Lacrima

Texte et mise en scène Caroline Guiela Nguyen – Spectacle en français, avec des scènes en langue des signes, tamoul, anglais – Production Théâtre national de Strasbourg, à l’Odéon Théâtre de l’Europe / Ateliers Berthier.

© Jean-Louis Fernandez

C’est un spectacle sombre malgré un point de départ qui s’annonçait lumineux. Il donne trace d’’un métier rare se transmettant de génération à génération, un métier en voie de disparition, celui de dentellière.

Caroline Guiela Nguyen qui en signe le texte et la mise en scène en relate la difficulté, les joies et les peines, la hiérarchie des ateliers et les différentes spécialités au sein même de la profession – brodeuse ou dentellière, première d’atelier qui fait fonction de maître d’œuvre et qui endosse la mise en action et la responsabilité du projet ; le nombre d’heures passées sur un ouvrage  sachant qu’il faut une journée pour réaliser 1,5cm2 de dentelle, les problèmes de santé qu’engendre le métier en termes de respiration et de vue par la concentration demandée, les techniques, la beauté recherchée et pour ceux qui le font, le don de soi au risque de se perdre, comme dans tout métier artistique.

On est dans l’atelier de la maison de couture Beliana, rue du Faubourg Saint-Honoré, remplie d’outils de travail comme les tables de coupe, les rouleaux de tissus et boîtes d’échantillons, les tables de repassage, les mannequins portant de somptueuses robes (une belle scénographie d’Alice Duchange, et des lumière de Mathilde Chamoux et Jérémie Papin) Tout le monde vaque, le milieu semble convivial, et l’atelier fête la bonne nouvelle de la commande qui vient d’arriver : la réalisation de la robe de mariée de la Princesse d’Angleterre – l’auteure s’est inspirée d’un article lu, sur les conditions de secret qui ont entouré la confection de la robe de mariée de la princesse Diana -. On suit le cheminement de cette réalisation, entre Alençon, capitale de la dentelle où Thérèse, dentellière de grande expérience, sera chargée de faire revivre le voile des anciennes reines, Victoria et Elizabeth II, dont les dessins seront reproduits sur la robe ; Mumbaï (Bombay) où l’atelier Shaïna dirigé par Manoj (Vasanth Selvam)  met à disposition son plus grand brodeur de perles, Abdul (Charles Vinoth lrudhayaraj), qu’on voit travailler tantôt par les images filmées, tantôt sur le plateau, dans l’atelier ; Londres, avec les représentants du Victoria et de l’Albert Museum, responsables du voile historique.

Le cahier des charges élaboré par Alexander, conseiller de la Princesse et chargé de la supervision de la robe, à Londres, impose des conditions drastiques, à commencer par un contrat de confidentialité d’une durée de cent ans et une charte d’éthique qu’imposent les marques de luxe européennes, les nombreuses complexités administratives et problèmes de visa, la santé de tous les intervenants qui se pencheront sur l’étoffe et les broderies, le temps de réalisation, le travail nuit et jour. La Princesse intervient parfois en direct, par téléphone et commente ses attentes. Elle n’apparaît pas mais sur l’écran défilent de splendides images de dentelles et broderies.

Marion, première d’atelier chez Beliana qui motive son équipe (Maud Le Grevellec, dans une très belle interprétation) s’est lancée à corps perdu dans l’entreprise et va vite déchanter vu la pression qui pèse sur ses épaules. Plus rien n’existe pour elle que l’atelier. Les semaines passent en recherches incessantes pour servir le projet tandis que sa famille commence à se déliter : son époux, Julien, (Dan Artus), couturier dans l’atelier donc sous ses ordres, perd pied, et après une scène de jalousie et de violence odieuse envers elle, entre dans une grave dépression ; sa fille, censée faire un stage à l’atelier, claque la porte et ne fait que des apparitions catastrophiques (Anaele Jan Kerguistel). Vaillamment, Marion poursuit sa tâche, et s’épuise. Après plusieurs malaises elle est convoquée par la médecine du travail où elle cherche à cacher la réalité de la situation et de son état, on lui propose un accompagnement psychologique. À Mumbaï, une visite médicale est aussi organisée pour regarder les yeux d’Abdul, qu’on a pu observer à plusieurs reprises, penché de très près sur son ouvrage. S’ensuit la logique de la situation : glaucome déclaré, renvoi, amertume, impasse pour le travail, et remplacement.

© Jean-Louis Fernandez

Une émission de radio complète le côté documentaire de cet univers sous l’angle de La santé des dentellières. Par deux fois on en suit l’enregistrement, entrant de plein fouet dans la cruauté du métier : avec les yeux d’abord, on devient souvent aveugle avant 35 ans ; avec l’arthrose, qui arrive très tôt par la répétition des gestes ; avec les poumons, par la concentration qui impose de ne parler ni soupirer, ni même respirer, on vit en apnée. La solidarité devient le maître-mot dans l’atelier, obligeant à la plus grande vigilance : Respire ! devient le leitmotiv… Le travail se passe dans le plus pur silence, à tel point que de nombreuses dentellières, jadis, étaient recrutées chez les sourdes-muettes placées chez les religieuses. Sonia, la plus jeune des dentellières, pleine d’allant et d’optimisme, (Nanii, dans sa belle présence),  fait même savoir que sa mère était de celles-là.

Parallèlement, de Nouvelle Zélande où vivent sa fille et sa petite fille, Thérèse (Liliane Lipau, pleine de justesse), l’une des dernières dentellières d’Alençon, reçoit des appels de détresse. Sa fille essaie de remonter la généalogie familiale pour comprendre pourquoi sa propre fille, Rosalie, explose et se décale de la réalité. Interrogée sur les causes de la mort prématurée de sa sœur, Rose, et sur les antécédents familiaux, Thérèse, totalement absorbée par ce qu’elle fait, est d’abord dans le déni. Plus tard, pressée par sa fille, elle appellera son beau-frère pour comprendre elle-même ce pan de l’histoire familiale dont elle n’avait pas connaissance et passer par-delà le secret de la famille : la jeune femme était morte à vingt-quatre ans après plusieurs années passées dans un asile.

Après un parcours plus sinueux qu’on l’imagine où l’histoire familiale fait faire un pas de côté par rapport au sujet d’origine, le métier de dentellière, on comprend que Lacrima – du sang et des larmes, en fait – parle de l’humain et ne déconnecte pas le privé du professionnel, car il n’y a pas de happy end à ce marathon de perles et broderies. L’enjeu, cette robe de mariée et ce voile destiné à la princesse, est immense et la tension pour sa réalisation, hors de proportion. Au final, par le poids des perles, le voile s’est déformé, malgré la mise en garde de Manoj et Abdul, la commande avait imposée un maximum de perles. Marion, face à l’échec personnel et professionnel, malgré une dernière tentative de travail à la vapeur, y laisse la vie. C’est fini ! annonce-t-elle, avant de se rendre dans la salle de bains sur-doser ses médicaments. Toute tentative d’aide aura été vaine. S’affichent à l’écran des chiffres excentriques marquant le nombre d’heures passées en broderie sur ce projet et le nombre d’heures de travail exécutées sur la robe et le voile par toutes les équipes. Au moment où tout s’envole et où se perd la raison, Marion s’écroule.

© Jean-Louis Fernandez

Avec Caroline Guiela Nguyen – qui a fondé la compagnie des Hommes Approximatifs en 2009 et dirige aujourd’hui le Théâtre National de Strasbourg et son École – le fond de l’air est lourd. Le sujet se traite par l’image, qui transmet des données factuelles, relie les continents et les espaces entre eux pour que le projet vive, montre en gros plans ce qu’est la broderie d’Alençon ; par le plateau, où les acteurs et actrices conduisent l’intrigue avec justesse et jusqu’au drame final, nous invitant à rencontrer ce métier hors norme, et somme toute, cruel. Le côté clair et lumineux du début s’est dissous et la broderie s’est altérée. Reste la beauté du geste et de la transmission.

Brigitte Rémer, le 12 janvier 2025

Avec : Dan Artus – Dinah Bellity – Nastasha Cashman – Michèle Goddet les 7, 14, 15, 21, 22, 28, 29 janvier – Charles Vinoth Irudhayaraj – Anaele Jan Kerguistel – Maud Le Grevellec – Liliane Lipau les 8, 9, 10, 11, 16, 17, 18, 19, 23, 24, 25, 30, 31 janvier, 1er, 2, 4, 5, 6 février 2025 –  Nanii – Rajarajeswari Parisot – Vasanth Selvam – et en vidéo Nadia Bourgeois, Charles Schera, Fleur Sulmont et avec les voix de Louise Marcia Blévins, Béatrice Dedieu, David Geselson, Kathy Packianathan, Jessica Savage-Hanford. Collaboration artistique Paola Secret – scénographie Alice Duchange – costumes Benjamin Moreau – lumière Mathilde Chamoux, Jérémie Papin – son Antoine Richard, en collaboration avec Thibaut Farineau – musiques originales Jean-Baptiste Cognet, Teddy Gauliat-Pitois, Antoine Richard – vidéo Jérémie Scheidler – motion design Marina Masquelier – coiffures, postiches – maquillage Émilie Vuez – casting Lola Diane. Le texte est publié aux éditions Actes Sud.

Du 7 janvier au 6 février 2025, du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 15h, relâches les lundis et les dimanches 12 et 26 janvier – à l’Odéon/Théâtre de l’Europe, 32 Bd Berthier. 75017. Paris – métro : Porte de Clichy – tél. : 01 44 85 40 40 – site : www.theatre-odeon.fr  – En tournée : Lyon, Les Célestins, du 13 au 21 février 2025 – Rennes, Théâtre national de Bretagne, du 26 au 28 février 2025 – Luxembourg, Théâtres de la Ville, les 14 et 15 mars 2025 – Liège, Théâtre de Liège, les 20 et 21 mars 2025 – Madrid, Centro dramatico nacional, du 28 au 30 mars 2025 – Montréal/Canada, Festival TransAmériques, du 22 au 25 mai – Québec/Canada, Carrefour International de Théâtre, du 30 mai au 1er juin 2025.

Le Firmament

Texte Lucy Kirkwood, Traduction Louise Bartlett – Mise en scène Chloé Dabert – au Théâtre du Rond-Point, Paris.

© Victor Tonelli

Connue et primée dans son pays, la Grande-Bretagne, on découvre l’auteure de théâtre Lucy Kirkwood – née en 1984 – avec Le Firmament. Traduite et éditée en France depuis peu, la pièce a été créée par Chloé Dabert en 2022, le spectacle a obtenu le Grand Prix du Syndicat de la critique pour le théâtre, la musique et la danse, l’année suivante. Lucy Kirkwood est aussi scénariste de film.

On est en 1759 et la Grande-Bretagne scrute le ciel espérant voir passer la comète de Halley. Un jury populaire est appelé à se réunir pour statuer sur le sort d’une jeune femme anciennement domestique, Sally Poppy (Andréa El Hazan) accusée d’avoir tué une petite fille dans la maison où elle travaillait. On entre petit à petit et par images interposées, dans le cercle des femmes de petite condition, s’épuisant aux tâches ménagères, chez elles ou chez d’autres, en ce XVIIIème siècle. Elles font la lessive, repassent, cousent, font briller l’étain, portent l’eau, nettoient les planchers, préparent le pain. Les images s’accélèrent et reviennent en boucle et en gros plans, (réalisation images et scénographie, Pierre Nouvel).

© Victor Tonelli

Les jurées, douze femmes de toutes origines – de la paysanne à la petite bourgeoise étriquée et rigide – sont nommées avec autorité, et soustraites momentanément à leurs activités quotidiennes dans le but de voter – à l’unanimité, pour ou contre la sentence de mort. L’huissier (Olivier Dupuy) vient convaincre Élizabeth Luke, sage-femme, (Bénédicte Cerrutti) d’accepter de participer au jury, sans oublier de lui faire quelques avances. Après avoir décliné la proposition, elle finit par accepter. Les jurées sont invitées à venir se présenter et à prêter serment. Une à une, elles descendent de la salle et se plient à l’exercice, chacune selon sa personnalité, certaines sont frustes. Cela donnerait un croquis de société des plus pittoresques, s’il n’y avait en jeu la vie d’une femme. La justice de ce temps est souvent expéditive, et les procès de faux-semblants, sans avocat ni droit de se défendre, et le verdict y compris l’exécution, appliqué aussitôt après, sous la vindicte populaire.

On dit que l’accusée, Sally, serait née mauvaise et issue d’une famille placée sous le sceau du diable. On dit aussi qu’elle serait enceinte ce qui annulerait toute possibilité de peine de mort, les femmes traquent la montée de lait. La pièce est un huis-clos qui se déroule sous le regard de l’huissier qui n’a pas le droit de parler, dans une pièce – sorte de salle à manger avec grande table et cheminée – attenante au tribunal où l’on ne peut ni manger, ni boire, ni faire de feu. Les échanges entre ces femmes qui se connaissent sont brodés de ragots et de règlements de comptes, de maltraitance et d’irrespect. La superstition rôde, le langage est cru.

© Victor Tonelli

Élizabeth Luke dite Lizzy, tient le rôle de leader dans ce tribunal, espérant rallier les jurées à la clémence. La séance se prolonge et chacune à tour de rôle va craquer, laissant place à des crises et des révélations auxquelles on ne s’attend pas, montrant les fragilités et les fêlures. La recherche de vérité s’épaissit, jusqu’à l’unanimité in extrémis contre la sentence de mort. Une à une les jurées ressortent. Reste l’huissier qui roue de coups au ventre Sally – pour quelle revanche ? – et ce tête-à-tête entre Sally et Élizabeth Luke, de la plus pure cruauté, se reconnaissant mutuellement comme mère et fille et jusqu’au sacrifice de Sally, la rebelle.

Chloé Dabert, mène de mains de maître cet épisode tragique et en tension qui nous place au cœur de la vie des femmes, au sort peu enviable, au XVIIIème, en Grande Bretagne et qui nous interroge encore aujourd’hui sur la place des femmes. Elle dirige et chorégraphie l’ensemble avec simplicité et talent, chaque actrice trouvant sa place et son exutoire. La réalisation de l’ensemble – lumière (Nicolas Marie), son (Lucas Lelièvre) et costumes (Marie La Rocca) est à saluer.

Comédienne, metteuse en scène et directrice de la Comédie de Reims/Centre dramatique national, Chloé Dabert se penche depuis plusieurs années sur l’auteur britannique Dennis Kelly, dont elle a mis en scène Orphelins un thriller familial, L’Abattage rituel de George Mastromas sur la duplicité et le mensonge, Girls and Boys sur le dérèglement des relations humaines. Avec Le Firmament, elle poursuit son tour du théâtre britannique et se fait l’écho d’une société patriarcale et pleine de haine où la justice est plus qu’aléatoire et où les tabous sur le corps et l’âme ensorcelée de la femme vont bon train.

Brigitte Rémer, le 9 janvier 2025

Avec : Avec Elsa Agnès (Mary Middleton) – Sélène Assaf (Helen Ludlow) – Sarah Calcine (Hannah Rusted) – Bénédicte Cerutti (Elizabeth Luke) – Gwenaëlle David (Sarah Hollis) – Brigitte Dedry (Sarah Smith) – Olivier Dupuy (L’huissier) – Andréa El Azan (Sally Poppy) – Sébastien Éveno (Le juge) – Aurore Fattier (Emma Jenkins) –  Anne-Lise Heimburger (Charlotte Cary) – Juliette Launay (Ann Lavender) – Samantha Le Bas (Kitty Givens) – Asma Messaoudene (Peg Carter) – Océane Mozas (Judith Brewer) – Arthur Verret (Le mari / Le médecin). Assistanat à la mise en scène Virginie Ferrere – collaboration artistique Sébastien Éveno – scénographie et réalisation Pierre Nouvel – création costumes Marie La Rocca – création lumière Nicolas Marie – création son Lucas Lelièvre – maquillage et coiffure Judith Scotto – régie générale Arno Seghiri. Équipe tournée : régie générale et régie plateau Eric Raoul – régie plateau Vivien Simon – régie lumière Mathilde Domarle – régie son Auréliane Pazzaglia – habilleuses Camille Fuchs et Elsa Rocchetti (en alternance). La pièce est publiée aux Éditions de L’Arche (2022).

Du 8 au 18 janvier 2025, mardi au vendredi à 19h30, samedi à 18h30. Relâche les 12 et 13 janvier. Au Théâtre du Rond-Point, 2 bis, avenue Franklin D. Roosevelt, 75008 Paris – métro Franklin Roosevelt ou Champs-Élysées Clémenceau – site : www. theatredurondpoint.fr – tél : 01 44 95 98 21 – En tournée : 23 janvier 2025, Théâtre Le Carreau / Forbach (57) – 31 janvier 2025, Théâtre Escher, Esch-sur- Alzette / Luxembourg (LU) – 5 au 7 février 2025, Théâtre de Liège (BE) – 19 et 20 février 2025, Comédie de Clermont-Ferrand /Scène Nationale (63) – 26 et 27 février 2025, Le Grand R / La-Roche-sur-Yon (85) – 7 mars 2025, Centre culturel Jacques Duhamel / Vitré (35) – 13 et 14 mars 2025, Théâtre du Beauvaisis /Scène Nationale / Beauvais (60)

From England to love

Chorégraphie et musique Hofesh Shechter – musique additionnelle, compositions anglaises Edward Elgar, Tomas Talis, Henry Purcell et William H. Monk – compagnie Shechter II, au Théâtre de la Ville/Les Abbesses.

© Todd MacDonald

Tous en scène, jupes ou pantalons gris, sweat-shirt bleu portant l’écusson d’une université, Oxford ou Cambridge, cravates attachées selon l’inspiration, en ceinture ou dans les cheveux, sacs au dos, prêts pour une randonnée. Les danseurs font groupe. La musique est déjà bien présente. Le plein air se termine sous une pluie battante et tonnerre grondant, en pleine campagne. Ils affrontent un gros orage, se balançant dans le vent et la pluie.

C’est de son pays d’adoption, l’Angleterre, dont parle le chorégraphe d’origine israélienne, Hofesh Shechter, lui rendant hommage. On entre de plein pied dans son langage, son énergie et son imaginaire portés par huit splendides danseuses et danseurs – Holly Brennan, Yun-Chi Mai, Eloy Cojal Mestre, Matthea Lára Pedersen, Piers Sanders, Rowan Van Sen, Gaetano Signorelli, Toon Theunissen. Magnétiques, dans le chaos des éléments, ils oscillent entre joie de vivre et peur de ce qui pourrait advenir.

© Todd MacDonald

La construction musicale de l’ensemble passe par le vocal, l’unité étant le chœur, Hofesh Shechter y mêle le rock, les compositeurs anglais, et les musiques électroniques. Les morceaux s’enchaînent jusqu’à des arrêts souvent nets et cassants, parfois des suspensions plus shuntées. On voyage ainsi, de séquence en séquence, avec pour fil conducteur la musique et de remarquables lumières – de Tom Visser, parfois dans une désynchronisation entre les gestes et les compositions musicales, parfois dans l’osmose.

La chorégraphie joue de l’art de la rupture et nous transporte d’une séquence à l’autre dans des crescendos et des oppositions. Le geste est maîtrisé, plein de grâce. Il se dégage quelque chose de sacré qui fait émerger visions, sensations et émotions. De morts en résurrections, on traverse comme les Illuminations de Rimbaud : « J’ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d’or d’étoile à étoile, et je danse. »

L’image parfois se fixe comme dans une succession de photographies, qui se révèlent et s’effacent. Il y a de la dérision aussi, de la provocation. On retient son souffle. Les images et figures chorégraphiques se répètent et se déforment, deviennent lancinantes. Parfois danseuses et danseurs chantent, parfois ils scandent les rythmes sur fond de chœur d’hommes et jusqu’à l’anomie et le chaos. Tout à coup on se croirait au cœur d’une forêt vierge et dans un monde animal. Plus tard quelques pas esquissés semblent issus de danses populaires, au loin des bruits de ferrailles ou de cloches en alpage tintent, un solo monte jusqu’à la transe.

Un tableau à la couleur vermeille fait ensuite allusion à la guerre, et chacun devient alors un potentiel tireur d’élite. Puis l’air redevient brut et acier sur pépiements et mélodies d’oiseaux. Chaque danseur reprend son sac à dos. Ensemble, lentement, ils avancent vers l’avenir, esquissant un signe d’adieu.

© Todd MacDonald

C’est un très beau travail que propose Hofesh Shechter et son groupe de danseurs de tous pays, choisis au cordeau et formant le Shechter II. Dans son geste d’accompagnement, le Théâtre de la Ville poursuit le dialogue avec le chorégraphe et présente chacune de ses pièces. On se souvient entre autres de Political Mother Unplugged, ainsi que de Double Murder, avec Clowns en première partie, suivi de The Fix (cf. Ubiquité-Cultures des 17 janvier 2021 et 17 octobre 2021). Créé dans une première version pour le Nederlands Dans Theater, comme une carte postale envoyée, From England to love peut se lire selon le chorégraphe, accueilli, puis installé à Londres depuis plus de vingt-deux ans, comme « une sorte de lettre d’adieu prenant la forme d’un panorama du pays. »

Brigitte Rémer, le 8 janvier 2025

Avec : Holly Brennan, Yun-Chi Mai, Eloy Cojal Mestre, Matthea Lára Pedersen, Piers Sanders, Rowan Van Sen, Gaetano Signorelli, Toon Theunissen – Lumières Tom Visser – costumes Hofesh Shechter – musique additionelle, compositions anglaises Edward Elgar, Tomas Talis, Henry Purcell et William H. Monk.

Du 6 au 18 janvier 2025, à 20h. le samedi à 15h – Théâtre de la Ville / Les Abbesses, 31, rue des Abbesses. 75018.Paris – métro : Abbesses, Pigalle – site : ww.theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77.

Par les villages

Texte de Peter Handke, (Über die Dörfer), traduit de l’allemand par Georges-Arthur Goldschmidt – mise en scène de Sébastien Kheroufi, compagnie La Tendre lenteur – Centre Pompidou et Festival d’Automne à Paris, en coréalisation avec le Théâtre des Quartiers d’Ivry/CDN du Val-de-Marne. Vu au Centre Georges Pompidou, Paris.

© Christophe Raynaud de Lage

Le spectacle débute dans le grand hall du Centre Pompidou où plusieurs personnages font une performance et où s’engage un premier dialogue entre Gregor (Reda Kateb) et Nova (Cassey). C’est un peu désordre et le texte s’envole au-dessus des photos grand-format dont on ne sait pas si elles appartiennent au spectacle ou à l’exposition en cours.

Gregor rentre au village après de nombreuses années d’absence. Il avait quitté sa famille, ouvrière, il est maintenant écrivain. Le retour s’annonce conflictuel, l’heure des règlements de compte a sonné, la maison familiale est l’objet d’un conflit. Le monde rural est méconnaissable, les petits qui auparavant se taisaient, demandent reconnaissance et dignité. « Nous n’avons jamais vu le bon côté de la ville » dit l’un d’entre eux.

La suite se passe dans le grand théâtre qu’on a rejoint. Le metteur en scène Sébastien Kheroufi, qui a monté une première fois la pièce en février dernier, la reprend et la fait cheminer. Avec la complicité de l’auteur, il transpose le milieu rural des années 60 en Autriche tel que Peter Handke l’a décrit, en périphérie de ville, cité des Canibouts, à Nanterre dans les années 90, qu’il a lui-même fréquentés. La seconde partie porte le titre de Barbares sur sol PVC Terrazzo blanc. 2MC FL.S1 Caoutchouc, déclinant le monde ouvrier. Côté jardin, une table et deux chaises. La glacière. La scénographie (Zoé Pautet) nous place face à la transparence d’un atelier-dortoir dans lequel une ouvrière, intendante du chantier (Mari-Sohna Condé), remplit des sacs qui tombent du toit et qu’elle entasse en un geste répété et routinier. Cuisine, lits superposés, télé allumée, néon et petite lampe pour un éclairage glauque (création lumière Enzo Cescatti), quelques images sur le mur. L’intendante chante, fait la tambouille, se remet à l’empilement des sacs jusqu’à l’arrivée de Gregor revenu sur les lieux. La réalité lui saute au visage, elle, raconte le travail, les courants d’air, la difficulté de la vie, le frère de Gregor, si courageux.

Hans d’ailleurs ne tarde pas à arriver (Amine Adjina) accompagné de ses collègues de chantier, Anton, Ignaz et Albin, et défie avec vigueur « l’intello, qui lisait et ne s’occupait pas de nous. » Il les présente et chacun se raconte, marqué par la pauvreté, exposant ses ressentiments et sa révolte, et se disant content d’être ouvrier. Un autre, juste avant, s’était plaint de n’être pas considéré, « nos vallées sont abandonnées, rien n’est plus transmis. Nous voulons être magnifiés… » Hans vocifère jusqu’à la transe « Laisse-nous être ce que nous sommes… » et jette de la terre noire sur le sol avant de se rouler dedans. Grégor garde le silence. Un chœur entre, composé de la diversité des gens qu’on croise dans la rue ou le métro, habitantes et habitants d’Ivry où a été monté le spectacle. Il prend possession du territoire, commentant les actions en musique et en chorégraphie. « Quand l’homme à l’écriture me rendra-t-il mes droits ? »

© Christophe Raynaud de Lage

Derrière ce côté provocateur et dénonciateur des injustices sociales, le texte apporte des moments prophétiques. Ainsi quand l’intendante sortant de l’atelier et le quittant à jamais déclare dans un acte de foi qu’elle rentrerait au pays, « Je m’élargirais à mon peuple. » Les deux frères se font face en un moment de vérité quand Gregor brise la glace et déclare « Je t’ai observé tout l’après-midi. » Il évoque les parents morts, la solitude. « Ici, je suis le grouillot » dit le second. Un rien de nostalgie les envahit, un rideau de fer ferme l’atelier. Une chanson « Reviens vers ceux que tu aimes… Pourquoi couper les liens il n’est jamais trop tard… »

La troisième partie, « Zone industrielle en barbarie » montre, sous une batterie de néons au plafond, la rencontre entre Gregor et sa sœur, Sophie, dansant et chantant, lui faisant des aveux : « Sais-tu que jadis j’étais amoureuse de toi ? Je recopiais ton écriture, je copiais tes dessins… » elle se rappelle l’enfance, puis coupant tout pathos, se reprend… « Ton image ne tremble plus en moi… » Le grand frère la provoque, sur son manque de combativité et d’ambition… « Ce qu’elle va devenir ? Commerçante ! » Piquée au vif Sophie se rebiffe et lui jette ses quatre vérités : « Tu es animé d’un faux-semblant de bonne volonté… Tu étais toujours figé… » Elle sort tandis qu’à l’avant-scène, il lance des imprécations au monde entier.

© Christophe Raynaud de Lage

La quatrième partie, Les Barbares au cimetière, est d’une autre facture. Sur la terre noire jetée au sol, une vieille femme énigmatique, sorte de pythie (Anne Alvaro), trace un cercle de divination, puis dessine les arbres du cimetière sur le rideau de fer de l’ex-atelier. Elle s’assied sur le banc, comme le fou du village et cherche sa route, la troisième, celle qui mène au centre du village, se désole de la disparition de ce vieux monde et de tous ses repères. Comme une conteuse, elle évoque le plus joli village, qui peut-être, n’a pas même existé et se raconte à son tour lançant ses imprécations : « Vous êtes des oublieux de l’être, J’aimerais maudire cette cité. »

Revient Nova, rencontrée au début du spectacle, mi-archange mi-messie, pour une longue prosodie lancée face au public : « ce cimetière muet c’est mon point de départ. Je suis parti depuis si longtemps. » La vieille femme l’approche et demande vengeance. Au loin une flûte accompagne le texte et marque l’arrivée du chœur, un à un, puis l’entrée d’une jeune fille de dix ans, fille de Hans, qui se place au centre du cercle et rejoint la pythie qui la prend sous son aile, assurant une partie de la transmission. La partition musicale s’approfondit et s’enrichit du saxo puis de la clarinette (création sonore Matéo Esnault). La fratrie se regroupe. Hans a un porte-voix : « tu prétends te sentir responsable de nous, mais qu’as-tu fait ? » hurle-t-il à Gregor, imperturbable. « Je te récuse. » Le bouquet final, sorte d’anamnèse collective, pend la forme d’une parabole. Gregor prend la parole : « Il y a quelques siècles, un jour je vous ai vus, nos visages, nos histoires, s’élevaient des feuillages. » Et d’ajouter : « Je ne veux plus vous sortir du pétrin. » Le chœur en écho, représentation des humiliés, fait tinter le mot malheur ! Il n’y a pas de consolation, ni connaissance, ni certitude. »

© Christophe Raynaud de Lage

La salle se rallume, Nova, originaire d’un autre village, revient (Cassey, vue au début du spectacle). La prédication reprend, comme un slam en langue créole en une apostrophe au public qui ouvre un grand champ poétique et dans une montée spectaculaire du ton et de l’engagement, avec la force du boxeur. « Écoutez, vous autres, le chant des créateurs, gens d’ici ! » Le texte, est crépusculaire, comme la fratrie et comme la ville.

Sébastien Kheroufi, le metteur en scène, sait de quoi il parle. Il a fait de nombreux petits métiers avant de se former au théâtre et grandi dans la périphérie de Paris. Il a interprété plusieurs rôles avant de se lancer dans la mise en scène et présenté en juin 2023 Antigone, au Théâtre du Soleil, dans le cadre du Festival Départ d’incendies, puis en mars 2024 une première version de Par les villages. Il a été nommé pour ce travail « révélation théâtrale de l’année » par le Syndicat de la critique pour le théâtre, la musique et la danse. Sébastien Kheroufi privilégie la rencontre, là où il présente la pièce, il rassemble un collectif d’habitants qui forme le chœur.

Auteur de romans, nouvelles et récits, d’une trentaine de pièces de théâtre, d’essais, réalisateur de films dont dont La Femme gauchère, en 1978, Peter Handke s’est révélé avec une première pièce écrite en 1966, Outrage au public où il remet en jeu la théâtralité. Un certain nombre de ses pièces ont été montées en France : La Chevauchée sur le lac de Constance qu’il écrit en 1971, Les gens déraisonnables sont en voie de disparition en 1974, ainsi que Par les villages, en 1981. Claude Régy entre autres les a mises en scène. Par les villages propose une multiplicité de langages et d’horizons, matériaux dont Sébastien Kheroufi a su s’emparer pour les transformer en un discours social et poétique généreux et fort réussi.

Brigitte Rémer, le 31 décembre 2024

Avec : Amine Adjina, Anne Alvaro, Dounia Boukerski ou Bilaly Dicko en alternance, Casey, Mari-Sohna Condé ou Gwenaëlle Martin en alternance, Hayet Darwich, Ulysse Dutilloy-Liégeois, Benjamin Grangier, Reda Kateb, Minouche Nihn Briot et Sofia Medjoubi ou Miya Joséphine en alternance. Assistanat à la mise en scène Laure Marion – collaboration à la dramaturgie Félix Dutilloy-Liégeois – régie générale Malounine Buard – scénographie Zoé Pautet – costumes Cloé Robin – création lumière Enzo Cescatti – création sonore Matéo Esnault – photographies Léo Aupetit – collaboration artistique Laurent Sauvage. Avec la participation exceptionnelle des habitants et habitantes d’Ivry-sur-Seine. Traduit de l’allemand par Georges-Arthur Goldschmidt, le texte est publié aux éditions Gallimard.

Présenté en décembre 2024, Grande salle du Centre Pompidou, Paris – En tournée : 22 au 26 janvier 2025, Théâtre des Quartiers d’Ivry/CDN du Val-de-Marne – 25 et 26 février, La Filature, Scène nationale de Mulhouse – 5 avril, Théâtre de Corbeil-Essonnes, Grand Paris Sud – 11 et 12 avril Espace culturel Robert-Doisneau, Meudon-la-Forêt.

Kolizion 

Texte et mise en scène Nasser Djemaï, avec Radouan Leflahi, scénographie Emmanuel Clolus – au Théâtre des Quartiers d’Ivry/Manufacture des œillets.

© Christophe Raynaud De lage

Les oiseaux pépient et Mehdi se raconte, dans la chronologie de ses souvenirs, écrits en dix-huit courts tableaux : son nom, sa naissance, ses six frères ainés qu’il prend le temps de nommer et de présenter dans la couleur du nom qui leur fut donné, car chaque prénom arabe a une signification. Mehdi, le septième, sera le guide éclairé par Dieu. Chaque frère est symbolisé par une flamme, bougie qu’il allume, encadrée de celle du père, Malek (qui signifie le souverain) et de celle de la mère, Hayat, (la vie) et qui dansent pendant toute la représentation comme des gardiennes bienveillantes.

Car à deux mois, Mehdi passe six semaines en réanimation pour un geste malheureux de son frère Farid qui le fait tomber du berceau. Plus tard, en référence à l’accident, on l’appellera Kolizion. À cinq ans une fugue innocente oblige les gendarmes à le ramener à la maison. Quelque temps plus tard, alors que ses frères sont à la piscine, il fait la découverte jubilatoire d’une fourmilière qu’il s’amuse à tester par l’épreuve du feu, ce qui l’envoie pour plusieurs semaines à l’hôpital. Là, une rencontre fondamentale avec Gabriel, un jeune infirmier et sorte d’archange, lui fait découvrir la lecture. Il lui prête L’Île au trésor, vite dévoré, puis de nombreux autres livres. Son univers soudain s’élargit : « J’aime comme sont fabriqués les mots et les images qu’ils provoquent en moi. Ils sonnent comme l’heure du goûter et ça me fait voyager, ça me fait oublier ce que je suis » dit Mehdi. « Les livres, les grands absents de notre maison… » reprendra-t-il plus tard.

Nasser Djemaï fait récit de la vie de Mehdi, imaginatif pour les expériences, au risque de sa vie. Il dessine les contours de son environnement familial et sociétal et pierre à pierre montre la construction d’un parcours d’apprentissage, qui, à travers événements et émotions lui fait enjamber les clivages sociaux et s’interroger sur le sens de la vie. Un jour d’ennui, Mehdi se dirige vers la fête foraine où un père et son fils du même âge que lui, l’invitent à faire un tour de train-fantôme. Cela le bouleverse que ce père et son fils aient posé un regard sur lui. « Le soleil est heureux et mes yeux pleurent de joie. » Se séparer d‘eux lui est chagrin. À douze ans, le moment d’entrer au collège lui plait bien, puis contrairement à ses frères qui ne sont pas arrivés jusque-là, il sent que le savoir l’appelle et réussit magnifiquement. « Il est bizarre ce petit, on dirait qu’il comprend tout » constatent les parents. Puis les aînés grandissent et doivent se débrouiller seuls. Les mentalités changent. On ne reconnaît plus guère ce qui faisait la sève des échanges quotidiens, même le petit coiffeur où s’on père l’emmenait à vélo, ne sert plus qu’à coiffer. « Plus personne pour discuter, goûter les galettes qui sortent du four… On dirait que quelque chose est mort, mais je ne sais pas ce que c’est. »

© Christophe Raynaud De lage

Mehdi réfléchit à ce qui l’entoure, observe ses frères et apprend de leurs erreurs, c’est un généreux. « Moi aussi peut-être, si je travaille bien, je serai un dieu pour veiller sur tout le monde. Je deviendrai comme cet homme et ce fils de la fête foraine… Je descendrai du ciel et j’aiderai tous les enfants le jour de leur anniversaire… » Il prépare le Bac, même s’il est difficile de se concentrer à la maison. Et il s’obstine dans sa quête éperdue du savoir, dans la rencontre avec la grande littérature et les écrivains. Mention très bien au Bac scientifique. En route pour une prépa et l’obligation de quitter la maison. Tous les frères se cotisent pour lui offrir qui la cantine, qui le loyer de la chambre, qui l’achat du lit ou de la gazinière. Le parcours de Mehdi comme une œuvre collective…

En prépa il est l’un des meilleurs de la classe. Mais la solitude lui pèse et il commence à fréquenter la pharmacie pour l’achat d’antidépresseurs. La pharmacienne, Sofia, lui plaît bien et commence à hanter ses jours et ses nuits. Il perd pied, engage un duel du regard puis une joute verbale avec George Clooney, image glacée collée sur un grand panneau publicitaire qui se superpose à l’autre George, fiancé de Sofia. Mehdi débute sa carrière professionnelle, se rend très vite indispensable et grimpe les échelons à toute allure. « Je me sens au top de mon accomplissement. Je suis une véritable machine à gagner. Toutes les cases sont cochées. » C’est un homme inséré, qui participe à la croissance de l’entreprise, et qui n’oublie pas sa famille.

© Christophe Raynaud De lage

Comme il se l’était imposé, avec l’aide de ses frères il met ses parents vieillissants et mal en point à l’abri, dans une maison et un quartier correct, tout à portée de la main. Pourtant, chaque jour « mon père parle de son jardin natal, qu’il veut revoir avant de mourir. » Même s’il a la conscience du travail bien accompli, une convocation de son patron le place face à la réalité du collectif dans l’entreprise, réalité qu’il réussissait à détourner, préférant consacrer du temps à sa famille. Il se voit contraint de faire amende honorable et d’accepter cette fois de participer à la sortie à vélo du lendemain pour admirer avec ses collègues l’aurore boréale dont le directeur lui vante l’impact sur la cohésion sociale.

Bonne humeur au rendez-vous, une trentaine d’ingénieurs, cinquante kilomètres à couvrir, équipement, pique-nique, vitamine C. Comme tous, Mehdi s’élance et fait d’abord partie des premiers, jusqu’à sentir son cœur battre la chamade, et de plus en plus. Il redouble d’efforts et commence à avoir des visions, avant de perdre le contrôle et de s’encastrer dans un chêne. « Lumière blanche, rideau noir. Ma tête s’échappe… Plongé dans le coma, je me détache de mon corps… Toute ma vie s’est évaporée comme une mouche écrasée contre une vitre. » Ses pensées le mènent dans un dialogue avec Sofia et George Clooney. Il revoit défiler sa vie, l’enfance lui revient de plein fouet. « Soudain, au milieu de cette forêt, j’aperçois un petit enfant seul, immobile, avec son paquet de gâteaux à la main. Il porte une petite veste, une chemise avec une cravate… Il semble perdu et me fixe des yeux… »

Soutenu par sa famille, Mehdi vole au-dessus des nuages et délire. Le temps passe, la convalescence le ramène chez lui. Au travail, l’équipe d’ingénieurs l’attend pour poursuivre les programmes des nouveaux écrans d’avions de chasse. Il engage un dialogue existentialiste avec Clooney, dernière rencontre pour une question centrale qu’il lui pose : « Mehdi, quel est le sens de notre existence ? » Et leurs adieux prennent la couleur d’un conte initiatique où la vérité est dite : « Tu n’es que de l’encre sur un bout de papier… Maintenant je dois partir loin, vers d’autres récits possibles, vers de nouvelles pages blanches, des pages à mon image, vers un ailleurs, vers un endroit qui n’existe plus, un endroit que je veux inventer… »

© Théâtre des Quartiers d’Ivry

Seul en scène, Radouan Leflahi construit avec subtilité et précision ses espaces au fil de la narration, à partir de la maison familiale et de l’enfance, thème majeur du texte de Nasser Djemaï. Lumineux, le comédien colle au personnage à toutes les étapes de sa vie, qui le mène vers la question essentielle : trouver du sens à ce qu’il fait. Sur scène, de l’espace, physique et mental, un grand plateau, de la terre et des écorces au sol, et un minimum d’éléments : une chaise, un escabeau, un paravent côté cour où des ombres apparaissent, des livres, comme des révélations pour Mehdi. Beaucoup de signes s’inscrivent dans le clair-obscur du plateau, et l’intensité du récit donné par le comédien qui décline en sous-teinte les inégalités économiques, sociales et culturelles, la réussite sociale, l’accélération du temps et du rendement dans une atmosphère à la fois simple et sophistiquée et de superbes images à la clé (création lumière Vyara Stefanova, création sonore Frédéric Minière, création costumes Alma Bousquet, assistée d’Amélie Hagnerel). C’est un parcours initiatique fait de chaos et d’émerveillement, de chutes et de résurrections. On connaît Radouan Leflahi notamment à travers les mises en scène de David Bobée – Roméo et Juliette, Lucrèce Borgia, Peer Gynt, Elephant man. Il est avec Kolizion, magnifique dans sa présence et raconte avec tendresse, magnétisme et dans une rare intensité, la vie, dans tous ses reliefs.

Nasser Djemaï, auteur et directeur du Théâtre des Quartiers d’Ivry le met en scène avec talent. Il avait écrit et interprété lui-même en solo Une étoile pour Noël, qui a tourné entre 2005 et 2012, avant d’écrire et de monter des spectacles, comme entre autres Invisibles sur la mémoire des Chibanis dont il avait collecté la parole et, plus près de nous en 2022 Les Gardiennes ou le Nœud du tisserand, sur la vieillesse. Le tandem qu’il forme avec Radouan Leflahi, à partir d’un texte où l’acteur est aussi conteur, nous mène dans une réflexion sur la construction de la personnalité selon le groupe social auquel on appartient et les choix de vie, posant la question vitale et métaphysique du sens des choses.

Brigitte Rémer, le 30 décembre 2024

Avec : au TQI, Radouan Leflahi, et en tournée, Radouan Leflahi en alternance avec Adil Mekki. Dramaturgie Marilyn Mattei – assistanat à la mise en scène Rachid Zanouda – scénographie Emmanuel Clolus – création lumière Vyara Stefanova – création sonore Frédéric Minière – création costume Alma Bousquet, assistée d’Amélie Hagnerel. Le texte est publié chez Actes Sud Papiers.

Théâtre des Quartiers d’Ivry/Centre dramatique national du Val-de-Marne – Manufacture des Oeillets – 1 place Pierre Gosnat, Ivry-sur-Seine – Métro : Mairie d’Ivry, RER C / Ivry-sur-Seine – tél. : 01 43 90 11 11 – www.theatre-quartiers-ivry.com – En tournée : MC2 Grenoble, Scène nationale, du 4 au 7 février 2025 – Les Passerelles, scène de Paris/Vallée de la Marne, à Pontault-Combault, le 7 mars 2025 – Théâtre Joliette, scène conventionnée, à Marseille, du 20 au 22 mars 2025 – Scène de Bayssan, scène en Hérault, à Béziers, du 25 au 30 mars 2025 – Théâtre de Sartrouville et des Yvelines/CDN, du 3 au 4 avril 2025 – Théâtre de Nîmes, scène conventionnée, du 9 au 11 avril 2025.

Le Soulier de satin

ou Le pire n’est pas toujours sûr, de Paul Claudel – version scénique, mise en scène et scénographie Éric Ruf, costumes Christian Lacroix. Avec la troupe de la Comédie-Française, Salle Richelieu.

© Jean-Louis Fernandez

Quand le spectateur pénètre dans la Salle Richelieu, le plateau est brut et profond, les câbles visibles. Une passerelle, point d’entrée et de sortie tout au long du spectacle, enjambe la salle dans toute sa longueur au-dessus des fauteuils velours, et permet aux acteurs de venir au-devant des spectateurs pour les accueillir et échanger avec eux quelques mots. L’atmosphère est celle d’une ville méditerranéenne.

Côté cour, une poignée de musiciens qui, à certains moments se mêleront aux acteurs, (Vincent Leterme au piano et à la direction musicale, Aurélia Bonaque Ferrat au violon, Merel Junge au violon, euphonium et trompette, Ingrid Schoenlaub au violoncelle). La troupe se recentre autour d’un magnifique chant choral qui donne le coup d’envoi du spectacle, il y aura d’autres chants polyphoniques, tout aussi puissants, à certains moments. Nous entrons dans cette odyssée poétique, philosophique, épique et labyrinthique de Paul Claudel – diplomate, poète et Académicien – odyssée en quatre journées, quatre parties qui s’étirent sur une trentaine d’années pendant la Renaissance espagnole et la conquête du Nouveau Monde. Galions et caravelles nous mènent de la Cour d’Espagne à celle du vice-roi roi de Naples, passant par Mogador et la pleine mer au large des Baléares.

© Jean-Louis Fernandez (2)

Pour les représenter, Éric Ruf, metteur en scène et administrateur de la Comédie Française, signant avec ce Soulier de satin son dernier spectacle avant de passer le témoin, convoque une diversité de langages scéniques : de superbes toiles et tulles peints, montrant la multiplicité des géographies et la luxuriance des forêts, la narration, avec adresse et clins d’œil aux spectateurs permettant de les guider à travers les états d’âme des personnages, la farce et le mode burlesque, comme sur des tréteaux, dans la distance d’avec le lyrisme du texte. La place de la langue, la place du corps, les variations dans l’interprétation magique de la troupe, les extraordinaires costumes, tout concourt à la réussite de ce travail.

Après avoir croisé Don Rodrigue (Baptiste Chabauty) échoué sur la côte africaine, Doña Prouhèze (Marina Hands) lui voue un amour absolu à en perdre la raison, amour réciproque. Épouse de Don Pélage, juge de son métier et gouverneur général des Présides (Didier Sandre), Prouhèze se place dans les mains de la Vierge cherchant à détourner la tentation de l’infidélité. Une grande icône magnifiquement peinte descend des cintres, elle y accroche son soulier de satin rouge dans une prière : « Si je m’élance vers le mal, que ce soit du moins avec un pied boiteux… » La symbolique est forte si l’on se projette jusque dans la quatrième journée de la pièce, au cours de laquelle le vieux Don Rodrigue deviendra lui-même le boiteux, en même temps que le marchand d’icônes.

Convoitée par un cousin de Don Pélage partant en mission, Don Camille donne rendez-vous à Prouhèze à Mogador où il doit rejoindre son commandement (Christophe Montenez). Sous la bonne garde de Balthazar (Laurent Stocker) et de son ange gardien qu’elle n’écoute guère (Sefa Yeboah), la jeune femme qui n’a de cesse de penser à son amoureux, réussit à lui envoyer un message, lui donnant rendez-vous dans une auberge de Catalogne, au bord de la mer. Mais cette rencontre n’aura pas lieu car sur le chemin de Compostelle Rodrigue est blessé par de faux pèlerins – qu’on aperçoit à l’arrière-plan de la scène, s’éclairant aux flambeaux. Prouhèze réussit à s’enfuir au clair de lune, franchissant haies et fossés de ronces et d’épines pour se rendre au château de Doña Honoria où Rodrigue, mourant, est transporté. Autour de Balthazar entouré de paysans, les agapes vont bon train, mais au cours de son frugal repas, une balle le transperce.

© Jean-Louis Fernandez (3)

La seconde journée débute chez Doña Honoria, dans son château, situé au milieu de la Sierra (Danièle Lebrun), elle est au chevet de Rodrigue, son fils. Prouhèze s’interdit la chambre du malade qui comme elle, habite « les escaliers du délire. » Dans une grande salle du Palais de l’Escurial, reprenant la situation en mains Don Pelage décide d’envoyer son épouse prendre le commandement de Mogador où Don Camille est soupçonné de jouer double jeu. Parallèlement, une scène savoureuse nous mène au cœur de la forêt vierge sicilienne où Doña Musique, nièce de Don Pélage (Edith Proust en alternance) rescapée d’un naufrage et assez déjantée, passe la nuit auprès du vice-roi de Naples (Birane Ba, qui fut aussi le premier serviteur de Rodrigue, personnage digne de la Commedia dell’arte). À peine rétabli, Rodrigue prend la mer dans le sillage de Prouhèze, chargé de porter une lettre au nouveau commandeur de Mogador. « Où qu’elle soit, je sais qu’elle entend les mots que je lui dis… » Quand il arrive à bon port, Prouhèze ne le reçoit pas et n’ouvre pas même la lettre royale dont il est chargé. Elle se contente d’écrire au dos, en guise de réponse : « Je reste, partez ! »

Après des passes d’armes dignes de certains lazzis, qui font le lien dans un texte finement aménagé pour passer de onze heures à huit heures de spectacle tout en gardant la notion d’intégrale, on entre dans la troisième journée qui se situe dix ans plus tard. Doña Musique a épousé son vice-roi de Naples et part à Prague, enceinte du futur Jean d’Autriche, prêtant à une scène assez comique. Devenue veuve de Don Pélage Doña Prouhèze s’abandonne à Don Camille qu’elle n’aime pas, et l’épouse. Vice-roi des Indes occidentales, Don Rodrigue vit une vie austère et d’ennui, à Panama. Autour de lui, Doña Isabel, sa maîtresse (Florence Viala qui est aussi narratrice du spectacle), rêve de se venger et jure sa perte. À la folie amoureuse de Rodrigue répond celle de Prouhèze, qui perd pied, seule à la tête de la forteresse de Mogador. Elle lui envoie une lettre, lui demandant de la délivrer de Don Camille. Cette lettre mettra dix ans à lui parvenir après d’insensés allers-retours. Devenue mythique, elle sera comme une malédiction pour ceux qui la touchent.

© Jean-Louis Fernandez (4)

Faute d’en avoir eu connaissance, la réalité sera tout autre. Sur les remparts de Mogador, pourtant, c’est bien elle, Prouhèze qui enlace Rodrigue en une brève étreinte, leur ombre mêlée au clair de lune. Elle présente alors à Rodrigue Doña Sept-Épées, leur fille, (Suliane Brahim en alternance avec Edith Proust), née non de la rencontre des corps qui n’a pas réellement eu lieu, mais du mythe de l’Immaculée Conception, en se souvenant de la conversion de Claudel derrière un pilier de Notre-Dame, à l’âge de dix-huit ans : « En un instant mon coeur fut touché et je crus ! » écrivait le poète. Doña Sept-Épées, au cri déchirant à l’égard de sa mère : « Ne m’abandonne pas ! » et Rodrigue face à Prouhèze, n’y trouvent aucun écho : « Dis un seul mot et je reste avec toi » avait-il énoncé. Tenue par son ange gardien et malgré la corde qui la bride, Prouhèze exécute une danse de vie et de mort des plus extravagantes, hurlant le nom de Rodrigue. Sa délivrance viendra de son Ange Gardien lui annonçant une mort prochaine. « Adieu Rodrigue, laisse-moi devenir une étoile ! » dit-t-elle dans l’explosion de la citadelle qui emporte Don Camille avec elle.

© Jean-Louis Fernandez (5)

Dix ans plus tard, sur la mer, au large des Baléares s’ouvre la quatrième journée du Soulier de satin. Ayant abandonné l’Afrique, entouré de pêcheurs et de matelots, de conquistadors épuisés et des courtisans habituels, la disgrâce est sur Rodrigue qui va payer son abandon de l’Amérique. Une jambe en moins, aussi misérable qu’un saint François d’Assise, il vit de la vente d’images de saints que le Japonais Daibutsu (Christian Gonon) puis Sept-Épées dessinent à ses côtés. La scène se remplit de ces icônes, le portrait de la Vierge au Soulier de satin rouge comme témoin au-dessus de leurs têtes. Le Roi d’Espagne et son Chancelier proposent à Rodrigue de régner en Angleterre, fief dont personne ne veut prendre la charge. Dans une joute verbale grandiose où le second Chancelier (remarquable Didier Sandre) par la langue de bois qu’il utilise, cherche à le convaincre, s’ouvre une séquence pleine d’humour où chaque ministre y va de son couplet. Rodrigue met de telles conditions à son potentiel départ en Angleterre – la sédition de l’Espagne dans la balance – qu’il est accusé de haute trahison et vendu comme esclave. Désenchantée par son père, Sept-Épées s’enfuit avec son amie la Bouchère (Coraly Zahonero) après lui avoir laissé une lettre indiquant qu’elle rejoignait à la nage Jean d’Autriche, son amoureux, fils de Doña Musique, et qu’un signal de bonne arrivée lui serait envoyé par un coup de canon. Mais rien ne vient, une vieille religieuse achète Rodrigue ce céleste clochard en haillons, quand soudain, les trompettes et le coup de canon tant attendu, résonnent.

La dernière image proposée par Éric Ruf est ce retour à la scène première, celle du jésuite, frère de Rodrigue, attaché au mât d’un navire sur le point de sombrer dans l’Atlantique. Cette intégrale du Soulier de satin met en action avec brio le collectif de la Comédie-Française, tant sur le plateau avec les musiciens et la troupe – dont les acteurs et actrices tiennent tous plusieurs rôles – qu’autour, à partir de tous les actes artisans et de création qui font que le spectacle existe : réalisation de la scénographie et des toiles peintes, des lumières, des costumes. Une mention spéciale aux costumes de Christian Lacroix, véritables œuvres d’art avec leurs bandes de tissus délicatement juxtaposées, leurs velours dégradés brun, rouge et ocre, les plis, les fronces, les appliqués et broderies, les collections de petits boutons soigneusement alignés, les rubans entrelacés, les savants imprimés, les plumes et chapeaux. Tout est raffinement et sert cette Renaissance espagnole aux larges fraises, partagées avec les spectateurs à qui on a distribué de petites pochettes qu’on les invitera à ouvrir, et qui, comme les acteurs, porteront autour du cou leur fraise comme signe d’appartenance à la cour du Roi d’Espagne.

© Jean-Louis Fernandez (6)

On ne monte pas souvent le Soulier de satin, pièce écrite entre 1921 et 1925, éditée en 1929 et mise en scène partiellement et pour la première fois par Jean-Louis Barrault en 1943, qu’il a reprise de nombreuses fois en version intégrale, dont en 1980 au théâtre d’Orsay et plus tard à l’Odéon, qu’il dirigeait. Antoine Vitez en a présenté en 1987 une version intégrale qui a fait date, avec ses douze heures de spectacle sans interruption dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes, suivie d’une reprise au Théâtre national de Chaillot dont il était directeur. Cette version scénique, quoique de lecture bien différente, garde une parenté avec celle d’Éric Ruf, notamment par deux acteurs : Didier Sandre, ici Don Pélage, était alors Don Rodrigue et Ludmila Mickaël était Doña Prouhèze. Aujourd’hui sa fille, Marina Hands, se glisse dans le rôle avec une grande frénésie, pour servir une histoire d’amour et de rencontre ratée avec Don Rodrigue, qu’interprète Baptiste Chabaut, contraint à un certain renoncement. Dans ce monde de la passion et de l’interdit, proche de la biographie-même de Claudel, le metteur en scène prend une position guerrière, éloignant le pathétique et la douceur.

Claudel déclarait que « le désordre est le délice de l’imagination. » Éric Ruf sait ordonnancer ce désordre avec subtilité et dans la complicité du public, comme jamais à la Comédie-Française. Par la passerelle qui traverse la salle, pièce maîtresse de sa scénographie, il évoque aussi le Japon où Claudel écrivit une partie de ce Soulier de satin, et sur laquelle, comme dans le Nô,  apparaissent les personnages, glissant sous les projecteurs. Alors laissons-nous voguer dans la cosmogonie claudélienne annoncée en début de spectacle : « C’est ce que vous ne comprendrez pas qui est le plus beau, c’est ce qui est le plus long qui est le plus intéressant et c’est ce que vous ne trouvez pas amusant qui est le plus drôle. »

Brigitte Rémer, le 31 décembre 2024

Avec : Alain Lenglet le Père jésuite, Don Fernand, l’Alférès, Don Ramire et le Frère Léon – Florence Viala Doña Isabel, l’Annoncière et l’Actrice – Coraly Zahonero Jobarbara et la Bouchère – Laurent Stocker Don Balthazar, l’Archéologue, Almagro et le second Roi d’Espagne – Christian Gonon Sergent napolitain, le Capitaine, Don Léopold Auguste et le Japonais Daibutsu – Serge Bagdassarian l’Annoncier, le Roi d’Espagne, Don Rodilard et Don Mendez Leal – Suliane Brahim* Doña Sept-Épées – Didier Sandre Don Pélage et le second Chancelier – Christophe Montenez Don Camille – Marina Hands Doña Prouhèze (Doña Merveille) – Danièle Lebrun le Chancelier, Doña Honoria, le Chambellan et la Religieuse – Birane Ba le Chinois, le Vice-Roi de Naples et un soldat – Sefa Yeboah l’Ange gardien et un soldat – Baptiste Chabauty Don Rodrigue – Edith Proust*  Doña Musique (Doña Délices) et Doña Sept-Épées (* en alternance) – les comédiennes et le comédien de l’académie de la Comédie-Française : Fanny Barthod, Rachel Collignon, Gabriel Draper/soldats, officiers, serviteurs, seigneurs, courtisans, ministres – les musiciens : Vincent Leterme, piano et direction musicale – Aurélia Bonaque Ferrat, violon – Merel Junge, violon, euphonium et trompette – Ingrid Schoenlaub, violoncelle – Lumière Bertrand Couderc – son Samuel Robineau de l’académie de la Comédie-Française – travail chorégraphique Glysleïn Lefever – collaboration artistique Léonidas Strapatsakis – assistanat à la mise en scène Alison Hornus et Ruth Orthmann – assistanat aux costumes Jean Philippe Pons et Jennifer Morangier de l’académie de la Comédie-Française – assistanat à la mise en scène Aristeo Tordesillas – assistanat à la scénographie Anaïs Levieil – assistanat aux costumes Aurélia Bonaque Ferrat – Visuels © Jean-Louis Fernandez, coll. Comédie-Française : 1. Doña Prouhèze (Marina Hands) et Don Camille (Christophe Montenez) – 2. Don Rodrigue (Baptiste Chabauty) – 3. Doña Prouhèze et Balthazar (Laurent Stocker) – 4. Le Roi d’Espagne (Serge Bagdassarian) – 5. Doña Isabel (Florence Viala) – 6. Don Pélage (Didier Sandre) et Doña Honoria  (Danièle Lebrun) – 7. Le Chinois, serviteur de Don Rodrigue (Birane Ba).

© Jean-Louis Fernandez (7)

Du 21 décembre 2024 au 13 avril 2025 à la Comédie-Française, Place Colette. 75001. Paris – métro Palais Royal – La pièce est montée en intégrale, horaire exceptionnel de 15h à 23h30, avec deux entractes et une pause de 18h30 à 20h – site : www.comedie-francaise.fr – tél. : 01 44 58 15 15.

Pour chaque représentation de la Salle Richelieu, entre 65 et 85 places à 5 euros (visibilité réduite) sont disponibles une heure avant le début de la représentation sans réservation, auprès du Petit Bureau (guichet extérieur rue de Richelieu) – Tous les lundis, Salle Richelieu, 85 places sont offertes aux moins de 28 ans, une heure avant le début de la représentation, sans réservation (1 place à visibilité réduite par personne, sur justificatif, dans la limite des places disponibles) auprès du Petit Bureau (guichet extérieur rue de Richelieu) – Avec le mécénat de la Caisse d’Épargne Ile-de-France.

Le Dernier Voyage (Aquarius)

Spectacle du Collectif F71 / La Concordance des Temps – texte et mise en scène Lucie Nicolas – Regard dramaturgique Stéphanie Farison – Vu à la MC 93Bobigny.

© Alain Richard

Fondé en 2004, le Collectif F71 se réinvente au fil du temps et de l’évolution de sa philosophie. Il présente des spectacles multiformes, grands ou petits formats s’adaptant à tous types de lieux. Le collectif interroge le réel, sa démarche s’ancre dans l’Histoire et les sujets contemporains et sociaux. Chaque thème appelle une nouvelle écriture scénique qui se tisse à partir d’un travail documentaire approfondi et d’une interaction entre les disciplines.

Avec Le Dernier Voyage (Aquarius), le Collectif s’est penché sur les mécanismes qui sous-tendent le refus de secourir six cent vingt-neuf migrants – récupérés in extrémis sur le navire humanitaire – devant lesquels les pays européens ont détourné la tête. La scène ressemble à un vaste hangar où se multiplient les signaux de détresse à travers les lampes de pupitres, les projecteurs sur poulies ou les lampes frontales. Lumière et son forment la clé de voûte du langage théâtral que déploie le Collectif F71. Un cercle de pieds de micros, des instruments de musique et des enceintes mobiles amplifient le son et la situation, dramatique, dont ils se font l’écho. Lanceurs d’alerte, les acteurs témoignent de tous ceux qui, contraints de fuir leurs pays, ont entrepris un long voyage au péril de leur vie, ceux qui ont travaillé dur ou emprunté là où ils le pouvaient, pour un jour tenter de s’offrir à prix pharaonique une traversée, croyant en leur destinée, en leurs rêves, en un avenir digne et libre. Pour beaucoup trop d’entre eux ce rêve s’échoue au fond de la Méditerranée comme autant de bouteilles à la mer qui ne parviendront jamais à leurs destinataires, leurs familles.

Une grande énergie circule entre ceux qui tentent de les sauver, au risque de tout perdre et de se perdre, le tout pour le tout, dans l’obscurité, la précarité et l’urgence du sauvetage. Le travail proposé par le Collectif F71 construit une dramaturgie de l’enquête où l’impuissance est à la hauteur de la détermination du sauvetage, comme idée fixe, généreuse et obstinée. Lucie Nicolas qui signe le texte et la mise en scène, a recherché les sauveteurs de l’Aquarius pour collecter leurs récits et reconstituer le puzzle, pour comprendre ce qui les anime, leur éthique et l’envergure d’une telle opération qui a duré dix jours, un enfer sur la mer. Elle a mis en écho un travail documentaire et d’archive à partir des dossiers de presse consultés, des déclarations émanant de personnalités politiques et décideurs européens refusant d’accueillir les migrants dans leurs villes sanctuaires, d’images télévisuelles et d’échanges émanant des réseaux sociaux.

Avec l’équipe, Lucie Nicolas a construit comme un oratorio à la mémoire des vivants et des morts, sans didactisme, ni paternalisme, autour des trois équipes qui, répondant aux appels au secours, sont parties les recueillir : l’équipage pour qui le sauvetage est un code d’honneur, SOS médecins et Médecins sans frontières pour tenter de soigner et de garder en vie. On est le 8 juin 2018 et l’Aquarius en est à sa quatrième rotation, le saxophone pour sirène, sonnant pour certains comme un glas.

© Alain Richard

Il y a le temps, le rythme, l’attente et la désespérance. Il y a les fils narratifs qu’elle tisse avec les acteurs (Saabo Balde, Fred Costa, Jonathan Heckel, Lymia Vitte). Tous à leur place comme on l’est sur un navire et avec une grande force, au-delà du côté narratif de la tragédie, ils provoquent la réflexion sur ce que solidarité et fraternité veulent dire. Plus de quarante-huit heures sur des canots à la dérive, une poignée de gilets de sauvetage, quelles priorités imaginer ? « Je me souviens des gens, du premier canot dans le noir, du second aux lumières qui clignotent… des familles qui se cherchent… » Un acteur-rescapé s’adresse au public et raconte le stock de bouteilles d’eau et de nourriture qui diminue, les ports qui ne répondent pas ni n’entendent la détresse et l’urgence. Mettre les femmes et les enfants en sécurité devient l’obsession des sauveteurs, par la recherche d’un port sûr. Sur le bateau elles et leurs enfants le sont, les hommes, eux, sont installés sur le pont. Une violente lumière nous fait face, sorte de mirador fouillant la mer ou sondant les consciences. Les micros se sont regroupés au centre du plateau, leurs fils ressemblent aux cordages des embarcations. Le refus de Malte, l’Italie qui annonce fermer ses ports, la France qui ne bouge pas, l’Union Européenne, tous sont appelés. Face au désarroi les politiques dégainent leurs arguments et s’empoignent, leur électorat en bandoulière, et malgré les conventions maritimes existant, les mails restent sans réponse.

© Alain Richard

La tension monte tout au long du spectacle où le spectateur fait la traversée avec eux, la théâtralisation est subtile et s’inscrit dans la justesse, en écho aux nouvelles transmises par les journalistes, dont un certain nombre sont tristement banalisées. Après le bruit et la fureur, la panique à bord qui s’est emparée de tous, Pedro Sánchez annonce qu’il accueillera l’Aquarius à Valence. Immense soulagement pour tous, sauveteurs et migrants, les mal-aimés, les exilés… Mais pourquoi donc quitter son pays ? L’un raconte sa quête d’une vie acceptable, le rançonnement au départ auprès de nombreux réfugiés, au Niger, en Turquie, en Libye, le chantage, la torture, les sévices sexuels. Une corne de brume sonne quand le bateau passe la ligne du port et s’amarre. Une logistique importante est en place avec des tentes, la police, des médecins et des avocats. Sauveteurs et rescapés se disent au revoir se souhaitant « tout le meilleur pour l’avenir » même si rien n’est ni décidé, ni réglé.

Ce fut le dernier voyage de l’Aquarius que SOS Méditerranée a renoncé à affréter ensuite, faute de volonté politique, aucune nation ne lui ayant concédé de nouveau pavillon. C’est la trace d’un combat mené par ceux qui croient que chaque vie est égale et précieuse, et c’est extrêmement bien réalisé.

Brigitte Rémer, le 23 décembre 2024

© Alain Richard

Avec : Saabo Balde, Fred Costa, Jonathan Heckel, Lymia Vitte. Création lumière Laurence Magnée – composition musicale et sonore Fred Costa – dispositif scénographique et sonore Fred Costa et Clément Roussillat – régie générale et son Clément Roussillat – costumes Léa Gadbois Lamer – construction Max Potiron – collaboration artistique Éléonore Auzou-Connes – stagiaires Julie Cabaret, Anaïs Levieil. Le texte est publié aux Éditions Esse Que. Tournée en cours d’élaboration.

Vu fin novembre à la MC 93/ Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, 9 boulevard Lénine, à Bobigny – sites : www. mc93.com – www.collectiff71.com

4.48 Psychose

Texte de Sarah Kane, mise en scène Florent Siaud, jeu Sophie Cadieux – texte français Guillaume Corbeil – compagnie Les Songes turbulents – au Théâtre Paris-Villette.

© Nicolas Descôteaux

C’est la dernière pièce que Sarah Kane écrit, en 1999, depuis le lieu où elle est hospitalisée, frappée par un puissant mal de vivre. Elle annonce le geste qu’elle prépare, au bout de sa nuit, donnant au texte un côté testamentaire : « A 4h48 quand le désespoir fera sa visite je me pendrai au son du souffle de mon amour. » Elle a vingt-huit ans et passera à l’acte. Rien ne l’arrêtera.

Sarah Kane laisse cinq pièces de théâtre, toutes expriment une même violence. Anéantis, la première, présentée au célèbre Royal Court de Londres, a profondément choqué et fait scandale, par sa barbarie. L’Amour de Phèdre, dont elle avait signé la mise en scène, au Gate Theatre, un petit théâtre situé au-dessus d’un pub, avait attiré un énorme public dont la moitié ne pouvait pas même entrer. Ont suivi Purifiés, puis Manque, sa quatrième pièce, un long poème inspiré de The Waste Land/La Terre Vaine, de son compatriote T.S. Eliot : «Je te montrerai ta peur dans une poignée de poussière…»

4.48 Psychose est présentée dans une nouvelle traduction de l’écrivain québécois, Guillaume Corbeil, qui met en exergue une sorte d’humour cynique de l’auteure, qui se regarde et qui parfois se distancie d’elle-même, se fragmente, comme le texte est fragmenté. « À quoi je ressemble ? à l’enfant de la négation » formule-t-elle. Cette pièce ultime de Sarah Kane est le monologue intense d‘une femme à l’extrême limite de sa vie, entre lucidité et clairvoyance détournée, délire et folie. Elle débute par quelques bribes d’un entretien avec le psy. « Mais vous avez des amis… Qu’offrez-vous à vos amis pour qu’ils soient un tel appui ? » Elle se moque des psys : « Dr Ci et Dr Ça et Dr C’estquoi qui fait juste un saut, et pensait qu’il pourrait aussi bien passer pour en sortir une bien bonne… » Pour elle tout est souffrance, son texte est un long cri. « J’étais capable de pleurer avant mais je suis maintenant au-delà des larmes… je fonce vers ma mort… »

Elle consigne sur des feuilles tout ce qu’elle ne peut ni ne veut plus faire, « Je ne peux pas manger, je ne peux pas dormir, je ne peux pas penser… » elle écrit ce qui pourrait s’assimiler au contenu de son dossier médical, les symptômes, le diagnostic, « chagrin pathologique », ses humeurs, ses affects, la liste des médicaments et leurs effets secondaires. Elle est son propre terrain d’expérimentation. « Patiente menaçante et peu coopérative, pensées paranoïdes… » Dans le texte certaines expressions reviennent en boucle, le vocabulaire se resserre, se répète : « brille scintille cingle brûle tord serre effleure cingle brille scintille… »

La comédienne québécoise, Sophie Cadieux, empoigne le rôle comme une guerrière, et épouse le geste de la lanceuse de javelot, au plus loin de ses forces. Elle déploie une belle énergie et dégage une force de persuasion et de conviction, jouant le combat de l’ange déchu, entre la vie et la mort attendue. Florent Siaud qui développe son travail entre l’Europe et le Canada a mis en scène la pièce en 2016 à Montréal, puis en 2018 dans ce même Théâtre Paris Villette avant de la reprendre cette année, avec la même actrice, Sophie Cadieux. Il met l’accent sur une certaine sensualité et tous les sentiments brouillonnés et mêlés, qui la dépassent, sur son combat face à ses démons. Des voix secrètes et intérieures l’assaillent, elle est dans la lutte avec l’autre, avec ELLE.

© Nicolas Descôteaux

Christian Benedetti a mis en scène 4.48 Psychose en 2001, deux ans après la disparition de l’écrivaine, dans l’interprétation d’Hélène Viviès, il l’a reprise, à différents moments. « Il faut une actrice capable d’arrêter le temps ou de changer l’espace avec un regard » disait-il. Claude Régy l’a montée en 2002 avec Isabelle Huppert, chacun proposant une vision de ce sujet diffracté. Dans le travail de Florent Siaud, même suspension du temps, quelques images de l’actrice en gros plans (de David B. Ricard) traversent une scénographie labyrinthe (signée Romain Fabre) qui se déplie dans la dernière partie du spectacle et serait comme les dédales de l’esprit ou les sinuosités du conscient et de l’inconscient. Des fils rouges font écran, le vermillon des lumières domine autour de l’actrice vêtue de blanc, qui nous interpelle avant son geste et son retour à la terre-mère.

Au fil de la pièce, les phrases se raréfient, les trous dans la page augmentent. Ne restent que quelques mots orphelins qui tombent comme flocons de neige. Les derniers mots de 4.48 Psychose, « s’il vous plaît levez le rideau » sont tout le contraire de ceux qui fermeraient un spectacle et demanderaient de baisser le rideau, comme un dernier coup de projecteur sur sa tragédie.

Brigitte Rémer, le 15 décembre 2024

Texte de Sarah Kane, mise en scène Florent Siaud, jeu Sophie Cadieux – texte français Guillaume Corbeil. Scénographie et costumes Romain Fabre – lumières Nicolas Descôteaux – vidéo David B. Ricard – conception sonore Julien Éclancher – assistanat à la mise en scène Valéry Drapeau.

Du 27 novembre au 7 décembre 2024, mardi, mercredi, jeudi et samedi à 20h, vendredi à 19h, dimanche à 15h30, au Théâtre Paris-Villette, 211, avenue Jean-Jaurès. 75019. Paris – métro : Porte de Pantin – tél. 01 40 03 72 23 – site : www. theatre-paris-villette.fr – En tournée : 10 et 11 décembre 2024, Espace Jean Legendre, Compiègne – 28 et 29 janvier 2025, Théâtre de la Ville, Longueuil, Québec (Canada).

On n’a pas pris le temps de se dire au revoir 

Écriture, mise en scène et interprétation Rachid Bouali – compagnie La langue Perdue – au Théâtre de la Concorde, dans le cadre du cycle Exil et Diaspora.

© Mathis Bouali

Rachid Bouali met en carton les bons moments vécus avant qu’ils ne s’effacent. Né en France il a habité une petite maison du quartier de la Lionderie, à Hem, située entre Lille et Roubaix, avec sa famille venant d’Algérie. Au moment où ce quartier est rayé de la carte pour raison de rénovation au titre du nouveau programme national de renouvellement urbain, son père, qu’il nomme avec beaucoup de tendresse mon petit papa, achève sa vie à l’hôpital.

L’acteur-auteur met en parallèle les deux événements, celui de la mort de la Cité de Transit qu’il a habité et qui porte ses souvenirs d’enfance, et celui de l’arrivée de son père en France, sur laquelle son petit papa ne s’est jamais vraiment exprimé. « Ça y est, les ordres sont donnés, les bulldozers avancent, l’effacement de ma cité a commencé… Maudite coïncidence ! J’ai d’un côté mes souvenirs d’enfance qui s’ensablent et de l’autre petit papa qui s’enruine lentement à l’hôpital. » Les murs sont porteurs de lumière, de l’enfance. « Mais qu’est-ce qui va me rester de tout ça ? Attends, petit papa, raconte-moi. »

© Mathis Bouali

La scénographie de lumière dessine des rectangles au sol et sur le mur du fond. En même temps les mots d’amour au père sont lumineux. Et Rachid Bouali, à la recherche de son identité, écoute le cœur des douze collines de Kabylie à travers le dernier souffle de son père. Il apprend quelle fête ce fut quand un logement digne de ce nom lui fut attribué pour sa famille, petite maison de la cité de transit, un mot que l’auteur ne savait pas décoder. Ce fut pour lui Versailles, loin des logements insalubres de l’arrivée en France qui pénétraient de leur humidité les corps et la pauvreté, ces maladies de la misère.

Rachid Bouali se souvient de l’enfance et plusieurs anecdotes sont au bout de sa plume, comme ce jour où sa mère lui racontant les tatouages, dessine sur ses mains au henné une étoile et un croissant de lune. Les mains de l’enfant provoquent sa honte à l’école le lendemain, où certains ne manquent pas de le moquer brutalement. Ses parents ne se sont d’ailleurs jamais autorisés à entrer à l’école, ils n’ont pas osé. Et l’enfant a entendu des propos racistes venant tant d’enfants peu réceptifs à la mixité que de certains professeurs. À l’époque on ne changeait pas de pays mais seulement de département… !

© Mathis Bouali

Et on place souvent le père face à son statut d’arabe et de maghrébin, lui, l’immigré de la 2nde Guerre Mondiale. Il a tellement intégré son statut que, quand une dame passe devant lui avec arrogance, à la CAF, sa peur lisible dans les yeux, il n’ose pas même défendre son tour, au grand dam de son fils. « On n’est pas chez nous… » a-t-il entendu toute sa jeunesse. Et Rachid Bouali constatant : « On nous regarde comme des gnous, chez nous, chez vous, deux terres pour une même famille… »

Le père transmet au fils ce qu’il a entendu dans son pays quand les militaires français répandus jusque dans les moindres oliveraies et oueds se distinguaient par leurs ordres agressifs et violents : « Massacrez-moi tout ça… ! » en même temps qu’ils ordonnaient qu’on leur serve un méchoui. L’acteur danse sur un fond de scène en feu pour dédramatiser la séquence qui n’en est pas moins violente, avec cette politique de grand remplacement sous couvert de dépossession des terres et d’interdiction de tout rassemblement familial. Et dans une montée dramatique bien construite, l’acteur rapporte le massacre de Sétif le 8 mai 1945 dans le département de Constantine, avec ses trente-mille morts en réponse aux manifestations nationalistes et indépendantistes, sur fond de colonisation française. Un chant arabe traverse le plateau, petit moment d’oxygène.

© Mathis Bouali

La figure du père mâchonnant la chemma, ce tabac à priser ou à chiquer, parcourt tout le spectacle. Il raconte à son fils son recrutement en Algérie, « T’a des mains d’ouvriers ! » lui a-ton dit. Et il convainc sa femme : « Je pars le premier, la famille rejoindra après… » Il raconte, et le fils joue le père, l’arrivée en France, les bidonvilles. « On a reconstruit une vie pour vous » dit-il. Petit à petit, s’éloignant de nos ancêtres les Gaulois, des poilus de 14/18 et du gaz moutarde appris, Rachid Bouali, entre dans la richesse de sa culture kabyle, une des communautés berbère ou amazigh – dont la traduction est homme libre – d’Algérie, reconnaissant le courage de ses parents.

Pour ne pas tomber dans l’oubli, l’auteur-acteur honore son père par le récit qu’il fait de sa vie, mis en miroir avec celui de la mort de sa Cité, à Hem, pour lui, comme la mort de l’enfance. « Adieu mon petit papa, adieu ma cité… Aujourd’hui, quand on me demande quelle est ma langue maternelle, je réponds naturellement le français, et pourtant, la langue de mes parents était le kabyle », son acte de foi.

On n’a pas pris le temps de se dire au revoir pose la question de l’appartenance et de l’identité. Conteur de sa propre histoire, Rachid Bouali porte la voix de ses parents, de ses ancêtres blessés. Le récit est rapporté avec simplicité, éclaté, comme les espaces qu’il crée sur la scène, comme sa culture. Il habite le plateau avec retenue et précision et par son histoire personnelle remonte le temps et participe d’une réflexion sur ce sujet douloureux de la guerre d’Algérie et des ruines de la colonisation.

Il n’en est pas à son coup d’essai. Après une formation chez Jacques Lecoq, Rachid Bouali crée ses spectacles depuis une vingtaine d’années, cherchant entre la narration et le théâtre. ll a créé sur cet axe, entre autres, une trilogie : Cité Babel en 2005, Un jour j’irai à Vancouver en 2009, Le jour où ma mère a rencontré John Wayne en 2012, et travaille sur la collecte de paroles et les arts du récit. Son spectacle est puissant et salutaire pour tous.

Brigitte Rémer, le 12 décembe 2024

Écriture, mise en scène et interprétation Rachid Bouali – collaboration artistique Olivier Letellier – création lumière Pascal Lesage – compagnie La langue Perdue.

Du 10 au 21 décembre 2024 à 19h (relâche les 15 et 16 décembre), Théâtre de la Concorde, 1/3 avenue Gabriel. 75008. Paris – tél. : 01 71 27 97 17 – site : www.theatredelaconcorde.paris – métro : Concorde – En tournée : 6 février 2025 à 14h00 et 20h00 et 7 février à 10h00, Le Quai des Arts, Veynes (Hautes-Alpes) – 21 février à 20h00, Théâtre Charcot, Marcq en Baroeul (Nord) – 6 mars à 14h30 et 20h00, L’Escapade, Hénin Beaumont (Pas de Calais) – 13 mai à 20h00, 14 mai à 19h00, 15 mai à 10h30 et 20h00, Centre Dramatique National La Manufacture, Nancy (Meurthe et Moselle) – 26 juin à 20h00, Théâtre traversière, Paris 75012 – juillet 2025, Festival Off à Avignon (à confirmer).

Vendrán días mejores / D’autres jours viendront

L’exil et la mémoire, chronique théâtrale – dramaturgie, mise en scène et mise en écriture, Andrea Castro – textes tirés du livre Archéologie d’un rêve, Théâtre Aleph, Chili 1966-1976 La mémoire et l’exil par Luis Pradenas – musiques originales et direction musicale, Anita Vallejo – création et montage sonore et visuel, Alma Kerouani – au Théâtre El Duende / Ivry-sur-Seine.

© i-comme image

Le 11 septembre 1973 au Chili fut un véritable séisme menant à l’effondrement brutal du pays : la démocratie piétinée et qui vole en éclats, avec l’entrée en scène du dictateur Pinochet et de ses sbires, dictée par la main du président Nixon et la CIA. C’est un assassinat politique pur et simple. Encerclé par les putschistes dans le Palais de la Moneda, le président Salvador Allende sous couleurs de l’Union Populaire et des coalitions de gauche, met fin à ses jours, se tirant une balle dans la tête dans le Salon Independencia du Palais de la Moneda. Sombre part de l’Histoire. Anita Vallejo avait vingt-trois ans. Dans la période dictatoriale et sanglante qui suivit, Oscar Castro, son compagnon et père de ses enfants est arrêté, torturé et déporté dans les camps de concentration avec d’autres compagnons de route, et comme des milliers de Chiliens. Ceux qui le peuvent s’exilent. Il y aura de nombreux disparus.

© Frédéric Blaise

Musicienne et comédienne, cofondatrice du Théâtre Aleph à Santiago avec Oscar Castro, Anita Vallejo se souvient, quand un an après la mort d’Allende, le 24 novembre 1974, la police politique de Pinochet vient arrêter Oscar. Libéré deux ans plus tard, la famille est contrainte à s’exiler et trouve refuge à Paris. Là, ils re-fondent le théâtre Aleph avec d’autres exilés, toujours sur le même concept de création collective. Ils sont accueillis par Ariane Mnouchkine et le théâtre du Soleil à la Cartoucherie, où ils présentent leur première création française, L’exilé Mateluna, spectacle devenu emblématique. Ivry-sur-Seine sera ensuite leur territoire de travail où le Théâtre El Duende succède au Théâtre Aleph, en 2000.

Dans D’autres jours viendront c’est Andrea Castro, la fille d’Anita, qui élabore la dramaturgie et rassemble les témoignages et les écrits. Alma, la petite-fille française née en 1997, la questionne et cinquante ans plus tard Anita Vallejo raconte. « L’important ce soir, ce n’est pas que tu te souviennes parfaitement de tout. L’important c’est que tu nous racontes et ainsi, faire mémoire » dit Alma à sa grand-mère. Anita est au centre du plateau où elle égrène sa vie sur portée musicale. Trois petites notes ouvrent le spectacle pour une dédicace à l’attention des disparus. Elle ne quittera pas le centre de la scène, elle est au cœur, elle est le chœur du récit. Alma, à certains moments, lui fait face. Tous les instruments, essentiellement placés côté cour, l’entourent et racontent à leur tour : trompette et contrebasse, flûte, guitare, trombone et percussions.

On part d’un coup de sonnette à la porte de la maison familiale, ce 24 novembre 1974 à Santiago. « Dans mon souvenir c’était un jour de fête… On buvait, on déconnait, on était irrévérencieux. » Soudain la réalité débarque avec les policiers de la Dina. Les conversations et la musique s’arrêtent. Et le temps se suspend. « Je vois Richi, mon frère, qui recule et les mitraillettes qui avancent par le couloir. » Oscar Castro suit la police. Un chant accompagne la tragédie. « Esta tristeza mía / cette tristesse qui est la mienne… » car la musique et le chant sont consolateurs autant que fédérateurs. Ici la voix se mêle aux instruments. « Alma, mon amour, dit la grand-mère à sa petite fille, quand tu es née j’ai composé une musique qui s’appelle Ninalma en hommage à ma mère et à toi, ma petite fille. »

© i-comme image

Retour au Chili, à la Terre-Mère, titre d’un chapitre. Chili à l’heure de la poésie, des araucarias aux drôles d’épines, des tomates et des empanadas. Sur la grande table, côté jardin, tous s’affairent à la préparation du repas, et on remonte le temps et les fragments de vie. A l’arrière-scène, des images d’actualité se gravent montrant l’espoir d’un peuple et l’engagement de son Président jusqu’à l’étape finale. « Je ne démissionnerai pas » confirme Allende en s’adressant aux travailleurs par l’intermédiaire d’une des dernières radios qui émettait encore. « Je m’adresse à la modeste femme, la paysanne, l’ouvrière. Adieu au peuple. » L’Histoire se rembobine, au son de la guitare et du piano, par les images. Pinochet impose une reddition inconditionnelle que le Président Allende décline, réussissant à faire sortir sa fille et sa sœur de la Moneda avant que le Palais ne s’enflamme. Les militaires crèvent l’écran sous la dictature de Pinochet et l’installation de sa loi martiale.

Images et chapitres défilent entre sidération et terreur générale. La famille Castro tente de sauver quelques livres dont elle remplit sa voiture, acte symbolique, car dans les mains de Pinochet les livres brûlent. On voit des files de gens devant les camps de concentration, cherchant des nouvelles des leurs, comme l’a fait Anita se rendant au camp visiter Oscar. « Dans le bus, à l’aller, tout le monde chantait. Au retour, c’était le silence. » Et les souvenirs douloureux reviennent comme autant de fantômes, celui de Victor Jara, chanteur populaire, auteur, compositeur et interprète dont le dernier poème, inachevé, est écrit en captivité au Stade national où il se trouvait avec plus de cinq mille autres militants pro-Allende, Somos cinco mil. Ce poème ¡Canto qué mal me sales !/ Mon chant, comme tu me viens mal ! passera de mains en mains et parviendra au monde. On écrasa les doigts du guitariste espérant anéantir ses mots et sa musique, avant de le cribler de balles.

Les figures emblématiques chiliennes défilent, quel que fut leur destin, Pablo Neruda, prix Nobel de littérature en 1971et poète signataire entre autres du sublime Canto General, mort le 23 septembre 1973, douze jours après le coup d’état, de manière trouble et encore inexpliquée ; la chanteuse et compositrice Violetta Parra qui remerciait la vie : « Gracias à la vida que me ha dado tanto/ Merci à la vie qui m’a tant donné. » Se souvenir, titre du dernier chapitre de Vendrán días mejores/D’autres jours viendront montre la famille Castro sur une passerelle, ou un balcon. Le spectacle se ferme sur ces quelques mots énoncés : « Je suis Français mais ce n’est pas mon pays. »

Le Théâtre El Duende est un lieu charmant, fait main, une troupe artistique, une coopérative. C’est un lieu de partage, de compagnonnage pour les jeunes compagnies, un lieu de formation et d’actions culturelles, un lieu de diffusion. Avec D’autres jours viendront, la troupe chante son pays, mêlant l’histoire de la famille Castro-Vallejo à la grande Histoire, il est bon de s’en souvenir avec eux. Leur théâtre dit engagé proche du théâtre de tréteaux, appelle la Strada de Fellini et l’univers de Dario Fo, comme celui de Gabriel García Márquez leur compatriote, prix Nobel de littérature en 1982, par le côté réaliste et magique de ses récits dans lesquels s’entrelace son histoire familiale.

Oscar Castro s’en est allé en 2021, la création se poursuit. Anita Vallejo est splendide dans la simplicité de son récit de vie au Chili, fait à la demande de sa petite fille, Alma Kerouani. Une belle énergie et beaucoup de tendresse circule entre les deux femmes de générations différentes, Anita Vallejo assurant la transmission. Le spectacle devient chronique par toutes les actions qui les entourent, par l’équipe d’acteurs et de musiciens, par les images, qui donnent vie à ce moment d’une Histoire collective sombre face à une histoire familiale qui se fond dans une histoire théâtrale. Sur scène comme dans la salle circule une grande émotion.

Brigitte Rémer, le 10 décembre 2024

© i-comme image

Avec : Louise Bauduret, Mathieu Cabiac, Andrea Castro, Sebastian Castro-Vallejo, Alma Kerouani, Mehdi Kerouani, Sebastien Naud, Anita Vallejo – Musiciens en alternance : Anita Vallejo (piano), Luis Pradenas (guitare et charango), Timothé Durand (basse), Olena Powichrowski (flûte traversière), Jesus Muñoz (violon), Soheil Trabrizi-Zadeih (trompette), Ruben Castro (percussions), Pascal Camors (trombone), Christophe Defays (contrebasse) – création lumière Romain Thomas – scénographie Louise Bauduret – son Vanina Adrover, Deck Oner – conseiller scientifique Antoine Rivière, (historien).

Du 28 novembre au 15 décembre 2024, du jeudi au samedi à 20h30, le dimanche à 17h30, au Théâtre El Duende, 23 rue Hoche, Ivry-sur-Seine – métro : Mairie d’Ivry (ligne 7) – tél. : 01 46 71 52 29 – site : theatre-elduende.com

HK – Poète en cavale

Spectacle de théâtre musical, écrit et interprété en vers et en chansons par Kaddour Hadadi – chant et accordéon, Claire Bernardot – à La Scène Libre, Paris.

© Karine Music

Quand on entre dans ce petit théâtre plein à craquer, il n’y a pas de feu de bois mais ça sent bon Brassens et Brel. Hugo, Jaurès, Apollinaire, Rimbaud, Louise Michel sont prêts à entrer en scène. L’accordéoniste (Claire Bernardot) vient se poser sur un banc, côté cour, en fredonnant, « ce soir je ne rentrerai pas au port, je pars car je dois changer de décor… »

 Arrive sur scène côté jardin, le comédien Kaddour Hadadi, dit HK, portant une caisse plus grosse que lui, sa maison sur le dos, son théâtre imaginaire, sa bibliothèque, sa vie. Il en sort quelques vêtements qu’il accroche au porte-manteau placé derrière lui, de précieux objets qu’il installe avec soin, comme ses figurines-marionnettes petits formats à l’effigie de Joséphine Baker, Coluche et Georges Brassens qui seront ses témoins, ou ses parrains. Il fait l’inventaire de ses livres et se met à parler du trac qui monte avant un spectacle, comme d’un moment de grâce où l’on se sent prêt à tout, y compris à se défiler.

© Tintin

Justement, évadé du théâtre d’en face en plein spectacle, l’homme est vivement recherché. Reward ! Il fouille dans ses livres, à la recherche d’un texte à jouer ce soir et tombe sur L’Invincible espoir, de Georges Fourneau une histoire de 14/18 et de la guerre des tranchées. Il s’habille d’une capote militaire et d’un calot, prend sa besace en bandoulière. Acte I Scène 1, juste avant la bataille. Il est ce soldat qui mêle les mots empruntés à Hugo, et les larmes. C’est un adieu : « Demain dès l’aube je partirai… » et il introduit la superbe chanson écrite et interprétée par Jacques Brel, Pourquoi ont-ils tué Jaurès ? « Demandez-vous belle jeunesse Le temps de l’ombre d’un souvenir Le temps du souffle d’un soupir, Pourquoi ont-ils tué Jaurès ? »

HK part au combat, puis fait un casse, en rêve. Il se démobilise et rend son costume militaire : « Moi avant tout j’étais poète, donnez-moi un stylo et du papier à lettres… » Il joue avec les vers, fait référence aux écrivains, aux textes chantés qu’il entrelace à ses écrits, décline des jeux de mots, lance la métaphore, met ses pas dans les traces des artistes. Il tisse la toile de la poésie, c’est du cousu main. « Pour moi la poésie est un regard » déclare-t-il. On pourrait mettre en miroir Léo Ferré, dans Poètes, vos papiers… ! Il fait un détour du côté d’Apollinaire dans les mains de Lou-Andreas Salomé, « Lou, si je meurs là-bas souvenir qu’on oublie Souviens-t’en quelquefois aux instants de folie De jeunesse et d’amour et d’éclatante ardeur… » On croise aussi la Joséphine de Bashung, et toute une série de portraits qu’on aime à revoir.

@ Karine Music

Puis le comédien reprend la trame de son livre d’images. L’Invincible espoir, Acte II Scène 1. On frappe à la porte, la maréchaussée scrute et traque le poète. « Je ne demande pas la lune… Ne m’enlevez pas mes poèmes, ne me prenez pas mes chansons. » Il écrase du pied la délation comme on écrase un mégot, méprise ceux qui « examinent les poubelles dans la petite ruelle sur laquelle donne l’entrée des artistes » puis, en compagnie de Rimbaud et armé de sa masse retrouvée dans la caisse, se transforme en forgeron, casquette et tee-shirt noir. « Nous allions au soleil, front haut, – comme cela -, dans Paris accourant devant nos vestes sales. Enfin ! Nous nous sentions Hommes… » Il fait l’éloge de la campagne, des cultures, raconte la Bastille. II est le peuple. Et signé du ministère des Affaires Populaires, Comme un air de révolution, nous rattrape, chanté par l’accordéoniste qui avec HK a dessiné ce parcours, impertinent et salutaire, poétique et véridique.

© Tintin

Tournez manège ! Portant un chapeau de paille d’Italie, le poète cherche sa place, déjoue la censure, fait tourner les têtes, sillonne le monde de bal en bal, et stationne devant son téléphone devenu muet. Il raconte ses galères dans la rue, feuillette ses livres, tombe sur le poème de Paul Éluard, Liberté, j’écris ton nom, ramasse les feuilles mortes. D’espoirs en désespoirs et de textes en chansons, du dit à la psalmodie, de l’accordéon à la déraison, HK circule jusqu’à ce qu’un gyrophare le repère. Pour toute arme son stylo et son carnet, pour compagnie l’accordéoniste qui reprend ce qu’elle fredonnait au début du spectacle : « Ce soir je ne rentrerai pas au port, je pars car je dois changer de décor… » Lui, l’homme en cavale, auquel se substitue une figure à son effigie, est déjà sorti par l’entrée des artistes après avoir lâché : « Nous sommes le monde de demain. »

Auteur-compositeur-interprète, Kaddour Hadadi trouve son inspiration aux quatre coins du monde et la restitue avec tendresse et malice. Il s’empare aussi des mots d’autres poètes et les polit comme des pierres précieuses, ainsi ceux de Claude Darnal, nordiste comme lui, venant de Douai, lui de Roubaix : « Dans une vieille caisse en bois Qui vient de Samoa Je vais faire un trois-mâts… Tant mieux si la route est longue, je ferai le tour du monde… » Et HK convoque le fantôme de Shakespeare : « Le monde entier est un théâtre. Et tous, hommes et femmes, n’en sont que les acteurs. Et notre vie durant nous jouons plusieurs rôles… »

Poète en cavale est de la belle œuvre signée Kaddour Hadadi qui construit avec ses mots, ses rythmes et ses idéaux, et qui butine de poème en poème à la recherche d’une toison d’or. C’est un manifeste contre l’arrogance, une ode à l’irrévérence et aux utopies, celles qui l’habitent et sont son oxygène, la liberté d’expression et le vivre-ensemble. Autour de lui, il observe, dénonce injustices et cirque médiatique, interprète et rappelle ce que vivre et chanter veut dire.

Brigitte Rémer, le 9 décembre 2024

© Karine Music

Avec : Kaddour Hadadi (HK), interprétation et chant – Claire Bernardot et Mathilde Dupuch, accordéon et chant – écriture Kaddour Hadadi – compositionThibault Delbart, Kaddour Hadadi, Claire Bernardot – mise en scène Saïd Zarouri – création lumières Olivier Aillaud – Blue Line Productions et l’Épicerie des Poètes. Le texte Poète en cavale, précédé d’un récit autobiographique, Le Roubaisien de Bergerac, est publié par Riveneuve Éditions.

Du 30 octobre au 21 décembre 2024, du mercredi au samedi à 21h – Théâtre Libre / La Scène Libre, 4 Boulevard de Strasbourg, 75010 Paris – métro : Strasbourg St Denis – tél. : 01.42.38.97.14 site : https://le-theatrelibre.fr/

Le banquet des merveilles

Chorégraphie et scénographie de Sylvain Groud – composition musicale Yann Deneque, directeur de la compagnie Tire-Laine – Le Ballet du Nord / Centre Chorégraphique National Roubaix Hauts-de-France, au Colisée de Roubaix.

© Frédéric Iovino

Une grande toile blanche recouvre le sol formant des plis, comme un relief. Elle est le sable, la mer, bientôt le toit et le ciel, ou la tente touareg. Elle est le signe d’un grand chaos. Sous ces plis, des mouvements se dessinent, des corps se dressent comme les sculptures d’un désert blanc, laissant apparaître des personnages échoués là. On entre dans un monde fantasmatique et dans les plis, figures de l’intériorité selon la métaphysique de Gilles Deleuze qui lance ses questions : « L’âme est-elle pleine de plis obscurs ? » Un homme danse en solo.

Cinq musiciens s’avancent, de cour à jardin, en une présence magnétique. Ils habitent l’espace qu’ils remplissent de leurs variations. Les toiles se soulèvent et prennent leur envol avec grâce. Les danseurs font face aux musiciens. Au sol, côté jardin, comme un amoncellement de vieux vêtements. Cinq danseurs bougent au son de la guitare et font groupe, leur danse est sauvage. Par couple d’instruments les musiciens superposent les sons comme des hyperboles et s’avancent dans la diagonale, les uns après les autres.

© Frédéric Iovino

Sonne l’heure. Long silence pendant lequel les musiciens et les danseurs se métamorphosent jusqu’à ressembler à un groupe de vagabonds, sorte d’âmes errantes, à la manière du Voyage des comédiens du réalisateur Theo Angelopoulos. Les vibrations d’un saxo ténor solo rejoignent le vibrato du trombone sur lequel une danseuse s’élance. Soudain un cri, le violon se suspend. Des personnages, danseurs et musiciens, portant des manteaux de pluie noirs, émergent de la nuit. Au plafond, la toile prend son envol et se gonfle telle la voile d’un mât de misaine dans un éclairage lumineux, une atmosphère diaphane. La musique brûle les danseurs et l’heure sonne à nouveau.

Sylvain Groud joue des extrêmes dans le récit qu’il construit, nous faisant voyager de l’enchevêtrement et de la parodie au vide et à l’épure, du chaos à l’infini. Seul, sur un plateau vide, le violoniste recrée le monde, entre poésie et solitude. Et comme une lame de fond reviennent les musiciens, en ligne, menés par les bois qui lancent leurs sonorités chaudes. Enlevée et répétitive, entourée du cercle des danseurs, leur gestuelle est celle d’un sémaphore. Clavier, chapeau, lumières clignotantes, tenture. De l’amoncellement des vieux vêtements sortent des costumes de récupération dont la troupe se pare, robes et vestes, tulles et paillettes, couleurs. Et comme une oriflamme la robe qu’avait portée dans Double Vision Carolyn Carlson, qui avait dirigé le Centre chorégraphique du Nord de 2004 à 2013, s’envolant au-dessus des toits, comme dans la peinture de Chagall.

© Frédéric Iovino

La toile blanche s’abat comme un linceul qui recouvre la scène, arrache des vies et ensevelit les morts-vivants. Tout est mirage en même temps que réalités, images trop connues de nos désastres actuels, déflagrations à l’infini de corps gisant sur les étendues du littoral. Le violon appelle, puis disparaît. Les danseurs s’avancent sur la musique des cordes, en écho à la flûte. Écume des mers, écume des jours, les grondements de l’eau font du vacarme. Le tissu se soulève dans le geste glacial de la présence-absence.

Soudain une danseuse prend la parole et se raconte « le moment où ça s’est passé ? Je ne m’en souviens plus » puis une seconde, puis d’autres – on pourrait penser à Platon qui, dans son Banquet donne la parole à Phèdre, Aristophane et Socrate – Ici le discours s’articule autour de la vie ordinaire et de la capacité à s’émerveiller. Sylvain Groud donne en référence les mots du critique et dramaturge Gilbert Keith Chesterton : « Le monde ne mourra jamais par manque de merveilles, mais uniquement par manque d’émerveillement. » Ils/elles parlent et dansent leur vécu, nous faisant traverser divers univers. Sylvain Groud a mêlé des bribes de récits de vie qui nous propulsent dans cette seconde séquence de la chorégraphie, a priori en rupture avec la première, sauf que celle-ci nous avait permis de nous émerveiller, entrant ainsi dans le vif du sujet.

© Frédéric Iovino

Le voyage n’est pas fini, il se poursuit avec une troisième séquence où le public est invité à danser dans le hall du Colisée où la troupe a été accueillie en résidence. Danseurs, musiciens et spectateurs se mêlent pour une fête fraternelle et conviviale où chacun trouve sa place entre deux thés à la menthe. Le point de départ du Banquet des merveilles est loin, les esthétiques sont bousculées mais la valeur de l’humain, par l’Autre ici présent sans aucune hiérarchie s’exprime au rythme des musiques. Ça balance et c’est généreux. Là est le véritable banquet.

Sous la houlette de Sylvain Groud pour la danse, de Yann Deneque pour la musique, danseurs du Ballet du Nord et musiciens du Tire-Laine assurent cette mutation vers les différentes parties du spectacle, ses différents styles, avec talent et pertinence : Julian Babou (guitare, basse), Malik Berki (machines), Agnès Canova, Mehdi Dahkan, Yann Deneque (saxophones), Cédric Gilmant (serpent, tuba), Antoine Marhem (violon), Johana Malédon, Julien Raso, Cybille Soulier. La scénographie ouverte (élaborée par le chorégraphe et par Michaël Dez, qui signe aussi la lumière) repose principalement sur le discours de la toile, magnifiquement exploitée et éclairée, minérale et vivante, métamorphosant la lumière, du sombre et de l’ombre à la clarté et jusqu’au surexposé.

© Frédéric Iovino

Yann Deneque est un brillant saxophoniste, grand baroudeur épris de voyages et de rencontres qui travaille entre chanson, jazz, musique du monde et électro en tant qu’interprète, compositeur et arrangeur. Il a rencontré Sylvain Groud en 2019 et inauguré un nouveau partenariat avec la Compagnie du Tire-Laine. Le travail avec le territoire et ceux qui l’habitent – particulièrement Roubaix, dans le Département du Nord et la région Hauts-de-France, mais en tournée dans d’autres départements et régions, avec d’autres habitants – fait partie des priorités du chorégraphe. Il aime le partage et a rencontré les Roubaisiens en amont du spectacle. Il est attentif aux problématiques de nos sociétés qui nourrissent ses pensées artistiques – le réchauffement climatique et l’écologie, les inégalités femme-homme, les migrations, tous ceux qui pour une raison ou pour une autre sont rejetés par leur famille ou par la société, la précarité -. Dans sa foi en l’humanité il avance la résilience comme possible surface de réparation.

À la tête du Centre chorégraphique national du Nord depuis 2018, Sylvain Groud a développé de nombreuses pistes de travail. Il propose des spectacles participatifs comme il l’a fait avec Let’s Move ! et le duo Dans mes bras, a travaillé avec la plasticienne Françoise Petrovitch, et présenté avec elle Métamorphose puis Adolescent en 2019, Des chimères dans la tête en 2023.  Ses spectacles sont multiformes, il les crée et les présente dans les théâtres mais aussi dans les lieux non dédiés comme les collèges, EHPAD, commerces, etc. Depuis 2020, il collabore avec le vidéaste Léonard Barbier-Hourdin pour la création de films chorégraphiques, qu’ils ancrent sur le territoire des Hauts-de-France, dont Symbiose, réveil sur le terril, réalisé avec la participation de quatre-vingts amateurs.

En même temps qu’il oblige à la réflexion, Le banquet des merveilles montre la diversité des parcours qu’emprunte le chorégraphe et l’énergie que développent danseurs et danseuses. Leur rencontre avec les musiciens qui eux aussi entrent dans la danse, est des plus réussie. Il y a de la gravité en même temps que de la légèreté, de la poésie en image et en sons, une belle synergie avec le public qui danse jusqu’à épuisement, lui aussi.

Brigitte Rémer, le 4 décembre 2024

Chorégraphie et scénographie de Sylvain Groud – composition musicale Yann Deneque, design sonore Malik Berki. Avec les interprètes : Julian Babou (guitare, basse), Malik Berki (machines), Agnès Canova, Mehdi Dahkan, Yann Deneque (saxophones), Cédric Gilmant (serpent, tuba), Sylvain Groud, Antoine Marhem (violon), Johana Malédon, Julien Raso, Cybille Soulier. Assistante artistique Johanna Classe – lumières, scénographie et régie lumières Michaël Dez – costumes et accessoires, Chrystel Zingiro – assistante et réalisation costumes Élise Dulac – réalisation costumes Capucine Desoomer, Alice Verron, Céline Billon – direction technique Robert Pereira – régie plateau Christopher Dugardin – régie son Péji Heude – production Centre Chorégraphique National Roubaix Hauts-de-France – Coproduction La Filature, Scène nationale de Mulhouse, les Théâtres de la Ville de Luxembourg.

Vu le 13 novembre 2024, au Colisée de Roubaix. Ballet du Nord/Centre Chorégraphique National Roubaix Hauts-de-France, 33 rue de l’Épeule. BP. 65 F-59052 Roubaix Cedex 1- tél. +32(0)3 20 24 66 66 – site : www.balletdunord.fr – mail : contact@balletdunord.frEn tournée : samedi 5 avril 2025 à 20h30, au Beffroi de Montrouge – mardi 6 mai 2025, à 20h, à La Filature Scène nationale de Mulhouse – samedi 17 mai 2025 à 20h30, au Théâtre Le Forum, Fréjus – samedi 24 mai 2025 à 19h, Les Salins Scène nationale, Martigues.

Ombres portées

Mise en scène et chorégraphie, Raphaëlle Boitel – collaboration artistique, lumière, scénographie, Tristan Baudoin – musique originale Arthur Bison – compagnie L’Oublié(e) – au Théâtre Silvia Monfort.

© Pierre Planchenault

Tous sont issus du cirque en même temps qu’acteurs, danseurs et acrobates. Ils font famille le temps du spectacle, thème choisi par Raphaëlle Boitel pour la construction de sa dramaturgie. Dans cette entité, la famille,  pour le moins paradoxale et ambiguë, chaque personnage-archétype cherche à définir sa propre identité. Du haut de sa corde volante, K (Vassiliki Rossillion) déchire le silence et lance le récit, d’une voix lointaine : « Quand j’étais petite fille… »

Les personnages composent avec des agrès réinterprétés, comme autant d’échappatoires, et avec les figures dessinées par leur langage gestuel. Ils bâtissent l’intérieur de la maison autour d’une grande table et d’une TSF, jouent dans les entrebâillements, avec le sol, et dans l’épaisseur de l’ombre. L’ambiance est spectrale et les lumières (de Tristan Baudoin) un poème qui sculpte les corps et les rituels familiaux, donnant à l’ensemble une lecture onirique.  Ces différentes figures du silence, la part sombre de chacun, se prennent dans les filets de la lumière, écriture scénique à part entière, effaçant subtilement les personnages selon les moments ou les appelant sur le devant de la scène.

Dans un environnement très chorégraphié et ponctué d’acrobaties au sol et aériennes, Raphaëlle Boitel dessine petit à petit le jeu des relations intrafamiliales : le mutisme du père (Alain Anglaret), la mésentente ; les deux sœurs (Tia Balacey et Alba Faivre) dont l’une nous convie à son mariage (Nicolas Lourdelle, le gendre), jour sinistre qui catalyse les vieilles rancunes ; le secret, autour du frère adoptif (Mohamed Rarhib) ; les crises jusqu’à l’éclatement de la famille et la chute du père entrant dans l’immobilité et la perte de mémoire. « Avec ce projet, j’ai voulu sonder la question du non-dit », explique la metteuse en scène-chorégraphe dans le rapport à l’intime qu’elle dessine à partir de la cinématographie qui l’inspire.

© Pierre Planchenault

Par cet aspect de théâtre dans le théâtre, tout à coup apparaît Pirandello de Six personnages en quête d’auteur dans le trouble de la situation et la recherche de vérité, la quête de soi. Ici le théâtre s’insère au cœur de ces autres disciplines que sont le cirque et la danse, toutes magnifiquement maitrisées par les interprètes et, malgré la complexité des non-dits,  pleines de grâce dans la beauté du geste. Derrière le texte et l’environnement sonore, toutes ces figures s’entrelacent de manière naturelle et spontanée à travers les techniques des arts du cirque : la corde volante et la corde fixe, les sangles et l’acrodanse ce syncrétisme entre l’acrobatie, la gymnastique, les danses contemporaine et modern jazz.

Ombres portées montre une famille en noir, gris, blanc dans ses émotions, ses retraits et mystères, dans ses zones inexplorées, intempérées, parfois inexpliquées, auscultant la psyché de chacun. On y trouve aussi, par la distance de certains personnages, de l’humour et de l’absurde, comme chez Becket, ou dans les films muets. Hitchcock, années 50, n’est pas bien loin.

© Pierre Planchenault

Raphaëlle Boitel a commencé le théâtre à l’âge de six ans. Elle a appris au sein de l’École nationale des arts du cirque Fratellini, puis travaillé dans les spectacles de James Thierrée pendant une douzaine d’années, de 1998 à 2010. Elle crée en 2012, la compagnie l’Oublié(e), du nom de son premier spectacle « grande forme » qu’elle présente deux ans plus tard et qui sera suivi de 5èmes Hurlants en 2015 et de La Chute des Anges en 2018. Elle est chorégraphe pour des spectacles d’opéra, et conçoit un nouveau concept de représentation avec Horizon, à l’Opéra National de Bordeaux en 2020, repris en 2022 sur la Cathédrale Saint-Front de Périgueux, puis en 2023 au Palais-Royal. En 2021, année de la création de Ombres portées, elle crée Le Cycle de l’Absurde, spectacle de sortie de la trente-deuxième promotion du Centre national des arts du cirque de Châlons-en-Champagne, avec quatorze apprentis-circassiens autour d’Albert Camus. Ses spectacles tournent. Elle crée Petite Reine au début 2024, un seul-en-scène de vélo acrobatique sur la question de l’emprise et de ses répercussions, et prépare un spectacle avec le Groupe Acrobatique de Tanger, Ka-in, qui sera présenté en 2025 au Spring, festival des nouvelles formes de cirque en Normandie.

© Pierre Planchenault

Autant dire que les spectacles signés de Raphaëlle Boitel sont atypiques. Ils travaillent autour de la résilience et cherchent à construire un théâtre total, croisant les disciplines à partir de l’espace, au sol et dans les airs, inventant de nouveaux agrès et mêlant plusieurs matières acrobatiques. Entre réalité et imaginaire, Ombres portées est de ceux-là, fort réussi.

Brigitte Rémer, le 20 novembre 2024

© Pierre Planchenault

Avec : Alain Anglaret (le père), Tia Balacey (la petite soeur – acrodanse), Alba Faivre (l’ainée – corde lisse), Nicolas Lourdelle (le gendre), Mohamed Rarhib (le frère – acrodanse et sangles), Vassiliki Rossillion (K – corde volante). Nicolas Lourdelle, machinerie, accroches, plateau – Thomas Delot, complice à la technique en création – construction décor, Les ateliers de l’Opéra National de Bordeaux – Nicolas Gardel, espace sonore et régie son – Anthony Nicolas, constructions, accessoires – David Normand, régie plateau – Tristan Baudoin en alternance avec Élodie Labat, régie Lumière – Julien Couzy, direction déléguée – Nicolas Rosset, administration générale – Jérémy Grandi, chargé de production – Léna Scamps, chargée de communication – Bureau Nomade, contact presse compagnie.

Du 5 au 23 novembre 2024, les mardi, mercredi, jeudi, vendredi à 19h30, le samedi à 18h, au Théâtre Silvia Monfort, 106 rue Brancion. 75015. Paris – site : www.theatresilviamonfort.eu – tél. : 01 56 08 33 88. En tournée : le 5 décembre 2024, à La Faïencerie, Scène conventionnée de Creil (60) – les 23 et 24 janvier 2025, à La Passerelle, Scène nationale de Gap (05) – les 28 et 29 janvier 2025, au Théâtre Durance, Scène nationale Château-Arnoux-Saint-Auban (04) – les 6 et 7 février 2025, dans le cadre de la BIAC, LE ZEF, Scène nationale de Marseille (13) – du 19 au 23 mars 2025, au Théâtre des Célestins Lyon (69).

Since I’ve been me    

Textes Fernando Pessoa – mise en scène, scénographie et lumière Robert Wilson – co-mise en scène Charles Chemin – dramaturgie Darryl Pinckney – dans le cadre du Festival d’Automne, au Théâtre de la Ville-Sarah-Bernhardt – en français, italien, portugais, anglais surtitrés.

© Lucie Jansch

Assis en bord de scène, Fernando Pessoa (1888-1935) scrute le public en train de s’installer. Maquillage blanc, moustaches et épais sourcils, portant chapeau et lunettes. C’est Maria de Medeiros, superbe actrice franco-portugaise qui a la charge de représenter le poète, dans l’immobilité d’un mannequin. À certains moments, elle cligne des yeux, ébauche un petit geste, abstrait et saccadé et balaye du regard, est-ce la mer, à perte de vue face à nous mais derrière elle, sur une magnifique toile peinte d’un bleu si bleu, là où le Tage rejoint l’Océan Atlantique, à Lisbonne ?

© Lucie Jansch

Des soleils rouges sortent de l’eau, un à un, au son des aigus d’un violon, un soleil s’effile se métamorphosant en un cône rouge fin et étiré devenant stylo, l’emblème du poète. Pessoa est à lui seul kaléidoscopique, il a l’art du dédoublement et se fait représenter par différents personnages nés de son imagination, les hétéronymes – il en créera plus de soixante-dix et leur déléguera sa parole poétique. Ainsi de cour à jardin apparaissent une à une des figures sous la baguette du magicien Robert Wilson, en une entrée très remarquée sur bruits de vaisselle cassée et de train, de guitare et de roulements de tambour. Aline Belibi, Rodrigo Ferreira, Klaus Martini, Sofia Menci, Gianfranco Poddighe, Janaína Suaudeau sont les acteurs/actrices, danseurs/danseuses et la représentation des créatures de Pessoa, avec entre autres Álvaro de Campos, son véritable alter ego, poète-ingénieur maritime, moderniste et futuriste, auteur de L’Ode triomphale ; Ricardo Reis, poète de formation plus classique travaillant sur les thèmes de l’amour idéal et de l’éphémère ; le bucolique Alberto Caeiro, auteur du Gardeur de troupeau et du Pasteur amoureux ; Bernardo Soares, jeune employé de bureau connu pour son Livre de l’intranquillité. Il y a du monde autour de Pessoa, il est tout ce monde-là.

Avec le talent qui est le sien et l’imaginaire qu’on lui connaît, le metteur en scène américain Robert Wilson prête vie à ces créatures de fiction au service de la poésie, chacune comme étant une facette et le miroir du poète, personnages qui s’expriment ici dans la flexibilité de différentes langues et le brouillage des identités – anglais, français, italien, portugais. L’un des premiers poèmes de Pessoa – qui perd son père à l’âge de cinq ans, puis son frère six mois plus tard, et qui vit en Afrique du Sud de huit à quinze ans – est écrit en anglais, What is man himselfQu’est-ce que l’homme ?

© Lucie Jansch

Dans une lettre adressée à un ami et grand critique littéraire dix mois avant sa mort, Pessoa donne les clés de son processus de création : « Un jour où j’avais finalement renoncé – c’était le 8 mars 1914 – je m’approchais d’une haute commode et prenant une feuille de papier, je me mis à écrire, debout, comme je le fais chaque fois que je le peux. J’ai écrit plus de trente poèmes d’affilée, dans une sorte d’extase dont je ne saurais définir la nature… » Et du premier né de sa série hétéronyme Álvaro de Campos, apparaissent les autres, comme par scissiparité.  « … J’ai alors créé une coterie inexistante. J’ai donné à tout cela l’apparence de la réalité. J’ai gradué les influences, connu les amitiés, entendu en moi les discussions et les divergences d’opinion, et dans tout cela, il me semble que c’est moi le créateur de tout, qui fus le moins présent. »

Une première partie du spectacle puise dans Le Gardeur de troupeaux principalement restitué en italien, dans une remarquable traduction d’Antonio Tabucchi, une autre partie se concentre davantage sur Faust sur lequel Pessoa s’est penché toute sa vie et à partir duquel il a écrit un monologue, œuvre publiée après sa mort et selon ses indications. La dramaturgie de Darryl Pinckney parle de Pessoa, à travers tous ses autres, c’est un portait de la complexité du poète en même temps que ses textes donnés à entendre en une lecture tant biographique que poétique. On y trouve aussi des aspects de sa vie personnelle, comme la Lettre à Ofélia, son éphémère fiancée – dans la vie, Ophélia Queiroz, le seul amour qui lui soit connu – lettre lue en scène par une Ofélia shakespearienne en robe immaculée, moment magique s’il en est.

© Lucie Jansch

À l’imagination sans limite du poète chargé de ses moi et de ses voix – « nombreux sont ceux qui vivent en nous » confirme-t-il – répondent les visions lumineuses de Robert Wilson avec liserés de lumière, néons, poursuite qui cerne les personnages, contrejours qui soulignent le mystère et la magie. On connaît en France cet exceptionnel metteur en scène depuis son Regard du sourd présenté pour la première fois en 1971 au Festival de Nancy, puis à l’Espace Cardin de Paris et qui a marqué les mémoires, suivi d’un second spectacle, Einstein on the beach réalisé en collaboration avec Philip Glass et Lucinda Childs et qui a fait date en juillet 1976, au Festival d’Avignon. Plasticien et architecte de formation, né dans une petite ville du Texas, Robert Wilson voulait être peintre et se reconnaît avant tout dans le geste, la danse et la lumière qu’il conduit avec virtuosité. Dans Since I’ve been me, son langage scénique se mêle à la poésie de Pessoa, leurs univers se fondent l’un dans l’autre avec justesse et extravagance dans ce rapport troublé entre la réalité et la fiction. « Je sens mon corps étendu dans la réalité » dit le poète.

L’enfant en costume de marin – Pessoa lui-même – rêve devant un petit bateau suspendu qui, dans le jeu des proportions dévoile une grande élégance et une rêverie, en même temps qu’il parle d’un peuple de marins ; ou encore la nourrice en superbe robe de velours bleu indigo (costumes Jacques Reynaud), font partie des personnages et des visions mises en exergue dans la mise en scène, parmi de nombreuses autres : « Nourrice, chante-moi. Je ne veux rien entendre du monde au-dehors… Chante-moi, nourrice, et que le sommeil comme une mélodie m’emporte… » Chaque élément voit sa valeur décuplée dans ce tête-à-tête esthétique et sensible entre deux poètes : les animaux qui passent, porc-épic, autruche ou dauphin, les arbres alignés ; les chaises étroites au dossier haut descendant du ciel, qu’affectionne Robert Wilson ; les tables alignées les unes à côté des autres de cour à jardin où chaque acteur crée son identité, sa gestuelle. Tout dans le spectacle est puissant, en même temps que millimétré. Le crépitement des touches de la machine à écrire la Cadillac de Pessoa, l’orage, la couleur qui le poursuit, ce rouge tombant du ciel sur le mur arrière et sur les tables, les nappes qui se soulèvent devenant oriflammes. « J’ai enlevé le masque et me suis vu dans le miroir… Je ne suis rien, je suis une fiction… »

© Lucie Jansch

La longue séquence qui ferme le spectacle est sombre. Les personnages font face aux spectateurs, les balayant de leurs lampes-torches et jettent des phrases dans une ambiance sépulcrale : « Je ne suis qu’au-dehors de moi… N’être plus au dehors de moi… Qu’est-ce donc que d’exister ?…  Je veux la mort… La lumière est triste, je la connais. » Vision déformée, ou souvenirs ?  Le retour de Pessoa-Maria de Medeiros en bord de scène, ferme la boucle de cette traversée onirique par un dernier texte qu’elle lit : « C’est de l’autre côté du temps que j’ai voyagé, sur un bateau quelconque… » Vêtus de blanc sur écran blanc avec pour seul point visible et comme balise un foulard noir, paraissent les personnages avant de disparaitre tandis que les vagues se brisent sur la grève.

Since I’ve been me, provoque une réelle émotion esthétique dans ces regards croisés entre les textes de Fernando Pessoa et la puissance visuelle et sonore de Robert Wilson, (la création sonore est signée Nick Sagar), bousculant l’espace et le temps et dessinant les itinéraires et la gestuelle des acteurs, dans leurs rôles complexes d’hétéronymes brouillant la vision. Le travail est remarquable dans cet équilibre instable entre les différentes strates de la réalité portugaise captée par l’écrivain, et le songe de celui qui le traduit sur scène dans une lecture flamboyante, offrant au public une perception fine des espérances du poète. « Si je pouvais croquer la terre entière et lui trouver un goût, j’en serai plus heureux un instant… » reconnaît Pessoa  face à son métier de vivre.

Brigitte Rémer, le 15 novembre 2024

Avec : Maria de Medeiros, Aline Belibi, Rodrigo Ferreira, Klaus Martini, Sofia Menci, Gianfranco Poddighe, Janaína Suaudeau. Costumes Jacques Reynaud – co-mise en scène Charles Chemin, collaboratrice associée à la scénographie Annick Lavallée-Benny – collaborateur associé à la lumière Marcello Lumaca – création sonore et conseiller musical Nick Sagar – maquillage Véronique Pfluger – direction technique Enrico Maso – coordination artistique et technique Thaiz Bozano – collaboratrice aux costumes Flavia Ruggeri – collaboration littéraire Bernardo Haumont.

Du mardi 5 au samedi 16 novembre 2024, à 20h, samedi et dimanche à 15h, au Théâtre de la Ville-Sarah-Bernhardt, 2 place du Châtelet. 75004. Paris – métro : Châtelet. La première mondiale a eu lieu le 2 mai 2024 au Teatro della Pergola à Florence, producteur, avec le Théâtre de la Ville, du spectacle. En tournée : du 6 au 9 février 2025, au Teatro Sociale de Trento (Italie) – du 13 au 16 février 2025, au Teatro Politeama Rossetti de Trieste (Italie)

Voir aussi nos articles sur les spectacles de Robert Wilson, dans www.ubiquité-cultures.fr – le 2 octobre 2016, Faust I et II, présenté par le Théâtre de la Ville au Théâtre du Châtelet le 18 juin 2019, Mary said what she said, au Théâtre de la Ville Espace Cardin – le 23 septembre 2021, I was sitting on my patio this guy appeared I thought I was hallucinating, au Théâtre de la Ville Espace Cardin – le 17 juin 2023, Ubu, au Printemps des Comédiens, Domaine d’O de Montpellier.

De Fugues… en Suites… 

Conception et chorégraphie de Salia Sanou – musique Jean-Sébastien Bach, Marin Cardoze, Ali Keita, Toumani Diabaté et Ballaké Sissoko – compagnie Mouvements perpétuels, au Théâtre de la Ville/Abbesses.

© Laurent Philippe

Loin de son alphabet chorégraphique et musical et pourtant si près, le danseur et chorégraphe burkinabé Salia Sanou entre dans l’Art de la Fugue, les contrepoints et les suites de Bach, à la recherche de l’harmonie. « Bach appartient aussi à l’Afrique, à une mémoire familière et universelle, aidant à réunir les continents » dit-il. Pour lui, le compositeur appelle l’enfance et la féminité, pour avoir été bercé par les voix des femmes, dont celles de sa mère et de sa tante et pour avoir découvert la musique classique dans sa formation de danseur. Par Bach, c’est un hommage qu’il rend aux femmes de son enfance.

Pour traduire son propos et entrer dans la perception de ce grand classique, le chorégraphe réunit six danseuses de géographies différentes (Ema Bertaud, Dalila Cortes, Ida Faho, Awa Joannais, Elithia Rabenjamina, Alina Tskhovryebova), de techniques et d’expériences diverses portant pantalon noir moulant avec délicat liseré et haut noir (costumes Mathilde Possoz). Venant de la danse classique ou contemporaine, du jazz ou du hip-hop, de la danse africaine, elles interprètent, chacune avec sa personnalité, le piano lancinant de Jean-Sébastien Bach auquel le chorégraphe mêle la kora et le balafon. La mobilité des bras, le travail de dentellière des mains, des doigts, d’une grande rigueur et créativité, mis en exergue dans les cercles de lumière, appellent l’admiration de ces vestales, qui viennent à nous une à une, avant de faire Ensemble.

© Laurent Philippe

Le groupe se constitue collégialement, avec harmonie et élégance, chacune dans ses spécificités, la maitrise et la souveraineté de ses gestes. Une envolée d’oiselles traverse le plateau, la musique, joue entre coordination et incoordination, jamais dans la confusion. Les déplacements en tracés géométriques sont au cordeau, comme les mains du pianiste sur le clavier. Équilibres déséquilibres, montées, descentes. Diagonales. Parfois la musique se suspend, la qualité du silence s’amplifie, parfois l’accord du piano est tenu, et s’éteint dans le geste.

Des lumières latérales s’intègrent à mi-parcours de la chorégraphie, participant de mouvements plus rapides apportés par le piano et sculptant la pénombre (lumières, Sylvie Mélis). Deux groupes de trois danseuses évoluent parallèlement, les pieds tapent le sol et scandent la mathématique rythmique, rattrapant l’Afrique de Salia Sanou. L’une ou l’autre tentent quelques échappées avant que le temps se suspende.

© Laurent Philippe

La complicité de toutes est une des clés de ce travail des harmoniques. Les danseuses se regardent, dialoguent, communiquent. Une joute parfois se dessine, quelques gestes pantomimes s’amorcent. Elles tournent comme un essaim d’abeilles, ou une passée d’hirondelles faisant bande ou tribu. On entre dans la forêt où bruissements, chuintements et glissements feutrés ouvrent sur un monde végétal et animal où chacune définit ses repères. Des percussions les accompagnent avant que la kora de Toumani Diabaté ne ferme le spectacle avec leurs sauts, leur joie et la nôtre, une grande liberté, des figures qu’elles dessinent dans l’espace, sans se lâcher et avec beaucoup d’expressivité.

De Fugues… en Suites… est un plaisir de danse et de musique, sous les mains sensibles de deux pianistes aux vibrations singulières, la Chinoise Zhu Xiao Mei, passée des geôles de Mao au clavier tempéré de Bach et la jeune Franco-Haïtienne Célimène Daudet, formée au Conservatoire de Paris et qui a monté un festival de musique classique en Haïti, rejointes par le grand maître malien de la kora, Toumani Diabaté disparu l’été dernier, en duo avec le bien aimé Ballaké Sissoko, le pianiste canadien Bruce Liu et un jeune compositeur électronique, Marin Cardoze.

© Laurent Philippe

Formé au théâtre et à la danse africaine au Burkina Faso, Salia Sanou travaille entre son pays et la France, toujours en quête d’altérité. Il a intégré la compagnie Mathilde Monnier à Montpellier en 1993, fondé sa compagnie avec Seydou Boro en 1995 avec qui il a reçu le prix Découverte RFi Danse trois ans plus tard lors des 2ndes Rencontres chorégraphiques de l’Afrique et de l’Océan indien. Il fut artiste associé à la Scène nationale de Saint-Brieuc de 2003 à 2008, puis en résidence au Centre national de la Danse à Pantin, en 2009/2010. Avec Seydou Boro, il a créé en 2006 à Ouagadougou La Termitière, un Centre de développement chorégraphique ainsi que la Biennale Dialogue de corps, avant de fonder à Montpellier  la compagnie Mouvement perpétuels, en 2011.

De chorégraphie en chorégraphie Salia Sanou creuse la question des frontières, des différences et de la pluralité. Au Burkina Faso il a animé des ateliers dans les camps de réfugiés maliens, au nord du pays et sillonné les salles de classe des écoles primaires avec Papa tambour, un spectacle portatif, sur un poème de Capitaine Alexandre. Il a présenté cette année au Théâtre de la Ville dans le cadre des Olympiades culturelles Paris 2024 le spectacle À nos combats qui réunissait sur un ring une boxeuse et une danseuse, avec la participation d’une cinquantaine d’amateurs et amatrices. À Montpellier il anime des stages avec les jeunes du quartier de la Mosson, dans le cadre de l’Été culturel, un dispositif initié par le ministère de la Culture, à partir de la danse et de la boxe, ses deux axes de travail. Le chorégraphe a débuté une collaboration avec le Festival Dança em Trânsito de Rio de Janeiro, dans la visée de la Saison croisée France/Brésil qui se tiendra en France en 2025.

Salia Sanou a reçu le Prix chorégraphie de la SACD en 2023. Au sujet de sa chorégraphie De Fugues… en Suites… il dit : « Le spectacle est une invitation à découvrir ma perception de Bach, comment elle fait sens avec la musique africaine qui a bercé mon enfance. Je réitère mon intérêt à faire le lien artistique entre nos deux continents et son importance. » C’est son acte de foi, si nécessaire aujourd’hui.

Brigitte Rémer, le 13 novembre 2024

Avec : Ema Bertaud, Dalila Cortes, Ida Faho, Awa Joannais, Elithia Rabenjamina, Alina Tskhovryebova – bande-son, Marin Cardoze – lumières, Sylvie Mélis – costumes, Mathilde Possoz – régie, Nathalie de Rosa et Delphine Foussat – conseillers artistiques, Patricia Carette et Stéphane Maisonneuve. Musique : Jean-Sébastien Bach, Marin Cardoze, Ali Keita, Toumani Diabaté et Ballaké Sissoko – Contrapunctus XIII Rectus de Jean-Sébastien Bach, interprété par Zhu Xiao-Mei – montée Balafon de Marin Cardoze, interprété par Kalifa Hema – Nuitée 1 de et par Marin Cardoze – Contrapunctus XI de Jean-Sébastien Bach, interprété par Zhu Xiao-Mei – Contrapunctus I de Jean-Sébastien Bach, interprété par Célimène Daudet – Contrapunctus VI in estile francese de Bach, interprété par Célimène Daudet – Nuitée 2 de et par Marin Cardoze – Gigue de Jean-Sébastien Bach, interprété par Bruce Liu – Hommage de Aly Keita, interprété par Kalifa Hema – Roulements et piétinements de et par Marin Cardoze – Loure de Jean-Sébastien Bach, interprété par Bruce Liu – Royal Dance de et par Guem – Roulements et tensions de et par Marin Cardoze – Bi Lamban de et par Toumani Diabaté et Ballaké Sissoko – Sarabande de Jean-Sébastien Bach, interprété par Bruce Liu. Lumière Sylvie Mélis – costumes Mathilde Possoz – régie lumière Nathalie de Rosa – régie son Delphine Foussat ou Marin Cardoze – direction de production : Stéphane Maisonneuve – diffusion Anouk Dupont-Seignour.

Du 5 au 9 novembre 2024 – Théâtre de la Ville/Les Abbesses, 31 rue des Abbesses, 75018 Paris – métro : Abbesses, Pigalle, Anvers – site : theatredelaville-paris.com – tél. : 0142 74 22 77. En tournée : le 21 mars 2025, au CNDC d’Angers/Festival Conversations – les 6 et 7 mai 2025, Pau/Espaces pluriels, scène conventionnée.

n degrés de liberté

Écriture collective/ In Itinere collectif – mise en scène Thylda Barès – dramaturgie Ezra Baudou – au Théâtre de Belleville/Paris.

© Yves Trauger

C’est un élan républicain qui monte depuis plusieurs années faisant face à de sanglantes insurrections, et qui aboutit à la Commune de Paris, en 1871.

Un collectif de jeunes acteurs et actrices issus de différents pays s’empare de cet élan pour le faire sien, premier défi. Ils filent la métaphore météorologique, en l’occurrence celle d’un événement climatique extrême, la tempête, qu’ils convoquent sur scène, second défi. « On parle d’un vent de révolte, d’une marée humaine, d’une vague de manifestations… » disent-ils. Ont-ils fait le pari d’être le plus nombreux possible sur le plus petit espace qui soit, praticable placé au centre du petit plateau du Théâtre de Belleville ? troisième défi. Et sur ce petit plateau ils réussissent à nous faire croire qu’ils sont parfaitement à l’aise dans leur gestuelle et leurs déplacements. On est chez les Fédérés, au Conseil de la Commune et de la Garde Nationale de la mairie de Paris, avant qu’elle ne soit incendié. Ils font corps. La colonne Impériale érigée par Napoléon Ier est incendiée – elle sera reconstruite sous l’appellation de colonne Vendôme. Quelques pancartes permettent d’identifier les personnalités qui se sont engagées : Eugène Varlin, Théophile Ferré, Léo Frankel, Jules Vallès, et d’autres. Versailles tire sur les ambulances. On entend des témoignages. « Avis aux électeurs… ! »

© Yves Trauger

À ces récits collectifs se mêlent des bribes de récits de vie des acteurs : Paul, l’homme au tambour, Andrea de Stockholm, Manon la Belge, donnent quelques clés de leurs parcours, Mahtab, d’Iran, prend la parole pour les femmes de son pays. Tous sont passés par l’École Jacques Lecoq et ils ont eu l’envie de ce collectif, une utopie de plus, avec la création d’un langage théâtral commun basé sur le corps et le geste.

Le pari est osé et ça marche. Le spectacle est chorégraphié et nous mène sur les barricades et les pavés de Paris à travers de savants enchaînements et quelques dates affichées : « 515 jours avant la Commune… Jour 72, dernier jour de la Commune… Jour 18 dans toute la ville… Jour 28, école… Jour 34, à la boulangerie. Beaucoup d’anonymes font partie des Fédérés et, en dépit des barricades, chacun vaque. Il faut nourrir tout le monde. Le chef du pouvoir exécutif, Adolphe Thiers, peut aller se rhabiller, ils ne lui rendront pas les canons stockés dans les quartiers de Belleville, Ménilmontant, Montmartre ou Montrouge. Il y a de la résistance.

© Yves Trauger

On poursuit le voyage dans le temps. Inflation. Négocide avec le Gouverneur de la Banque de France. Discussions politiques. Les deux praticables n’en font plus qu’un, posés l’un sur l’autre. On est dans une salle de presse. Un Comité de Salut public se prépare. Psychodrame à la Commune. Tous s’empoignent. On vote. « L’Histoire ne se souviendra même pas de vous ! » dit l’un d’entre eux avant qu’un rideau de pluie ne s’abatte. Des chants de résistance et de combat ponctuent le spectacle, de Brassens aux Latino-américains. À les voir, des images nous viennent naturellement comme la célèbre toile de Delacroix La Liberté guidant le peuple, présentée en 1831 au Salon de Paris, sous le titre Scènes de barricades. Le titre du spectacle, n degrés de liberté fait allusion au génie mécanique où les degrés de liberté indiquent des possibilités de mouvement dans l’espace, sans contrainte, passant de translation à rotation, « n » restant toujours une inconnue.

Le collectif In Itinere s’empare avec talent d’un pan relativement oublié de l’histoire populaire française, la Commune, moment chaotique s’il en est sur fond de changement politique, social et la troupe ajoute, climatique. Ils optent pour un travail choral et un esprit de tréteaux dans la bonne humeur et sans dramatisation, même si La Commune a laissé de nombreux morts sur le pavé. Leur enthousiasme raconte les utopies d’une époque qui les habitent et se superposent à la leur, comme une forme de résistance. Ils s’en emparent et lui donnent corps au présent, cet enthousiasme est contagieux.

Brigitte Rémer, le 12 novembre 2024

© Yves Trauger

Avec : Victor Barrère, Andrea Boeryd, Paul Colom, Manon Dumonceaux, Nathan Chouchana, Harry Kearton et Mahtab Mokhber. Accompagnement scientifique Aglaé Jézéquel/ENS Paris et Davide Faranda/CNRS Saclay – création lumière et régie générale, Clémentine Pradier et Sebastien Roman – création son Lucas Pizzini · soutien musical Lucie Sansen/Hall de la chanson – scénographie Popito et Aurélien Izard · administration Vanessa Colas – diffusion Audrey Bottineau · presse Élodie Kugelmann.

Du 4 au 26 Novembre 2024, dimanche à 20h, lundi à 21h15, mardi à 19h, et le samedi 9 novembre à 17h : Théâtre de Belleville, Passage Piver. 75019. Paris – métro : Goncourt, Belleville – site : theatredebelleville.com – tél. : 01 48 06 72 34 16 – En tournée : 30 novembre 2024, ENS Paris Saclay (91) – 12 mars 2025, Région en scène Normandie, lieu à définir – 1er avril, Théâtre Victor Hugo, Festival Avis de temps Fort, à Bagneux (92) – 5 avril, Communauté de  Communes  Vallée de l’Orne et de l’Odon, Salle Paul Cash, à Fontaine-Étoupefour (14) – 11 avril, Centre Culturel André Malraux (ECAM), Le Kremlin-Bicêtre (94) – 25 avril, Théâtre le Piaf -Bernay (27) – 29 Avril, Le Rayon Vert, à Saint Valery-en-Caux (76) – 2 mai, Théâtre Intercommunal, Étampes (91) – 3 mai, Théâtre des Sources, à Fontenay-aux-roses (92) –  24 et 25 mai, Festival Les Plateaux éphémère, Théâtre de la Renaissance, à Mondeville (14) – 27 mai, Festival Curieux Printemps et Théâtre de l’Étincelle, à Rouen (76) – 27 au 29 Juin, Festival Vivacité, à Sotteville-lès-Rouen (76) – 3 et 4 juillet, Festival Sortie(s) de Bain, à Granville (50) – 5 et 6 juillet, ACB Scène Nationale de Bar le Duc (55) – 9 au 12 juillet, Festival Chalons dans le Rue (71) – 18 et 19 Juillet, Festival Spectacle en Retz, à Saint-Hilaire-de-Chaléons (44) – 24 juillet, Festival Les Faltaisies, à Falaise (14) – du 20 au 23 Août 2025, Festival d’Aurillac (15).

L’Amante anglaise

Texte de Marguerite Duras, mis en scène par Jacques Osinski – avec Sandrine Bonnaire, Frédéric Leidgens, Grégoire Oesterman – Compagnie L’Aurore Boréale, au Théâtre de l’Atelier.

© Pierre Grosbois

À la douceur du jardin dans lequel Claire Lannes regarde pousser la menthe anglaise, fait face une violence intérieure, celle du meurtre reconnu de sa cousine, vivant à demeure, tronçonnée, et dont la tête n’a pas été retrouvée.

La pièce de Marguerite Duras, qu’elle avait elle-même adaptée à partir de son roman homonyme écrit en 1967, double geste littéraire par rapport à un acte criminel, puise dans un fait réel datant de 1949 : le meurtre d’un mari tyrannique et le dépeçage de son cadavre par Amélie Rabilloud, qui en avait jeté les morceaux du dessus d’un viaduc dans différents trains.

© Pierre Grosbois

Marguerite Duras avait repris ce macabre événement une première fois dans sa pièce, Les Viaducs de la Seine-et-Oise, puis dans l’Amante anglaise, (avec un drôle de jeu de mot). Elle place l’intrigue dans une ville inventée, Viorne et installe un dialogue entre un Interrogateur anonyme dont on ne connaitra pas la fonction, et chaque personne d’un couple, Pierre et Claire Lannes, liée au crime perpétré puis au dépeçage et à la dispersion du corps. La disparue est la cousine de Claire Lannes, Marie-Thérèse Bousquet, jeune femme sourde-muette qui était chez eux à demeure et s’occupait du ménage, qui avait pu avoir une relation avec un homme de Cahors, mais qui n’était pas en mauvais terme avec eux.

Dans la mise en scène de Jacques Osinski, on assiste à l’interrogatoire d’abord de Pierre Lannes (Grégoire Oesterman), assis à l’avant-scène au centre du plateau, rideau de fer fermé. Face à lui, dissimulé au premier rang, dos au public, on ne le repère pas tout de suite, l’Interrogateur, (Frédéric Leidgens) sorte de médiateur entre l’homme et la femme, entre elle et le passage à l’acte. Plus tard, il montera sur scène, faisant peser ses questions sur leurs épaules. Noué, Pierre Lannes semble répondre en toute honnêteté aux questions relatives à son épouse, Claire, avec qui il vit depuis vingt-quatre ans et dont il avait été amoureux, épouse qui lui est devenue étrangère, inexpliquée, envahie d’une sorte de « folie tranquille » et répond aussi aux questions techniques notamment de leur mariage sous le régime de la « séparation de biens. » Sur Marie-Thérèse la disparue, cousine de sa femme, peu de choses, si ce n’est qu’il avait rêvé l’avoir étranglée. Il ne prête aucun mobile à sa femme qui puisse justifier d’un tel acte, ce que Claire Lannes confirmera elle-même ensuite.

© Pierre Grosbois

Claire (Sandrine Bonnaire, bouleversante, dans son retour au théâtre) est installée sur cette même chaise, rideau de fer levé, grand plateau désespérément vide derrière elle, une sorte d’absence magnétique, tant devant la justification de l’acte que dans le vide sidéral de sa vie, seulement peuplée de cette menthe anglaise qu’elle regarde pousser. Comme le confirmait Pierre, « elle ne s’est jamais accommodée de la vie » et leur relation s’était vidée de sa substance. En position d’accusée elle parle de l’enfance, de sa mère « femme de service à la communale » des marches de nuit qu’elle a toujours affectionnées, de la présence de Marie-Thérèse car « elle aidait et ça ne coûtait rien » ajoutant que la propreté tenait beaucoup de place à la maison, d’Alfonso de Cahors, l’obscur ami de sa cousine qui lui aurait menti un jour.

Face au crime, l’Interrogateur taraude de questions : « c’était Marie-Thérèse ou moi » dit-elle. « Pourquoi vous ? » reprend-il, et insistant : « Pourquoi n’êtes-vous pas partie ? » Beaucoup de questions restent sans réponse et Claire-Sandrine Bonnaire ressemble à une petite musique de nuit. « J’aime cette tristesse » avoue-t-elle face à cette fin d’un monde qui s’effeuille devant elle. « J’aurais aimé être intelligente… Je me sens folle, quelquefois… » ajoute-t-elle avant que la lumière ne baisse et que les personnages ne s’enfoncent dans leur nuit. Ne reste que le vertige et les hallucinations de l’âme.

© Pierre Grosbois

Il faut beaucoup d’habileté pour accompagner les acteurs, assis et comme pétrifiés face au public, sans autre planche de salut que les mots et l’expression du visage, vulnérables dans leur intériorité partagée. Jacques Osinski est de ces accompagnateurs virtuoses. Il fonde sa première compagnie à l’âge de vingt-trois ans, se passionne pour la littérature nordique, met en scène les grands auteurs comme Georg Büchner, August Strindberg, Odön von Horváth, Anton Tchekhov, Stig Dagerman, Shakespeare et Molière, dirige le Centre dramatique national des Alpes à Grenoble, de 2008 à 2013. Il est un homme des fidélités théâtrales et mène des opérations chirurgicales de haut niveau sur ses personnages : l’auteur Samuel Beckett en est une, l’acteur Denis Lavant en est une autre et il croise les deux. Il avait rencontré l’acteur dès 1995 autour de La Faim, de Knut Hamsun et l’a mis en scène dans plusieurs textes de Beckett qui font date, dont en 2017 Cap au pire, en 2019 La Dernière Bande, en 2022 L’Image, en 2023 Fin de partie qui s’est vu attribuer le prix Laurent Terzieff du Syndicat de la critique.

Le discours porté tant par Pierre Lannes que par Claire, son épouse, répondant à l’Interrogateur-sublime grand Inquisiteur, les rend envoûtants et nous envoûte. Et ils répondent aux questions lancinantes avec une grande justesse : Pierre Lannes, sans animosité et dans une certaine tendresse, Claire, femme brisée, dans le trouble de son identité et de son intégrité : a-t-elle vraiment tué, ou est-ce pour elle une façon d’en finir ? De grandes actrices ont porté le rôle, dont Madeleine Barrault et Suzanne Flon. À son tour, Sandrine Bonnaire se glisse dans le rôle de l’accusée avec une certaine lumière et gravité.

De cette Amante anglaise mise en scène par Jacques Osinski émerge un certain nombre de mots-clés, dont : énigmatique, simplicité, incandescence, profondeur. Les émotions des personnages, leur intériorité, et cette intensité à outrance, mènent le spectateur vers une certaine fascination, à la lisière de la vérité et du mensonge où se perdent ses références.

Brigitte Rémer, le 7 novembre 2024

Mise en scène Jacques Osinski – Avec Sandrine Bonnaire, Frédéric Leidgens, Grégoire Oesterman. Lumières Catherine Verheyde – costumes Hélène Kritikos – dramaturgie Marie Potonet. Le spectacle a été créé le 19 octobre 2024 au Théâtre de l’Atelier. Le texte est publié aux Éditions Gallimard.

Du 19 octobre au 31 décembre 2024 inclus, au Théâtre de l’Atelier, du mardi au samedi à 21h, le dimanche à 15h, 1 place Charles Dullin. 75018. Paris. Métro : Anvers, Pigalle ou Abbesses. Tél. : 01 46 06 49 24 – site : theatre-atelier.com – email : billetterie@theatre-atelier.comEn tournée : du 9 au 11 janvier 2025, Théâtre Montansier de Versaillesle 14 janvier 2025, Théâtre Auditorium de Poitiersles 16 et 17 janvier 2025, Châteauvallon-Liberté, Scène nationale de Toulon le 8 février 2025, Les Franciscaines, Deauville.

Notre Comédie humaine

© Christophe Raynaud de Lage

D’après Honoré de Balzac – Un spectacle en trois épisodes du Nouveau Théâtre Populaire, au Théâtre de la Tempête / Cartoucherie de Vincennes.

Balzac souhaitait rassembler sa foisonnante littérature, quatre-vingt-treize romans, sous le titre Études de mœurs. Il voulait tout embrasser de la société du XIXème siècle et visait à en écrire une histoire naturelle en cent-cinquante volumes avant que la mort n’interrompe son élan boulimique. Il écrivait la montée du capitalisme, le face à face entre les classes sociales du plus petit au plus grand, la fascination de la noblesse, l’envie et la corruption, le mépris et les intérêts communs. Inspiré par Dante Alighieri et sa Divine Comédie il a baptisé sa cathédrale hors norme La Comédie humaine.

C’est à ce Gargantua de la littérature que s’affronte le Nouveau Théâtre Populaire, avec humour, intelligence et analyse des mœurs de ce XIXème siècle. Trois metteurs en scène différents, chacun dans un langage qui lui est propre, adaptent trois des romans, en Une Comédie humaine où chaque volet peut être vu de manière indépendante, ou en intégrale : Les Belles illusions de la jeunesse est traité en opérette, Illusions perdues en comédie ; Splendeurs et misères comme une tragédie. Le spectacle est précédé et animé aux entractes d’intermèdes-oniriques qui, en soi, forment un spectacle – La Dernière nuit, réalisé à partir de la vie d’Honoré de Balzac, invitant le public à passer du paradis au purgatoire, du purgatoire aux enfers, dans les espaces aménagés du café de La Tempête attenant au Théâtre, en ébullition.

© Christophe Raynaud de Lage

Le collectif est à la base du travail de la troupe et fait partie de son ADN. Une déclaration solennelle, par lecture de son Manifeste, est lancée au début du spectacle : dix-huit acteurs et actrices alignés sur le plateau, face au public, déposent leur cahier des charges. Chacun est déjà dans le spectacle comme pour une revue, dans des tenues hétéroclites, qui avec un grand nez ou de grandes oreilles, qui une moustache ou un toupet de travers, chacun dans sa loufoquerie. « Le ciel est un théâtre… » Première chanson du livre le plus long pour lancer le spectacle, la Co, co… cot…comédie humaine… Extravagances et bonne humeur sont à l’affiche.

© Christophe Raynaud de Lage

Pour adapter une oeuvre de si grande amplitude, de l’écrit à l’oral et du livre à la scène, toutes les méthodes sont mobilisées dont des enregistrements sonores pour planter le décor du premier roman ou transmettre quelques didascalies ; dont la présence d’Honoré de Balzac soi-même (Frédéric Jessua), faisant le lien entre les parties, clins d’oeil et humour à la clé . Au centre un piano, sur une petite estrade, fait partie des personnages principaux de la première partie, Les Belles Illusions de la Jeunesse, version opérette (adaptation et mise en scène Emilien Diard-Detœuf, composition Gabriel Philippot, au piano Sacha Todorov) ; derrière, un petit théâtre avec rideau de scène peint à l’ancienne, lustres et paravents habillés des feuilles de la gazette du coin. À Angoulême, charmante ville provinciale, un jeune homme de sang noble mais de famille ruinée, Lucien Chardon/de Rubempré, rêve de monter à Paris faire entendre ses poèmes, (Valentin Boraud).  Il espère un avenir radieux et se sent pousser des ailes, même si « envoyer un enfant à Paris, c’est vouloir le perdre » dit Balzac. Lucien a la fraîcheur et la naïveté de son inexpérience… « Je veux tout, j’aurai tout, je triompherai… » dit-il. David, l’imprimeur et ami, et peu après son beau-frère (Julien Romelard ou Emilien Diard-Detœuf) – ayant épousé Ève, sa charmante sœur (Morgane Nairaud) l’encourage. La rencontre avec Madame de Bargeton (Elsa Grzeszczak) dont il tombe amoureux l’aide à réaliser son rêve. Elle, quitte un époux flasque (Joseph Fourez) – en costume violine et un amant ridicule, directeur des contributions indirectes, M. du Châtelet (Flannan Obé) – en costume rose nœud pap’ manipulateur à souhait, ainsi que les ragots de leur charmante ville provinciale.

© Christophe Raynaud de Lage

Nous suivons Lucien de Rubempré du début à la fin de l’expédition balzacienne, d’illusions en désillusions et du meilleur au pire. « Il y a un peu de moi en Lucien, commente Balzac, j’ai connu bien des culs-de-sac avant de devenir Balzac… car, quand on est artiste, on finit toujours triste… » s’amuse-t-il avec la rime.

Illusions perdues, comédie, (adaptation et mise en scène Léo Cohen-Paperman) modifie la scénographie, en pyramide à degrés, illustrant parfaitement l’ascension sociale convoitée. Au sommet, l’aristocratie parisienne avec la Marquise d’Espard (Kenza Laala) – blonde à souhait, lunettes de soleil, petit sac et robe noire, pendentifs clinquants – montant avec lenteur et dignité les marches vers son golgotha ou son observatoire et qui y restera tout au long de la seconde partie – avec ses acolytes dont la marquise de Bargeton sa cousine qui a tourné casaque, laissant Lucien en solo dans Paris, suite aux dénigrements de M. du Châtelet monté, lui aussi, à la capitale. Balzac, serveur dans le bistrot Patate et portant tablier sert les coupes de champagne en déclinant jeux de mots et périodes de l’Histoire récente : Ancien Régime, Révolution, Directoire, Consulat, Premier Empire, Restauration, Second Empire, re-Restauration, Louis XVIII frère de Louis XVI, roi déchu et guillotiné, monarchie libérale, affrontements des libéraux et royalistes, 18 février 1870 assassinat du Duc de Berry, neveu de Louis XVIII, par un bonapartiste. À la recherche d’un contrat, Lucien appelle éditeurs et journalistes, est hébergé par deux étudiants qui essaient de le guider dans le droit chemin. En écho à ce que dit Balzac, « Le génie arrose son œuvre de ses larmes », le journaliste avec qui il échange rectifie, « Le génie, c’est la patience… »

Dans Illusions perdues Etienne Lousteau (Thomas Durand) initie Lucien aux milieux littéraires parisiens et le met en garde, lui faisant traverser les différents cercles, y compris journalistiques tous plus compromis les uns que les autres : Émile Blondet (Émilien Diard-Detœuf), exploité par Andoche Finot directeur de journal (Clovis Fouin).  Dauriat, éditeur à la mode, propriétaire de revues et marchand de livres (Joseph Fourez) qui, au départ refuse les poésies de Lucien, puis acceptera de publier son manuscrit, Les Marguerites quand ce dernier prendra du poids et du pouvoir dans le milieu des journalistes, en faisant notamment paraître un article au vitriol sur Raoul Nathan (Lazare Herson-Macarel) personnalité littéraire les plus en vues sur Paris, édité chez lui. « La gloire c’est comme une putain de luxe » et « le génie c’est comme une maladie horrible, c’est une bestiole qui te dévore le cœur… » s’entend-il dire. « Je vois la poésie dans un bourbier… » Nathan signe aussi une pièce dont le lancement est imminent et dont la jeune première, Coralie (Morgane Nairaud,) chaperonnée par un souteneur, Camusot (Philippe Canales), s’amourache de Lucien et vient vivre avec lui, avant de se faire siffler sur scène et de s’écrouler. Lucien décline le mariage avec Mme de Bargeton qui l’aurait sauvé socialement mais plonge, comme tous, dans la corruption et on assiste aux compromissions du milieu littéraire et journalistique, tous dans le même marigot. De gauche, ils tournent leur veste à droite sans aucun scrupule. Dans un soliloque de la compromission, Balzac, oiseau de mauvais augure annonce à Lucien toutes les étapes du pire : « Tu feras… tu feras… » avant de dresser la liste des compromissions à venir. « Ton calvaire n’est pas fini… » et la liste le mène jusqu’à accepter l’écriture de chansons grivoises devant le cadavre de Coralie, pour lui offrir une tombe. Ruiné et au bord du suicide, Lucien rentre à Angoulême.

© Christophe Raynaud de Lage

La troisième partie, Splendeurs et misères, tragédie (adaptation et mise en scène Lazare Herson-Macarel, d’après Splendeurs et misères des courtisanes), est sombre et verra la chute définitive de Lucien. Décor sobre et parti-pris plus radical, beauté formelle. Une série de praticables en bois allant de cour à jardin recouvre le plateau gardant la notion de degrés de manière beaucoup plus douce, et dessine comme un labyrinthe. Par le biais de son entregent, Lucien a retrouvé la particule de Rubempré qui lui avait été confisquée et lui avait valu le mépris des aristocrates. Un personnage des plus troubles, Jacques Collin dit Trompe-la-mort, Vautrin, ou Carlos Herrera (Philippe Canales), un ancien forçat qui se donne le rôle de directeur de conscience, entre en piste et mène un sinistre bal du Diable. Lucien signe un pacte avec lui, ensemble, ils reviennent à Paris. Suit un imbroglio amoureux entre Esther, belle courtisane vêtue d’un manteau immaculé (Kenza Laala) dont Lucien tombe amoureux mais que le Baron de Nucingen, riche banquier, convoite (Clovis Fouin). Carlos Herrera/Vautrin lui-même amoureux de Lucien vend les charmes d’Esther espérant que son protégé pourra ainsi faire fortune. « Aime-t-on d’amour une femme qu’on achète ? » Nucingen déploie son dispositif pour capturer la belle courtisane, gardée par Asie (Charlotte Van Bervesselès) et Europe (Joseph Fourez). Sur scène, des personnages sortent du dessous des praticables comme des apparitions, des esprits. Herrera décide de marier Lucien à une jeune fille de bonne famille, Clotilde de Grandlieu dans une magnifique robe rouge (Elsa Grzeszczak) alors qu’il a récupéré une terre familiale en vue de se retirer avec Esther. Désespérée à l’idée de ce mariage, et contrainte à devenir l’amante de Nucingen, Esther se suicide en s’empoisonnant. Lucien et Carlos sont arrêtés. Lucien se pend aux barreaux de sa cellule. Herrera-Vautrin, figure du diable, est le seul à le pleurer.

Au-delà des trois parties, un intermède traverse la pièce, qui débute avant même l’entrée dans le théâtre et se poursuit pendant les entractes, La Dernière nuit, Intermède-onirique, d’après la vie d’Honoré de Balzac (conception Pauline Bolcatto et Sacha Todorov, mise en scène Pauline Bolcatto) où les acteurs portent des masques blancs d’animaux – coq, âne, cerf, qu’on retrouve par moments aussi sur scène.

Castes et particules, simulations, compromissions et corruption sont le lot des travers dénoncés par Honoré de Balzac et que la troupe du Nouveau Théâtre Populaire – dont le nom est un clin d’œil à Jean Vilar – porte magnifiquement, en célébrant ses quinze ans. Elle organise chaque été un festival à Fontaine-Guérin, dans le Maine-et-Loire où elle a construit son théâtre de plein-air, festival qui attire beaucoup de monde. La troupe était présente au Festival d’Avignon 2021, dans la Cour minérale de l’Université, où elle avait présenté Le Ciel, la Nuit et la Fête, autour de Molière à travers TartuffeDom Juan et Psyché qui tourne toujours. Aujourd’hui Balzac, avec Une Comédie humaine dont se sont emparés trois metteurs en scène au sein du collectif, pour énoncer différents points de vue, permet une diversité des langages, une richesse et une inventivité dans laquelle toute la troupe plonge, inscrivant son empreinte avec humeur et humour autant que gravité. Un plaisir de théâtre !

Brigitte Rémer le 9 novembre 2024

© Christophe Raynaud de Lage

Scénographie Jean-Baptiste Bellon – lumière Thomas Chrétien – costumes Zoé Lenglare et Manon Naudet – son Camille Vitté – chorégraphie Georgia Ives – maquillage et coiffure Pauline Bry – régie générale et plateau Marco Benigno, assisté de Thomas Mousseau-Fernandez – collaboration artistique Julien Campani, Lola Lucas, Sacha Todorov – administration et production Lola Lucas, assistée de Marie Mouillard – actions sur le territoire Mathilde Chêne. Le spectacle a été créé en août 2024 au Festival du Nouveau Théâtre Populaire, Fontaine- Guérin (49) – Durée de l’intégrale : 6h30 (dont deux entractes) – au Théâtre de la Tempête, Cartoucherie de Vincennes, 2 route du Champ de Manoeuvre. 75012. Paris. métro : Château de Vincennes puis Navette Cartoucherie ou Bus 112. Site : www.nouveautheatrepopulaire.fr, et www.la-tempete.fr

Partie 1 Les Belles illusions de la jeunesse / opérette : adaptation et mise en scène Emilien Diard-Detœuf – composition Gabriel Philippot. Avec : Valentin Boraud, Lucien Chardon/de Rubempré) – Thomas Durand, Francis du Hautoy – Joseph Fourez, Monsieur de Bargeton – Elsa Grzeszczak, Louise de Bargeton – Frédéric Jessua, Balzac – Kenza Laala, Amélie de Chandour – Morgane Nairaud, Ève Chardon et Stanislas de Chandour – Flannan Obé, Sixte du Châtelet – Julien Romelard ou Emilien Diard-Detœuf, David Séchard et Astolphe – Sacha Todorov, Pianiste.

Partie 2 Illusions perdues / comédie – adaptation et mise en scène Léo Cohen-Paperman. Avec :  Valentin Boraud, Lucien Chardon/de Rubempré – Philippe Canales : Camusot – Émilien Diard-Detœuf,  Emile Blondet – Thomas Durand, Etienne Lousteau – Clovis Fouin, Andoche Finot – Joseph Fourez, Dauriat – Elsa Grzeszczak, Louise de Bargeton – Lazare Herson-Macarel, Raoul Nathan – Frédéric Jessua, Balzac – Kenza Laala, Marquise d’Espard – Morgane Nairaud, Coralie – Flannan Obé, Sixte du Châtelet – Julien Romelard ou Samy Zerrouki, Daniel d’Arthez – Charlotte Van Berversselès, Horace Bianchon.

Partie 3 – Splendeurs et misères / tragédie – adaptation et mise en scène Lazare Herson-Macarel. Avec : Marco Benigno, le commissaire – Valentin Boraud, Lucien Chardon/de Rubempré – Philippe Canales Jacques Collin, dit Trompe-la-mort, dit Vautrin, dit Carlos Herrera – Émilien Diard-Detœuf, Emile Blondet – Thomas Durand, Alexandre – Clovis Fouin, Frédéric de Nucingen – Joseph Fourez, Europe, un manifestant, le juge – Elsa Grzeszczak, Clotilde de Grandlieu – Lazare Herson-Macarel, le chanteur d’opéra – Frédéric Jessua, Balzac – Kenza Laala, Esther – Thomas Mousseau-Fernandez, un policier – Morgane Nairaud, Duchesse de Grandlieu, Lydie – Flannan Obé, Duc de Grandlieu – Julien Romelard ou Samy Zerrouki, César – Sacha Todorov, De Marsay, pianiste – Charlotte Van Bervesselès, Asie.

Intermède-onirique / La Dernière nuit d’après la vie d’Honoré de Balzac – conception Pauline Bolcatto et Sacha Todorov – mise en scène Pauline Bolcatto. Avec : Valentin Boraud, Philippe Canales, Emilien Diard-Detœuf, Thomas Durand, Clovis Fouin, Joseph Fourez, Elsa Grzeszczak, Lazare Herson-Macarel, Frédéric Jessua, Kenza Laala, Flannan Obé, Morgane Nairaud, Julien Romelard en alternance avec Samy Zerrouki, Sacha Todorov, Charlotte Van Bervesselès.

Okina

Conception et mise en scène Maxime Kurvers, avec Yuri Itabashi – dans le cadre du Festival d’Automne à Paris – à l’Atelier de Paris/Centre de développement chorégraphique national.

© Ayakatomokane

Okina est une performance dans laquelle l’actrice, Yuri Itabashi, interprète du théâtre d’avant-garde japonais, approche d’un univers secret et codifié lié au théâtre nô, un univers tabou dont sont exclues les femmes. Le point de départ du spectacle est cet interdit culturel autour duquel Maxime Kurvers a butiné suite à un séjour au Japon et dans le droit fil de ses recherches sur l’histoire du théâtre entreprises depuis plusieurs années.

Il explique Okina, première pièce à ouvrir les manifestations théâtrales de nōgaku programmées sur une journée entière et qui emprunte sa forme aux danses populaires masquées des fêtes du début d’année, ainsi qu’aux liturgies adaptées des textes sacrés par les moines bouddhistes : « Contrairement aux autres catégories de pièces qui composent le répertoire du nō classique, Okina ne présente pas réellement de narration mais repose plutôt sur une série de danses rituelles convoquant la figure du vieil homme, sous le double aspect d’un masque blanc (Okina) et d’un masque noir (Samba-sô), visages aux rides creusées par un large sourire, appelant à la prospérité des cultures à venir et à la paix sur la terre. » Okina se construit, dans la tradition, autour de trois danses sacrées exécutées par les hommes, rituel que Maxime Kurvers transgresse en proposant le rôle et la fonction à une femme, Yuri Itabashi.

© Ayakatomokane

Que se passe-t-il sur le plateau ? Nous ne sommes pas au XVème siècle et Yuri Itabashi est bien une femme d’aujourd’hui. Sur un grand plateau blanc relativement vide où la radio sert de fond sonore, elle s’affaire dans le domaine du bricolage, comme à la maison, accrochant des guirlandes, buvant du thé, et effectuant un certain nombre de petits gestes du quotidien. Sur une table côté jardin, son atelier. Elle semble préparer très tranquillement mais de manière assez systématique une rencontre, une cérémonie, monte une sorte d’autel, allume des bougies, prend des mesures, pose sur la table une nappe dorée, plante un arbre fantôme, montre deux masques, un blanc et un noir qui semblent être le cœur du sujet et de ses précautions, et commente.

Sa narration est traduite sur écran où figure le mot kegare/impur, lié aux maladies, aux menstruations, à l’accouchement, à la mort. Elle se signe, se prosterne, détermine des territoires sur le plateau, le ciel, la terre, les humains, un espace du sacré. Elle passe une tunique, esquisse quelques pas, donne lecture d’un chant, porte bâton et éventail, désacralise les masques qu’elle porte, l’un, puis l’autre, tape le rythme. Elle est entrée dans le rituel et dans la danse. Elle évoque ensuite la figure du vieillard, portant ceinture rouge, à partir de ses deux grands-pères, qu’elle évoque, le grand-père paternel aimant la vie nocturne et Pépé blanc, le grand-père maternel, de sensibilité diamétralement opposée, elle reconnaît être la synthèse des deux.

© Ayakatomokane

Redevenant une jeune femme d’aujourd’hui portant baskets et vêtements de ville, elle cherche ses musiques sur son poste radio, ses accessoires, se place face au miroir soleil comme dans sa salle de bains, se transforme au sol en aigle noir, assez magnétique, assez hermétique, joue entre équilibres et déséquilibres en pleins feux sur la salle, stoppe la musique mais poursuit sa gestuelle.

Étrange objet que cette performance qui propose un mode de représentation interstitielle entre la tradition interdite et l’interprétation de la performeuse, en soi comme une provocation. Maxime Kurvers son concepteur et réalisateur se trouve dans un champ d’expérimentation, sa réflexion est théorique, sa démarche conceptuelle. Mais, est-ce que tout fait spectacle ? Telle est la question.

Brigitte Rémer le 2 novembre 2024

Scénographie Anne-Catherine Kunz, Maxime Kurvers – costumes Kyoko Fujitani – lumière Manon Lauriol – collaboration artistique Camille Duquesne – traducteur-interprète Akihito Hirano – écriture et dramaturgie Maxime Kurvers et l’équipe – coordination Japon Takafumi Sakiyama – conseiller à la diffusion Jérôme Pique.

Présenté du jeudi 17 au samedi 19 octobre dans le cadre du Festival d’Automne à Paris – à l’Atelier de Paris/Centre de développement chorégraphique national, Cartoucherie de Vincennes, 2 route du Champ de Manœuvre. 75012. Paris – métro Château de Vincennes, puis navette Cartoucherie ou bus 112 – tél. : 01 417 417 07 – site : www.atelierdeparis.org

Le Cadavre encerclé

Texte de Kateb Yacine – mise en scène Arnaud Churin – scénographie Léa Jezequel et Elsa Markou – composition musicale Jean-Baptiste Julien – compagnie La Sirène tubiste, à L’Échangeur, Théâtre de Bagnolet.

© Alain Rauline

Kateb Yacine est un immense poète, qui a vécu et pensé en trois langues, l’arabe, le tamazight et le français. Il est issu d’une famille berbère chaouie lettrée, de la wilaya de Guelma – appelée Kbeltiya ou Keblout, à l’est de l’Algérie et appartient à la tribu de Nador imprégnée des récits populaires et de la geste hilalienne, ce très ancien poème de tradition orale ; entourée de symboles comme les sacrifices de coqs ou de moutons et la figure du vautour ; de pouvoirs surnaturels, d’un important patrimoine poétique et mythique où le lyrisme se grave dans la langue de tous les jours. Kateb Yacine est lié à cette oralité, même s’il écrivait en français, la langue du colonisateur, qu’il qualifiait de « butin de guerre pour les Algériens », il s’en servait comme d’une arme, ou d’un cri.

© Alain Rauline

Né en 1929 à Constantine, mort en 1989 à Grenoble, ni musulman ni arabe, mais Algérien, Kateb Yacine fut aussi journaliste, auteur d’essais, de poèmes – dont les premiers, Soliloques, ont été publiés en 1946 quand il avait seize ans à Bône, près d’Annaba, puis, deux ans plus tard, en 1948, Nejma ou le poème et le couteau au Mercure de France – auteur de romans, dont Nedjma, son roman emblématique publié en 1956. Dramaturge et metteur en scène, il fut aussi directeur d’une troupe itinérante en Algérie dans les années 1970, où il revint après dix ans d’exil, sillonnant le pays et défendant un théâtre en langue vernaculaire, Le Théâtre de la mer, qui deviendra l’Action Culturelle des Travailleurs (ACT). Il tourna notamment avec Mohamed prends ta valise, La Voix des femmes, La Guerre de deux mille ans et avec La Palestine trahie, pièce écrite en 1977 qui lui valut quelques tracas, où il mêlait à la forme théâtrale des chants et des danses.

Le Cadavre encerclé fut publié en deux parties en décembre 1954 et janvier 1955, dans la revue Esprit, puis en 1959 au Seuil sous le titre Le Cercle des représailles, englobant trois autres textes – La Poudre d’intelligence, Les Ancêtres redoublent de férocité et Le Vautour, avec une introduction d’Édouard Glissant. C’est un réquisitoire contre le colonialisme alors que l’Algérie est département français. Quand Jean-Marie Serreau la met en scène en 1958, Gilbert Amy, compositeur et chef d’orchestre en signe la musique scénique, la pièce est aussitôt censurée. Le tragique est au cœur du sujet – au sens de Sophocle, Euripide ou Eschyle dans leurs récits mythologiques – indissociable de la vie de Kateb Yacine et de la guerre d’indépendance pour l’Algérie dans laquelle la France colonisatrice a fait de nombreux morts. Ici, il s’agit de la réalité du politique et de l’Histoire longtemps passée sous silence, de la vie et de la mort d’un peuple. La pièce est à la fois populaire et universelle, chaque personnage apporte sa contribution au récit.

© Alain Rauline

Nous sommes le 8 mai 1945 à Sétif, dans le département de Constantine là où commence la pièce, quand la répression fait rage face aux manifestations anticolonialistes. C’est jour de marché, la foule est dans les rues, femmes, paysans, tous. Le massacre est immense et durera trois semaines. Kateb Yacine a seize ans, quatorze membres de sa famille sont tués. Lui est arrêté et emprisonné pendant deux mois, à la prison de Sétif, puis dans un camp. Là, il dit qu’il a appris à connaître le peuple. Sa mère en perd la raison. Il fait écho dans la pièce à ce qu’il a vécu, aux coups de feu, à la panique, aux interrogatoires, à la torture et à la répression par le récit épique de Lakhdar, le personnage central, magnifiquement interprété dans ses imprécations, son combat et sa souffrance par Mohand Azzoug, son double. Il évoque la terreur des mères cherchant leurs fils et fait apparaître la figure de Nedjma, femme idéale et grande figure de l’Algérie qui traverse toute son œuvre, ici incarnée avec intensité par Emanuela Pace. « Je suis né quand j’avais seize ans, le 8 mai 1945. Puis, je fus tué fictivement, les yeux ouverts, auprès de vrais cadavres et loin de ma mère qui s’est enfuie pour se cacher, sans retour, dans une cellule d’hôpital psychiatrique. Elle vivait dans une parenthèse, qui, jamais plus, ne s’ouvrira. Ma mère, lumière voilée, perdue dans l’infini de son silence… » écrit-il.

© Alain Rauline

Le jeu, la troupe, la mise en scène d’Arnaud Churin, dans une économie de moyens mais une ardeur de tous, nous plongent dans la rue de Sétif, mise à sac par les forces coloniales, comme dans d’autres villes de l’Est algérien, comme Guelma et Kherrata. Les acteurs ouvrent la pièce par la chanson Douce France quelque peu ironique, à l’origine écrite et interprétée par Charles Trenet, donnant un petit caractère brechtien à l’ensemble. Chants et piano reviennent de manière récurrente dans une composition musicale de Jean-Baptiste Julien, et portés par la troupe qui, au-delà des deux protagonistes, se compose de Marie Dissais, Hassan – Arnaud Churin, Tahar, beau-père de Lakhtar avec qui les relations sont difficiles – Shannen Athiaro-Vidal, Marguerite, la Parisienne – Mathieu Genet, Mustapha – Noé Beserman, Ali, Marchand d’orange et pianiste, tous militants dans la même cellule du Parti du peuple.

La scénographie est ouverte : au centre, dans une sorte d’abri précaire, un piano arrangé autour duquel la troupe fait chœur, un espace tantôt local, tantôt bistrot où on lit le journal, on joue aux cartes ou aux dominos, on boit, on discute, où Lakhdar rencontre un avocat, autre trait biographique, car le vrai père de Kateb Yacine, disparu en 1950, était avocat. « Je pense à cet homme qu’on vient de condamner. Lui aussi est inscrit au barreau pour vingt ans, mais de l’autre côté du prétoire… » lui lance Lakhdar ; dans un coin, un vieux poste de télévision pour quelques images d’actualité ; la rue comme personnage principal (scénographie de Léa Jézéquel et Elsa Markou, lumières de Gilles Gentner). Lakhdar, blessé et comme un revenant, témoigne et raconte : « Ici est la rue des Vandales. C’est une rue d’Alger ou de Constantine, de Sétif ou de Guelma, de Tunis ou de Casablanca. Ah ! L’espace manque pour montrer dans toutes ses perspectives la rue des mendiants et des éclopés, pour entendre les appels des vierges somnambules, suivre des cercueils d’enfants, et recevoir dans la musique des maisons closes le bref murmure des agitateurs. Ici je suis né… »

© Alain Rauline

Nedjma enjambe les cadavres à la recherche de Lakhdar et tous essaient de la retenir. « Ici est la rue de Nedjma mon étoile, la seule artère où je veux rendre l’Âme. C’est une rue toujours crépusculaire, dont les maisons perdent leur blancheur comme du sang, avec une violence d’atomes au bord de l’explosion. » La figure de cette femme qu’il sublime – une cousine – un amour d’enfance, une quête inaccessible, la femme-patrie, poursuivra Kateb Yacine toute la vie. Dans la pièce, les amoureux viennent de se brouiller le matin même de la manifestation, c’est un arrachement. La douleur de Nedjma est cinglante. « Jamais tu n’as voulu achever ma conquête. Souviens-toi du matin où tu m’as quittée, avec des sarcasmes en guise d’adieu » chuchote-t-elle. Sur scène, Nedjma et Lakhdar, blessé, se rencontrent. Elle l’adosse à un oranger avant de disparaître. L’oranger, dont la fleur tressée en couronne ornait les cheveux de la mariée, jadis. Ici repris avec le marchand d’oranges, homme du peuple, pragmatique dans sa philosophie de vie. Un messager-narrateur à certains moments commente l’action. Les didascalies donnent le climat et ce qui se traduit en langage scénique : « Un temps. Ténèbres. Silhouettes de Lakhdar et de Nedjma. Coups de feu. Ordres, gémissements. Hurlements de la foule grisée par son propre massacre. Bagarres. Mêlée. » Marguerite, la Parisienne, fille d’un officier, prête main forte à Lakhdar tout en anéantissant ses espoirs : « N’espérez pas que Paris désavoue l’armée. » Hassan exécute le père qui fait soudain irruption, à bout portant, Marguerite fuit avec Lakhdar et ses compagnons.

© Alain Rauline

De retour à Paris en 1947, dans la gueule du loup disait-il, Kateb Yacine avait prononcé dans la Salle des sociétés savantes, cercle d’érudits et de scientifiques, une conférence qui avait fait date, sur l’émir Abdelkader, savant soufi qui au milieu du XIXe siècle, menait déjà la lutte contre la conquête de l’Algérie par la France. Il avait adhéré au Parti communiste algérien. Le Cadavre encerclé est aussi une pièce métaphorique qui met en jeu les revenants, Lakhdar à la lisière de la folie, Nedjma au bord du désespoir, chaque personne de la rue, comme une ombre, raconte sa tragédie. « Qu’est-il advenu de Nedjma ? » demande une Femme, au marché. « Autrefois c’était la Grande Ourse. Après cela j’ai dormi. Comment la distinguer en plein jour ? » répond Lakhdar. Tous les personnages du Cadavre encerclé apparaissent et disparaissent comme dans le révélateur surgit soudain la photo. On flotte entre réalisme et illusion à travers la langue puissante de Kateb Yacine, qui par sa poétique rejoint la sensibilité des Nerval et Rimbaud, la puissance de l’écriture de Büchner.

Tué par Tahar, Lakhdar, qui sacrifie tout pour la libération de son peuple meurtri,  son amour pour Nedjma comme sa vie, jette : « Adieu, camarades ! Quelle horrible jeunesse nous avons eue ! » Les didascalies finales suivent et sont enregistrées : « A ce dernier mot Lakhdar s’écroule devant l’oranger foudroyé… son cadavre disparaît peu à peu sous un nuage de feuilles mortes. Ali est assis à califourchon au sommet de l’oranger. Il taille une branche fourchue pour en faire une fronde… » Et malgré les injonctions de Nedjma l’invitant à descendre, « Ali ne descend pas. Il puise des oranges dans ses poches, les place dans sa fronde, et vise en direction du public. Pluie d’oranges dans la salle. Le rideau tombe, criblé de coups de fronde, tandis que la voix du chœur murmure dans le lointain Militants du Parti du peuple. Ne quittez pas vos refuges. Noir. Lumière. Coups de gong prolongés. »

© Alain Rauline

Le Cadavre encerclé, ce chant profond et originel d’un peuple et de sa destinée, entre Histoire et autobiographie, a valeur de prophétie. Arnaud Churin et les acteurs portent avec justesse cette langue dense et impétueuse de Kateb Yacine dans son souffle poétique hors du commun et l’esprit du Diwan. Ses textes sont étrangement peu montés en France. Jean-Marie Serreau dans les années 60/70 les avait portés sur le devant de la scène en présentant en 1963 au théâtre Récamier, La Femme sauvage, incarnation de la Résistante algérienne ; en 1967, Les ancêtres redoublent de férocité à Chaillot et L’Homme aux sandales de caoutchouc sur la guerre du Viêt-Nam. Alain Olivier avait mis en scène La Poudre de l’intelligence et obtenu le Prix des Jeunes compagnies d’Arras, Kateb Yacine avait présenté en 1972/73 au Théâtre de la Tempête, dans sa propre mise en scène, Mohamed, prends ta valise, en kabyle.

Signataire d’un théâtre populaire, épique et satirique, Kateb Yacine n’eut de cesse de rechercher un nouveau langage entre les deux rives de la Méditerranée. Son imagination métaphorique dans une langue à la fois réaliste, à la fois pure poésie, trace une ligne de partage entre son engagement militant et l’art théâtral. Arnaud Churin s’est emparé de cette langue pour faire revivre l’Histoire, ses douleurs et ses fantômes. Formé au Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris, Il a travaillé avec de nombreux metteurs en scène, entre autres Olivier Py et Éric Vigner, Stuart Seide et Éric Lacascade, Alain Olivier. Il a monté les Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes, ainsi que plusieurs projets avec D’ de Kabal, auteur metteur en scène issu du mouvement hip pop, dont Agamemnon d’Eschyle en 2014 puis Orestie Opéra hip hop en 2018. Artiste associé à la Scène Nationale 61 d’Alençon, il  s’est emparé des fantômes de l’Histoire qu’il a fait sienne – son propre père étant marqué par la guerre d’Algérie, où il est parti en appelé – et mis en scène avec générosité ce grand texte sous haute tension.

Brigitte Rémer, le 31 octobre 2024

Avec : Shannen Athiaro Vidal, Mohand Azzoug, Noé Beserman, Arnaud Churin, Marie Dissais (en alternance avec Melanie Malgorn), Mathieu Genet, Emanuela Pace.Dramaturgie Emanuela Pace. Son Amélie Polachowska – lumières Gilles Gentner – costumes Sonia Da Sousa – assistantes à la mise en scène Mélanie Malgorn et Suzanne Traup – regard extérieur Bertrand Cauchois – régie générale Nicolas Martinez Sanchez – régie son Marc Rousseau

Du 9 au 19 octobre, à 20h30 du lundi au vendredi (sauf jeudi 17 octobre) à 18h le samedi, à 14h30 le jeudi 17 octobre, relâche le dimanche – à l’Échangeur de Bagnolet, 59 avenue du Général de Gaulle, 93170 – métro Galliéni – site : www.lechangeur.org – tél. : 01 43 62 71 20.