Bouanich Liliom – Clara Mayer Julie, puis Louise – Amandine Calsat Marie – Delphine Cottu Mme Muscat – Jacques Hadjaje Mère Hollunder, Liztman et le secrétaire du Ciel – Marc Plas Dandy – Julien Sigana et Teddy Melis Les gendarmes, l’inspecteur et les détectives du Ciel – Musiciens : Lidwine de Royer Dupré, harpe – Hugo Sablic, batterie et l’homme pauvrement vêtu – Sébastien Trouvé, piano et le tourneur – Damien Vigouroux, trompette et Balthazar  – Costumes Laurianne Scimemi, assistée de Marta Rossi – Maquillage Laurence Aué – Le texte est publié aux éditions Théâtrales-Maison Antoine Vitez, col. Scènes étrangères.

Odéon-Théâtre de l’Europe-Ateliers Berthier, 1 rue André Suarès. 75017 – Métro : Porte de Clichy – Tél. : 01 44 85 40 40 – Site : www.theatre-odeon.eu – Jusqu’au 28 juin 2015.

 

Les musiques de Jean-Jacques Lemêtre

J.J. Lemêtre dans son atelier © Brigitte Rémer

J.J. Lemêtre dans son atelier © Brigitte Rémer

Il est Mr Tambourine Man et docteur ès-musiques en théâtre, compositeur, musicologue, inventeur et interprète travaillant avec Ariane Mnouchkine depuis la création des Shakespeare. Il compose les musiques des spectacles du Théâtre du Soleil depuis 1979.

A la demande du Centre international de réflexion et de recherche sur les arts du spectacle qui organise une journée sur le thème Théâtre et Musique, Jean-Jacques Lemêtre ouvre avec générosité sa boîte à secrets – son atelier -. Cette visite chez Ali Baba, à la barbe et au cheveu fleuris, où se mélange lutheries occidentale et orientale, permet comme le ferait un conteur, de nous faire voyager. Ses instruments viennent du monde entier, achetés, fabriqués, échangés, inventés et chaque instrument est une histoire. Son inventivité n’a d’égal que le haut niveau de technologie qu’il met en action pour obtenir le meilleur son. Jean-Marc Quillet, pédagogue et musicologue, directeur du Conservatoire à Rayonnement Régional d’Amiens qui le suit dans ses recherches co-pilote cette promenade singulière, dans un bel esprit complice.

Un moment fort au Théâtre du Soleil, lieu engagé politiquement et enragé artistiquement qui vient de fêter 50 ans de création. Jean-Jacques Lemêtre est entré dans l’histoire de la troupe il y a trente-six ans et parle du rapport entre la voix et les instruments, qu’il cherche à amener au même niveau : « la métrique de la langue donne la pulsation, le corps et la voix donnent la musique » dit-il. Au théâtre du Soleil, il signe la musique, et invente les bruitages, comme autant de commentaires au texte. Ainsi le tourniquet aux bijoux, qui fait tinter les perles dans les aigus, et les bâtons de pluie, « les ventilateurs réglés sur la vitesse du texte, l’adaptation des roulettes sur les charriots pour qu’ils glissent et ne fassent aucun bruit qui ne trouble la forme sonore, tous les bruits sont travaillés » complète Jean-Marc Quillet. Jean-Jacques a créé de nombreux instruments dont l’archi-sistre, sorte de contrebasse fabriquée maison, il utilise les tambours signes du départ à la guerre, sait ruser de la trompette qui appelle la victoire ou du violon, au retour. Il a réalisé un instrument avec des objets venant de différents pays et travaille les cordes sympathiques, qui donnent résonance et réverbération. Il est en sons et en mouvements permanents.

Pour lui, « le rapport à l’instrument  passe par une façon de penser à l’envers, en ne posant pas la main sur la corde mais à côté… » Les peaux des tambours sont en bois, la lyre fabriquée de manière résolument artisanale, la clé du violoncelle on ne peut plus étrange. Tout est musical dans les mains de Jean-Jacques, le magicien. « Il construit des solutions compositionnelles nouvelles, uniques, fait des adaptations inventives et laisse venir la musique des acteurs, puis il entre dans les pulsations, la prosodie » précise Jean-Marc Quillet : « Il est en relation visuelle avec les acteurs, avec le gradin – les spectateurs – et avec Ariane. » L’étroite collaboration du musicien avec la metteure en scène et avec les acteurs débute au premier jour des répétitions. Il est aux aguets. Son travail porte sur la relation entre texte et musique, corps et musique, espace et musique et se retrouve parfois à jouer de deux instruments différents, un à chaque main, ou encore avec les jambes, avec la tête : la main sur la mélodie, le rythme avec le reste du corps… Faisant référence à Philippe Avron, il confirme : « Le corps donne le rythme, la voix donne la mélodie, c’est le public qui fait l’amplification avec son oreille. »

« Les gens n’écoutent pas » constate-t-il. « La vie est quadrillée de lois de vie, de travail. Je pars de choses simples, je me fais un aide mémoire et note la musique. La voix parlée est faite avec des notes, avant d’entendre du sens. Comment le texte va-t-il être joué, ce qui est différent de comment il va être dit. Ce sont deux musiques très différentes. » Et même si le musicien connaît le spectacle par coeur, il note « mais pas la mélodie, qui appartient au soliste, le soliste au Théâtre du Soleil, étant l’acteur » complète Jean-Marc. Pour Jean-Jacques Lemêtre, « la frontière entre le parler et le chant n’existe pas. Comment chanter les notes utilisées dans les notes parlées. On écoute les tessitures, on écoute dans quel mode ça travaille. J’accorde mes instruments dans la voix du personnage, mi la ré, ne m’intéresse pas, je désaccorde… »

Quand il évoque L’Indiade ou l’Inde de leurs rêves d’Hélène Cixous, présentée au Théâtre du Soleil en 1987, il évoque « un grand voyage, le seul continuum étant celui du spectacle » et déclare que « l’harmonie n’est pas que tempérée. » Il met aussi dans son voyage musical de l’humour, des gags et donne l’exemple des boîtes russes, petites boîtes à musique pleines de charme, armées d’une minuscule manivelle. En écho, il fabrique une boîte américaine, avec un chapeau chinois. Il se donne des règles où le ludique est au rendez-vous, travaille sur la spatialisation et les sources de diffusion savamment étudiées, comme pour le vol d’un oiseau dans le ciel, ou le bruit d’un train, et assure la relève avec son fils Yann, entre plateau et salle. « La psychologie acoustique est une vraie discipline. Je vois les acteurs de profil. Au théâtre, mes yeux ce sont mes oreilles. Je travaille avec la sincérité ou la fausseté de la voix » complète-t-il.

Jean-Jacques parle de sa collaboration avec Nadejda Loujine, chorégraphe, spécialiste de danses traditionnelles et de danses de caractère, qui apporte aussi sa contribution au Théâtre du Soleil depuis de nombreuses années. Une confrontation entre les deux artistes aura lieu ultérieurement au cours de la journée, la complexité des interactions reposant notamment sur la complexité des mesures impaires, difficiles à intégrer dans la danse de caractère. Pour prolonger la discussion, Jean-Jacques Lemêtre parle de l’apprentissage de la marche, qui se fait « à deux reprises dans une vie : dans la petite enfance et pour les hommes, à l’armée. La marche n’est ni régulière ni binaire » dit-il et il entre dans la complexité des temps en musique. Si l’on parle beaucoup de musiques du monde au Soleil, il ajoute : « On trouve aussi en France des danses à cinq temps comme en Bretagne, ou à onze temps comme en Aveyron. Le théâtre permet un apprentissage constant de la musique, toujours en rapport au public. Il y a détournement de l’attention au théâtre. La musique l’emporte et éloigne du théâtre. »

Jean-Jacques Lemêtre a apporté beaucoup de musiques au Théâtre du Soleil. « Il en a écrit, et enregistré, 121 », conclut Jean-Marc Quillet. « C’est bien en fin de compte cette impression de Vie Supérieure et dictée, qui est ce qui nous frappe le plus dans ce spectacle pareil à un rite qu’on profanerait. D’un rite sacré il a la solennité; – l’hiératisme des costumes donne à chaque acteur comme un double corps, de doubles membres, – et dans son costume l’artiste engoncé semble n’être plus à lui-même que sa propre effigie. Il y a en outre le rythme large, concassé de la musique, – une musique extrêmement appuyée, ânonnante et fragile, où l’on semble broyer les métaux les plus précieux, où se déchaînent comme à l’état naturel des sources d’eau, des marches agrandies de kyrielles d’insectes à travers les plantes, où l’on croit voir capté le bruit même de la lumière, où les bruits des solitudes épaisses semblent se réduire en vols de cristaux, etc. D’ailleurs tous ces bruits sont liés à des mouvements, ils sont comme l’achèvement naturel de gestes qui ont la même qualité qu’eux » écrit Antonin Artaud dans « Sur le théâtre balinais » extrait de Le théâtre et son double, cité comme référence, par le Théâtre du Soleil.

Brigitte Rémer

Séminaire du 18 mai 2015, organisé par le CIRRAS au Théâtre du Soleil, Cartoucherie de Vincennes, sur le thème Théâtre et Musique. site : www.cirras-net.org – et aussi Le Théâtre du Soleil, les cinquante premières années, par Béatrice Picon-Vallin, édit. Actes Sud Beaux-Arts, hors collection, 2014.

Extinction, d’après Thomas Bernhard

© Dunnara Meas

© Dunnara Meas

Adaptation Jean Torrent – Lecture Serge Merlin – Réalisation Blandine Masson et Alain Françon, avec l’aimable autorisation de Peter Fabjan – Partenariat France Culture.

Extinction – Un effondrement est le dernier roman de Thomas Bernhard, dramaturge et romancier autrichien, qu’il écrit en 1986 et qui est publié en langue française quatre ans plus tard. Les cinq-cents pages du texte original se sont métamorphosées en quatre-vingts minutes de lecture, d’une grande puissance dramatique. Assis à sa table de travail, face au public, Serge Merlin-Franz-Josef Murau – double de Thomas Bernhard – porte haut ce roman qu’il habite, à la manière d’un récit de vie. L’effondrement n’est rien moins que celui de sa famille, vu de Rome où il enseigne la littérature après avoir quitté l’Autriche et le berceau familial de Wolfsegg qui l’insupportait, et dont il s’était exclu : « Décrit Wolfsegg comme un haut lieu de la stupidité. Reporté l’affreux climat qui a toujours régné dans la région de Wolfsegg et qui a toujours tout gouverné, sur les gens qui étaient obligés de vivre à Wolfsegg ou plutôt d’y survivre et qui, tout comme ce climat, sont d’une brutalité positivement dévastatrice ». Le personnage de Gambetti son élève, apparaît en leitmotiv et joue comme une ligne de basse continue, Murau le prend à témoin, prétexte à l’expression de sa rébellion : « J’avais toujours en Gambetti un auditeur attentif, qui me laissait patiemment développer ce que j’avais à dire, ne m’interrompait jamais. »

Le déclencheur du récit et l’élément dramaturgique, est ce télégramme signé de ses deux sœurs qui l’informe de la mort des parents et de Johannes leur frère, dans un accident. Et la mémoire se met en marche dans un déferlement de ressentiments et une sédimentation d’anecdotes aussi blessantes que précises, dignes d’un travail d’entomologiste. Ses armes s’appellent causticité, ironie, haine, dégoût, sarcasme et mépris. Comme un crépuscule des dieux, Murau frappe d’anathème sa famille et son pays, tantôt pyromane tantôt pompier. L’exagération devient son emblème, le texte comme l’acteur, en jouent : « Et j’ai poussé mon art de l’exagération jusqu’à d’incroyables sommets… L’art d’exagérer est à mon sens l’art de surmonter l’existence » ironise-t-il.

Côté famille, il note le ridicule de parents qui ne parlent qu’argent, entrepôts et actions, de sœurs formatées et beaux-frères de caricature, du manque de curiosité et d’inculture, et tout n’est que blessure : « Vous voyez, dans quel état d’esprit est ma famille. Est Wolfsegg. Cinq bibliothèques, et pas la moindre idée de nos plus grands écrivains et poètes, bien moins encore de nos grands philosophes qui font date, dont ma mère n’a jamais entendu les noms, jamais entendu consciemment, en tous cas. Mon père connaît bien les noms, mais ce que ces gens ont pensé ou écrit, pas plus qu’elle ». Murau-Thomas Bernhard en profite pour ralentir le pas sur la littérature et nommer quelques-uns de ses auteurs favoris – Goethe, Kafka, Musil, Mann et Kierkegaard – lui à qui l’on disait sans cesse : « Tu vas à la bibliothèque pour y cultiver tes pensées aberrantes. »

Côté pays, il rembobine l’Histoire de l’Autriche en ses heures les plus sombres, l’hydre du nazisme, ses parents collabos, la Villa des enfants, et dénonce : «  C’est justement dans la Villa des enfants, dans le bâtiment favori de mon enfance, ai-je dit, que nos parents ont caché ces criminels ignobles, leur ont même procuré une vie de luxe, justement à l’époque de la plus grande misère. Et n’en n’ont jamais eu honte. » La mémoire, sur fond d’inhumanité travaille, et la fureur de Murau traverse l’œuvre jusqu’à la désintégration de la famille et du domaine, son extinction. Sa vengeance, sa libération et le rachat de l’engagement nazi du père, sera le don qu’il fait du domaine de Wolfsegg à la communauté israélite.

Thomas Bernhard écrit Extinction trois ans avant sa mort, le temps presse, ce qui donne à l’oeuvre une valeur testamentaire. Il a cinquante-huit ans, a publié de nombreux romans et textes de théâtre. Serge Merlin le côtoie depuis des années et donne corps et incandescence à ses œuvres-brûlots, accompagné de divers metteurs en scène : Le Réformateur, puis La force de l’Habitude avec André Engel, Simplement compliqué, avec Jacques Rosner, Le neveu de Wittgenstein avec Bernard Lévy et Minetti avec Gérold Schumann. Il nourrit une grande passion pour Minetti, ce vieil acteur qui un soir de Saint-Sylvestre attend dans le hall d’un hôtel d’Ostende son dernier rôle, peut-être, le Roi Lear.

On n’imagine plus Thomas Bernhard sans Serge Merlin, ni Serge Merlin sans Thomas Bernhard. Leurs univers coïncident, exactement. Les traits de plume de l’auteur sont acerbes et s’envolent, aussi précis que des flèches. Ils sont repris par l’acteur – proche tout autant de l’univers de Beckett – en ce long monologue. Les mots sont portés, vociférés, chantés et piétinés comme un ressac, sous la direction de Blandine Masson et d’Alain Françon. Avec un art du contrepoint, Serge Merlin les pétrit, polit, déchire, les entrechoque et les passe à la moulinette. Le poids des mots prend ici tout son sens. Par moments, en voix off, un peu d’oxygène nous arrive avec les valses de Vienne, surréalistes, et l’admiration de son oncle Georg, unique personnage bienveillant de son environnement. « Nous trainons tous un Wolfsegg avec nous et nous avons la volonté de l’éteindre pour nous sauver, de le détruire en voulant le coucher sur le papier, de le détruire, de l’éteindre. Mais le plus souvent, nous n’avons pas la force qu’exige une telle extinction. » conclut Franz-Josef Murau – Serge Merlin -Thomas Bernhard, mettant le point final à l’œuvre.

 Brigitte Rémer

Théâtre de l’Oeuvre, 55 rue de Clichy. 75009, du 20 mai au 24 juin 2015. Le roman Extinction, traduit de l’allemand par Gilberte Lambrichs, est publié aux éditions Gallimard.