Bijoy Jain – Le souffle de l’architecte

Exposition de l’artiste Bijoy Jain du Studio Mumbai, avec les artistes Alev Ebüzziya Siesbye et Hu Liu – Commissaire de l’exposition Hervé Chandès – Fondation Cartier pour l’art contemporain – Derniers jours.

Bijoy Jain © Brigitte Rémer

On entre dans un espace de rêverie et de méditation à la rencontre des œuvres de Bijoy Jain, principal architecte du Studio Mumbai, une agence multidisciplinaire qu’il a fondée et dirige à Bombay – Mumbai, en marathi – et dans laquelle il explore les liens entre l’art, l’architecture, la littérature, la philosophie et la matière. L’artiste a inventé et réalisé sur site l’exposition, dans un dialogue fécond avec la Fondation Cartier, Le souffle de l’architecte ajoute de la simplicité à la simplicité transparente de son bâtiment iconique.

Né en 1965 à Mumbai, Bijoy Jain a d’abord travaillé à Los Angeles et à Londres après un master d’architecture de l’Université de Washington, avant de rentrer en Inde en 1995, année où il fonde le Studio Mumbai. En écho à son travail artistique, il est professeur invité dans différentes universités dont Yale University et l’Académie Royale des Beaux-Arts du Danemark, et enseigne actuellement à l’Académie d’Architecture de Mendrisio, en Suisse.

Bijoy Jain @ Brigitte Rémer

Bijoy Jain travaille en sculpteur, à différentes échelles, du plus petit caillou à l’équilibre de blocs polis ou bruts défiant la gravité. Il s’intéresse aux fragments architecturaux, expérimente des matériaux comme bois, brique, eau, fil, terre et pierre, et aux déclinaisons de couleurs naturelles des plus raffinées. Il fonctionne de manière empirique à travers envie, désir et rencontres et dessine sur la pierre, le sol et les murs des signes et symboles.

On pénètre dans la Fondation Cartier comme on entrerait au Studio Mumbai où « Le processus créatif s’appuie sur un espace de silence, où l’artiste doit équilibrer le rythme de son souffle avec la dextérité géométrique de la construction. » Le chant des pierres, les entrecroisements et labyrinthes de briques, les tracés sur le sol de lignes au fil de pigment, les réverbérations et appels de lumière et d’ombre, la pénombre dans les salles du bas, les incrustations et reliefs dans le bois et la pierre, les lignes brisées, le tressage de bambous noués avec des fils de soie, les cénotaphes miniatures appelés tazias destinés à être portés sur les épaules lors de processions religieuses, sont autant d’expériences que le visiteur partage. Les œuvres sont imprégnées d’une beauté étrange et profonde, comme l’est aussi ce Mandala Study, un cadre en bambou géométrique en forme d’oiseau doré, suspendu en plein vol dans son or de lune (ci-dessous).

Fondation Cartier, Bijoy Jain © Ashish Shah

La couleur est à l’œuvre, peinture grattée, écaillée, restes de patine, couleurs chaudes ou passées, délavées, fondues, effacées, papier frappé. Des pans de murs et façades de maisons vernaculaires, des constellations, une foule de petits personnages et animaux posés sur la terre et le sable, amas bien ordonnés, des figures géométriques ou des figures libres, l’exposition joue de contraste. Entre clarté et ténèbres, petit et grand, la déclinaison des matériaux naturels et des couleurs, fragilité et résistance, inspiration expiration, dedans dehors, réalité et imaginaire, le visiteur voyage.

Bijoy Jain @ Brigitte Rémer

Au geste posé par Bijoy Jain qui parle du souffle de la vie s’ajoute la créativité de deux artistes dont il s’est entouré, dans un même esprit de rituel : Hu Liu, a réalisé au graphite des dessins monochromes noirs d’éléments tels que L’eau/SeaL’herbe/GrassCinq Saules/Five Willows et les céramiques en grès d’Alev Ebüzziya Siesbye, artiste danoise d’origine turque, créant ce qu’elle appelle des bols volants, qui, en apesanteur, dialoguent avec la terre.

Les créations de Studio Mumbai ont fait l’objet d’expositions dans de nombreuses galeries à travers le monde ainsi que d’acquisitions dans les collections permanentes comme au Canadian Centre for Architecture, au MOMA de San Francisco et au Centre Georges Pompidou, à Paris. Elles ont été exposées au Victoria and Albert Museum de Londres en 2010, à la Biennale de Sharjah en 2013, à la Biennale d’Architecture de Venise en 2010 et 2016. Le Studio Mumbai a reçu de nombreuses récompenses dont le Global Award in Sustainable Architecture en 2009, la Grande Médaille d’Or de L’Académie d’architecture de Paris en 2014, l’Alvar Aalto Medal en 2020, le Dean’s Medal de l’Université de Washington de Saint-Louis en 2021.

Rencontrer les œuvres de Bijoy Jain est une expérience émotionnelle et sensorielle. Derrière le corps en action et l’espace, il y a le mystère du temps et le processus qu’il met en place, il y a des énergies qui circulent, des vibrations, la vie et la pensée, quelque chose de cosmique. Bijoy Jain crée au rythme et au son du souffle et c’est d’une grande vitalité, d’une grande beauté.

Brigitte Rémer, le 15 avril 2024

Vernissage, à gauche Bijoy Jain @ Brigitte Rémer

Le souffle de l’architecte – Commissaire de l’exposition, Directeur Général Artistique de la Fondation Cartier, Hervé Chandès – Commissaire associée, Conservatrice à la Fondation Cartier, Juliette Lecorne – Un ouvrage de toute beauté, conçu par le directeur artistique japonais Taku Satoh, est publié, « Bijoy Jain, Le souffle de l’architecte » aux éditions Fondation Cartier pour l’art contemporain, Paris (49 euros).

Jusqu’au 21 avril 2024, tous les jours de 11h à 20h sauf le lundi, nocturne le mardi jusqu’à 22h – Fondation Cartier pour l’art contemporain, 261 Bd Raspail. 75014. Paris – métro : Denfert-Rochereau. Tél. : 01 42 18 56 50 – site : www.fondationcartier.com – Derniers jours.

Bijoy Jain @ Brigitte Rémer

Bijoy Jain @ Brigitte Rémer

Festival d’Avignon 2024

Le Festival d’Avignon déroulera sa 78ème édition du 29 juin au 21 juillet 2024 dans la Cité des Papes et alentours. Tiago Rodrigues, directeur, en a révélé la programmation au cours d’une conférence de presse à Avignon, puis à Paris le 4 avril, au Théâtre de l’Odéon/Ateliers Berthier.

Tiago Rodrigues, assisté d’artistes et d’économistes passionnés de théâtre et de culture, de son équipe, dévoile la programmation de cette édition, dans un esprit de partage, énergie et conviction, dans le droit fil de ce que voulait Jean Vilar en le fondant, en 1947. Comment le faire ensemble ? pose-t-il.

Il est accompagné de Boris Charmatz, chorégraphe complice, qui traversera par ses créations l’ensemble du Festival. Ce dernier est aujourd’hui directeur du Tanztheater Wuppertal fondé et inventé par Pina Bausch et a pris le relais de l’immense travail qu’elle avait accompli. Il présentera trois spectacles : Cercles, restitution d’ateliers en plein air, Liberté Cathédrale chanté et dansé par le Tanztheater Wuppertal et son équipe expérimentale Terrain en version plein air et Forever, qui revisitera l’emblématique Café Müller de Pina Bausch.

21 lieux, 15 communes du Grand Avignon, 37 projets artistiques dont 21internationaux, 219 représentations, sont au générique. 83% des spectacles programmés sont des créations. De France, les spectacles de Séverine Chavrier (Absalon, Absalon !), Caroline Guiela Nguyen (Lacrima), Lorraine de Sagazan (Léviathan), Gwenaël Morin (Quichotte), Mohamed El Khatib (La vie secrète des vieux), Baptiste Amann (Lieux communs), et de Noé Soulier pour la danse (Close L’p).

La programmation nous mène aussi au sud de l’Europe en Espagne et au Portugal, ainsi qu’en Allemagne, Belgique, Royaume-Uni, Suisse, spectacles dans lesquels la France est souvent partenaire. De Pologne, Krzystof Warlikowski présente Elizabeth Costello/sept leçons et cinq contes moraux et Marta Gornicka fait entendre, dans la Cour d’Honneur, un chœur de femmes d’Ukraine, Pologne et Biélorussie, Mothers A Song for Wartime, avec pour message : continuez à nous regarder ! Tiago Rodrigues met en scène Hécube, pas Hécube d’après Euripide, une ré-écriture libre pour la Comédie-Française ; l’ouverture du Festival, dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes, est confiée à Angelica Liddell qui présentera Dämon, El funeral de Bergman autour de la figure du célèbre réalisateur Ingmar Bergman.

Troisième volet de la programmation et non des moindres des spectacles venant d’Amérique Latine : d’Argentine, spectacles de Lola Arias, Tiziano Cruz et Mariano Pensotti ; du Chili, un spectacle de Malicho Vaca Valenzuela ; du Pérou, un spectacle de Chela De Ferrari ; de l’Uruguay deux spectacles, l’un de Gabriel Calderón, l’autre de Tamara Cubas.

Comme à l’accoutumée la SACD soutient les artistes avec son programme « Vive le sujet ! Tentatives » et présente Un ensemble (morceaux choisis) de Anna Massoni, et Le Siège de Mossoul, de Félix Jousserand ; Canicular, de Rebecca Journo et Trace… de Michael Disanka et Christiana Tabaro, de République Démocratique du Congo ; Méditation de Stéphanie Aflalo et Baara, de Tidiani N’Diaye, du Mali.

De nombreuses autres initiatives permettant d’Être ensemble selon la devise du Festival, sont proposées : des lectures – comme avec le programme Talents ADAMI au Musée Calvet – des projections – particulièrement dans les cinémas Utopia de la ville – des rencontres, ateliers et master class – notamment une école d’été, Transmission impossible, pour cinquante jeunes dont dix boursiers étrangers à l’Église des Célestins, avec le soutien de la Fondation d’entreprise Hermès et Mathilde Monnier –  le Café des idées, espace de partage et découverte, lieu des prises de paroles et de réflexion qui, tout au long du Festival invite à des rencontres, conférences et ateliers au Cloitre Saint-Louis sur les thèmes liés à la littérature, le théâtre et les arts. Nous en avons eu un premier volet ce jour en première partie de l’annonce de programmation, Jérôme Saddier, président du Crédit Coopératif qui soutient fortement le Festival, pilotait une table ronde sur le thème Inspirer nos transformations.

Cette édition du Festival d’Avignon signe une programmation riche, ouverte, pluridisciplinaire et pluriculturelle, dessine des lieux d’échanges et de rencontres, de transmission et de débats, pour tous les publics et dans l’esprit d’accueillir de belles découvertes grâce à de nombreux partenaires. Deux expositions-installations complètent la proposition, l’une est un hommage à Alain Crombecque, directeur du Festival d’Avignon de 1985 à 1992, puis directeur du Festival d’Automne de 1992 à 2009, On ne fait jamais relâche ; l’autre, Monte di Pietà, de Lorraine de Sagazan et Anouk Maugein. Et comme le rappelle Tiago Rodrigues et son équipe, « c’est le public qui fait le Festival. »

Brigitte Rémer, le 12 avril 2024

Festival d’Avignon, 20 rue du Portail Boquier, Avignon – site : festival-avignon.com dès maintenant – tél. 04 90 14 14 14, à partir du 22 mai, du mercredi au samedi, de 13h à 19h – à partir du 25 mai au Guichet du Cloitre Saint-Louis, du mercredi au samedi, de 13h à 19h (adresse ci-dessus) et dans les magasins Fnac – à partir du 24 juin,  guichet et téléphone, tous les jours de 10h à 19h – à partir du 29 juin, pendant le Festival, ventes arrêtées 5 heures avant les spectacles et reprise sur chaque lieu, 1 heure avant le spectacle.

Nos pères ne rêvent plus en roumain

Texte et mise en scène Lia Ionel et Wanda Efremov-Bobescu, Compagnie des Mondes invisibles, La Flèche Théâtre.

© Guillaume Plas

Deux actrices en scène égrènent les lieux communs qui heurtent l’étranger en France, qu’il y soit installé depuis deux décennies ou fraîchement débarqué. Entre énervement et amusement, exaspération et irritation, la sensibilité à fleur de peau. Leur point de départ est un jeu d’ombres réalisé sous un foulard faisant office de toile de tente, preuve d’invisibilité ou drapeau blanc qu’elles agitent.

Lia Ionel et Wanda Efremov-Bobescu, sont nées en France, toutes deux sont de père roumain et de mère française, leurs noms en témoignent, leurs noms les trahissent. Elles sont l’Est par leurs pères et l’Ouest par leurs mères. Elles racontent une histoire de vie, la leur, entre la Roumanie et la France.

© Guillaume Plas

La preuve par quatre, Lia n’est pas Léa et Ionel appelle Ionesco et non pas Lionel. Wanda a failli s’appeler Elena, sauf que le prénom était déjà pris et pas par n’importe qui, par l’épouse du dictateur Ceaucescu, donc rayé des listes, banni. Wanda est un prénom polonais, Efremov est un nom russe, Bobescu est roumain. Et chacune se racontent, avec humour et gravité. Pas de prénom sur le moindre porte-clé qu’on pourrait comme tout le monde trouver au bazar du coin. On est dans l’originalité forcée, ou bien dans la honte ou encore la fraude. Le père ne disait rien de ses nostalgies, peut-être pour se protéger, peut-être pour les protéger.

La langue de leurs pères elles ne l’ont pas apprise, elles l’entendaient toujours de loin. Le père de Lia était circassien, celui de Wanda violoniste. Il était sorti du pays à l’âge de seize ans pour se former au Conservatoire et a pu faire une carrière honorable dans l’Orchestre national de France, peut-être pas tout-à-fait ce qu’aurait souhaité la famille. « Tu offres ta jeunesse et l’exil » lui avait-on dit.

Au sol, un amoncellement de petits morceaux de plastique gris type sacs poubelles, comme des débris avec lesquels elles jouent magnifiquement au fil du spectacle, et comme autant de feuilles mortes s’envolant à la pelle. Elles parlent de la vie en Roumanie sous la coupe de Ceaucescu, le dictateur et de son épouse, sorte de Lady Macbeth, quand leurs pères étaient encore au pays ; de la Securitate qui veillait sur tous, épiait et traquait le moindre geste ou le supposé pas de côté. On entend les huées du peuple qui d’habitude filait doux, un jour de rassemblement et le dernier, à Timisoara – future capitale européenne de la culture – autour du despote, moment qui a tourné à la manifestation, sorte de Commune non pas de Paris mais de Bucarest, qui a mené à leur condamnation à mort le 25 décembre 1989, puis à leur exécution presque immédiate.

© Guillaume Plas

Elles parlent du choc des cultures à l’arrivée du père en occident, des pères qui s’appliquent à tout effacer ; de l’intégration voulue ou imposée voisinant avec l’acculturation. Lia Ionel et Wanda Efremov-Bobescu, leurs filles, évoquent avec délicatesse et de façon chorale leur foutu silence. Parfois leurs mots se superposent ou se télescopent mais elles disent la même chose, avec émotion, parfois dans l’insurrection. Le texte reste pourtant léger en même temps qu’il est grave, il est nostalgie et vie, les comédiennes l’habitent, s’engagent et prennent à partie leurs pères.

Soudain, coup de théâtre ou hallucination collective, arrive Dracula, (Joan Brunet-Manquat), un cauchemar quand il les enferme et boit leur sang. Contraintes car prisonnières, elles suivent la procédure. On entre dans le registre du fantastique et de la fantasmatique de Transylvanie, au nord du pays. Un magnifique chant solo traverse le spectacle, Tatäl nostru, de Maria Coman, porté au lointain par des chœurs. Les comédiennes parlent de l’au-delà de la frontière comme dans une chambre d’écho et s’expriment en roumain.

© Guillaume Plas

Le voile blanc du début du spectacle, s’est enroulé en costume, devient linceul. Une musique de cirque retentit et Lia se lève la première et face au public lance son adresse au père.  « Je suis la funambule, entre ces deux mondes. Ta fille française qui porte ton nom roumain. En français c’est toi qui te tais. Je cherche à comprendre qui tu es derrière la piste de cirque qui nous a liés autrefois. » Un air d’accordéon traverse le spectacle et permet, un instant, de voir ce magicien aux étoiles, le père, si complice un temps.

Wanda donne son récit sous forme d’une Lettre au père. « Ton silence a ouvert ma parole. On ne parle jamais de ton histoire. Le violon c’est dans la rue et dans le métro, dit le cliché… Tu irradiais d’amour et de peur. Quand tu mourras mon histoire s’éteindra, j’étais en colère contre toi. » Puis elle termine par Te iubesc, je t’aime, dans la langue de son père. Les comédiennes ébauchent ensuite quelques gestes du rituel orthodoxe, se signent et travaillent en miroir.

Aux moments tendres et émouvants succèdent les moments de colère. Les comédiennes s’installent devant l’ordinateur et cherchent le mot « Roumanie » dans un moteur de recherche, une avalanche d’autres clichés leur tombe dessus : « d’abord c’est en noir et blanc, ensuite on montre les orphelinats, puis on parle des romanichels. » De rage elles se mettent à écrire avec détermination sur les enfants du silence dans lesquels elles se reconnaissent. En titre provisoire, Depuis combien de temps êtes-vous là ? L’annonce, comme au cirque, d’un spectacle qui commence, le leur sans doute. « N’aie plus peur papa » disent-elles.

Nos pères ne rêvent plus en roumain est un spectacle qu’elles ont écrit et scénographié avec inventivité, qu’elles portent avec conviction dans les différents registres dessinés collégialement. Elles ont la gouaille et la tendresse, la légèreté et la profondeur, l’audace et la modestie de cette adresse aux pères et elles parlent d’altérité.

Brigitte Rémer, le 8 avril 2024

© Guillaume Plas

Avec : Lia Ionel, Wanda Efremov-Bobescu, Joan Brunet-Manquat – Scénographie et costumes Lia Ionel, Wanda Efremov-Bobescu – arrangements musique et son Benoît De Galembert – collaboration artistique Mathias Marques Pereira.

Du 5 avril au 7 juin 2024, les vendredis à 21h, La Flèche Théâtre, 77 rue de Charonne.75011. Paris. Métro : Charonne, Ledru-Rollin, Faidherbe Chaligny – site : www.theatrelafleche.fr – Tél. : 01 40 09 70 40.

Triade – Moving Parts – Me.You.We.They.  

Trois pièces chorégraphiques de Benjamin Millepied, L.A. Dance Project, Le Balcon – musique Nico Muhly, direction Maxime Pascal et le collectif Le Balcon – orgue Alexis Grizard – à la Philharmonie de Paris-Cité de la Musique /La Villette.

Me.You.We.They.© Antoine Benoit-Godet

C’est une histoire d’amitié entre deux artistes qui se sont rencontrés en 2006 – Benjamin Millepied, chorégraphe, réalisateur et danseur, directeur de la compagnie L.A. Dance Project et Nico Muhly, compositeur – en même temps qu’un moment chorégraphique et musical intense. Ensemble, au fil de leurs parcours, ils ont notamment réalisé pour l’American Ballet en 2007, Theatre From Here On Out/À partir de maintenant ; pour l’Opéra de Paris en 2008, Triade ; pour le Dutch National Ballet en 2010, One Thing Leads to Another ; pour L.A. Dance Project en 2012, Moving Parts. Et ils ont fondé en 2022 avec Qatar Creates et Qatar Museums, un festival de danse international, Festival in Motion.

Benjamin Millepied et Nico Muhly présentent aujourd’hui dans la grande salle Pierre Boulez de la Philharmonie de Paris une nouvelle version de Triade et de Moving Parts, et ils signent ensemble une nouvelle création, Me.You.We.They. sous la direction musicale de Maxime Pascal et du collectif Le Balcon, qu’il a fondé.

Triade © Antoine Benoit-Godet

Triade, la première pièce du programme, fut créée en 2008, en hommage à Jérôme Robbins qui dirigea le New York City Ballet où Benjamin Millepied dansa, de 1995 à 2011, chorégraphe qui l’inspira. Écrite pour quatre danseurs, cette pièce fait alterner les sons cristallins de sonnailles aux variations de type asiatique – enregistrés sur une bande son – avec les mélodies des trombones, le décalé et les suspensions du piano. Tout est rythme. Un premier danseur vêtu de noir s’élance en solo et se déploie comme un gerfaut en plein vol, multipliant pirouettes et saltos avec beaucoup de grâce. Il est suivi d’un second danseur en débardeur rouge, dégageant une certaine puissance. Un dialogue s’engage entre eux avant que ne s’avance une danseuse vêtue d’une mousseline courte couleur brun-roux, formant un duo qui bientôt devient jeu à trois, portés de l’un à l’autre au son du piano qui monte de plus en plus et rythme la séquence. Une seconde danseuse, short et haut de dentelle, noirs, se fond dans la danse. Le danseur la regarde, une chorégraphie à quatre s’élabore, suivie d’une danse en duos. Légère comme une plume dans les portés et défiant les lois de la gravité, le duo vêtu de noir s’envole sur notes répétitives du piano solo. Puis vient un autre duo sur fond de jeux de la séduction, avant que tous dansent sur piano forte. Arrivent les trombones, entre énergie et ralentis, qui accompagnent les deux duos, interprétés de manière plus fantaisiste et acrobatique. Puis le dialogue avec le piano reprend et telle une sculpture, les danseuses retrouvent le sol. De toute beauté, cette pièce apporte une impression de fragilité-cristal.

Moving Parts © Antoine Benoit-Godet

La seconde pièce du programme, Moving Parts a été créée en 2012 pour six danseurs et se dessine à travers des praticables-murs qui roulent et voyagent à divers endroits du plateau formant différentes figures. Recouverts d’écritures, de lettres et de chiffres, de clés de sol type graffitis ces structures permettent construction – déconstruction, apparitions -disparitions (installation visuelle Christopher Wool). Elle débute par le solo d’un danseur, pantalon noir, gilet clair, qui vole et tourne avec vivacité au son de la clarinette sur lequel se greffent orgue et violon. Puis apparaît une danseuse portant une robe argentée et un danseur, ils dansent au sol en duo, sur une variation de musiques douces ; leurs gestes sont vifs. Suit un splendide solo pour orgue, on aperçoit le musicien placé très haut, face au public, dans cette grande salle Pierre Boulez de la Philharmonie de Paris aménagée pour la danse. Un homme, un cri, un appel, le groupe est au sol et exécute un remarquable travail des bras similaire aux battements d’ailes. Puis s’enchaîne, sur un morceau de violon sans archet, un duo puissant interprété par deux danseurs, suivi d’un solo homme puis d’un solo femme sur clarinette, auxquels se joignent les autres danseurs sur la musique d’orgue, lancinante et créative. Alexis Grizard, organiste, se produit régulièrement en solo, avec ensemble de musique de chambre ou avec orchestre, il a participé entre autres en 2021 à l’enregistrement d’une intégrale de l’œuvre d’Olivier Messiaen à la cathédrale Saint-Étienne de Toul.

Me.You.We.They. © Antoine Benoit-Godet

Après un entracte, la seconde partie de la soirée donne à voir et à entendre en création mondiale Me.You.We.They. pièce pour dix danseurs et orchestre de chambre – ici le collectif Le Balcon dirigé par Maxime Pascal – construite sur la base d’un tempo uniforme et de figures musicales qui reviennent et se répètent, comme un ressac. « Tout est parti d’une conversation avec Benjamin Millepied alors que nous arpentions ensemble le désert du Qatar : nous imaginions la pulsation d’une note unique explosant ensuite en différentes variations » dit Nico Muhly le compositeur, qui souligne cette note avec un trio de vents et ajoute : « Un choral assez développé confié à deux vibraphones et un célesta accompagne la ligne soliste des vents. Suit une dernière section beaucoup plus épineuse qui explose en une conclusion à la joie presque menaçante. »

Me.You.We.They. © Antoine Benoit-Godet

Alignés au fond du plateau le long du rideau noir de scène, une dizaine de musiciens, noir sur noir, avec leurs instruments dont un grand tambour. Salutations des danseurs aux musiciens. Cela commence par des percussions cristallines sur un duo. Répartis de chaque côté du tapis de danse, de cour à jardin, les danseurs sont assis au sol, attendant le moment de leurs entrées et sorties. Trios et duos, pieds nus ou pas, sur flûtes et vents, légers, tour à tour, puis tous, précis et libres. Les costumes sont de couleur gris-vert foncé (costumes Camille Assaf pour les trois pièces). Entre dans le mouvement, en contrepoint, une danseuse, élégante jupe plissée sur envers jaune qui tourne de manière ludique sur des sons aigus, pépiements, flûtes et violons. Il y a quelque chose d’aquatique sur scène et des moments de suspension. Puis le tambour major ponctue la danse de deux femmes en duos, de manière vertigineuse, elles s’élèvent et virevoltent. Suit une montée musicale pour duo argenté, sur petites notes continues et un travail sur les cercles qui se font et se défont. Mouvement vif, marqué par les cloches. Tambour, accélération jusqu’à ce que l’un, puis tous, s’immobilisent. C’est à la fois riche et épuré, d’une grande beauté et correspondance entre la musique et le geste. La chorégraphie se fond dans la partition et le moment musical, et l’inverse, dans ce dialogue fécond entre deux artistes, Benjamin Millepied avec les danseurs du L.A. Dance Project et Nico Muhly avec la formation Le Balcon et son chef, Maxime Pascal qui entrent dans la danse. Il y a du monde sur le plateau.

Moving Parts © Antoine Benoit-Godet

Chorégraphe, réalisateur et danseur, Benjamin Millepied s’est formé au Conservatoire de Lyon avant de rejoindre la School of American Ballet de New York puis d’intégrer en 1995 le New York City Ballet dont il devient principal dancer en 2001 et où il interprète des ballets de George Balanchine et Jerome Robbins entre autres. Il a travaillé pour les plus grandes compagnies aux États-Unis et en Europe dont le San Francisco Ballet, le ballet de l’Opéra de Paris, le Mariinsky Ballet, le Staatsballett Berlin. Il a toujours collaboré avec d’autres artistes dont les compositeurs Nicholas Britell, David Lang, Bryce Dessner. En 2002 il fonde Danses Concertantes, un ensemble issu du New York City Ballet et c’est en 2012 qu’il cofonde la compagnie de danse, L.A. Dance Project, basée à Los Angeles. De 2014 à 2016 il prend la direction du ballet de l’Opéra de Paris et commande de nouvelles œuvres à de nombreux chorégraphes – William Forsythe, Justin Peck, Jérôme Bel, Wayne McGregor, Crystal Pite, Tino Seghal, Nico Muhly et James Blake. Côté cinéma Il signe la chorégraphie du film Black Swan de Darren Aronofsky en 2010, se trouve au cœur du documentaire Reset qui suit son travail au ballet de l’Opéra, en 2015, réalisee plusieurs courts métrages sur la danse. Carmen, son premier long-métrage, est sorti en France en 2023.

Compositeur américain, Nico Muhly est l’auteur d’œuvres orchestrales, de musique de chambre et de musique sacrée, il compose également pour la scène, et pour des bandes originales de films. Il collabore avec des artistes contemporains comme Maira Kalman et Oliver Beer, et avec des institutions comme la National Gallery de Londres et l’Art Institute de Chicago, pour lesquelles il a créé des pièces sur mesure. Son travail se nourrit de nombreuses collaborations, avec des chorégraphes comme Benjamin Millepied au ballet de l’Opéra de Paris, Bobbi Jene Smith à la Julliard School, Justin Peck et Kyle Abraham au New York City Ballet, des artistes musicaux comme Sufjan Stevens, The National, Teitur, Anohni, James Blake, Paul Simon. il est aussi cofondateur du label indépendant Bedroom Community, qui a édité ses deux premiers albums Speaks Volumes, en 2006 et Mothertongue, en 2008.

De g. à dte, Nico Muhly, Maxime Pascal, Benjamin Millepied, musiciens et danseurs © Antoine Benoit-Godet

A la direction d’orchestre, Maxime Pascal qui a fondé en 2008 le collectif Le Balcon, avec Florent Derex, ingénieur du son, Alphonse Cemin, pianiste et chef de chant et trois compositeurs : Juan Pablo Carreño, Mathieu Costecalde et Pedro García-Velásquez. Il explore un répertoire lyrique, symphonique et chambriste – avec une prédilection pour la période allant de 1945 à nos jours – en effectuant un travail ambitieux sur la spatialisation et la diffusion du son. Il est invité à diriger de nombreux orchestres en France – il a collaboré à plusieurs reprises avec l’Opéra national de Paris – en Europe, au Japon et en Amérique du Sud et défend aussi bien des créations lyriques de notre temps que des opéras du répertoire.

La conjugaison de leurs talents, la virtuosité en même temps que la liberté des danseurs de L.A. Dance Project interprétant les trois pièces du programme, de nature différente, sont un moment de grâce. La création, Me.You.We.They. apporte, dans sa simplicité et son amplitude, un certain magnétisme dont il est difficile de sortir en quittant la salle.

Brigitte Rémer, le 7 avril 2024

Danseurs du L.A. Dance Project © Antoine Benoit-Godet

Avec les danseurs, compagnie L.A. Dance Project : Courtney Conovan, Jeremy Coachman, Lorrin Brubaker, Daphne Fernberger, David Adrian Freeland Jr, Eva Galmel (danseuse invitée), Shu Kinouchi, Audrey Sides, Hope Spears, Nayomi Van Brunt – direction de la production, Nathan Shreeve-Moon – régie, Betsy Herst – création lumière associée Venus Gulbranson – création costumes associée Aliénor Figueiredo – organisation des tournées Alisa Wyman. Direction artistique, Benjamin Millepied – direction exécutive, Lucinda Lent – Benjamin Millepied, chorégraphie – Nico Muhly, musique – Le Balcon, Maxime Pascal, direction d’orchestre – Alexis Grizard, orgue – coréalisation La Villette, Philharmonie de Paris – coproduction L.A. Dance Project, Philharmonie de Paris – avec le généreux soutien d’Aline Foriel-Destezet, Grande Mécène Fondatrice de Musique en Scène.

Collectif Le Balcon, musiciens – et danseurs

Triade, tribute to Jerome Robbins, pour 4 danseurs – chorégraphie Benjamin Millepied – musique Nico Muhly, avec l’aimable autorisation de Première Music Group – costumes Camille Assaf – création lumière Masha Tsimring – création le 20 septembre 2008, à l’Opéra Garnier, Paris – Maxime Delattre, tromboneSébastien Gonthier, trombone basse – Alphonse Cemin, piano  (21 minutes environ) – Moving Parts, pour 6 danseurs – commande Glorya Kaufman Presents Dance at the Music Center, Los Angeles (CA) – chorégraphie Benjamin Millepied – musique Nico Muhly, avec l’aimable autorisation de Première Music Group – costumes Camille Assaf – création lumière Masha Tsimring – installation visuelle Christopher Wool – création le 22 septembre 2012, au Walt Disney Concert Hall de Los Angeles (CA) – musiciens Hélène Maréchaux, violon – Iris Zerdoud, clarinetteAlexis Grizard, orgue, (25 minutes environ) – Me.You.We.They, pour 10 danseurs – chorégraphie Benjamin Millepied, en collaboration avec les danseurs de L.A. Dance Project – musique : One Speed, Many Shapes de Nico Muhly, avec l’aimable autorisation de Première Music Group – costumes Camille Assaf – création lumière : Masha Tsimring – création le 29 mars 2024, à la Philharmonie de Paris – musiciens : Hélène Maréchaux, violon – Laura Vaquer, violon – Elsa Seger, alto – Askar Ishangaliyev, violoncelle – Héloïse Dély, contrebasse – Claire Luquiens, flûte – Quentin d’Haussy, hautbois – Ghislain Roffat, clarinette – Julien Abbes, basson – Joël Lasry, cor – Henri Deléger, trompette – Maxime Delattre, trombone – François-Xavier Plancqueel, percussions – Akino Kamiya, percussions – Alphonse Cemin, piano, (23 minutes environ).

Vendredi 29 et samedi 30 mars 2024, à 20h, dimanche 31 mars à 16h et 19h, à la Philharmonie de Paris-Cité de la Musique/La Villette, 221 avenue Jean-Jaurès. 75019. Paris – métro : Porte de Pantin – tél. : +33 (0)1 44 84 44 84 – site : philharmoniedeparis.fr.

Je voudrais pas crever avant d’avoir connu

Spectacle poético-musical sur des textes de Boris Vian – mise en scène Jonathan Perrein et Georgina Ridealgh – jeu Jonathan Perrein et Guillaume Barre – création musicale et interprétation Guillaume Barre, au Théâtre Essaïon.

© Marcella Barbieri

Le spectacle commence côté public où le narrateur a pris place. Il énonce : « La vie c’est comme une dent, D’abord on n’y a pas pensé, On s’est contenté de mâcher, Et puis ça se gâte soudain… » texte connu pour avoir été magnifiquement chanté par Serge Reggiani, qui avait enregistré un album entier sur les textes de Boris Vian, réussissant à faire passer son humour, les mots et leur déformation, leurs contours et détours, sa poésie.

Écrivain, poète, parolier, chanteur, critique musical et trompettiste de jazz, Boris Vian (1920-1959) fut en même temps ingénieur, formé à l’École Centrale. Il a abordé tous les genres littéraires, fait des croquis et des dessins, utilisé des pseudonymes, admiré Alfred Jarry et adhéré à son Collège de Pataphysique qui inventait la science des solutions imaginaires.

On connaît tous sa chanson Le Déserteur, à l’origine poème en forme de lettre adressée au Président de la République par un homme ayant obligation de mobilisation, et qui lui a attiré pas mal d’ennuis. Boris Vian y affiche son antimilitarisme sur fond de guerre d’Indochine, Mouloudji le premier l’a gravée, lui-même l’a interprétée sur scène lors de son tour de chant, en 1955. Certains connaissent le film J’irai cracher sur vos tombes réalisé à partir de son roman sorti en 1946, qui traite de la ségrégation aux États-Unis et qui fit scandale. L’auteur s’est désolidarisé du film réalisé par Michel Gast en 1959, et c’est d’ailleurs lors de sa première présentation qu’il mourut d’une crise cardiaque. Beaucoup ont lu son roman L’Écume des jours, œuvre emblématique de la littérature française publié en 1947 où l’on passe du rêve au cauchemar dans un style des plus poétiques.

Le spectacle s’est construit autour de trois recueils : le premier, Je voudrais pas crever composé de vingt-trois poèmes vraisemblablement écrits dans les années 1951/52 car Boris Vian ne datait pas ses poèmes – sauf un, Je veux une vie en forme d’arête, daté du 5 décembre 1952 – recueil publié de manière posthume dix ans plus tard, dans lequel se trouve l’un de ses derniers poèmes : Je mourrai d’un cancer de la colonne vertébrale. Second recueil dans lequel le spectacle a puisé, Cent sonnets, première oeuvre de Boris Vian sans doute composée entre 1939 et 1943 et sur laquelle il est revenu ultérieurement ; troisième recueil, Cantilène en gelées, vingt poèmes écrits en 1949.

L’acteur donc, narrateur (Jonathan Perrein), tient le rôle du poète « J’aimerais… devenir un grand poète et les gens me mettraient plein de lauriers sur la tête… mais voilà je n’ai pas assez de goût pour les livres et je songe trop à vivre et je pense trop aux gens pour être toujours content de n’écrire que du vent. » Et le poète se désespère, à moins qu’il ne joue à la roulette russe, car « Si les poètes étaient moins bêtes et s’ils étaient moins paresseux, ils rendraient tout le monde heureux. » Face au public, sur scène, une guitare accrochée à une sorte de chevalet de peintre. Apparaît le musicien (Guillaume Barre) qui a rendez-vous avec le poète et saisit l’instrument, tous deux dialoguent et se renvoient la réplique dans une bonne complicité. Quelques sons électros improvisés en direct d’une boite à rythme, complètent l’accompagnement. La valse carrée donne sa leçon : « Pour faire un’ valse il faut du charme, Pour faire un’ valse, Il faut l’printemps, Pour faire un’ valse il faut trois temps… » Et dansez maintenant !

© Marcella Barbieri

Et les poèmes défilent. Dans Un de plus les acteurs interrogent les mots et les lettres, dans des jeux de langues qu’ils déclinent. Boris Vian parle avec autodérision des poètes, cherchant sa place parmi eux : « Ils se sont tous interrogés Je n’ai plus droit à la parole Ils ont pris tous les beaux luisants Ils sont tous installés là-haut Où c’est la place des poètes Avec des lyres à pédale Avec des lyres à vapeur Avec des lyres à huit socs Et des Pégase à réacteurs J’ai pas le plus petit sujet J’ai plus que les mots les plus plats… » Il y a beaucoup de phrases qu’on aimerait garder, car elles sont drôles, émouvantes, parfois poignantes. « Y a du soleil dans la rue J’aime le soleil mais j’aime pas la rue Alors je reste chez moi En attendant que le monde vienne… » Ou encore ce que chantait Juliette Gréco : « S’il pleuvait des larmes Lorsque meurt un amour S’il pleuvait des larmes Lorsque des coeurs sont lourds Sur la terre entière Pendant quarante jours Des larmes amères Engloutiraient les tours. S’il pleuvait des larmes Lorsque meurt un enfant S’il pleuvait des larmes Au rire des méchants Sur la terre entière En flots gris et glacés Des larmes amères Rouleraient le passé. S’il pleuvait des larmes… »

On aimerait pourtant un petit peu plus d’impertinence sur l’ensemble du spectacle. Les acteurs ratent ainsi une belle occasion avec « Un homme tout nu marchait le costume à la main… » et pourtant, nous, public, on ne l’a pas vu passer, cela manque de folie, d’extravagance, de point de vue et reste contenu, maîtrisé. Les deux amis d’enfance, Jonathan Perrein et Guillaume Barre sondent Boris Vian depuis plusieurs années et sous différentes formes, ils s’y sont passionnés. En 2014, ils créaient une première version de Je voudrais pas crever ; ils ont présenté un second spectacle en 2018 intitulé B.O.R.I.S. pourquoi que je vis. Ils ont ensuite célébré son centenaire en 2020 en mettant en musique son recueil de poésie Je voudrais pas crever, avant de présenter en 2024 Je voudrais pas crever avant d’avoir connu, en y ajoutant le regard de Georgina Ridealgh pour la mise en scène.

Or, on ne lit pas le contexte de l’époque, quand Saint-Germain-des-Prés battait son plein, brassé entre vie, amour, amitié, dèche, jazz, écriture et liberté. On aimerait un déchaînement de mots et de situations extravagantes et non un spectacle sage et linéaire. On aimerait un trompettiste pour mener le bal plutôt qu’une guitare. Boris Vian fut le Prince de Saint-Germain-des-Prés dans le bouillonnement artistique et intellectuel des années cinquante. Il en fut une des figures emblématiques, comme Miles Davis, jouant de la trompette au Flore, au Tabou, à La Rhumerie et s’amusait de tout. On aimerait le ludique, la fantaisie, la dérision, le calembour, le second degré, le mot écrasé, l’absurde. La vie de Boris Vian fut complexe et douloureuse, d’autant qu’elle fut courte, il y faut du relief. Derrière sa bouffonnerie et sa volubilité, le séisme : « Pourquoi je vis ? Pour toucher le sable, voir le fond de l’eau qui devient si bleu… » Il écrit son dernier poème à trente-neuf ans, quelques jours avant de disparaître. « Je mourrai d’un cancer de la colonne vertébrale Ça sera par un soir horrible, Clair, chaud, parfumé, sensuel… Le ciel sera tombé sur moi Ça se brise comme une vitre lourde… »

© Marcella Barbieri

Boris Vian fait penser à ces joueurs de mots comme Boby Lapointe – dont Bourvil interpréta la chanson Aragon et Castille – ou à Georges Pérec – membre de l’Oulipo, dans son inventivité linguistique et l’amour des mots. Ils ont en commun les exercices de style, les calembours et contrepèteries, l’autodérision. Et comme eux, derrière se profile la solitude urbaine. « Un poème avec ces mots-là ? Eh ben tant pis j’en ferai pas » conclut Boris Vian.

Brigitte Rémer, le 2 avril 2024

Les textes sont issus des recueils de poésies suivants : Je voudrais pas crever, Cantilène en gelées, Cent sonnets – Avec :  Jonathan Perrein et Guillaume Barre – mise en scène Jonathan Perrein – co-mise en scène Georgina Ridealgh – création musicale Guillaume Barre – décor Hélène Mauduit et Myrtille Debièvre – costumes Hélène Mauduit – Koalako Productions.

Du 25 mars au 14 mai 2024, les lundi et mardi à 21h – Théâtre Essaïon, 6 rue Pierre au Lard.75004. Paris -métro : Hôtel de Ville ou Rambuteau – site : www.essaion.com – tél. : 01 42 78 46 42.

La Terre

D’après le roman d’Émile Zola, adaptation Anne Barbot, Agathe Peyrard – mise en scène Anne Barbot, compagnie Nar6 – au Théâtre Gérard Philipe, Centre dramatique national de Saint-Denis.

© Simon Gosselin

On se trouve dans un village de la Beauce chez des cultivateurs entourés de champs de blé et de seigle, qu’on aperçoit au-delà de l’arrière-cour. L’infrastructure de la ferme est reconstituée sur le plateau dans une scénographie bien conçue et au coeur du sujet, signée Camille Duchemin, éclairée par Félix Bataillou qui en a élaboré la lumière. C’est l’heure de la pause, autour d’une longue table en bois s’est réunie la famille Fouan dirigée d’une main de fer par le pater familias. On entre avec Zola dans l’évocation noire du monde paysan de la seconde moitié du XIXème siècle.

Âgé de soixante-dix ans, le Père Fouan est entouré de ses deux fils, Joseph dit Buteau plutôt renfermé et Hyacinthe dit Jésus-Christ né la gnole à la main, Fanny sa fille plutôt rêche et Delhomme son gendre, agriculteur lui-même et maire du village, roulant pour le député Rochefontaine et aimant à le faire-savoir ; il y a Lise une cousine, enceinte et sa sœur cadette, Françoise, élevée à la ferme depuis la mort de son père ; il y a Jean, l’ouvrier agricole à qui on ne donne guère la parole. Les comices auront bientôt lieu.

© Simon Gosselin

Les discussions vont bon train, on parle haut et fort du statut du paysan qui « reste le paysan », de la politique agricole, du travail des femmes à la ferme, de l’épuisement et de la modernisation. L’une épluche les légumes, l’autre tricote, le fils picole plus qu’il n’en faut, le père est dans les papiers, et dans ses rêves. On commente les procédés de culture et d’élevage, d’autant que le gendre a acquis une machine sophistiquée pour labourer, attisant curiosité et jalousie. Le modèle américain semble avoir le vent en poupe au grand dam du père qui toute sa vie a trimé pour que l’exploitation se maintienne. Dans l’adaptation proposée, on sent que quelque chose monte et qu’une crise pourrait être en vue. Chez Zola, dans un contexte de révolution industrielle et de ses conséquences, entre autres le libre-échange, l’ensemble est beaucoup plus noir.

Rebondissement soudain, le Père Fouan prend solennellement la parole et fait une annonce : la fatigue physique ayant raison de lui il abandonne la partie, estimant avoir fait sa part et rempli sa mission. « J’aime mieux tout lâcher… La terre, t’es son esclave… La terre, faut la rendre » déclare-t-il. Et il sort son carnet et fait avec ses enfants le partage des terres, dessiné en trois parcelles. Mais les choses tournent court, une des parcelles, un champ d’herbe, non cultivé, leur semblant plus défavorable, l’attribution à chacun se fera par tirage au sort.

Le gendre et maire revêt son écharpe tricolore et accueille les signatures. Hyacinthe-Jésus-Christ hérite du champ non cultivé et s’estimant lésé quitte les lieux sans signer. Françoise, dont le père est mort, doit être incluse dans le partage et réclame sa part. Puis le mariage est scellé entre Elise, devenue riche héritière et Buteau. On assiste au repas de noces, la table dressée dans la maison, les gestes rituels respectés. Hyacinthe, calmé, revient. L’accordéon accompagne la danse. On quitte la table pour le vêlage.

© Simon Gosselin

Devant la dévaluation conséquente du prix du blé le Père Fouan continue ses annonces : il vend la maison, charge pour les enfants de l’héberger, le nourrir et lui donner une rente, comptes d’apothicaire qu’ils honoreront avec parcimonie. « Plus rien n’appartient au paysan, ni la terre, ni l’eau, ni le feu, ni même l’air qu’il respire. Il lui faut payer, payer toujours » écrit Zola. La chute de la famille se trouve de ce fait, engagée. Sa fille le prend chez elle. Un peu trop tatillonne et légèrement revêche, la lune de miel tourne court. Il passe chez Buteau, son fils taciturne qui le dépossède peu à peu de sa modeste fortune et poursuit la jeune Françoise dans les coins sombres, jusqu’à la violer. Reste Hyacinthe-JC grand seigneur, qui l’héberge à son tour et a déjà bu toute sa part. L’orage menaçant, tout le monde moissonne à la main et bat le grain, le Maire dégringole aussi après la saisie de sa belle machine agricole et le lâchage de son ami député. Alors Françoise demande son dû, sa part, la terre et la maison, qu’elle arrache à sa sœur. Puis on assiste à la mort du Père Fouan, la grange prend feu, vengeance probable intra-familiale. Tout se délite jusqu’à cette explosion de la famille.

© Simon Gosselin

La Terre est le quinzième volume de la série Les Rougon-Macquart écrit par Émile Zola entre 1870 et 1893 qui, au fil de ses vingt volumes, dessine le portrait des familles sous le second empire. Publié en 1887, La Terre est comme un témoignage sur les petits propriétaires terriens dont la vie est rude et étriquée, mais passionnée. Sa publication avait fait grand scandale. L’adaptation d’Anne Barbot et Agathe Peyrard en a gommé les passages les plus sordides. Anne Barbot l’a mise en scène avec intelligence et sans excès dans sa forme naturaliste. Elle vient elle-même du milieu rural, a été initiée à la scène dans une petite ville française, avec des acteurs de l’éducation populaire et du théâtre en campagne. Sa direction d’acteurs fait émerger la singularité de chaque personnage de la famille Fouan en évitant la caricature, et donne beaucoup de naturel, fluidité et vraisemblance à l’ensemble. Philippe Bérodot dans le rôle du Père Fouan qui au fil du spectacle se trouve dépossédé de tout et finit par sombrer, est remarquable.

Anne Barbot s’est déjà penchée sur l’univers de Zola, elle a présenté en 2021 au TGP Le Baiser, comme une première chute ? à partir de L’Assommoir qui traitait du monde ouvrier. Elle appartient au collectif In Vitro dirigé par Julie Deliquet et a participé à Welfare, son dernier spectacle. Pour La Terre elle a approché avec les comédiens les agriculteurs d’aujourd’hui pour voir comment la description de Zola résonnait chez eux et pour que les comédiens puissent trouver de quoi nourrir leurs personnages. La crise des agriculteurs d’aujourd’hui vient en écho aux problématiques du XIXème. La metteure en scène nous fait suivre l’histoire en direct, comme Jean-François Millet en son temps, l’a peinte sur toile de manière réaliste, avec profondeur et simplicité.

 Brigitte Rémer, le 31 mars 2024

Avec :  Milla Agid, Philippe Bérodot, Benoît Carré, Wadih Cormier, Benoît Dallongeville, Ghislain Decléty, Rébecca Finet, Sonia Georges. Collaboration artistique Richard Sandra – dramaturgie Agathe Peyrard – scénographie Camille Duchemin lumière Félix Bataillou – musique Mathieu Boccaren – son Marc de Frutos – costumes Gabrielle Marty – construction du décor Atelier du Théâtre Gérard Philipe.

Du 6 au 21 mars 2024, du lundi au vendredi à 20h, samedi à 18h, dimanche à 15h30, au Théâtre Gérard Philipe, 59 boulevard Jules-Guesde, 93207. Saint-Denis – métro : Saint-Denis Basilique – tél. : 01 48 13 70 00 – site : www.theatregerardphilipe.com – En tournée : 5 avril, Espace Marcel Carné, Saint-Michel-sur-Orge – le 3 mai, Théâtre Châtillon-Clamart.

Lisbeth’s 

Texte Fabrice Melquiot – conception et adaptation Valentin Rossier – jeu : Marie Druc, Valentin Rossier – New Helvetic Shakespeare Company – à La Manufacture des Abbesses.

© Carole Parodi

C’est une pièce de Fabrice Melquiot sur le désir, qui emmène jusqu’au trouble de la personnalité et de l’identité. Écrivain, parolier, metteur en scène et performer, l’auteur a publié une soixantaine de pièces et connaît bien le théâtre pour avoir participé à un certain nombre d’aventures artistiques.

C’est une histoire de rencontre, plutôt improbable au départ, un jeu d’approche, avec humour et provocation. Chacun a de la répartie, de la douceur. La rencontre se fera ou ne se fera pas, en principe on n’en meurt pas. On est au présent avec Pietr, vendeur d’encyclopédies, assis au café entre Michelet et Karl Marx, et Lisbeth vendeuse de bijoux passant par-là et qui se pose à 2m58 de lui. Après quelques arabesques dans les mots échangés, certains pas de côté et plusieurs pirouettes en dehors en dedans, balancés, assemblés et attitudes, ils font quelques petites incisions dans le passé, moderato cantabile. Ils se passionnent, se rencontrent, se désirent, s’éloignent, plaisantent, ironisent, se perdent.

© Carole Parodi

Deux micros parallèles leur seule scénographie, pour deux acteurs face au public et qui semblent avancer comme des chevaux au galop. Besoin de rien d’autre pour un texte si bien porté par l’un comme par l’autre (Marie Druc et Valentin Rossier). Ils donnent et se donnent en oubliant la course d’obstacles qui les attend. La rencontre avec le fils de Lisbeth de retour chez ses parents, Carol, âgé de cinq ans et qui ne parle pas, qui mord et qui arrache une phalange à Pietr, est déjà une belle pierre jetée dans le jardin. Le déni, les oublis, les discours parallèles, les apartés et remarques de basse intensité, dans ce tête-à-tête où l’un et l’autre se révèlent, rien qu’un peu, sont leur boîte à outils.

Le texte est tenu serré, confidentiellement donné, sauvagement offert et repris. C’est murmuré, chanté, inventé, répété. Elle est rieuse il ne l’est pas. Il est inquiet elle ne l’est pas, elle est décontractée il est tendu, il se réjouit elle est ailleurs. Ils sont ou espéraient être, présent, imparfait, futur peut-être. Les souvenirs volent au vent, on prend les raccourcis, on se rend présentable. Et soudain, on perd pied.

La fin déforme jusqu’aux visages, aux silhouettes, aux rires devenus jaunes, aux vrais-faux projets qui n’ont pas même existé. « Elle me fait peur je ne la reconnais pas » dit-il. Altération de la mémoire, de la perception et des affects. Elle se dédouble, il voit trouble. Il se dissocie elle s’enfuit. Il se retourne, elle est partie. « Ce soir, tout me semble étranger… » se raconte-t-il.

© Carole Parodi

Avec la compagnie New Helvetic Shakespeare Company qu’il dirige depuis 1995, Valentin Rossier a mis en scène de nombreux spectacles et joué dans la plupart – sur des textes d’Agota Kristof, Odon Von Horvath, Edward Albee, Bertolt Brecht, Marivaux, Friedrich Dürrenmatt, Anton Tchekhov et d’autres. Il a, par le passé, beaucoup fréquenté Shakespeare et récemment, en 2023, présenté La Collection de Harold Pinter dont il avait monté Célébration, en 2007 et Trahisons en 2021. Il a par ailleurs dirigé le Théâtre de l’Orangerie de Genève de 2012 à 2017, fondé et dirigé de 2019 à 2023 Scène Vagabonde Festival Genève et cette année, créé L’hiver de Caecilia Genève, qui sur les mois de janvier er février, encourage les reprises.

Valentin Rossier avait présenté en 2020 dans ce même théâtre de La Manufacture des Abbesses, Le Grand cahier d’Agota Kristof, qu’il interprétait seul en scène. Ils forment aujourd’hui avec Marie Druc, dans Lisbeth’s, un duo tendre et émouvant, en même temps qu’ironique et sarcastique. Leur remarquable concentration accompagnée d’une musique qui monte, petit à petit, porte un texte sensible et déraisonnable qui est à la fois et jusqu’aux non-dits plein de miel et chargé de fiel.

Brigitte Rémer, le 31 mars 2024

Avec : Marie Druc, Valentin Rossier – dramaturgie Hinde Kaddour – création lumière Jonas Bühler – création musique et son David Scrufari – administration Eva Kiraly.

Du 20 mars au 11 mai 2024, les mercredis, jeudis, vendredis, samedis à 19h – La Manufacture des Abbesses, 7 rue Véron 75018 Paris – métro Abbesses ou Blanche – tél. : 01 42 33 42 03 – site : www.manufacturedesabbesses.com.

La Ciudad de los Otros – La Mentira Complaciente

Deux chorégraphies du Sankofa Danzafro (Colombie), directeur et chorégraphe Rafael Palacios, au Théâtre de la Ville/Théâtre des Abbesses.

La Ciudad de los Otros © Théâtre de la Ville

Sankofa, du nom de la compagnie, signifie retour aux sources dans le langage akan du Ghana, revenir sur ses racines pour inventer le présent et avancer vers l’avenir avec une forte dose de créativité. Son symbole est un oiseau mythique. Rafael Palacios qui a créé la compagnie en 1997 est entré dans la danse avec ce cahier des charges. Il fait voler les danseurs, tous noirs de peau, entre passé et présent, entre terre et ciel. Son travail s’inscrit en lien avec l’oubli des populations noires issues des esclaves fugitifs des plantations de café et des mines d’or, majoritaires au Chocó, département situé au nord-ouest du pays ayant un accès sur les deux océans, Pacifique et Atlantique. L’abolition de l’esclavage en Colombie le 21 mai 1851 avait ouvert sur une guerre civile où les grands propriétaires terriens et les esclavagistes, soutenus par les conservateurs, s’étaient révoltés.

La Mentira Complaciente © Théâtre de la Ville

Les deux chorégraphies portées par la compagnie Sankofa Danzafro, de facture différente, sont présentées à Paris par le Théâtre de la Ville qui a organisé pour elle une tournée * : La Ciudad de los Otros, présentée dans le cadre de la commémoration de l’abolition de l’esclavage, en 2021, en Colombie, parle d’altérité et d’univers urbain ; La Mentira Complaciente puise au plus profond des racines africaines. Les deux chorégraphies signées de Rafael Palacios sont d’une grande force et dégagent une superbe énergie.

Dans une scénographie composée de chaises disposées de manière très élaborée qui pourrait évoquer le métro, sont installés danseuses et danseurs, une quinzaine, poing levé. C’est la première image-force de La Ciudad de los Otros/La Ville des Autres. D’autres viendront, figures de contestation sourde rythmée par des chants et percussions qui accompagnent les gestes et mouvements chorégraphiques, chargés et profonds. Un chant choral suivi d’un chant solo plein de nostalgie traversent la scène. Des guirlandes de CD suspendus forment un rideau de fond et apportent leur réverbération. Les femmes portent des pantalons couleur caramel et chemises écrues, des cravates bordeaux, les hommes des pantalons anthracite et chemises claires, des cravates noires. Tous s’avancent en ligne, face au public, dans leurs identités et morphologies multiples. Ils questionnent, dans leur corps, avec maîtrise e et souveraineté.

La Ciudad de los Otros © Théâtre de la Ville

Le geste chorégraphique collectif raconte une histoire, la leur, et croise des solos, duos et trios de danseurs qui sortent du groupe pour une interprétation forte et empreinte de sensualité. Les chaises se déplacent et nous transportent aussi dans une usine, tous contremaîtres, tous inspecteurs, chacun semblant épier l’autre. Soudain ils disparaissent, se cachant sous les chaises et pris de tremblements. Il y a de la gravité, des suppliques, des mouvements de foule puissants et décalés, de l’incertitude. Douceur et violence se mêlent, ondulations et altercations. L’un est prisonnier, tous le portent et marchent sur la ville, il devient l’élu.

Puis tous s’étendent sur le sol et forment un soleil, jusqu’à s’anéantir. Une lumière rouge emplit le plateau, sorte d’enfer à la Dante. Chacun se présente dans un rectangle de lumière et se déploie, ouvrant des ailes d’oiseau migrateur. Le rythme monte et s’endiable jusqu’au mouvement d’ensemble final. La Ciudad de los Otros a été créée dans le cadre de la commémoration de l’abolition de l’esclavage en Colombie, avec le soutien de la mairie de Medellin et de la Maison de l’Intégration afro-colombienne. La mobilité et l’expressivité des corps, marquent le spectacle.

La Ciudad de los Otros © Théâtre de la Ville

La seconde pièce, La Mentira Complaciente/Le Mensonge complaisant, reprend le thème de la population noire longtemps gardée sous silence alors que la Colombie compte, après le Brésil, le nombre le plus important d’Afro-descendants. Loin de tout exotisme, ce spectacle parle des racines. « Nous dansons pour montrer comment la communauté afro-colombienne réussit à se souder, comment elle trouve le courage de continuer à vivre et la force nécessaire pour revendiquer sa place dans le monde » dit le chorégraphe. Trois percussionnistes accompagnent les danseurs avec des instruments comme la tambora frappée avec des baguettes, la guacharaca fabriquée à partir de troncs de petits palmiers., les bâtons de pluie, maracas, crécelles, la marimba sorte de balafon africain appelé le piano de la forêt. Les danseurs montent du fond de scène fermé d’un rideau de fils de chanvre, au début lentement, comme dans un rituel, jusqu’à l’avant-scène, puis repartent en marche arrière, face au public, en duo, trio ou groupe, les percussions les rattrapent, le rythme se déplie et s’étend, s’accélère. Les musiciens stimulent les danseurs jusqu’à la transe, parfois s’en approchent. Une femme se trouve prisonnière dans des liens qui l’entravent, sacrifiée, les yeux sont baissés. Un homme l’en délivre, habillé de rouge et l’élève au rang de déesse, la danse entre dans un rythme effréné et la mobilité absolue des pieds et des bras. Une autre apparaît, vêtu de chanvre, référence au pagne, cliché s’il en est. Un musicien-narrateur porte le récit au micro. Danseurs et danseuses en ligne montent et descendent le plateau en regardant droit devant, ils sont mis aux enchères. Les pesos défilent, les prix montent. Comme des éperviers en vol ils sont vendus par adjudication, espace-temps fort de la chorégraphie. Des moments de calme s’intercalent aux moments rythmés, les danseurs tournent sur eux-mêmes, marchent et sautent, réalisent de savantes pirouettes. Puis ils font cercle, autour d’une élue qu’ils choisissent et placent au centre, image d’espérance.

La Mentira complaciente © Théâtre de la Ville

Les veillées funèbres des esclaves africains se faisaient au son des tambours avant de se métisser aux cultures locales. Le mot cumbia même – cri de la fête du tambour – emblématique de la Colombie, serait un mot de la langue bantoue à partir des rythmes et des danses de Guinée Équatoriale. Les chants nommés areítos, qui signifie danser en chantant, raconte l’histoire de leur groupe ethnique. Le vallenato, autre style musical colombien de métissage, syncrétisme entre traditions et rythmes indigènes, africains et espagnols, en est une autre figure.

Artiste militant défendant depuis vingt-cinq ans par la danse la diversité des cultures et le savoir ancestral, l’égalité des chances et la justice sociale, danseur lui-même et chorégraphe, Rafael Palacios s’est formé en Afrique et en Europe auprès de grandes figures chorégraphiques, dont Germaine Acogny et Irene Tassembedo. Il a été directeur artistique des spectacles de danse organisés lors du Sommet des Amériques, à Cartagena de Indias, ainsi que chorégraphe de la cérémonie d’ouverture des Jeux mondiaux de Cali en 2013. Il travaille à Medellín et est chorégraphe associé au Centre de la Danse de Valle Cauca La Licorara, à Cali.

La Mentira complaciente © Théâtre de la Ville

Rafael Palacios s’est vu décerner le Prix national des Arts attribué par l’Université d’Antioquia, pour La Ciudad de los Otros, en 2018, par ailleurs, La Mentira Complaciente a reçu la bourse de création du ministère colombien de la Culture, en 2019. Il met en exergue l’énergie collective de la compagnie en même temps que l’identité de chaque danseur et construit une dramaturgie dans laquelle l’altérité est au cœur du sujet, servie par l’ardeur et le geste portés par tous et chacun.

Brigitte Rémer, le 31 mars 2024

Avec Yndira Perea, Camilo Perlaza, Vanesa Mosquera, Diego de los Ríos, Piter Angulo Moreno, Liliana Hurtado, Armando Viveros, Raitzza Castañeda, Estayler Osorio, Andrés Mosquera, Maryeris Mosquera et les musiciens Gregg Anderson Hudson, Jose Luna Coha, Feliciano Blandón Salas. Lumière, scénographie et direction technique Álvaro Tobón – costumes pour La Ciudad de los Otros, Rafael Palacios – costumes pour La Mentira Complaciente, Diana Echandia.

La Ciudad de los Otros © Théâtre de la Ville

Du 20 au 23 mars 2024 à 20h, jeudi à 14h30, La Ciudad de los Otros et du 26 au 29 mars 2024 La Mentira complaciente, au Théâtre de la Ville/Théâtre des Abbesses, rue des Abbesses. 75018. Paris – métro : Abbesses, Pigalle – site : theatredeleville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77 – Tournée 2024 organisée par le Théâtre de la Ville* : 8 mars Girona Municipal Theatre, Gérone, Espagne – 9 mars Festival Dansa Metropolitana, Barcelone – 12 au 16 mars Maison de la Danse, Lyon – 2 avril Château-Rouge, scène conventionnée d’Annemasse – 5 et 6 avril Pavillon Noir / Ballet Preljocaj, Aix-En-Provence – 13 et 14 avril Auditorio de Tenerife, Espagne.

Petit Eyolf

© Christophe Raynaud De Lage

Texte de Henrik Ibsen, mise en scène et scénographie Sylvain Maurice, au Théâtre des Quartiers d’Ivry/Manufacture des Œillets.

Un tapis noir brillant au sol, un grand écran qui ouvre sur l’horizon, une jetée s’avançant dans la mer. La lumière est au cœur du sujet, visible et invisible. Dans cette scénographie épurée se déroule un drame des plus cruels, la mort d’un enfant et les déchirements que cela entraîne.

Petit Eyolf (Murielle Martinelli) retrouve son père, Alfred Allmers de retour de voyage de manière inattendue (David Clavel). Écrivain, Alfred s’isole épisodiquement pour écrire et s’absente en principe six à sept semaines. Avant de rentrer il a pris la décision de suspendre sa grande œuvre et de cesser de se déplacer pour consacrer plus de temps à son fils, handicapé moteur. Cette fois il n’a pas même écrit une ligne avoue-t-il à sa femme, Rita (Sophie Rodrigues), à qui il annonce ses résolutions, car « ce qu’on fixe sur le papier ne vaut pas grand-chose » ajoute-t-il. Depuis quelque temps le couple Alfred-Rita bat de l’aile, Rita sent qu’Alfred lui échappe, elle en parle avec Asta, la demi-sœur d’Alfred (Constance Larrieu) tout en vidant la valise.

© Christophe Raynaud De Lage

Entre le père et le fils ce sont de jolies retrouvailles. L’enfant a mis son beau costume, dit à son père vouloir apprendre à nager comme les autres enfants et avoir pour projet de devenir soldat. Il porte déjà comme un uniforme. La Dame aux rats qui le fascine (Nadine Berland) et dont il parle avec son père justement passe par là, au moment où la sirène se fait entendre. On l’invite dans la maison. Très excentrique, un peu toquée, elle s’amuse à raconter sa capture des rats avant de passer sa route au son de l’accordéon. Est-elle le mauvais œil, ou l’image de la mort ?

Les adultes parlent entre eux, Petit Eyolf a la permission de descendre au jardin, il rejoint quelques enfants sur la plage. Il ne reviendra pas. La montée dramatique de cette première partie du spectacle mène au silence, à l’absence, au vide. L’enfant a disparu. L’enfant s’est noyé. Le fjord pourtant garde un air endormi, plein de son mystère.

Alfred est sur un banc, la douleur est grande, il cherche à comprendre le sens de cette mort, évite sa femme et recherche la compagnie de sa sœur. Celle-ci lui apprend qu’elle n’est qu’une demi-sœur et qu’elle en a trouvé la preuve dans les papiers de famille. Elle partira avec Borgheim, l’ingénieur amoureux d’elle mais dont elle ne voulait pas entendre parler (Maël Besnard), même si Alfred la supplie de rester. La sirène du vapeur sonne le départ, comme un autre glas.

© Christophe Raynaud De Lage

Chagrin, culpabilité, remords, rongent les parents du Petit Eyolf qui se déchirent et s’accusent mutuellement face à leur responsabilité dans ce drame : « Tu ne l’as jamais vraiment aimé » dit Alfred, « Nous n’avons jamais conquis ce garçon, nous portons le poids de cette mort » répond-elle. L’interdépendance qui lie les personnages de la pièce tisse une toile où passe la navette des mensonges et des vérités, les non-dits. L’image de l’enfant gisant au fond de l’eau, les yeux grands ouverts les hante. « J’ai rêvé d’Eyolf. Je l’ai vu remonter de l’embarcadère, comme les autres » se convainc le père.

Comment supporter la vie ? Chacun cherche sa réponse. Alfred voudrait venger Eyolf et remonter là-haut, dans la solitude de la montagne où il peut écrire, Rita refuse de rester pour ne pas revivre ce qu’ils ont été autrefois. Ensemble, ils reviennent sur leur propre histoire. « Notre amour était un feu dévorant. Tu étais si terriblement belle… » « Je ne me souviens de rien. » Ensemble cependant ils entrent dans une démarche de résilience, cherchant à « remplir le vide avec quelque chose qui ressemble à de l’amour. » Et ils découvrent qu’ils pourraient se rendre utiles à d’autres enfants, moins chanceux que le leur, en leur ouvrant la porte pour « adoucir le destin de ces petits voyous. » Et tandis que Petit Eyolf s’est échappé et vogue, ils prennent un nouveau départ en regardant « vers le haut, vers le grand calme, vers les étoiles » tandis que toujours « l’eau frappe. »

© Christophe Raynaud De Lage

Henrik Ibsen (1828-1906) a écrit Petit Eyolf en 1894 et la pièce fut jouée en janvier 1895 au Deutsches Theater de Berlin. Comme dans ses autres pièces, l’auteur creuse ses obsessions en se confrontant avec le passé pour tenter d’écrire le présent. Grand dramaturge norvégien, il fut personnellement brassé dans la faillite des affaires paternelles qui ont entraîné la désunion de la famille. Écartelé entre l’alcoolisme du père et le mysticisme de la mère, qu’il fuira, Ibsen est marqué au fer blanc. Solitaire et taciturne, il mène une vie relativement marginale à Bergen dont il dirige un temps le Christiania Theater puis erre entre le Danemark, l’Italie et l’Allemagne. Il ne rentrera en Norvège qu’en 1891 après vingt-sept ans d’absence et avec une notoriété internationale d’écrivain. Car il a toujours écrit, même si la reconnaissance n’est pas venue tout de suite. Ses pièces ont une grande puissance. La première, Catilina, est publiée en 1850. Il y en a de nombreuses autres dont les plus représentées – Maison de Poupée (1879, Les Revenants (1881), Un Ennemi du peuple (1882), Le Canard sauvage (1884, Hedda Gabler (1890), Solness le constructeur (1892), John Gabriel Borkman (1896). Son théâtre est intime, cruel et humaniste.

Metteur en scène de Petit Eyolf, Sylvain Maurice a monté en 2016 l’immense chronique d’Ibsen, Peer Gynt, publiée en 1867. Après avoir dirigé pendant dix ans le CDN de Sartrouville, il travaille depuis 2023 avec sa nouvelle compagnie [Titre Provisoire] en Finistère sud, et propose un cycle intitulé Enfant, Enfances, Adolescences. Dans ses dernières mises en scène il radiographie les couples qui se déchirent mais qui ne sombrent pas. Ainsi dans La Campagne, de Crimp, pièce qu’il a mise en scène la saison dernière.

Dans la vision tragique de Petit Eyolf, bien portée par les acteurs dans ce qu’ils tissent entre leurs personnages de façon chorale, l’angoisse monte avec la succession d’événements qui se déroulent au premier acte. On entre ensuite dans une sorte d’Inachevé, au sens schubertien du terme, au fil de l’échange qui se construit entre les vivants et les morts.

Brigitte Rémer, le 27 mars 2024

© Christophe Raynaud De Lage

Avec : Nadine Berland, La dame aux rats – Maël Besnard, Borgheim – David Clavel, Alfred – Constance Larrieu, Asta – Murielle Martinelli, Eyolf – Sophie Rodrigues, Rita. Lumières Rodolphe Martin – son Jean de Almeida – collaboration à la scénographie Margot Clavières – direction technique André Néri – régie générale Marion Pauvarel – administration et diffusion En votre compagnie

Du 8 au 16 mars 2024, au Théâtre des Quartiers d’Ivry/Manufacture des Œillets Centre Dramatique National du Val-de-Marne, 1 rue Raspail. 94200. Ivry-sur-Seine – métro : Mairie d’Ivry – tél. : 01 43 90 11 11 – site : www.theatre-quartiers-ivry.com – En tournée : 21 mars 2024, L’Archipel, Scène de territoire de Fouesnant – du 9 au 11 avril – Le Quai – CDN d’Angers

Mark Rothko

Parcours chronologique de l’ensemble de l’œuvre de Mark Rothko, artiste majeur du XXème siècle – commissariat de l’exposition : Suzanne Pagé et Christopher Rothko, avec François Michaud et Ludovic Delalande, Claudia Buizza, Magdalena Gemra, Cordélia de Brosses – à la Fondation Louis Vuitton – Derniers jours.

Mark Rothko, No. 14, 1960  (1)

Le musée d’Art Moderne de la Ville de Paris avait présenté en 1999 une première rétrospective de l’œuvre de Mark Rothko (1903-1970). Vingt-cinq ans plus tard, la Fondation Vuitton prend le relais et expose ses toiles dans l’ensemble des salles de son somptueux bâtiment : 115 œuvres issues des plus grandes collections institutionnelles et privées internationales dont la National Gallery of Art de Washington, la Tate de Londres, la Phillips Collection ainsi que la famille de l’artiste. Toutes ces œuvres ont été généreusement prêtées. On est face à la plus grande rétrospective jamais organisée dans le monde, même si certaines œuvres, trop fragiles, ne peuvent voyager comme c’est le cas de La Chapelle.

Né Marcus Rotkovitch dans l’ancien Empire Russe, l’actuelle Lettonie, Mark Rothko rejoint son père à Portland, dans l’Oregon, à l’âge de dix ans, après un passage par l’école talmudique. Il obtient une bourse pour la Yale University, qui n’est pas reconduite en seconde année compte tenu des nouvelles mesures sur l’immigration. Très attiré par le théâtre qu’il apprend à Portland, il oscille un temps entre ces deux formes artistiques, travaillant par ailleurs la nature morte avec Max Weber, à l’Art Students League de New-York. « Je suis devenu peintre, dit-il, parce que je voulais élever la peinture au même degré d’intensité que la musique et la poésie.» Sa rencontre avec l’artiste Milton Avery en 1928 est déterminante, il participe à sa première exposition à l’Opportunity Gallery de New-York. Il obtient la nationalité américaine en 1938. Son unique Autoportrait, assez sombre, réalisé en 1936, accueille le visiteur.

Ses premières peintures, figuratives, datant des années 30, ne laissent pas présager l’évolution de l’œuvre qui s’inscrit ensuite dans l’abstraction. La première galerie montre la figure humaine dans un New-York miné par les conflits sociaux, conséquences de la crise financière de 1929. On plonge dans des scènes intimistes aux personnages anonymes, éthérés et solitaires, dans des paysages urbains et les espaces clos du métro new-yorkais. Il travaille les couleurs sourdes – vert-de-gris, bleus grisés, dégradés de brun, blancs teintés, ses débuts figuratifs sont une grande surprise,. La dernière galerie présente dans son bel espace appelé « Cathédrale » des toiles de la série Black and Gray, dialoguant avec trois sculptures de Giacometti. Entre ces deux espaces se déploient toutes les étapes des recherches de Mark Rothko dans la déclinaison de ses couleurs.

Mark Rothko, Slow Swirl at the Edge of the Sea, 1944 (2)

Grand lecteur d’Eschyle et de Nietzsche, dans le contexte mondial tragique des années 1940, Mark Rothko s’intéresse aux mythologies, représente l’animalité, le fantastique avec des monstres aux corps hybrides et déchiquetés et des héros archaïques, des formes végétales et animales. Ainsi une huile sur toile datant des années 1941/42 Untitled, qui pourrait faire penser aux Caryatides ou Slow Swirl at the Edge oh the Sea en 1944, une toile pleine de signes et de symboles où deux personnages esquissés dansent entre ciel et terre. Il s’approche, un temps, du surréalisme, notamment avec l’arrivée aux États-Unis d’intellectuels et d’artistes européens fuyant la guerre. Devant certaines œuvres on pense à Max Ernst ou de Chirico, devant d’autres, à Joan Miró ou à Matisse.

Mark Rothko, Light Cloud, Dark Cloud, 1957 (3)

C’est à partir de 1946 que Rothko se tourne vers l’abstraction avec les Multiformes et cherche la lumière. La couleur prend le dessus et le dessin s’efface au profit des formes rectangulaires et des variations de tons jaunes, rouges, ocre, orange, bleus et blancs. C’est une époque de sa peinture dite classique, les formats s’agrandissent, les couleurs irradient, se concentrent et se dilatent les bords restent indéfinis. La Salle Rothko de la Phillips Collection, présente des œuvres caractéristiques des années 1957/58 où dominent l’ocre, le rouge et le gris. Ainsi son œuvre Orange and red on red ou The Ochre (Ochre, Redon Red). C’est la seule trace du travail de Rothko, élaborée en collaboration avec l’artiste lui-même à Washington, il en a fait l’accrochage et a installé un banc pour la contemplation. Les Seagram Murals, présentés dans l’exposition est une commande passée par l’entreprise Seagram dans les années 1957/58 à laquelle l’artiste a renoncé en cours de réalisation car la réalité n’était pas à la hauteur du projet. L’artiste avait repris ses neuf oeuvres et en avait fait don à la Tate qui les recevait le jour où il s’est donné la mort.

Au sommet de la Fondation Vuitton, c’est dans le magnifique espace appelé « Cathédrale » que l’on trouve une dizaine de toiles de la série Black and Gray, réalisées en 1969/70. Elles sont nées d’une commande non aboutie avec l’Unesco, et sont présentées ici en dialogue avec trois œuvres de Giacometti, dont L’Homme qui marche et La Grande Femme. On y lit le caractère méditatif de l’œuvre, même si, jusqu’au bout, Rothko a travaillé la couleur, comme le montre encore cet Intitled/Orange de la Katharine Ordway collection et même si « derrière la couleur se cache le cataclysme » comme il le dit.

Mark Rothko et Alberto Giacometti (4)

L’exposition Mark Rothko telle que présentée en son parcours-rétrospective par la Fondation Vuitton est remarquable, comme l’est l’œuvre de Mark Rothko elle-même. Christopher Rothko, fils de Mark, en est le gardien, et co-commissaire de l’exposition avec Suzanne Pagé, François Michaud et toute une équipe. La peinture de Mark Rothko dégage une émotion profonde et poétique en même temps que mystique et touche à quelque chose de l’ordre de la transcendance comme on peut le voir chez Giotto et d’autres peintres de la Renaissance italienne. Pour Mark Rothko, « l’art est le langage de l’esprit » et il s’est toujours intéressé à la théorisation de l’art, à la formation et pose la question du sujet en art. « À ceux qui pensent que mes peintures sont sereines, j’aimerais dire que j’ai emprisonné la violence la plus absolue dans chaque centimètre carré de leur surface » écrit-il.

Brigitte Rémer, le 25 mars 2024

Mark Rothko, Self Portrait, 1936

Mark Rothko, Self Portrait, 1936 (5)

(1) Mark Rothko, No. 14, 1960 – Huile sur toile, 289,60 cm x 268,29 cm – San Francisco Museum of Modern Art – Helen Crocker Russell Fund purchase © 1998 Kate Rothko Prizel & Christopher Rothko – Adagp, Paris, 2023 – (2) Mark Rothko, Slow Swirl at the Edge of the Sea, 1944 – Huile sur toile, 191,1 x 215,9 cm – Museum of Modern Art, New York, Bequest of Mrs. Mark Rothko through, The Mark Rothko Foundation, Inc.© 1998 Kate Rothko Prizel & Christopher Rothko – Adagp, Paris, 2023 – (3) Mark Rothko, Light Cloud, Dark Cloud, 1957 – Huile sur toile, 169,6 x 158,8 cm – Modern Art Museum of Fort Worth, Museum purchase, The Benjamin J. Tillar Memorial Trust © 1998 Kate Rothko Prizel & Christopher Rothko – Adagp, Paris, 2023 – (4) Au mur de gauche a droite : Mark Rothko Untitled, 1969 Untitled, 1969 Au milieu de la salle : Alberto Giacometti Grande Femme III, 1960 © Fondation Louis Vuitton – (5) Mark Rothko, Self Portrait, 1936 – Huile sur toile, 81,9 x 65,4 cm – Collection de Christopher Rothko © 1998 Kate Rothko Prizel & Christopher Rothko – Adagp, Paris, 2023 – (3)

Exposition du 18 octobre 2023 au 2 avril 2024 – lundi, mercredi et jeudi de 11h à 20h, vendredi de 11h à 21h, nocturne le 1er vendredi du mois jusqu’à 23h, samedi et dimanche de 10h à 20h, fermeture le mardi – Fondation Louis Vuitton, 8, avenue du Mahatma Gandhi, Bois de Boulogne, 75116 Paris – métro Les Sablons – site : : www.fondationlouisvuitton.frtél. : 01 40 69 96 00 – Publications : Catalogue réalisé sous la direction de Suzanne Pagé et Christopher Rothko, co-édition Fondation Louis Vuitton et Citadelles & Mazenod (45 euros) –  Le Journal de la Fondation Louis Vuitton n° 16 (7 euros) en français et en anglais – Mark Rothko L’intériorité à l’œuvre, par Christopher Rothko, co-édition Fondation Louis Vuitton et Hazan (29 euros) – Derniers jours.

Kids

Texte Fabrice Melquiot – mise en scène François Ha Van, compagnie Le Vélo Voléau Théâtre La Piccola Scala / Paris.

© Nathanne Le Corre

On descend au deuxième sous-sol de la Scala pour rejoindre les Kids, comme si on descendait se cacher dans les abris avec eux. La petite salle ressemble à une cave et les huit orphelins de guerre qui composent la bande se confondent avec le public. On les repère, dans l’ombre, quand ils craquent une allumette, éclairant leur visage.

Nous sommes en Bosnie-Herzégovine, le 29 février 1996. Après quatre ans de guerre c’est la fin du siège de Sarajevo. Restent, dans une ville détruite, cadavres et orphelins. Les Kids sont une bande d’orphelins de toutes origines ethniques qui se serrent les coudes pour réinventer la vie. Ils sont huit et nous font face, spontanés, fatigués, affamés, mal attifés, débordant d’énergie, d’espoirs et de désespoirs. « Je me suis souvenue » dit l’une, égrenant la liste des absents ; « Moi je caille pire que du lait » enchaîne l’autre, grelotant ; « Réjouissons-nous, on est vivants ! » lance une troisième. Ils font la manche, s’engueulent, s’empoignent, font des concours de mauvais anglais, chantent et dansent, entre deux crises de détresse. Ils ont la fureur de vivre.

© Nathanne Le Corre

Il y a Nada, l’invisible, secrètement amoureuse de Sead, talentueuse dans l’art de faire les poches et de rapporter des trésors à tous (Montaine Fregeai) ; Refka et son incessante envie de faire pipi, collectionneuse de cailloux blancs (Manon Preterre) ;  Bosko le serbe (Axel Godard) et son amoureuse la musulmane Admira (Lara Melchiori), tous deux ne rêvent que de partir ; Amar le musicien et dernier arrivé (Nathan Dugray) ; Stipan un peu caïd avec ses aspirations de couteau et de pistolet (Sylvain le Ferrec) ; son frère, Josip, mongolien, toujours à ses basques et obsédé par les I love you qu’il lui lance toutes les trois minutes (Hoël Le Corre), elle tient aussi le rôle de Narratrice ; Sead le leader, inconsolable  depuis la mort de sa petite sœur, tuée (Yann Guchereau). « Elle chante dans ma tête… Sedika, je pense à toi Little sister. Je te regarde du haut de ma colline. » Ils ont entre treize et dix-huit ans, les parents sont morts, les familles se sont disloquées. On les suit dans leurs modes de survie, leurs empoignades, leur sauvagerie, leurs projets. Ils montent un spectacle et vont le jouer devant le Parlement, pour les occidentaux. « Ce soir, pour notre Parade, j’aurai un flingue ! » dit Stipan.

© Nathanne Le Corre

Quand ils remontent le temps on les voit dans une salle de classe, à l’orphelinat avec d’autres Kids, morts ou disparus depuis. Leurs vêtements sont moins usés que maintenant. Amar, guitare en bandoulière, se joint à eux. Sead raconte : « Cette nuit à la cave j’ai lu sur les rêves, un truc, pendant que vous dormiez » et il sort L’Idiot, dont il lit un passage : « On fait parfois des rêves étranges, dont au réveil on garde un souvenir très net. Pourquoi une fois rentré tout-à-fait dans la réalité, sent-on presque chaque fois, et parfois avec une force extraordinaire, qu’avec le rêve on abandonne quelque chose qui demeure une énigme ? » Bosko et Admira répètent leur numéro pour le soir, fastidieusement, transformant la rose en crocus, « J’ai une rose dans les cheveux… Prends-la si tu veux » qui devient « J’ai un crocus dans les cheveux… Prends-le si tu veux…»

Et l’on remonte le temps, plus encore en arrière, avec le début du siège et les premiers bombardements auxquels on assiste, la fin du couvre-feu, un obus sur l’orphelinat. Sead, perché, ressemble à un albatros surveillant sa nichée. Tout le monde est à l’abri. Stipan avait neuf ans et devient narrateur, accompagné de phrases musicales. La scène se recouvre d’une bâche et de gravats. Rejka, fille de Hana et Mustafa, y rencontre, près des ruines, le fantôme d’Ekrem, ami de ses parents, accompagné de son fils, qui connaissait sa sœur et l’appelait Petite Fleur. Sead joue au chef et giffle Nada, juste pour rien, Josip colle à son frère. L’alternance entre present perfect et présent mène la troupe à faire cercle. Assis sur le parvis, devant le Parlement. Amar chante, les autres dansent. « On est lyriques » disent-ils.

© Nathanne Le Corre

Stipan n’est pas vraiment de la partie. Surexcité, il va-et-vient autour d’eux, court et joue avec son flingue. « Je cours plus vite qu’un léopard dopé. Les snipers je les rendrai marteaux » se vante-t-il. On encourage Josip à rattraper son frère. Arrivé à son niveau, il lui arrache le révolver, fait face aux Kids, sourit et le porte à sa tempe. « Une détonation. Josip s’écroule. » Stipan n’y croit pas et tous se précipitent. « J’ai tiré des tas de fois. Il était pas chargé. » Ils forment un cortège et le hissent, posent son corps sur l’herbe grise, dans le terrain vague jouxtant le Parlement et un hôtel de luxe qui a brûlé, recouvert de croix et de pierres blanches. Stipan lui prodigue les gestes de tendresse qu’il n’a jamais su prodiguer. Sead accompagné de Nada part chercher une pelle pour le recouvrir de terre. Bosko et Admira prennent la route, « Ça sera plus pareil sans vous » lancent-ils.

Les textes de Fabrice Melquiot offrent une parole forte et sensible. C’est aujourd’hui l’un des plus grands auteurs dramatiques, et il avait reçu en 2008, le Prix Théâtre de l’Académie Française pour l’ensemble de son oeuvre. Il a ensuite dirigé le théâtre Am Stram Gram de Genève, Centre international de création et de ressources pour l’enfance et la jeunesse, de 2012 à 2021. Kids est une pièce magnifiquement écrite où le langage familier et l’argot se mêlent à la prose poétique, sa marque de fabrique. Il a travaillé sur le conflit yougoslave – qui s’est déroulé entre 1991 et 1995 – et a écrit cette pièce ainsi que Le Diable en partage lors de ses différents séjours dans les Balkans, entre 1998 et 2000. Derrière la guerre, il rend hommage à la vie, sa palette est ample et passe par toutes les couleurs allant du jeu d’enfants au drame et du simulacre au réel.

Les acteurs, sous la direction de François Ha Van, metteur en scène, servent ce texte choral avec précision et talent tout en gardant de la spontanéité. Les enchainements entre les répliques et les reprises composent un geste musical léger et tout est comme chorégraphié dans le petit espace de la Piccola Scala utilisé de façon judicieuse et inventive. De l’énergie circule, chaque acteur met en lumière le caractère de son personnage, sans aucune caricature, il y a de l’humanité et de la tendresse, de l’humour parfois, malgré le drame de la guerre et la rudesse d’une meute de jeunes, hors sol et impatients de vivre.

Brigitte Rémer, le 23 mars 2024

Avec : Nathan Dugray, Montaine Frégeai, Axel Godard, Yann Guchereau, Hoël Le Corre, Sylvain le Ferrec, Julie Bulourde en alternance avec Lara Melchiori, Manon Preterre

Du 1er mars au 6 avril 2024, vendredi et samedi à 19h30, dimanche à 17h30, relâche les 3, 8, 9, 10 et 17 mars à La Piccola Scala, Théâtre La Scala, 13 Bd de Stransbourg. 75010 – métro : Strasbourg Saint-Denis – tél. : 01 40 03 44 30 – site : www.lascala-paris.com

Les Bonnes

Texte Jean Genet – mise en scène Mathieu Touzé – avec Yuming Hey, Élizabeth Mazev, Stéphanie Pasquet, au Théâtre 14.

© Christophe Raynaud de Lage

Le décor est assez funéraire, sorte de blanc glacé et ployant sous les fleurs comme le veut Genet, son dénivelé en traduit d’emblée la hiérarchie sociale et l’enfermement. Claire, voilée, monte sur scène (Stéphanie Pasquet) et se dévoile face à la coiffeuse, dans le rôle simulé de Madame. Elle se pomponne tandis que Solange, sa sœur ainée (Élizabeth Mazev) tient le rôle de servante. On entre dans la simulation et le mimodrame, le jeu dans le jeu qui traverse la pièce dans laquelle les rôles s’inversent en permanence. Dans la réalité, les deux soeurs ont même statut social, celui de domestique, elles retiennent et accumulent leurs griefs à l’égard de leur maîtresse avec qui elles entretiennent des rapports complexes, entre attirance et rejet, et se jettent à la figure une certaine dose de leur haine réciproque, du mépris qu’elles alimentent à l’égard de la classe sociale qui n’est pas la leur et de leurs jalousies. La pièce repose sur ce jeu en double miroir, plus pervers qu’innocent où, à tour de rôle, elles se glissent dans la peau de Madame et se prennent mutuellement pour exutoire, brouillant un peu plus de leurs identités.

© Christophe Raynaud de Lage

Jeu innocent d’autant moins quand le téléphone sonne, annonçant la remise en liberté provisoire de Monsieur, dont elles sont à l’origine de la garde à vue, par une lettre de dénonciation envoyée à la police, qui a mené à son arrestation ; d’autant moins qu’elles ne se précipitent pas pour le faire savoir à Madame, à son retour, de peur d’être démasquées et répudiées, de perdre leur statut de servantes, malgré tout protégées. « Elle, elle nous aime. Elle est bonne. Madame est bonne ! – selon le jeu de mots de Genet – Madame nous adore. » Quelques petits moments de complicité, d’autres de tendresse entre elles, réels ou joués, apportent quelques respirations, ainsi quand elles donnent du rythme par la chanson désenchantée de Mylène Farmer, Tout est chaos.

Quand la sonnerie du réveil retentit, Claire quitte la robe de velours écarlate empruntée à la garde-robe de Madame et dans laquelle elle habitait son rôle, le rituel prend fin, ébréché par les moments de désespoir et par la future mise en acte de l’assassinat de Madame, en vue d’éloigner tous soupçons. « Dans son tilleul. Dix cachets de Gardénal… »

© Christophe Raynaud de Lage

Et elle, Madame, arrive, en grande excentrique (Yuming Hey) immense chapeau, gestes maniérés, somptueuse en son chagrin expressionniste compte tenu de l’absence de Monsieur. Elle distribue à Claire et à Solange quelques robes puisées dans son armoire. « Vous êtes un peu mes filles. Avec vous la vie sera moins triste. Nous partirons pour la campagne. Vous aurez les fleurs du jardin. » Et elle finit par détester ces fleurs qui la dévorent, renforçant le côté mortuaire de la mise en abyme, son catafalque avant l’heure. Le tilleul se prépare. Le tilleul est servi. Claire et Solange se trahissent et sont acculées à parler du coup de fil de Monsieur, annonçant sa libération. Madame bondit, se prépare et s’en va, sans même prendre son tilleul malgré l’insistance de Solange et de Claire. Elle remarque toutefois les légers déplacements des objets de la maison : le récepteur décroché, la poudre sur la coiffeuse, le réveil et la clé du secrétaire qui ont changé de place. Un moment elles envisagent de s’enfuir, sentant que leurs plans maléfiques pourraient être démasqués, mais n’ayant nulle part où aller, se ravisent. Elles commencent leur dernier jeu de rôle et cérémonial, être Madame à tour de rôle, dans une extraordinaire tension dramatique où Solange, dans sa diatribe  fortement poétique, met en scène les funérailles de sa maîtresse et les leurs, dans une grande excitation et jusqu’au délire, « Cela ma petite, c’est notre nuit à nous » prophétise-t-elle. Mais Claire ne sort plus du jeu et dans la parfaite imitation de Madame, boit le tilleul. « Et tu l’as servi dans le service le plus riche, le plus précieux » prend-elle la peine de remarquer. Le simulacre est à son comble et la mort est là.

© Christophe Raynaud de Lage

Louis Jouvet met en scène Les Bonnes en 1947, année de sa publication et première pièce de Jean Genet, la plus montée au théâtre. Subversive, comme toutes ses autres pièces – Les Paravents, le Balcon –  l’oeuvre prend racine dans l’univers carcéral que Genet a connu dans sa jeunesse, son imaginaire et sa poésie s’envolant de l’autre côté du mur d’enceinte. Le texte est précédé de Comment jouer Les Bonnes où l’auteur donne des directives : « Le jeu théâtral des deux actrices figurant les deux bonnes doit être furtif… Les actrices retiendront donc leurs gestes, chacun étant comme suspendu, ou cassé… Madame, il ne faut pas l’outrer dans la caricature. Elle ne sait pas jusqu’à quel point elle est bête, à quel point elle joue un rôle… Le décor, il s’agit, simplement, de la chambre à coucher d’une dame un peu cocotte et un peu bourgeoise. »

Mathieu Touzé, co-directeur du Théâtre 14 s’est emparé du texte de Genet, tragique et violent, probablement inspiré du meurtre des sœurs Papin, un fait divers qui avait défrayé la chronique en 1933. Le duo Élizabeth Mazev/Stéphanie Pasquet, Claire/Solange, fonctionne dans toutes les nuances de la palette nécessaire à l’expression des jeux de rôle et des rapports de domination, dans la préméditation monstrueuse de leur vengeance sourde. Madame, interprétée par l’acteur Yuming Hey arrive comme une tornade dans un jeu très extérieur, entre la maîtresse-femme plutôt arrogante et intolérante, un peu invertébrée dans son amour transi envers son amant momentanément indisponible. La pièce est flamboyante en soi, surjouer le rôle n’est pas nécessaire et casse l’aspect ritualisé du texte où dans son unité de temps, de lieu et d’action se mettent en place les gestes infernaux d’une mise à mort.

Brigitte Rémer, le 18 mars 2024

Avec : Yuming Hey Madame – Élizabeth Mazev, Solange – Stéphanie Pasquet, Claire. Scénographie et costumes Mathieu Touzé – lumière Renaud Lagier – régisseur général Jean-Marc L’Hostis – régie Stéphane Fritsch – assistante à la mise en scène Hélène Thil – Les Bonnes est publié aux éditions Gallimard.

Du 27 février au 23 mars 2024, mardi, mercredi, vendredi à 20h, jeudi à 19h, samedi à 16h. Théâtre 14, 20 avenue Marc Sangnier. 75014. Paris – tél. : 01 45 45 49 77 – site : www.theatre14.fr

Corps à corps – Histoire(s) de la photographie

S.I. Witkiewicz © Centre Pompidou (1)

Exposition, à partir des collections du Musée national d’Art Moderne du Centre Pompidou, et de Marin Karmitz, producteur de cinéma et fondateur de la société MK2 – commissaire Julie Jones, avec Marin Karmitz – au Musée national d’Art Moderne du Centre Pompidou – Derniers jours.

Plus de cinq cents photographies signées par cent vingt artistes d’hier et d’aujourd’hui sont présentées au Centre Pompidou. Elles proposent un regard inédit sur les représentations de la figure humaine aux XXème et XXIème siècles à partir d’un dialogue entre l’histoire et le contemporain, sous l’objectif de photographes célèbres ou plus anonymes. La collection de Marin Karmitz, plus de mille cinq cents clichés dont une partie avait été présentée à la Maison Rouge il y a quelques années, et les quarante-mille tirages et soixante mille négatifs du Musée national d’Art Moderne du Centre Pompidou, l’une privée, l’autre publique, font œuvres de complémentarité. « Chacun cultive son jardin de son côté, mais pourquoi ne pas réfléchir ensemble à une synthèse ? » pose Marin Karmitz.

Dora Maar © Centre Pompidou (2)

Le visiteur plonge d’emblée dans la diversité des regards et les manières de voir et d’attester d’un sujet, en confrontant la relation de chacun à l’image, le rapport entre le photographe et le sujet à partir de son inscription dans une société donnée, l’art de la composition. Ce tracé photographique permet de véritables découvertes, dans une scénographie à la fois simple et savante. Il est structuré en sept stations : Les premiers visages – Automatismes ? – Fulgurances – Fragments – En soi – Intérieurs – Spectres.

Au début du XXe le visage pris en plan rapproché devient un motif récurrent dans l’œuvre photographique des avant-gardes. Par ses jeux d’ombre et de lumière l’impression de présence du sujet s’intensifie. Le début  de l’exposition,  Les premiers visages, montrent, dans la pénombre, les saisissants portraits et autoportraits de Stanisław Ignacy Witkiewicz à Zakopane, écrivain, dramaturge et peintre polonais, provocateur dans sa recherche de la forme pure et sa passion pour le travestissement et le simulacre – un fonds offert par Marin Karmitz au Musée – Ces photographies datent de 1931 et dialoguent avec celles du sculpteur roumain Constantin Brancusi montrant une Étude pour la baronne R.F. en terre glaise. On y trouve des épreuves issues de la tradition documentaire comme celles de Lewis Hines qui s’est dédié à la protection de l’enfance au début du XXème siècle, témoigne du travail des enfants notamment dans les filatures et dénonce les abus, et celles de Paul Strand avec Blind Woman ou avec Tailor’s Apprentice, qui tirait ses photos sur un papier au platine importé d’Angleterre. On y voit des traces de ce qui s’est appelé « la plus grande exposition de photographies de tous les temps », The Family of Man, conçue par Edward Steichen pour le MoMa de New-York en 1955 sur l’universalité de l’expérience humaine, ainsi que l’extraordinaire capacité de la photographie à rendre compte de cette expérience. Dans l’espace du livre se trouvent des portraits montrés sur écran, comme celui de Francesca Masclet modelée et photographiée par son époux, Daniel Masclet ; le portrait de Nusch Eluard capté vers 1935 par Dora Maar ; on y croise l’œuvre de Gotthard Schulh, à l’avant-garde du photojournalisme suisse, et beaucoup d’autres oeuvres.

Ulay, col. M. Karmitz © Adagio (3)

Dans la section Automatismes ? l’évolution technologique prête à la fantaisie notamment avec l’arrivée des cabines photos dès 1920 aux États-Unis, avant de les voir en France à partir de 1928 avant même la création de l’entreprise Photomaton. Cette boîte à images a notamment séduit les surréalistes. Elle ouvre sur des pratiques performatives et interroge l’identité comme cet Autoportrait avec perruque de Ulay datant de 1972. On trouve dans cette partie de l’exposition vingt-sept portraits d’enfants signés Boltanski, des grands formats de Mathieu Pernot, des autoportraits détournés du photographe néerlandais Hans Eijkelboom. Jo Spence, figure clé de la scène artistique londonienne dans les années 1970 et 1980, fait fi des stéréotypes imposés par la société avec ses autoportraits photographiques des années 1980 et combine la critique féministe avec la critique de l’usage de la photographie dans le domaine artistique.

Walker Evans, col. M. Karmitz © Florian Kleinefenn (4)

Avec Fulgurances on aborde le chapitre des images volées comme celles qu’on attrape dans la rue sans le consentement du sujet, celles que Brassaï capture depuis sa fenêtre, celles que Walker Evans prend dans le métro de New-York pendant deux ans en cachant son appareil photo. On y découvre Dave Heath, et son très poétique Dialogue avec la solitude réalisé en 1965 et qui rapporte les désespoirs silencieux ; les images de William Eugene Smith photojournaliste engagé, correspondant de guerre dans le Pacifique qui après avoir été blessé prend des images de rue depuis sa fenêtre, à New York ; Lukas Hoffmann et son art du détail met en exergue la matérialité de l’objet dans les photographies de rue qu’il capte, ne recadre pas et assure lui-même les tirages. Cette section montre l’oeuvre de photographes visionnaires plutôt que voyeurs et rapporte des intimités et des atmosphères.

Le chapitre suivant, Fragments met en lumière la femme, motif récurrent malgré le peu de place qui lui est réservé dans la création, femme qui n’existe que par fragmentation. On y trouve les photographies d’Edward Weston connu pour ses nus, qui célèbre la forme et qui s’intéresse non pas au choix des sujets mais à la façon de les regarder ; celles de Man Ray qui avec L’Instant décisif célèbre la rencontre entre deux femmes ; Ilse Salberg qui montre en gros plan la texture de la peau ; J.D. ‘Okhai Ojeikere qui photographie, souvent de dos, les coiffures des femmes nigérianes dans la rue, au bureau, dans les fêtes. L’Inconnue de la Seine dont Louis Aragon s’est inspiré dans son roman Aurélien, est aussi un bel exemple du dialogue qui se construit entre les œuvres : cette inconnue, morte noyée à la fin du XIXe siècle, énigmatique, retrouvée dans le fleuve, son masque mortuaire, obsessionnel, réalisé et la photographie du masque, prise par Man Ray. On pénètre dans la maison d’Annette Messager où l’on rencontre les objets qu’elle affectionne et ses installations photographiques ; par les clichés de Tarrah Krajnak on réfléchit avec elle à l’identité féminine, particulièrement dans les pays d’Amérique Latine.

Dans la section intitulée En soi le photographe enregistre mais s’efface, montrant les solitudes et les jeux de clair-obscur. Ainsi les photographies de Bernard Plossu dans un flou qu’il affectionne et les ombres qu’il travaille dans Coimbra ; celles de Barbara Prost qui s’intéresse au côté scénographique de la prise de vue et à la notion de représentation ; celles de Michael Ackerman qui élabore une série sur New-York ainsi que dans d’autres lieux dont Cabbage town au Canada, Cracovie en Pologne et Bénarès en Inde.

Gordon Parks, col. M. Karmitz © The Gordon Parks Foundation (5)

Intérieurs montre les portraits florentins de l’aristocratie italienne réalisés par Patrick Faigenbaum, photographe d’origine polonaise vivant aux États-Unis ; les clichés de Raymond Depardon rapportées de l’asile psychiatrique de San Clemente, près de Venise ; Les Hétérotopies, ces espaces concrets qui hébergent l’imaginaire selon Michel Foucault ; Anders Petersen s’intéresse aux prostituées dans les cafés ; Antoine D’Agata à l’intime, avec Home town. Cette section expose les photographies issues de l’Agence Magnum, Protest look et les années 1973 au Chili, les Black Panters au Japon, montrées par Hiroji kubota ; les photographies documentaires publiées dans Life dans les années 50/60, sur les conditions de vie des Américains et leur lutte pour les droits civiques ; celles de Gilles Caron, reporter disparu au Cambodge en 1970 et son regard sur mai 1968.

Enfin la section Spectres qui clôture le parcours montre la façon dont les femmes s’évanouissent dans la mémoire des hommes. Ainsi Helga Paris qui, dans sa série Frauen im Bekleidungwerk, raconte avec une belle sensibilité le quotidien dans une usine de vêtements, usine d’état en Allemagne de l’Est, en 1984 ; Birgit Jurgënssen, importante figure de l’avant-garde féministe qui capte  La Femme en ménagère contre la vitre ; on y trouve les œuvres de la photojournaliste Susan Meiselas qui a notamment regardé les Sandinistes face à la dictature du Nicaragua ; de Vivian Maier qui pendant très longtemps ne montrait ses photos à personne ; de Bérénice Abbott connue pour ses clichés de New York et ses épreuves traitant de thèmes scientifiques, photographe qui a contribué à faire connaître les œuvres d’Eugène Atget et de Lewis Hine ; Smith, qui photographie les personnes trans, queer, en transition dans leur identité fluide et l’entre-deux de ces identités ; On y trouve l’œuvre de proches des surréalistes dans les années 30, venant de Russie et des États-Unis ; Raul Haussmann, l’un des fondateurs du mouvement Dada à Berlin  avec Femmes dans un hôpital psychiatrique ; Stéphanie Solinas, avec Déserteurs où elle collecte dans les allées du Père Lachaise les images effacées de certaines tombes, ou encore Impression de Chris Marker.

Autant dire la richesse de cette exposition, flamboyante en son contenu dans ce croisement des regards et le foisonnement des propositions, celles de Marin Karmitz, maître es-Images et de Julie Jones, docteure en histoire de l’art et conservatrice au Cabinet de la Photographie – musée national d’Art moderne, au centre Pompidou. Ensemble, dans ce Corps à corps – Histoire(s) de la photographie, ils ouvrent une multiplicité d’horizons à la réflexion esthétique et philosophique, politique et sociétale, partant de l’espace ouvert et lumineux des Portraits et menant aux pays des ombres, avec Spectres. Leur dialogue est fécond, il permet de dessiner des correspondances entre les sensibilités et univers artistiques, dans la technicité des clichés et la subjectivité des contenus.

Brigitte Rémer, le 15 mars 2024

Val Telberg © Centre Pompidou (6)

Visuels : (1)Stanisław Ignacy Witkiewicz (dit Witkacy), Sans titre [Autoportrait, Zakopane] 1912- 1914, épreuve gélatino-argentique 17,8 × 12,8 cm, Centre Pompidou – Musée national d’art moderne, Paris Donation de Marin Karmitz, 2022. Reproduction photographique : Centre Pompidou – Mnam-Cci/ Janeth Rodriguez-Garcia/Dist. RMN-GP. (2) – Dora Maar, Nusch Eluard, vers 1935, épreuve gélatino-argentique 24,5 × 18 cm, Centre Pompidou – Musée national d’art moderne, Paris Achat, 1987, © Adagp, Paris 2023 Reproduction photographique : Centre Pompidou – Mnam-Cci/ Jean-Claude Planchet/ Dist. RMN-GP. (3) – Ulay S’He (Self-portrait with wig) [(Autoportrait avec perruque)], 1972, épreuve à développement instantané (Polaroïd), 8,6 × 10,8 cm, Collection Marin Karmitz © Adagp, Paris 2023, Collection Marin Karmitz, reproduction photographique : Florian Kleinefenn. (4) – Walker Evans, Sans titre [Passagers dans le métro], New York 1938-1941, épreuve gélatino-argentique 20,2 × 25,3 cm, collection Marin Karmitz © Walker Evans Archive, The Metropolitan Museum of Art, collection Marin Karmitz, reproduction photographique : Florian Kleinefenn. (5) – Gordon Parks, Ethel Sharrieff in Chicago [Ethel Sharrieff à Chicago], de la série « Black Muslims » [Musulmans noirs], 1963, épreuve gélatino-argentique, 35,5 × 28 cm, collection Marin Karmitz © The Gordon Parks Foundation, collection Marin Karmitz, reproduction photographique : Florian Kleinefenn. (6) – Val Telberg, Rebellion Call [Appel à la rébellion], 1953, épreuve gélatino-argentique, 30 × 24 cm, Centre Pompidou – Musée national d’art moderne, Paris, Don des amis du Centre Pompidou, Groupe d’Acquisition pour la Photographie, 2022 © Estate Val Telberg/Courtesy les Douches la Galerie, Paris, reproduction photographique : Centre Pompidou – Mnam Cci/Hélène Mauri/Dist. RMN-GP.

Corps à corps – Histoire(s) de la photographie. Commissaire d’exposition Julie Jones, conservatrice, Centre Pompidou- Musée national d’Art Moderne, avec Marin Karmitz, assistés de Paul Bernard-Jabel et de Laëtitia Jardin – chargée de production Élise Blin – Architecte-scénographe Camille Exco. Catalogue de l’exposition, sous la direction de Julie Jones Format : 24 × 30 cm, 312 pages, prix : 49 € – Album de l’exposition, sous la direction de Paul Bernard-Jabel et Marion Diez, bilingue français – anglais, format : 27 × 27 cm, 60 pages, prix : 10,50 €.

Du 6 septembre 2023 au 25 mars 2024, tous les jours de 11h à 21h, sauf le mardi – Galerie 2, niveau 6. Le Centre Georges Pompidou. 75191 Paris cedex 04 – Métro : Hôtel de Ville, Rambuteau RER Châtelet-Les-Halles – Tél. : + 33 (0)1 44 78 12 33 – Derniers jours.

L’Enfant brûlé

Librement adapté du roman de Stig Dagerman, traduction Élisabeth Backlund – mise en scène Noëmie Ksicova, compagnie Ex-Oblique – à l’Odéon-Théâtre de l’Europe /Ateliers Berthier.

© Jean-Louis Fernandez

On entre dans l’histoire par les mots tendres qu’un jeune garçon dit à sa mère. Le spectateur est dans le noir : « Reste auprès de moi » implore-t-il. Quand on fait le pont avec le titre de la pièce, L’Enfant brûlé annonciateur de violence et avec la vie de Stig Dagerman, abandonné par sa mère peu après sa naissance, on est dès le départ comme tétanisé.

Stig Dagerman (1923-1954) est le chef de file de la jeune littérature suédoise des années quarante. Son œuvre, courte de fait et engagée, touche à la difficulté d’être au monde et n’a de cesse de dénoncer le politique et les injustices sociales. Auteur de grands textes dont des romans – Le Serpent en 1945, L’Île des condamnés en 1946, L’Enfant brûlé en 1948 son avant-dernier, publié en France en 1956 – des poésies et des nouvelles ; des pièces de théâtre, avec Le Condamné à mort, en 1947 ; des essais dont Notre besoin de consolation est impossible à rassasier en 1952, texte dense qui compte une vingtaine de pages, écrit deux ans avant qu’il ne mette fin à ses jours. Son style est grave et percutant. « Il n’existe pour moi qu’une seule consolation qui soit réelle, celle qui me dit que je suis un homme libre, un individu inviolable, un être souverain à l’intérieur de ses limites… »

© Jean-Louis Fernandez

Quand la lumière s’allume on se trouve dans la maison de Knut (Vincent Dissez), qui depuis peu se retrouve seul avec son fils, Bengt (Théo Oliveira Machado) aux portes de l’âge adulte. Alma, la mère, est morte peu avant. Le poids de l’absence est terrible, Bengt n’accepte pas son départ et vit avec tous les signes de sa présence : le foulard qu’elle portait, véritable objet-fétiche, sa photo toujours à proximité, la pendule arrêtée à l’heure de sa mort et toutes les traces qu’il cultive dans la maison. « Elle riait tout le temps » se souvient-il. Dès la première scène, père et fils s’affrontent et Bengt provoque son père qui finit par lui jeter au visage : « Alma est morte pour toute la vie ! » Il neige à la fenêtre à croisée, Bengt, enfermé en lui-même est comme un prisonnier.

Le spectacle est un huis-clos entre le père, prêt à refaire sa vie, le fils désorienté, en souffrance et rébellion, et un chien que Knut apporte un jour à la maison pour faire diversion et que Bengt prend tout de suite en grippe (le chien Mésa). Dans le quotidien auquel ils font face, Bengt défie son père en permanence, d’autant que Knut essaie de reconstruire sa vie. Son fils le traque pour vérifier ce qu’il pressentait avant même la mort de sa mère, son père a une liaison. On entre dans la sphère du privé et le fils déverse ce qu’il a sur le cœur avec une rare violence. Il ne supporte plus rien et plus rien ne l’anime si ce n’est le souvenir. « Je ne sais pas faire sans maman… » lâche-t-il. Sa petite amie, Bérit (Lumîr Brabant) est souvent laissée pour compte même si elle s’attache patiemment à alléger le fardeau. Aveuglé par le chagrin, Bengt ne se maitrise plus et l’agresse, comme un enfant capricieux. Et la coupe déborde quand son père lui annonce qu’il va inviter Gun, son amie, à la maison (Cécile Péricone). Le dîner de présentation est un fiasco, Bengt dispose les photos de sa mère sur la table et fait œuvre de sabotage. Il allume des bougies comme il le fera à plusieurs reprises au cours du spectacle, Enfant brûlé dit le titre, au sens propre comme au figuré. Gun porte une robe de velours rouge que lui a offerte Knut et qui ressemble étrangement à celle d’Alma. Blessé, le garçon le prend pour une provocation.

© Jean-Louis Fernandez

La scénographie (d’Anouk Dell’Aiera, éclairée des lumières de Nathalie Perrier) permet d’entrer dans l’intimité de la famille avec subtilité. Elle nous place au cœur de la pièce de vie avec table en formica de l’époque ; côté cour la chambre de Bengt ; au centre et face à nous celle des parents, derrière un tulle ; côté jardin l’entrée de la maison en chicane, par où le père va et vient. Un bout de nature entoure la maison. Dans la seconde partie du spectacle on change de décor et on se transporte en deux temps trois mouvements sur une île pour quelques vacances où la famille se regroupe autour de la piscine dans laquelle chacun plonge, tour à tour. Contrairement à l’amplification du son dans la maison, au bord de la piscine les voix sont naturelles, traduisant davantage d’intimité. Là, les langues se délient un peu plus, on fait des tours de magie. Les relations se troublent et Bengt enfreint toutes les règles. Gun s’occupe de le charmer et tous deux se rapprochent dangereusement. La tension dramatique monte, on a l’impression d’être au cœur d’un polar dans lequel la figure centrale, prête à tout, est hors de contrôle. On le comprend d’autant quand on le voit contraindre Bérit avec brutalité à un rapport sexuel ou qu’il revient avec la laisse du chien, vide. Les personnages se tournent autour en une danse des morts plutôt que des vivants.

Quand le père comprend que Bendt a détourné son amoureuse, il rentre ivre et défait. Son fils le déshabille et le couche. Un an après la mort de sa mère, jour pour jour et à l’heure h, Bengt se coupe les veines du poignet. Il est hospitalisé, on le recoud. La reconstruction du père a échoué et Bengt se perd dans son chagrin. Une nouvelle fois tout est détruit dans cette maison. La fin marque l’image d’une piéta, Bengt posant sa tête sur les genoux de Gun, aussi perdue que tous. Le téléphone sonne dans le vide, on reste en suspension. Dernier plan sur l’embrasure de la porte entrebâillée et le seuil de la maison, image symbolique de l’entre deux, l’avant et l’après, l’en deçà et l’au-delà, comme un plan de cinéma.

« Je conçois le plateau comme un espace de questionnement mais aussi de consolation et de réparation » dit Noëmie Ksicova, metteure en scène, qui s’est emparée du texte de Stig Dagerman en le ré-écrivant à sa manière. Elle sert un langage théâtral qu’elle travaille dans une sorte d’économie et de minimalisme. Son adaptation a été lauréate de l’Aide à la création de textes dramatiques Artcena. Avec sa compagnie Ex-Oblique, elle a créé en 2017 Rapture inspiré de Marguerite Duras, sur la mémoire ; en 2020, Loss, sur la question du deuil et en 2023 Saturne avec la Compagnie de l’Oiseau-Mouche. Entrecoupé de lourds silences et d’instants musicaux, L’Enfant brûlé parle de la perte et de la trace. La noirceur du personnage distille ici une atmosphère lourde où le temps se suspend.

© Jean-Louis Fernandez

Le spectacle est rythmé par les lettres de Bengt, qui, de froid et distant, vulnérable et imprévisible, laisse passer ses émotions. Ces lettres entrecoupent la narration, structurent le roman et construisent sa rythmique, de même que celle du spectacle. Bengt s’adresse des lettres à lui-même, où il s’épanche sur ses fantasmes de pureté, sa mère le lui avait conseillé quand ça n’allait pas fort. Il les écrit et se les lit, au gré de son inspiration et de ses pulsions. Il lit aussi celle qu’il écrit à Bérit et celle qui ne sont adressées à personne. Ces petits gestes du quotidien composent ici le langage théâtral basé sur le temps long, le silence et les petites choses de la vie, non spectaculaires. Bengt dans son rôle (Théo Oliveira Machado) en est un brillant passeur de la violence, effrayante et souvent contenue, et tous les acteurs portent le texte et la situation avec intensité. « Tout ce qui donne à ma vie son merveilleux contenu : une caresse sur la peau, une aide au moment critique, le spectacle du clair de lune… » écrivait Stig Dagerman en quête de consolation…

Brigitte Rémer, le 15 mars 2024

© Jean-Louis Fernandez

Avec : Lumîr Brabant, Bérit – Vincent Dissez, Knut – Théo Oliveira Machado, Bengt – Cécile Péricone, Gun – le chien Mésa – les voix de Sébastien Éveno, Noëmie Ksicova, Léos. Scénographie Anouk Dell’Aiera – création lumières Nathalie Perrier – composition musicale, création sonore, Bruno Maman – costumes Caroline Tavernier – dramaturgie Aurélien Patouillard – dressage, accompagnatrice du chien Victorine Reinewald. Le roman, L’Enfant brûlé, est publié aux éditions Gallimard.

Du 27 février au 17 mars, du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 15h, à l’Odéon-Théâtre de l’Europe /Ateliers Berthier, 1 rue André Suarès. 75017 – métro : Porte de Clichy – tél. : 01 44 85 40 40 – www.theatre-odeon.fr

Splendeurs et Misères

D’après Les Illusions perdues d’Honoré de Balzac – création dirigée par Paul Platel, Théâtre des Évadés – au Théâtre de l’Épée de Bois/Cartoucherie de Vincennes.

© Fabrice Robin.

C’est bien difficile d’écrire sur Les Illusions perdues quand une autre mise en scène vous reste en tête, en l’occurrence celle de Pauline Bayle que nous avions évoquée dans un article du 26 septembre 2021 et qui avait obtenu le Grand Prix du Syndicat de la critique pour le meilleur spectacle théâtral de l’année 2021. C’est comme une chanson, ça ne vous quitte pas.

Donc, reprenons… L’action se passe à Angoulême où le jeune Lucien de Rubempré né Chardon, rêve de gloire littéraire après avoir écrit quelques sonnets. Dans son environnement provincial où très tôt il s’ennuie, il y a David Séchard un ami proche depuis l’école, qui l’aidera financièrement malgré ses difficultés budgétaires après le rachat trois fois son prix de l’imprimerie paternelle, et qui épousera Ève, sa sœur. Tous deux lui sont proches et croient en son talent.

© Fabrice Robin.

Le beau et fringant Lucien de Rubempré (Gaétan Poubangui) décide alors de monter à Paris, prêt à en découdre, car plein d’ambition. Il est accompagné de sa protectrice, Louise de Bargeton (Marianne Giropoulos) qui a de la famille dans la haute société de la capitale en la personne de la marquise d’Espard (Manon Xardel). À peine arrivé à Paris il est regardé de très haut par le cercle des aristocrates, lui, le roturier. La soirée à l’Opéra le montre dans sa maladresse, en dépit de ses efforts et malgré son beau costume loué dans lequel il a quand même fière allure. Il peine à gommer ses origines et Mme de Bargeton le laisse très vite tomber craignant pour sa réputation, car les ragots sur les origines de son protégé vont bon train : son véritable nom est en effet Chardon, quoi de plus ordinaire et il est fils de pharmacien, de Rubempré n’étant que le nom d’emprunt à sa mère. Âprement moqué, Lucien se réfugie dans une mansarde et se met à écrire un roman. Avec un certain orgueil il croit en ses forces et en son talent.

Chez Balzac, Lucien de Rubempré est le personnage principal des Illusions perdues, publié en trois parties entre 1837 et 1843, et celui de Splendeurs et misères des courtisanes, publié entre 1838 et 1847, mais il est évoqué tout au long de La Comédie humaine, qui compte plus de quatre-vingt-dix ouvrages et représente une véritable radiographie de la société de l’époque. Dans Illusions perdues, à la source du spectacle, Balzac conte l’histoire de l’ascension et de la chute de Lucien de Rubempré et nous propose de le suivre à travers déceptions et désillusions dans son apprentissage du monde et des bonnes manières, dans sa recherche de moyens de survie dont la découverte du journalisme et de l’édition, dans son observation naïve et décalée des intrigues, des cercles fermés et du monde du jeu, dans sa volonté sans limite de reconnaissance littéraire.

© Fabrice Robin.

De Rubempré pénètre ces cercles d’édition et du journalisme, d’après Balzac tous plus ou moins plongés dans des affaires de corruption, et tente d’y faire ses armes. Il a pourtant reçu une mise en garde du journaliste Etienne Lousteau (Nicolas Katsiapis) mais ne l’entend pas : « Vous vous mêlerez à d’horribles luttes…Ces combats ignobles désenchantent l’âme, dépravent le cœur et fatiguent en pure perte… Il en est temps, abdiquez avant de mettre un pied sur la première marche du trône que se disputent tant d’ambitions, et ne vous déshonorez pas comme je le fais pour vivre. » Le jeune poète tente d’être publié chez Dauriat, propriétaire de revue et éditeur à la mode, tenant une librairie près du Palais-Royal. Ce dernier refuse d’abord ses textes, puis les accepte au moment où Lucien monte dans la hiérarchie et accède au statut de critique, travaillant pour différents journaux. Pris à son propre piège, à son tour il renie ses valeurs et entre dans les compromissions ; il s’y brûle les ailes. L’article au vitriol qu’il fait paraître sur Raoul Nathan (Willy Maupeti), un des auteurs de l’écurie Dauriat avec qui il règle ses comptes, met le feu aux poudres. Sa chute en sera d’autant plus douloureuse. « Changes-tu le fond de mes articles ? » demande-t-il à un moment à Andoche Finot, le directeur du journal (Jason Marcelin-Gabriel).

© Fabrice Robin.

Dans la première partie du spectacle, on suit la migration de Lucien de Rubempré, d’Angoulême à Paris puis sa solitude inspirée, dans la capitale. Il met en place un système de défense pour pénétrer les milieux littéraires et les persuader de son talent, leur faire connaître ses travaux d’écriture, prendre sa revanche avec l’aristocratie parisienne. La scénographie illustre bien le clivage des classes sociales, du plus bas au plus haut par un jeu de praticables de différents niveaux, mobiles, manipulés par les comédiens pour construire et signifier divers espaces dont la salle de presse où s’affichent les journaux ; le choix des costumes appelle les années 80 (scénographie et costumes, Estelle Deniaud, accompagnée de Cécile Carbonel). Il y a la mobylette et les couleurs d’Angoulême, la ville natale de Lucien et les gens qui lui sont chers, l’opéra derrière le rideau rouge, l’ambitieux poète, au café, entouré de quelques étudiants, essayant au téléphone de contacter les éditeurs et de présenter ses écrits. Gaétan Poubangui interprétant Lucien de Rubempré – qui a déjà travaillé sous la direction de Paul Platel dans ses deux précédents spectacles – habite finement le personnage. Les lumières traduisent des atmosphères qui nous transportent aussi d’un endroit à l’autre avec des jeux d’ombre sur les murs et des pleins feux sur la corruption, (création lumière et régie Ugo Perez Andreotti, accompagné de Arthur Pôtel et Samuel Zucca).

© Fabrice Robin.

Il y a des moments de narration extraits du roman portés par différents acteurs, qui se superposent au langage de la vie quotidienne parisienne et de la débrouille, à celui du trafic littéraire et de la corruption. Le second temps du spectacle – qui s’étire, et où l’anti-héros de Rubempré, disparaît un peu trop au profit des circonvolutions des cercles d’éditeurs et caprices du journalisme – met en exergue ce chantage entre la presse et les milieux éditoriaux ; intimidation et menaces ainsi que cabales savamment orchestrées finiront par le broyer. Il y a Coralie, l’actrice interprétant Ruy Blas qui s’est offerte au plus offrant et qui se fait huer sur scène. En contrepoint, Lucien trouve un peu de camaraderie parmi les gens du Cénacle dans lequel il est admis et qui se réunissent au Louvre, cénacle composé d’intellectuels et d’artistes dont Daniel d’Arthez, écrivain sans le sou avec qui il sympathise. Le spectacle montre les étapes d’un début d’ascension puis d’un écroulement dans lequel chaque acteur tient plusieurs rôles. On s’y perd donc un peu vu la richesse du texte de Balzac. Le burlesque voulu a du mal à prendre et frôle par moments la caricature dans la représentation du milieu journalistique et éditorial, la dérision étant dans le texte, inutile de surligner ou alors il y faut plus de maitrise. On a beau chercher pour référence les caricaturistes du XIXème siècle qui fleurissaient grâce aux avancées techniques de l’imprimerie, l’enthousiasme de la troupe qui déborde un peu trop, apporte plutôt un côté foutraque.

Paul Platel a créé le Théâtre des Évadés en 2018 et présenté deux spectacles en 2021 et 2022 : Je me souviens, fresque sociale d’un village menacé par la disparition (cf. notre article du 15 juillet 2022) et Pardon Abel – l’histoire de deux frères aux parcours et sensibilités différentes, il en signait les textes ainsi que les mises en scène. Adapter Balzac est ambitieux la matière est plus que dense et mène donc à certaines simplifications, d’un niveau de langage à l’autre. Le spectacle a de bons moments et fonctionne avec fluidité en son premier tiers, il s’alourdit ensuite quand le texte devient démonstratif et que la rigueur du jeu se perd.

Brigitte Rémer, le 10 mars 2024

Avec : Marianne Giropoulos, Nicolas Katsiapis, Jason Marcelin-Gabriel, Willy Maupetit, Gaétan Poubangui, Manon Xardel – collaboratrice artistique Laure Sauret – création lumière et régie Ugo Perez Andreotti, accompagné de Arthur Pôtel et Samuel Zucca – musique Tom Ouzeau – scénographie et costumes Estelle Deniaud, accompagnée de Cécile Carbonel.

22 février au 10 mars 2024, du jeudi au samedi à 21h, le dimanche à 16h30 au Théâtre de l’Épée de bois / Cartoucherie de Vincennes, route du Champ de Manœuvre. 75012. Paris. Tél. : 01 48 08 39 74 – site : www.epeedebois.com

Parfums d’Orient

Exposition, à partir de trente et une odeurs spécialement créées par le parfumeur Christopher Sheldrake et deux cents œuvres patrimoniales et contemporaines – commissaires d’exposition Hanna Bogahim et Agnès Carayon – jusqu’au 17 mars 2024, à l’Institut du Monde Arabe. Derniers jours.

@ Denis Dailleux

Une série de photos de Denis Dailleux accueille le visiteur, Cueillette dans les hauteurs du Moyen-Atlas. Elle montre les gestes de la récolte des roses de Damas ramassées au Maroc, troisième pays producteur, le tri des pétales et leur délicate mise en sac. La rose, symbole de beauté et de spiritualité. C’est le point de départ de la déambulation proposée par l’exposition qui montre comment les fleurs et plantes aromatiques entrent dans la fabrication de parfums et cosmétiques, de recettes culinaires et thérapeutiques.

Parfums d’Orient c’est aussi une invitation à voyager aux sources des subtiles fragrances – safran, jasmin, fleur d’oranger, musc – à les sentir grâce aux ingénieux dispositifs spécialement créés par le parfumeur Christopher Sheldrake. Le visiteur part ainsi à la découverte sensible d’une dimension première de la culture arabe, du Haut-Atlas aux rives de l’Océan Indien. Par ces subtils arômes qu’on trouve sous différentes formes comme onguents, huiles, baumes, eaux et dans les fumigations d’encens liées aux pratiques culturelles et sociales ancestrales, il inhale le meilleur de l’Orient.

Trois parties composent l’exposition : la première, l’immersion dans Les essences les plus rares et les plus précieuses de l’Orient et la recherche des matières premières telles que fleurs, herbes, épices et résines odorantes – la seconde, Les senteurs de la cité : les usages du parfum dans l’espace public avec un parcours dans la médina et le souk des parfumeurs-apothicaires, dans les hammams – la troisième, Au cœur de l’intimité de la maison arabo-musulmane, les senteurs au sein du foyer : devoir d’hospitalité, rituels de séduction, odeurs de la cuisine orientale.

On découvre ainsi dans la première partie de l’exposition les matières premières et fragrances rares comme le précieux bois de oud ou bois des dieux, appelé aussi or liquide, qui vient de l’arbre Aquilaria poussant dans les forêts du sud-est asiatique, au Bangladesh, Thailande, Cambodge, Malaisie, Laos et Vietnam. Utilisé pur ou mélangé à d’autres substances, brûlé, sous forme liquide ou huileuse, il est célébré depuis les débuts de l’islam et reste un des composants majeurs de la parfumerie orientale. Le musc à l’origine issu de différentes espèces de chevrotains vivant dans les montagnes d’Asie intérieure, animal protégé depuis 1973, est désormais interdit d’utilisation à l’état naturel. Son odeur est reconstituée grâce à des substituts chimiques. Le safran, aussi appelé or rouge est tiré des trois pistils odorants, de couleur rouge ou dorée situés à l’intérieur de la fleur de crocus ; cueillies à la main, il faut environ 200 000 fleurs pour en obtenir un kilogramme, c’est donc une épice très chère.

Le secret du parfum © Brigitte Rémer (2)

Des manuscrits, miniatures, textiles, peintures, photographies, installations et vidéos guident aussi le visiteur sur les routes empruntées par les meilleurs ambassadeurs du commerce des parfums, dont l’Arabie, qui, avec l’encens, l’ambre gris et la myrrhe, en a largement diffusé son amour à l’ensemble du monde arabe. Ce sont des pièces rares qui accompagnent son voyage olfactif. Ainsi le livre de Dioscoride, médecin militaire grec d’Asie Mineure, né vers 40 après J-C, qui après des études à Alexandrie et Athènes devint célèbre par son herbier, De Materia Medica. Source principale de connaissance en matière de plantes médicinales durant l’Antiquité il y fait la description de plus de six cents plantes et presque mille remèdes. La pièce exposée est une copie datée de 1082 à Samarcande (Ouzbékistan), traduite en arabe et montre La récolte du baume de Judée. On traverse aussi un éclairage horticole au clair de lune réalisé par l’artiste Hicham Berrada, de Casablanca, intitulé Mesk Elli le Jasmin de nuit qui nous invite à méditation  au milieu de terrariums imposants, en verre teinté, dans lesquels poussent des plantes appelées Cestrum nocturnum. Cette fleur diffuse son odeur la nuit, les vitrines sont donc accompagnées d’un système d’éclairage au clair de lune inversant le cycle jour/nuit. Cette expérience poétique nous transporte, le temps de l’exposition, dans un jardin où le parfum intense des fleurs éveille des souvenirs.

Vladimir Antaki © musée de l’IMA (3)

La seconde section de l’exposition, Les senteurs de la cité, nous mène au cœur de la médina explorer les odeurs de la ville et les usages du parfum dans l’espace public, l’identité des quartiers. Hautement valorisé dans la société arabe, le métier de parfumeur imprime le respect, il est détenteur d’un véritable savoir-faire dont celui d’apothicaire, connaît toutes les vertus cosmétiques et médicinales des essences. Symbole de l’admiration qu’on lui porte, le souk des parfumeurs se trouve près de la mosquée principale et du hammam, on y trouve dans ses échoppes toutes sortes d’épices, herbes aromatiques, résines, eaux florales et de nombreuses compositions de parfums. Cette section témoigne de la multitude des senteurs et objets qui vont avec, une série de photographies de petites échoppes présentées en grandeur nature par l’artiste franco-Libanais Vladimir Antaki, dans le prolongement de sa série The Guardians qu’il a réalisée dans les souks de Mascate et de Salalah. Oman est en effet une terre ancestrale des parfums qui a su préserver ses traditions ; la réplique d’un modèle de distillerie d’eau de rose, Untitled 2045 (Eau de Rose of Damaseus), réalisée par l’artiste thaïlandais basé principalement à New-York et Berlin, Rirkrit Tiravanija, à partir du dessin d’un alambic conçu par le géographe al-Dimashai ; on trouve aussi dans cette partie de l’exposition des vases d’alchimie en verre, d’un bleu profond ; un dispositif distillant différentes fragrances comme Kyphi, interprétation d’un parfum mythique de l’Égypte ancienne à base de myrrhe, lentisque et genévrier, et sa recette de fabrication traduite à partir de hiéroglyphes ; Lune d’Ambre qui mêle le ciste labdanum aux notes sucrées du baume du benjoin, au coriandre et au géranium rosat ; Shamama, parfum à base d’huile et de distillats mêlant trois des principales matières premières de la parfumerie arabe dont le safran. On y trouve aussi les différentes étapes du traitement de la matière première pour devenir parfum telles que les opérations d’enfleurage et de distillation, les parfums à base d’alcool et de solvants et la parfumerie de synthèse, ainsi qu’une magnifique collection de flacons en cristal de roche.

‘Asar aL-Tabrîzî  – The David Collection (4)

Les senteurs de la cité, réserve aussi une place importante au fonctionnement des hammams, haut lieu de sociabilité. Les photos de l’artiste iranien Peyman Hosshmandzadeh documentent la pratique ancestrale des bains publics et des rituels esthétiques et thérapeutiques à Téhéran, ses photos sont mises en vis-à-vis avec les miniatures de Shîrâz – encre, gouache et feuille d’or – représentant le hammam au XVIème siècle. Certains objets dont une pyramide de savons d’Alep. entourent cette représentation, plus ou moins sophistiquée selon la classe sociale de celui qui les possède. Ainsi une Plerre ponce dans un étui ovoïde en forme d’oiseau (Turquie, XIX° siècle Argent, décor au repoussé et rapporté), un Bassin à anse d’Ispahan (XVII°-XVIII° siècle, cuivre coulé, ciselé et incrusté de pâte noire), des Sooques (ou qabqâb), en bois incrusté de nacre et d’argent venant de Syrie et datés de 1850 que les femmes portaient pour se déplacer au hammam et pour la cérémonie du mariage, dont la hauteur indiquait le rang social ; Après l’exsudation, hommes et femmes utilisent savons, huiles, onguents et eaux parfumées pour se laver et se masser le corps et les cheveux, produits choisis pour leur fragrance autant que pour leurs propriétés cosmétiques et médicinales. Une vidéo de Yumna Al-Arashi, Shedding Skin Beyrouth (Liban), 2017 montre l’ensemble des rituels pour les soins du corps dans une lumière à la beauté picturale. Ils font aussi partie intégrante d’un véritable art de vivre. « Le henné, la peau, ce sont mes souvenirs, ma grand-mère, le milieu dans lequel j’ai grandi, les odeurs que je connais » dit le plasticien marocain Farid Belkahia.

La troisième partie de l’exposition, Au cœur de l’intimité de la maison arabo-musulmane, montre que le goût marqué pour les parfums dans le monde arabe est un fait culturel qui s’illustre aussi dans la maison et l’intimité du foyer. Chez les Égyptiens et chez les Romains, on dit que les fumigations étaient le moyen de communication privilégié avec les divinités, dans le monde antique les Égyptiens étaient considérés comme les maîtres incontestés de la parfumerie. On le voit sur des Stèles égyptiennes peintes et sculptées, et à travers les rites funéraires. Dans cette partie, on trouve les ornements de maison et les amulettes contre le mauvais œil, on voyage dans les odeurs épicées de la cuisine et les parfums qui accueillent le visiteur sur le pas de la porte dévoilant ainsi le statut du maître de maison. On traverse les fragrances qui pimentent la relation amoureuse – entre autres le safran, le musc et l’ambre aux vertus aphrodisiaques dont la poésie arabe se fait le chantre pour l’être aimé. Le devoir d’hospitalité est un acte social fondamental, les Rituels de réception sont présentés sous forme de théâtre d’ombres, les parfums et fumigations ont des vertus protectrices et le brûle-parfum est un accessoire indispensable de la maison orientale. Réalisé en toutes matières – céramique, terre cuite, métal incrusté d’argent, on le trouve dans les foyers depuis des siècles et quelle que soit la condition sociale du maître des lieux. Les aspersoirs (ou qumqum), font aussi partie du mobilier commun des maisons orientales. Ils servent à contenir une eau florale, de rose ou de fleur d’oranger le plus souvent utilisée comme porte-bonheur. Des miniatures principalement iraniennes représentent nuits de noces ou amours contrariés, mêlent fragrances et sensualité et consacrent la forte charge érotique attribuée aux parfums. La littérature et la poésie arabes leur emboitent le pas.

Aspersoir bleu © Lyon MBA (()

On trouve dans cette partie de nombreux objets rares et précieux et le geste artistique d’artistes contemporains. Ainsi Farah Al Qasimi née à Abou Dhabi montrant  l’omniprésence du parfum et des huiles parfumées dans la société émiratie à travers ses vidéos, photographies et performances ; l’installation Boutons de jasmin – Full rassas (Arabian jasmine bullets) de Reem Al-Nasser, artiste d’Arabie Saoudite, exposant un costume traditionnel de mariée entièrement confectionné en boutons de jasmin ; ou encore Dia al-Azzawi né à Bagdad (Irak), illustrant sur lithographies des scènes des Mille et Une Nuits, contes dans lesquels le parfum est très présent et apparaît comme une composante de la volupté – ainsi la cent soixante-seizième nuit, The story of Nur al-Din ibn Bukkar and the Slave-Girl Shams al-Nahar.

Ce troublant voyage à travers les Parfums d’Orient proposé par l’Institut du monde arabe et réalisé par les commissaires d’exposition Hanna Bogahim et Agnès Carayon ouvre sur la  douceur et le mystère. La découverte des fragrances et de leurs origines, l’approche et la connaissance de leur complexité dans des lieux chargés d’histoire, les savoir-faire traditionnels dans la culture arabe, participent d’un véritable art de vivre.

Par cette exposition, les essences racontent, les pétales volent au vent et envoient leurs messages comme autant d’oiseaux messagers, d’un bout du monde à l’autre. Et comme le dit si bien le poète Constantin Cavafy, « Les arômes m’inspirent comme la musique, comme le rythme, comme les belles paroles… »

Brigitte Rémer, le 29 février 2024

Visuels :  (1) Denis Dailleux, Cueillette dans les hauteurs du Moyen-Atlas, Moyen-Atlas (Maroc), 2015. photographie analogique, 80×80, tirage d’exposition © Denis Dailleux – (2) D’après l’Installation olfactive Le secret du Parfum @ Magique studio – (3) Vladimir Antaki, The Guardians, Mohamad Obéidi, Mascate, (Oman), 2023, impression sur papier fine art contrecollé sur Dibond, 240×160 © Musée de l’IMA / Vladimir Antaki – (4) ‘Asar aL-Tabrîzî Mihr dans un hammam à Khwarazm, Mihr wa Mushtari Shiraz (Iran), cople datée entre 1540/1550, encre, gouache et feuilles d’or sur papier – Copenhague, The David Collection, 76/2006 – (5) 200/2 Aspersoir, Iran (?) XIXe siècle (?) Verre soufflé et moulé, bleu cobalt, 35,3 x 10,5 cm, Lyon, musée des Beaux-Arts de Lyon, D147 © Lyon MBA.

Du 26 septembre 2023 au 17 mars 2024, niveaux 1 et 2 de l’Institut du Monde Arabe, 1 rue des Fossés Saint-Bernard., Place Mohammed V, 75005. Paris – métro : Jussieu, Cardinal Lemoine – site : www.imarabe.orgDerniers jours.

Le chemin du wombat au nez poilu

Spectacle tout public – chorégraphie et mise en scène Joanne Leighton – narration et danse Flore Khoury et Marie Tassin – au Centre national de la danse/CND, à Pantin – avec Chaillot/Théâtre national de la Danse.

© Patrick Berger

Le conte fantastique que nous sommes invités à entendre et à voir emmène le spectateur au cœur de la faune et de la flore, en Australie, pays d’origine de la chorégraphe et pédagogue belge, Joanne Leighton dont la compagnie, WLDN est installée en Ile-de-France. La narration, la danse et la vidéo sont à l’œuvre pour créer une pièce des plus poétiques.

Le parcours débute dans le cosmos, avec la naissance du monde, dans le presque noir au plateau, pour se construire autour du rêve et s’éclairer de reliefs géographiques et climatiques qui ne nous sont pas forcément familiers, sauf autour de la problématique des enjeux écologiques, qui s’inscrit en filigrane.

Deux conteuses-danseuses, (Flore Khoury et Marie Tassin), font appel au récit, aux couleurs, à l’air, au son – vents, pluies, crépitements… (de Peter Crosbie), aux images sur grand écran (de Flavie Trichet-Lespagnol), avec un formidable naturel en même temps qu’une savante précision. Elles puisent dans différents vocabulaires tels que mime, danse, attitudes et signes et libèrent une gestuelle libre, fluide et imagée qui accompagne le texte, porté avec humour et finesse.

© Patrick Berger

La scénographie (de Romain de Lagarde, qui signe aussi la lumière) à peine suggérée par un amas de plastiques repliés, gris poubelle, qui au final, représenteront les montagnes et serviront de caverne protectrice quand les éléments se déchaîneront et que les incendies feront rage. L’environnement physique du pays passe par le texte et l’image et nous plonge dans la forêt tropicale et les fleurs sauvages des hauts plateaux, les déserts du centre du pays, les forêts d’Eucalyptus et de sorbiers, les mangroves des régions côtières, les buissons épineux de la savane.

Le texte, issu des légendes et traditions orales du pays, sert de fil narratif à ce voyage et fait vivre les animaux. Nous sommes au pays des koalas et des kangourous, figures totems d’Australie qui abrite de nombreuses espèces de marsupiaux, et nous découvrons une sorte de ferme des animaux à la Orwell. Ici ni pouvoir ni révolte sauf celle de la nature, maltraitée par les hommes. On y croise entre autres Lady Souris, Serpent Arc-en-ciel, Dingo – les dingos sont comme des chiens sauvages – et le Wombat, de son nom aborigène, sorte d’ourson brun dont il existe une espèce à nez poilu, d’où le titre du spectacle, Le chemin du wombat au nez poilu. Il habite les forêts montagneuses et creuse de vastes terriers qu’il défend contre les intrus. Dans le spectacle, il se fera protecteur des animaux menacés et leur ouvrira grand sa porte, transformant son terrier en Arche de Noé.

© Patrick Berger

La chorégraphe-metteuse en scène qui s’est toujours impliquée dans le domaine de l’éducation artistique et culturelle, ne déplie pas seulement un livre d’images en mouvement mais questionne aussi les enjeux écologiques actuels. Joanne Leighton réussit à trouver un savant équilibre entre les différents éléments du spectacle, mêlant une part du réel à la fantaisie. « Avec Le chemin du wombat au nez poilu, je cherche à raconter autant qu’à danser les récits, les histoires, les rêves de mon pays natal » dit-elle.

Ce voyage solaire, minéral et végétal est aussi, par le biais des animaux, un superbe récit de l’aventure humaine. Les deux interprètes le traduisent avec beaucoup d’inventivité et de délicatesse. La complémentarité qu’elles ont su trouver, créant, au-delà des mots, une gestuelle complice et en écho, sert magnifiquement le spectacle.

Brigitte Rémer, le 3 mars 2024

© Patrick Berger

Avec Flore Khoury et Marie Tassin, collaboratrice artistique Marie Fonte – textes Marie Fonte, Flore Khoury, Joanne Leighton, Marie Tassin – création sonore et musique Peter Crosbie – Images Flavie Trichet-Lespagnol – lumière et scénographie Romain de Lagarde – régie générale François Biet – administration Anna Erbibou – production, communication Lola Bizeau.

Du 27 février au 2 mars 2024 – Centre National de la Danse, 1 rue Victor Hugo, 93500. Pantin – métro Hoche – tél. : 01 41 83 27 27 – site : cwww.cnd.fr et magazine.cnd.fr – Chaillot/Théâtre national de la Danse www.theatre-chaillot.fr

Art. 13

Théâtre, danse – Mise en scène, écriture et scénographie Phia Ménard, interprétation et chorégraphie Marion Blondeau, compagnie Non Nova, à la MC93 Bobigny.

© Christophe Raynaud de Lage

Le spectacle fait référence à l’article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, qui pose d’une part que « Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un État », d’autre part que « Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays. » Dans le droit fil de cet article, le nom du petit garçon de trois ans, Aylan Kurdi, échoué sur une plage de Turquie – image qui avait fait le tour du monde – est énoncé en préambule. Avec sa famille il venait de Syrie et avait traversé la Méditerranée pour gagner l’Europe. Phia Ménard place donc la barre de ses intentions entre philosophie, histoire, politique et esthétique.

Après ouverture du rideau de fer, on pénètre dans un jardin à la Le Nôtre comme par effraction en suivant une créature des plus étranges mi-ange mi-bête, sorte de reptile qui, au long du spectacle, va détruire ce qui lui fait obstacle ; pour première cible, un nu des plus classiques, posé sur un socle au centre des parterres et gazons parfaitement maitrisés et lissés et la lecture que l’on peut faire de l’anéantissement du masculin quand on se souvient que Phia Ménard a opéré ce glissement du masculin au féminin. Tous les chemins de vie qui contredisent et entravent la trajectoire de l’extravagante créature seront détruits. Nous suivons son parcours de destruction, à la recherche d’une hypothétique liberté sous le bruit épouvantable des bombardiers, tronçonneuses et autres marteaux-piqueurs – des bouchons d’oreilles sont distribués aux spectateurs, à l’entrée.

Tandis que ce personnage piétine le bon ordre mondial, des nuages passent sur un grand écran en fond de scène. La statue est au sol, l’homme descendu de son piédestal, en miettes. La créature s’acharne, à coups de hache, sur le socle. Les pierres répandues au sol balisent une nouvelle allée qui ne mène nulle part. Deux hommes en combinaison de survie retirent les décombres et les traces de ce premier socle. La créature ramasse et traîne comme une peluche d’enfant, son doudou, seul vestige d’avoir été tandis que deux pieds de pierre, monumentaux, semblables à ceux des colosses de Memnon sur la route de Thèbes, se découvrent et semblent tout dévorer sur leur passage.

Dans ce jeu des échelles règne une évidente tension entre la créature, petit personnage interprété par Marion Blondeau, mobile et inquiétante – qui signe aussi la chorégraphie du spectacle – et le monumental, statique et hiératique, de l’environnement scénographique. Le contexte distille de l’inquiétude et une perte des repères. La créature-reptile glisse silencieusement d’un obstacle à l’autre comme une gladiatrice déterminée au combat et conduit le spectacle dans la défaite de la pensée et l’aveuglement des sociétés.

Artiste pluridisciplinaire, Phia Ménard est connue pour sa radicalité et pour l’effacement des frontières entre théâtre, danse et performance. Elle nous mène ici dans une forme d’art conceptuel vers des mondes engloutis où le nihilisme l’emporte.

 Brigitte Rémer, le 24 février 2024

© Christophe Raynaud de Lage

Assistanat à la mise en scène Clarisse Delile – interprétation et chorégraphie Marion Blondeau – dramaturgie Camille Louis – scénographie Phia Ménard, Clarisse Delile et Éric Soyer – création sonore Ivan Roussel – création costumes Fabrice Ilia Leroy assisté de Yolène Guais – création lumière Éric Soyer assisté de Gwendal Malard – réalisation scénographie Rodolphe Thibaud, Ludovic Losquin, David Leblanc, Nicolas Marchand – régie plateau David Leblanc, Nicolas Marchand – stagiaires Ayoub Kallouchi (mise en scène), Vanessa Schonwald (scénographie) – régie générale Olivier Gicquiaud – régie lumière Aliénor Lebert – administration, production Claire Massonnet, Constance Winckler, Justine Lasserrade – production Compagnie Non Nova, Phia Ménard.

Vu le 27 janvier 2024, à la MC 93 Bobigny – En tournée : du 7 au 9 mars 2024 au Lieu Unique,  centre de culture contemporaine, Nantes –  du 13 au 16 mars au Théâtre National de Bretagne, centre curopéen théâtral et chorégraphique, Rennes – les 20 et 21 mars aux 2 Scènes, scène nationale de Besançon – les 28 et 29 mars à La Comédie de Clermont-Ferrand – le 9 avril à l’Agora, pôle national cirque de Boulazac (24), le 12 avril 2024 à l’Espace Jéliote, centre national de la marionnette d’Oloron-Sainte-Marie (64) – les 26 et 27 avril 2024 au De Singel, centre artistique international, Anvers (Belgique).

Le Songe d’une nuit d’été

Texte William Shakespeare – traduction François Regnault – version scénique et mise en scène Emmanuel Demarcy-Mota, avec la troupe du Théâtre de la Ville – au Théâtre de la Ville/Sarah Bernhardt.

© Nadége Le Lezec

Emmanuel Demarcy-Mota a côtoyé Skakespeare en 1998, en montant Peine d’amour perdue, déjà dans une traduction de François Regnault, et le spectacle a tourné pendant une dizaine d’années. Une partie de la troupe d’aujourd’hui était déjà dans la distribution. Pour le metteur en scène et directeur du Théâtre de la Ville, Shakespeare, dans Le Songe d’une nuit d’été « cherche à démasquer le langage comme endroit du possible mensonge, et la part d’inconscient qu’il exprime. » La nouvelle traduction de François Regnault, traduisant la prose et les vers de Shakespeare apporte des mots du quotidien, prenant de la distance avec la littérature.

Et il y a de la magie dans la pièce, thème qui intéresse particulièrement Emmanuel Demarcy-Mota qui a entre autres mis en scène récemment La Grande Magie et Les Fantômes de Naples, d’Eduardo De Filippo. Le Songe d’une nuit d’été est une comédie écrite autour de 1594, qui entremêle les fils de l’amour et du désamour par la puissance de philtres magiques dont le but est d’inverser le sens des destins. Shakespeare pénètre dans la mythologie grecque : nous sommes à Athènes et Thésée – ici interprété par une femme, Marie-France Alvarez – prépare ses noces avec Hippolyte.

© Nadége Le Lezec

C’est Obéron, le roi des fées (Philippe Demarle), qui règne en maître sur une nature féerique, assisté de l’espiègle Puck (interprété par un comédien, Edouard Eftimakis et deux comédiennes, Ilona Astoul et Mélissa Polonie) chargé de déposer l’elixir issu de la fleur d’amour-en-oisiveté dont la propriété est de déclencher, chez celui ou celle qui le reçoit, un violent amour envers le premier être vu au réveil. Titania, son élégante femme descendue du ciel (Valérie Dashwood), est sa première cible et il envoie Bottom le tisserand (Gérald Maillet) qu’il charge d’une tête d’âne, comme celui qu’elle verra en premier.

Obéron et Puck poursuivent leur œuvre, brouillant les cartes des unions et inversant les amours, car Puck de surcroit se trompe et sème le trouble. La nuit est de grande confusion et les couples d’origine se défont, garantissant étonnement et colères au réveil : Lysandre et Hermia (Jackee Toto et Sabrina Ouazani) dont le père, Égée (Stéphane Krähenbühl) s’opposait à l’union et qui les avait poussés à s’enfuir dans la forêt, Démétrius (Jauris Casanova), convoité par Égée pour sa fille et Héléna son amoureuse (Élodie Bouchez). Une série de quiproquos qui participe au comique de la pièce.

© Nadége Le Lezec

Les artisans-acteurs se métamorphosent en Pyrame et Thisbé pour la pièce éponyme, qu’ils vont interpréter, rendant un hommage au théâtre dans le théâtre et que François Regnault a traduit en alexandrins. Peter Quince, charpentier, la met en scène ; Thomas Snout, chaudronnier, tient le rôle du mur ; Il y a aussi l’arrivée de la lune et du lion. On entre dans le burlesque

La pièce offre un matériau idéal à la fantaisie et à l’invention d’espaces oniriques permettant de traduire le rêve, l’illusion, le détournement des sentiments et le vol de la conscience. La scénographie est flamboyante (Natacha le Guen de Kerneizon, Emmanuel Demarcy-Mota) tout juste inquiétante, composée d’arbres immenses et blancs qui s’élèvent au plus haut et dont on perd la cime. Lumières, costumes, tout contribue au trouble et à la magie, dans un univers dont la vision sur la relation de couple est sombre, car le doute s’installe et la croyance s’en trouve fortement ébranlée. À l’espace des fantasmes qu’est celui de la nuit, pleine de songes et de rêves, l’espace du désordre et de la réalité, le jour.

© Jean-Louis Fernandez

Emmanuel Demarcy-Mota utilise toute la ressource du Théâtre de la Ville rénové, les elfes sortent des trappes comme s’ils naissaient de la mousse et Titania vole dans les airs. Le metteur en scène mélange les genres et met en vis-à-vis le monde des amoureux, celui des fées et celui des artisans dans une tonalité crépusculaire digne de la mythologie celtique. La nature dans laquelle il nous plonge est fascination, les acteurs et actrices accompagnent le mouvement avec justesse et passion, nous faisant traverser l’effrayant et le burlesque dans un baroque flamboyant.

Brigitte Rémer, le 23 février 2024

Avec la troupe du Théâtre de la Ville Élodie Bouchez, Héléna – Sabrina Ouazani, Hermia – Jauris Casanova, Démétrius – Jackee Toto, Lysandre – Valérie Dashwood, Titania – Philippe Demarle, Obéron – Edouard Eftimakis, Puck, Hippolyte, Fée – Ilona Astoul,  Puck, Fée – Mélissa Polonie,  Puck, Fée – Gérald Maillet, Bottom – Sandra Faure, Quince – Gaëlle Guillou, Starveling, Fée – Ludovic Parfait Goma, Snout, Fée – Stéphane Krähenbühl, Flûte, Egée, Fée – Marie-France Alvarez, Thésée. Assistante à la mise en scène Julie Peigné, assistée de Judith Gottesman – scénographie Natacha le Guen de Kerneizon, Emmanuel Demarcy-Mota – lumières Christophe Lemaire, assisté de Thomas Falinower – costumes Fanny Brouste – musique Arman Méliès – vidéo Renaud Rubiano – son Flavien Gaudon – maquillage et coiffures Catherine Nicolas – accessoiristes Erik Jourdil – coiffes et couronnes Laetitia Mirault.

Du 16 janvier au 10 février 2024, du mardi au samedi 20h, dimanche 15h, auThéâtre de la Ville/Sarah Bernhardt, 2 place du Châtelet. 75004. Paris – métro : Châtelet – tél. : 01 42 74 22 77 – site www. theatredelaville-paris.com

L’Oiseau de Prométhée

© Vincent Muteau

Mise en scène Camille Trouvé et Brice Berthoud – écriture Chrístos Chryssópoulos avec les co-metteurs en scène – traduction Anne-Laure Brisac – au Théâtre des Quartiers d’Ivry/scène nationale du Val-de-Marne.

Pour avoir dérobé le feu sacré de l’Olympe et en faire don aux humains, Zeus condamne Prométhée à être cloué à un rocher, sur le mont Caucase. Chaque jour un vautour lui dévore le foie, chaque nuit il renaît. Première strate du récit dans L’Oiseau de Prométhée à partir du caractère tragique du mythe, parabole évoquant la justice sociale et la répartition des biens.

À l’autre bout du temps, au milieu des années 2010, seconde strate du récit : la duperie des comptes publics par le bilan politique de la crise grecque dans les années Tsipras. Chef de l’opposition officielle dans ces années-là, nommé Premier ministre en janvier 2015, Tsipras fait des va-et-vient avec la prise de pouvoir – démission puis reconquête – organisant un référendum sur la dette publique grecque pour contrer les économies souterraines, avant de signer un accord avec les créanciers de la Grèce, mettant à mal l’identité et la fierté nationales d’un peuple. À la table des négociations, les politiques, représentés par des bustes et masques en papier mâché : Giórgos Papandréou, Christine Lagarde, Michel Sapin, Angela Merkel, d’un côté face à Prométhée et aux dieux d’un autre côté. Plus tard, autour de la table, le premier ministre grec Aléxis Tsípras, et son ministre de l’économie, Yánis Varoufákis, refusent de nouvelles mesures d’austérité, au risque de tout perdre.

© Vincent Muteau

La troisième strate se passe en 2023 autour de retrouvailles entre amis franco-grecs dont les idées, quinze ans plus tard et après le chaos politique de l’époque, divergent. Le décor grec est planté dans une imposante scénographie au cœur de la ville, comme une agora (signée Brice Berthoud, Maxime Boulanger et Adèle Romieu). Côté cour, un praticable sur lequel quelques spectateurs prennent place, au plus près des acteurs, côté jardin, la buvette tenue par les Parques. Sur les toits, le domaine de Prométhée et du vautour. Au centre, la table du banquet. Les bougies orthodoxes au début du spectacle donnent le contexte.

Dans la mythologie, les Parques sont trois sœurs, nommées Nona, Decima et Morta pour les Romains ; les Moires en grec, connues sous les noms de Clotho, Lachésis et Atropos. Elles portaient des couronnes faites de narcisses, de branches de chêne vert, ou d’or. La première est la fileuse, elle fabrique et tient le fil des destinées humaines ; la seconde, dont le nom fait référence à la répartition, déroule le fil et le met sur le fuseau. La troisième, l’inflexible, coupe le fil qui mesure la durée de la vie de chaque mortel. Les trois Parques de L’Oiseau de Prométhée s’inscrivent dans un registre léger et comique, elles papotent et s’affairent à la buvette dont elles ont la charge, sorte de taverne d’Ali-Baba. Elles portent des masques de papier, technique privilégiée de la compagnie Les Anges au plafond.

© Vincent Muteau

On va et vient d’un temps à l’autre et d’une histoire à l’autre sans trop de cohésion et le temps se dilue. De loin en loin un funambule traverse le plateau (Olivier Roustan), expression de l’équilibre instable du pays ? Prométhée et le vautour appartiennent au domaine de la fabrication savante de marionnettes. Esthétiquement c’est très réussi. Souleymane Sylla en est la voix, portant une veste dorée, il en fait brillamment récit au micro.  La musique conduit l’Oiseau dans les rythmes du Rebetiko, cette forme d’expression musicale populaire grecque qui rhizome entre différentes influences (composition musicale et interprétation live Stéphane Tsapis).

Pourtant quelque chose ne fonctionne pas du côté de la dramaturgie et du texte, étiré entre la mythologie, la crise économique de 2010 en Grèce et les conversations basiques de la bande des ex-amis. Entre les acteurs et la partie mythologie-marionnettes quelque chose ne prend pas et l’on est balloté entre différents registres de langue qui ne s’emboîtent guère, passant d’une planète à l’autre sans raccord.

© Fabrice Robin

Le texte est signé des co-metteurs en scène, Camille Trouvé et Brice Berthoud et du romancier, essayiste et traducteur grec Chrístos Chryssópoulos qui, à travers ses écritures, enquête sur sa ville, Athènes. Il a publié un certain nombre d’ouvrages dont La Destruction du Parthénon en 2012, qui ouvre des champs de réflexion sur l’art et la ville, l’Histoire et l’identité ; Terre de colère en 2015, où il pose le constat de l’incommunicabilité dans une société de surveillance, entre ceux qui possèdent la parole et ceux qui ne la possèdent pas et où grandit la colère ; Athènes-Disjonction en 2016 où face à trente-cinq photographies il écrit trente-cinq textes dans lesquels l’inquiétude côtoie l’admiration pour sa ville, secrète et blessée. À croiser trop de regards pour les nécessités du plateau le texte devient syncrétisme, brouillant les pistes et perdant en intensité.

Fondée en 2000 de la rencontre entre Camille Trouvé – qui s’est notamment formée à l’art de la marionnette à Glasgow et se reconnaît pour maître le metteur en scène et scénographe italien Fabrizio Montecchi – et  Brice Berthoud – circassien de formation, notamment fil-de-fériste et jongleur – la compagnie Les Anges au Plafond a présenté une quinzaine de spectacles où se mêlent poétique et politique : pour mémoire, Les mains de Camille ou le temps de l’oubli, sur le destin tragique de Camille Claudel, où l’on entrait dans l’intimité de l’atelier de la sculptrice, le carnaval de la vie à travers Le Bal marionnettique, la descente aux enfers d’un homme dans Le Horlà, et la Grèce à l’honneur à travers Une Antigone de papier et Au fil d’Œdipe. Depuis octobre 2021, les metteurs en scène co-dirigent le Centre dramatique national de Normandie-Rouen, et développent un projet à vocation transdisciplinaire.

Ècartelé entre le banquet des hommes et des dieux et la table des négociations politiques nettement moins onirique, l’Oiseau de Prométhée est brillant du côté de la fabrication et de la manipulation des marionnettes et des visions plastiques proposées. Il l’est moins du côté de l’Histoire en pièce et du grand-écart entre les temps dans lesquels le spectateur cherche sa route sans trop de conviction. Un spectacle à tire-d’aile où, comme dans L’Albatros de Baudelaire, « ses ailes de géant l’empêchent de marcher… «

Brigitte Rémer, le 20 février 2024

Avec – autour de la table :  Rhiannon Morgan, Victoire Goupil, Souleymane Sylla, Achille Sauloup – marionnettiste Christelle Ferreira – sur le fil Olivier Roustan – complicité artistique et poétique Jonas Coutancier – composition musicale et interprétation live Stéphane Tsapis – dramaturgie Saskia Berthod – économiste de référence Romain Zolla – création marionnettes et univers plastique Amélie Madeline, Séverine Thiébault, Camille Trouvé, Jonas Coutancier, Magali Rousseau avec l’aide de Caroline Dubuisson – scénographie Brice Berthoud avec Maxime Boulanger et Adèle Romieu – patines Vincent Croguennec avec l’aide d’Alexa Pinaud – création costumes Séverine Thiébault – direction et composition musicale Emmanuel Trouvé – création et régie lumière Louis de Pasquale – création et régie son Tania Volke – création vidéo Jonas Coutancier – régie Générale Adèle Romieu – régie Plateau Philippe Desmulie en alternance avec Yvan Bernardet – construction des décors : Les ateliers de la maison de la Culture/scène nationale de Bourges et Salem Ben Belkacem – production : Centre dramatique national de Norùandie/Rouen – Les Anges au plafond.

Vu le 8 février 2024, au Théâtre des Quartiers d’Ivry-Manufacture des Œillets/CDN du Val-de-Marne, Ivry-sur-Seine, site : theatre-quartiers-ivry.com. En tournée : 21 et 22 février, Maison de la Culture d’Amiens/Pôle européen de création et de production (80) – 7 et 8 mars Les Passerelles/Scène de Paris, Vallée de la Marne à Pontault-Combault (77) – 21 et 22 mars, Festival Marto Malakoff scène nationale (92) – 26 mars,  Théâtre Paul Eluard ~ Scène conventionnée d’intérêt national art et création pour la diversité linguistique | Choisy-le-Roi (94) – 3 et 4 avril La Comédie de Caen/CDN de Normandie et Le Sablier/Centre National de la Marionnette à Hérouville-Saint-Clair (14). Site : www.lesangesauplafond.fr