D-CAF / Arab Arts Focus, un Festival de haute volée, au Caire – (3) – “The Long Shadow of Alois Brunner”

Le Festival D-CAF, Downtown Contemporary Arts Festival, a été fondé en 2012 par un passionné de théâtre, Ahmed El Attar, qui depuis des années encourage le développement du spectacle vivant indépendant dans son pays, l’Égypte, sous toutes ses formes. Il signe, en 2025, sa 13ème édition. Nous présentons ci-dessous le spectacle The Long Shadow of Alois Brunner, texte, Mudar Alhaggi – mise en scène Omar Elerian – avec Wael Kadour et Mohammad Al-Rashi, Collectif Ma’louba (France/Allemagne/Syrie) – au Centre culturel Jésuite, Le Caire (Égypte), dans le cadre du Festival D-Caf. Texte en langue arabe surtitrée en anglais.

La pièce est portée par le Collectif Ma’louba fondé en 2016, qui rassemble des artistes syriens formés à l’Institut Supérieur des Arts Dramatiques de Damas, vivant à Berlin et Paris. Ma’louba signifie À l’envers – La pièce remonte l’Histoire, à la recherche du criminel nazi Alois Brunner et met le projecteur sur la Syrie où le tortionnaire a fini ses jours. Créé il y a deux ans, le spectacle tourne dans le monde.

© Mostafa Abdelaty

Né dans l’Empire Austro-Hongrois en 1912 dans une famille de petits paysans catholiques et antisémites, cet officier SS et membre du parti nazi, responsable du Bureau principal de la sécurité du Reich, fut l’assistant des basses besognes d’Hitler, protagoniste de la déportation et de l’extermination de nombreux juifs. Condamné par contumace après la guerre à la prison à perpétuité pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité, il serait mort à l’âge de quatre-vingt-dix-huit-ans à Damas, en 2010, dans l’indifférence générale et en rupture avec tous. Il aura réussi à passer à travers les mailles du filet de la justice et n’aura jamais été rattrapé, malgré la traque menée par Beate et Serge Klarsfeld. Rewind !

À plusieurs reprises Alois Brunner, sous divers pseudonymes, s’échappe, de Tchéquie, d’Autriche, d’Allemagne où il était retourné malgré son inscription sur la liste no 1 des criminels de guerre établie par le Tribunal militaire international de Nuremberg, s’enfuit en Égypte en 1953 et rejoint la Syrie en 1954 pour s’y installer. Après le coup d’État qui porte le parti Baas au pouvoir en 1966, il y joue un rôle-clé et devient un proche collaborateur du dictateur Hafez El-Assad, appliquant les méthodes nazies dans les geôles de Syrie. Il signe l’élaboration des services de renseignements secrets et la mise en place d’un appareil répressif d’une rare efficacité dans le raffinement des techniques de torture. Il est formellement identifié en 1985 par le journal allemand Bunte qui réussit à le photographier, permettant cette confirmation, même si les services secrets israéliens l’avaient localisé dès 1980, lui envoyant un colis piégé. Deux agents de la poste de Damas avaient alors été tués, lui s’en était sorti avec la perte d’un œil et de deux doigts.

© Mostafa Abdelaty

L’auteur de la pièce, Mudar Alhaggi, a mené des investigations avec obsession et collaboré avec les acteurs et le metteur en scène. La pièce relate ses expériences et reconstruit le puzzle de ses recherches et découvertes, de ses interrogations et convictions. Deux acteurs – Wael Kadour et Mohammad Al-Rashi, tous deux d’origine syrienne – font vivre ce trouble où se superposent la vérité et le mensonge, le présent et le passé, l’exil, la justice, l’espoir, la liberté, mêlés à l’incertitude de l’acte de création. Ils arrivent aux répétitions et ne trouvent que des fragments de textes – documents historiques autant qu’anecdotes personnelles. Derrière les questions sensibles et complexes liées au collectif et ici particulièrement à la justice, le script promis, tarde.

Wael Kadour ouvre la pièce en parlant de son exil et de l’asile politique obtenu en France avec sa famille il y a dix ans, de sa rencontre avec Mohammad Al-Rashi – dont le père, Mohamad Abdul Rahman Al Rashi était un acteur-star – de leur rencontre avec Mudar Alhaggi. Dramaturge, auteur et animateur culturel syrien installé à Berlin, Alhaggi s’était isolé pour écrire mais se trouvait en panne d’inspiration, reconnaissant que son propre récit en constituait la source. Il avait eu un fils, puis avait disparu. L’acteur-narrateur saisit son ordinateur et son mobile, s’installe au bureau. Une lettre lui est dictée, des raccords sont trouvés. La nature du projet se décale, acteurs et metteur en scène décident de poursuivre. Musique. Lumière.

© Mostafa Abdelaty

D’un tyran l’autre, la pièce nous conduit entre l’Allemagne et la Syrie. Mohammad Al-Rashi portant l’uniforme de l’officier, se métamorphose en nazi avec ses coups de gueule et humeurs escarpées, se plaignant de douleurs, exigeant une infirmière ou qu’on lui lise le journal. Il neige sur Damas, le narrateur porte un grand manteau. Le Festival de cinéma se termine, le Shams Hôtel Ciné est fermé. Brunner/ Mohammad Al-Rashi marche avec une béquille, lui aussi est recouvert d’un grand manteau. Personnage purement beckettien, il égrène une liste de films. « Je suis Allemand » clame-t-il, « on a beaucoup de films allemands » et il donne ordre : « Cherche les films ! » Se mêle au contexte politique la notion de représentation et de spectacle d’un récit historique à la trame incertaine. Le récit est donné salle éteinte. Quand la lumière revient les deux personnages sont assis dos à dos. Le vieux Brunner enregistre, le jeune écrit, entre ordinateur et mobile. Ensemble ils élaborent un nouveau scénario. Une imprimante crache les quelques quatre cents pages écrites par Brunner sur sa vie à Damas – L’homme parlait arabe – ils commencent à en faire lecture puis trient, froissent et déchirent l’ensemble des feuilles. Les deux acteurs penchés sur ce travail de mémoire ont parfois des points de vue divergents et hésitent entre séquences historiques et rédaction de leur scénario. Ils testent et mettent en place un interrogatoire, Wael Kadour, lunettes fumées, fait une déposition pour dénoncer Brunner sous ses divers pseudonymes. L’ambiance qui s’en dégage fait penser au contexte des pièces de  Sadallah Wannous, grand auteur syrien, où la suspicion et l’ambiguïté sont toujours présentes.

© Mostafa Abdelaty

L’effet kaléidoscope du spectacle relate l’opacité de l’Histoire, la perte de réalité d’avec son propre pays, la panne d’inspiration, le processus de création qui vole en miettes et s’interrompt. Du côté de l’Histoire, se projettent des images de manifestations sur la mort et les funérailles de seize jeunes hommes tués pendant la guerre de Syrie, ceux qu’on a arrêtés puis torturés entre 2006 et 2011. L’un raconte : « J’ai été arrêté. Deux hommes en civil ont frappé à la porte… » Un tortionnaire est nommé, le Syrien Anwar Raslan, qui a travaillé pendant dix-huit ans pour les services secrets syriens et fut arrêté en Allemagne en 2019, tandis qu’un autre tortionnaire l’était en France.  Jugé au début de l’année 2022, pour cinquante-huit chefs d’accusation – crimes contre l’humanité, actes de torture sur plus de quatre mille détenus dont un certain nombre sont morts, et sévices sexuels. Il fut reconnu coupable de crime contre l’humanité et condamné à la prison à perpétuité, en Allemagne.

© Mostafa Abdelaty

À la fin du spectacle le mobile sonne, c’est un appel de Mudar Alhaggi qui se met à parler de tout et de rien, de tout sauf du spectacle, laissant les acteurs dans le vide. « As-tu une vision pour la fin ? » se demandent-ils l’un à l’autre. Omar Elerian, metteur en scène, auteur et dramaturge Italo-Palestinien, connaît bien l’univers de l’auteur dont il a récemment présenté la pièce The Return of Danton au Kammerspiele de Munich. Il travaille le fragment avec beaucoup de finesse, interroge l’exil, la responsabilité, la mémoire individuelle et collective, dans l’Histoire. Avec The Long Shadow of Alois Brunner Omar Elerian, mène le public à la crête de la réflexion sur l’Allemagne, la Syrie et sa guerre civile, le pouvoir, dans une ligne brisée et les entrelacements d’un discours fragmenté. Les acteurs, Wael Kadour et Mohammad Al-Rashi, magnifiques tous deux, jouent le trouble de la ligne dramaturgique floutée, entrant et sortant avec fluidité dans les différents rouages du kaléidoscope. De la narration à l’interprétation ils témoignent des déchirements et de la culpabilité, des paroxysmes et accalmies, et derrière l’Histoire, de la complexité de la création.

Brigitte Rémer, le 15 novembre 2025

© Mostafa Abdelaty

Spectacle présenté les 25 et 26 octobre 2025 dans le cadre du Festival D-Caf, au Centre Culturel Jésuite, Le Caire (Égypte), par le Collectif Ma’louba (France/Allemagne/Syrie). Texte, Mudar Alhaggi – mise en scène, Omar Elerian – acteurs, Wael Kadour et Mohammad Al-Rashi – scénographie Jonas Vogt – son et musique Vincent Commaret – conseiller pour la recherche en dramaturgie Éric Altorfer – traduction en anglais Hassan Abdulrazzak – producteur international Eckhard Thiemann.

D-CAF / Arab Arts Focus, un Festival de haute volée, au Caire – (2)

Le Festival D-CAF, Downtown Contemporary Arts Festival, a été fondé en 2012 par un passionné de théâtre, Ahmed El Attar, qui depuis des années encourage le développement du spectacle vivant indépendant dans son pays, l’Égypte, sous toutes ses formes. Il signe en 2025 sa 13ème édition, qui a commencé début octobre, au Caire et à Alexandrie. Nous présentons ci-dessous quelques-uns des spectacles vus, quelques-uns des moments.

Sada/Écho (Égypte)direction, jeu et écriture Ossama Helmy-Ozoz, à l’Institut Français d’Égypte/Mounira (1). C’est un collectionneur d’instants qui nous prend par la main et nous mène dans son univers des sons, sa passion. Ancien chanteur, il a étudié l’anthropologie, est devenu conteur et acteur. Il raconte, par les vinyles qu’il a soigneusement conservés au fil du temps et qu’il manipule lui-même sur scène pour les faire entendre, des pans de la richesse musicale égyptienne. Il a d’ailleurs constitué un fond, les archives Audioz, qui rassemble une collection hors pair de musiques – dont des enregistrements amateurs réalisés sur des appareils analogiques et des documents d’archives qu’il rend accessible aux artistes et aux chercheurs.

Sada (Écho)© Mostafa Abdelaty

Dans l’environnement sombre de la scène, laissant libre cours à la rêverie, Ossama Helmy-Ozoz s’affaire parmi des machines qu’on croirait mises au rebut et sur lesquelles il branche et débranche ses fiches comme il déplacerait les pions d’un jeu d’échec. Il parle avec sa mère, Safiyya, dont le nom signifie pure, signe de beauté intérieure. Il met un premier vinyle, Ahlan Safeyya du chanteur Mohamed Haman, suivi de Enta El Hob, toi mon amour, grand classique d’Oum Khaltoum, il chante avec. Il fait aussi entendre Ahmed Ossama, Fadi Iskandar, Fathiya Ahmad avec Ya Tara « Où est la lumière de mes yeux ? Où est-elle partie ? » et encore bien d’autres. Certains disques craquent, d’autres sont rayés, les lumières douces virent du violet au rose. Au-delà de la technique et des sons électroniques qu’il évoque, Ossama Helmy-Ozoz parle de colonialisme et de sionisme, puis des grandes figures qui tissent la vie politique et sociale d’Égypte comme Yasser Arafat né au Caire ou la mort de Gamal Abdel Nasser, le 29 septembre 1970, qu’il lie aux musiques. Et, dans la présence-absence de son oreillette, l’ingénieur du son fait entendre une vieille cassette audio, Az-Zumar récit coranique par Sheikh Mohammed Omran où l’on entend les bruits de la ville autour de la mosquée ; ou encore Lamma enta Nawy du célèbre Mohamed Abdelwahad répétant « Je continue à penser à toi et j’écoute ce qui te rappelle, Toi tu ne m’as pas oublié… » Ça grince sur le 78 tours. Et il met en vis-à-vis des photos en numérique et argentique pour comparer les sons, numérique ou analogique, déplie la chronologie musicale des années 70, et parle de mémoire et de conscience.

The Light Within © Mostafa Abdelaty

The Light Within (Égypte/Palestine) – chorégraphie de Shaymaa Shoukry, au Théâtre El-Falaki (2). La chorégraphe avait présenté des étapes de son travail, Fighting au 104, à Paris, où elle était en résidence en 2019, en partenariat avec l’Institut du monde arabe, ainsi que deux autres chorégraphies à l’IMA, Portray et Walking en partenariat avec Chaillot-Théâtre national de la Danse, le Centquatre-Paris, Le Tarmac/scène internationale francophone, le Centre national de la danse, l’Atelier de Paris et le Musée national de l’histoire de l’immigration. Deux ans plus tard elle avait à nouveau présenté Fighting, à la Briqueterie de Vitry-sur-Seine, dans le cadre d’un Focus sur la création artistique programmé par le théâtre Jean-Vilar de Vitry en co-réalisation avec l’Association Arab Arts Focus de Paris et Orient Productions au Caire, écho à la révolution citoyenne traversée dix ans plus tôt et à son impact – nous avions rendu compte du spectacle liant les arts martiaux, la danse et le mouvement dans notre article du 26 novembre 2021 (cf. archives Ubiquité-Cultures).

Shaymaa Shoukry est une artiste pluridisciplinaire au parcours ancré dans les arts visuels, et qui, mêle dans ses chorégraphies danse, performance, son, arts martiaux et création d’art vidéo. Dans The Light Within, trois danseuses en pantalons orange, bordeaux et brun jouent d’ombre et de lumière, leurs lampes de poche émettent des sémaphores et dessinent des calligraphies dans l’espace. Elles débutent avec lenteur et harmonie, comme un chœur, dans des mouvements lancinants et répétitifs jusqu’à l’obsession. Puis leurs gestes lents s’accélèrent accompagnés de jeux de lumière. Quand le plateau s’éclaire elles sont comme des vestales, imperturbables et concentrées dans une gestuelle au scalpel. Le travail des bras se complexifie, épaules, bras tendus vers la lumière, puis les mains se rejoignent et elles engagent les pas et les figures d’une danse traditionnelle. Les recherches de Shaymaa Shoukry s’orientent vers les origines de la danse et les racines du mouvement, sur le déplacement des ondes et la guérison énergétique et émotionnelle.

KMs of Resistance (Maroc) – direction Mehdi Dahkan pour deux performers, à The Warehouse (3). C’est un chorégraphe et interprète marocain qui travaille entre son pays et la France Il s’est passionné pour le hip-hop et les pratiques urbaines et a rejoint un groupe de breakdance 99flow à l’âge de douze ans. Il s’est ensuite formé à différents styles dont à la danse contemporaine, a fondé la Compagnie Jil Z en 2019, une plateforme pour la recherche et la création chorégraphiques et travaille sur l’espace urbain à partir des préoccupations sociales de la jeunesse au Maroc, en Afrique et dans le Monde Arabe. Ses performances obligent à la réflexion. KMs of Resistance est le troisième volet d’une série dont les deux premiers s’intitulent Subject To et Only 14. Deux immenses cercles jaunes tracés au sol se chevauchent. Un homme est au sol, animal, dans l’un d’eux comme sur son territoire.  Son visage est caché, il va puiser au plus profond de sa respiration qui donne le rythme. Il souffle et s’essouffle, jusqu’à la suffocation. Soufre, soufflance et souffrance, le propulsent dans une sorte d’idéalisation de l’espace où le monde tourne sur lui-même. Un second performer entre en piste, animal, de même et porteur d’un monde sombre.

KMs of Resistance © Mostafa Abdelaty

Le premier s’enroule autour de lui, ils s’unissent par le souffle et jusqu’aux limites, jusqu’au sifflement comme le râle des poumons d’un mineur. Face à face les têtes se mêlent. Puis les gestes se dessinent en miroir. Les performers rampent sur le ciment et changent de cercle, puisant dans leurs réserves d’oxygène comme des poissons, jusqu’à l’accélération, la transe. Quand ils se relèvent et qu’ils se tiennent l’un, petit, devant l’autre, plus grand et qu’ils s’appliquent à la même gestuelle, on dirait deux organes d’un même corps qu’ils font marcher mécaniquement jusqu’au bout de leur souffle. Parfois la voix filtre, gutturale, comme un cri – celui du peintre Edvard Munch – comme un désespoir ou un appel. Un temps de repos, posant la tête sur les genoux bienveillants du public, essayant de leur communiquer ce souffle qui rythme la vie. Puis l’un ébauche quelques figures de rap, se gonfle et se dégonfle comme un ballon d’hélium. Ni musique ni lumière que celle du jour qui filtre par les ouvertures. Ils sont en apnée, le public aussi.

The Body Symphonic © Mostafa Abdelaty

The Body Symphonic (Liban) – direction Charlie Khalil Prince au Théâtre El-Falaki (4), propose un concert-performance, un face à face entre un danseur, chorégraphe et musicien libanais, Charlie Khalil Prince et un percussionniste allemand, Joss Turnbull. C’est une expérimentation autour du son et du corps comme lieu de résistance. Des machines posées au sol. Une voix chantée surgit quand le performer branche une prise. Il est mobile et se balade avec un micro dans les mains, au bout d’un fil. Il se place au centre de la scène et fait tourner le micro comme on tourne un lasso, accrochant au passage les bruits. Il accélère jusqu’au vacarme et décélère. Il gère le son au pied à partir d’une pédale et compose son univers musical. Quand il cesse, le son enregistré revient en écho. Il écoute, marque l’arrêt, et repart.

Le performer met son corps en mouvement, au sol, tourne sur lui-même sur fond d’un chant, comme une prière. Il maitrise ses gestes et son souffle à la manière d’un alpiniste. Un violon est couché au sol, il joue de l’archet et superpose les sons enregistrés aux sons du violon. Des figures corporelles accompagnent cet univers sonore qu’il construit et déstructure au gré d’une gestuelle très maitrisée. Des instruments dialoguent et dessinent des récurrences. La symphonie se développe en majesté. Apparaît un second musicien qui souligne la mélodie de ses percussions fines et délicates, amplifiées, le performer danse puis se saisit de l’archet comme d’une épée, des cris fusent. Un faisceau de lumière l’éclaire. Percussions et vocal accompagnent ses pas, il avance, recule, décompose les mouvements. Le volume sonore monte. Le performer se saisit d’une guitare et joue, ses sonorités ressemblent à celles du oud. Un tout petit haut-parleur bat la mesure et deux instruments se répondent. Le dialogue entre la musique live et les enregistrements se superposent. Le danseur finit sur un solo emporté dans un tourbillon de folie. La lumière baisse, il danse dans la nuit avant que tout s’arrête.

Pitch Session © Brigitte Rémer

Au-delà des quelques spectacles présentés ci-dessus, une multiplicité de propositions sont mises en place par D-Caf. Ainsi Electro Flamenco du groupe électro-acoustique Artomático (Espagne) ; Rooftop rituals performance sur les toits conçue par Ilja Geelen (Pays-Bas/Égypte) ; L’Addition, version anglaise d’une performance présentée au Festival d’Avignon 2023 par Tim Etchells et le duo de performeurs Bert et Nasi (Royaume-Uni/France) ; Invisible, un jeu collectif où l’absurde côtoie le fantaisiste (Suisse) ; Story of… de l’auteure et metteure en scène Laïla Soliman (Égypte) parlant de maternité et de la perte d’un enfant, ou encore Gaza O my Joy, un spectacle réalisé à partir des textes poétiques de Hend Jouda, mis en scène par Henri-Jules Julien (France/Maroc/Palestine) ; Stop calling Beirut du collectif Zoukak Theatre Company (Liban) ; les chorégraphies Hollow Embraces de Ramz Siam et Nowwar Salem (France/Palestine) ; et Just one title d’Islam Elarabi (Tchéquie/ Égypte/Allemagne). Par ailleurs dix-huit performances et cinq installations sont programmées dans le cadre d’Arts Focus & In Beetween, plateforme de création à travers le Monde Arabe, en partenariat avec le British Council.

Pitch Session © Brigitte Rémer

D-Caf ce sont aussi les sessions de pitch présentées chaque matin dans le magnifique Palais du XVIIIème siècle de Bayt El Sennari, un temps maison de campagne où Bonaparte et quelques-unes de ses troupes se sont posées, lors de la campagne d’Égypte. Située dans un quartier populaire, à deux pas de la mosquée Sayyeda Zeinab, elle est aujourd’hui Maison des Sciences, de la Culture et des Arts. De style ottoman, les façades portent encore leurs grandes baies à moucharabiehs, et ouvrent sur une cour à ciel ouvert, et dans sa cour arrière une scène est dressée pour le Festival. C’est là que les jeunes artistes présentent leurs projets, les programmateurs invités les rencontrent et peuvent dialoguer avec eux et imaginer des collaborations. Ces artistes travaillent souvent depuis deux ou trois ans sur leurs projets et cherchent des soutiens pour les faire aboutir. Le réseautage leur est très important pour trouver des financements. Une vraie dynamique existe autour de ces présentations. Pour n’en citer que quelques-unes : Bashar Markus pour la Palestine a présenté son projet Al Sirah al Hilaliyyah, poème oral épique bédouin datant du Xe siècle, épopée faisant le récit de la migration de la tribu Bani Hilal de la péninsule arabique à l’Afrique du Nord, au départ chantée dans tout le Moyen-Orient mais aujourd’hui uniquement présente en Égypte ; Pleine lune, une chorégraphie d’Islam El Arabi qui mêle danse et musique, danses urbaines et chaâbi, pour exprimer ses peurs, ses doutes, ses oppositions, sa rébellion ;  Salma my love, présenté par Ahmed El Attar, référence au film Hiroshima mon amour du réalisateur Alain Resnais dont la première aura lieu au Festival d’Avignon, et qui met en jeu comme souvent chez le metteur en scène les relations familiales. La violence est là, rentrée avant qu’elle ne s’exprime d’une manière décuplée ; The Book of Dead d’Ezzat Iamaïl et Sherin Hegazy, qui part de la barque solaire égyptienne dans son voyage vers l’au-delà et utilise différents matériaux, et qui peut se danser dans différents espaces, dont des musées ; Deadlif,  projet de Marina Barham, de Bethléem, pour les enfants et les jeunes, création visuelle en partenariat avec Bashar Markus ; The Golden Museum of Crisis, les étapes d’un travail en partenariat avec Berlin et Rennes, par un chorégraphe marocain, Youness Atbane travaillant entre plusieurs pays. L’équipe de Lieux Publics a présenté un projet franco-égyptien de théâtre urbain avec toute la complexité de sa réalisation en Égypte, dans l’espace public.

Dans la rue © Mostafa Abdelaty

La liste des projets chaque jour présentée est longue. Ces sessions de Pitch sont aussi l’âme de D-Caf, car elles permettent des rencontres professionnelles chaleureuses et l’échange des savoir-faire, d’un point de la planète à l’autre.

Brigitte Rémer, le 15 novembre 2025

 

Voir aussi notre article n° 3 sur The Long Shadow of Alois Brunner (France/Allemagne/Syrie), vu au Centre culture Jésuite, le 25 octobre 2025 – par le Collectif Ma’louba – Texte, Mudar Alhaggi – Mise en scène, Omar Elerian – Acteurs : Wael Kadour et Mohammad Al-Rashi – Scénographie Jonas Vogt – Son et Musique Vincent Commaret – Conseiller pour la recherche en dramaturgie Éric Altorfer – traduction en anglais Hassan Abdulrazzak, producteur international Eckhard Thiemann.

1.Sada/Écho, (Égypte), vu le 24 octobre 2025 à l’Institut Français d’Égypte/Mounira – direction, performance et écriture Ossama Helmy-Ozoz – scénographie Hatem Hassan – Lumières Mohamed Gaber-Bora – 2. The light within (Égypte/Palestine), vu le 24 octobre 2025 au Théâtre El-Falaki – chorégraphie de Shaymaa Shoukry, avec les danseuses : Besan Ja’ara, Hanin Tarek, Nidal HabuDan – Musique Ahmad Saleh, violon Shaymaa Shoukry, guitare basse Mahmoud Waly, vocal Marianne Ayousse – assistant à la chorégraphie Nowwar Salem – 3. KMs of Resistance (Maroc), vu le 25 octobre à The Warehousedirection Mehdi Dahkan – Performance Mehdi Dahkan, Mohamed Bouriri – création lumière Arthur Schindel – support dramaturgique Alice Ripoll – 4. The Body Symphonic (Liban), vu le 25 octobre au Théâtre El-Falaki – direction Charlie Khalil Prince – Performance et musique Charlie Khalil Prince et Joss Turnbull, avec des morceaux et enregistrements à partir des voix de Mouneer Saeed, Mustafa Saïd’s Into the Silent Zone et des extraits de Sextant par Stellar Banger – création lumière Joe Levasseur – dramaturgie Erin Hill.

D-CAF / Arab Arts Focus, un Festival de haute volée, au Caire – (1)

Le Festival D-CAF, Downtown Contemporary Arts Festival, a été fondé en 2012 par un passionné de théâtre, Ahmed El Attar, qui depuis des années encourage le développement du spectacle vivant indépendant dans son pays, l’Égypte, sous toutes ses formes. Il signe en 2025 sa 13ème édition qui a commencé début octobre, au Caire et à Alexandrie. Nous présentons dans ce premier article son parcours et ses créations, ainsi que le Festival ; un second article mettra en lumière plusieurs des spectacles programmés ; dans un troisième article nous nous arrêterons sur une pièce du Collectif Ma’louba (France/Allemagne/Syrie), The Long Shadow of Alois Brunner, dans un texte de Mudar Alhaggi interprété par Mohammad Al-Rashi et Wael Kadour, mis en scène par Omar Elerian.

Beit El-Sinnari – Ahmed El Attar © Mostafa Abdelaty

Auteur, acteur, metteur en scène et porteur de projets culturels et artistiques entre l’Égypte et de nombreux pays du monde tant au Moyen-Orient qu’en Europe, Ahmed El Attar écrit ses spectacles et les présente tout en montrant aux programmateurs du monde la jeune création théâtrale égyptienne et celle issue des pays du Moyen-Orient, à travers le Festival D-Caf. Une belle occasion pour le partage des savoir-faire. Dès 1993 il avait fondé au Caire la compagnie théâtrale indépendante The Temple, et présenté au fil des ans de nombreux spectacles. Pour n’en citer que quelques-uns ; en 1998 The Committee, première pièc dont il signe le texte ; en 2004 Mother I want to Be a Millionnaire ; en 2006, About Othello or who’s Afraid of William Shakespeare ; en 2007, Fuck Darwin or How I Learned to Love Socialism, une histoire où la famille s’insulte et se déchire sur fond d’un discours du Président Gamal Abdel Nasser sur la nationalisation du canal de Suez. Coréalisée avec le Théâtre national du Monténégro, la pièce avait permis à l’acteur Sayed Ragab, de recevoir le Prix d’Interprétation masculine au Festival de Théâtre Expérimental du Caire. En Égypte il faut, comme le dit Ahmed El Attar, « une bonne dose d’autodérision dans l’expression du désir de changement, et surtout, ne pas être pressé. » Dans ses pièces, il tend un miroir à la société et à la famille.

En 2005, Ahmed El Attar crée les Studios Emad Eddin, sorte de couveuse pour jeunes artistes de la scène et propose des studios de répétitions, des plateformes de formation et d’accompagnement dans la conception et le montage de projets artistiques et dans la diffusion des spectacles. En 2007 il fonde sa propre société de production, Orient Productions. Avec son équipe il est comme le sémaphore de la vie théâtrale égyptienne et remplit le rôle d’observatoire culturel.

Beit El-Sinnari – Ahmed El Attar @ Brigitte Rémer

Parfaitement francophone, participant de la Formation Internationale Culture créée pour les opérateurs culturels étrangers par Jack Lang en 1991 et diplômé en Décision, Conception et Gestion de projets culturels de l’Université Sorbonne Nouvelle, Ahmed El Attar présente régulièrement ses spectacles en France. On a pu voir en 2015 au Festival d’Avignon The Last Supper en version originale surtitrée, sur le thème du père, figure-totem de la société égyptienne et métaphore du rapport au pouvoir ; et en 2018, Mama où il dessine la place centrale de la mère qui détient dit-il, la faculté de faire changer les choses mais se place inlassablement dans le mécanisme de la reproduction en termes d’éducation. Dans cette sorte de huis-clos, il montre l’immobilité d’une société où la violence est cachée. Ahmed El Attar a également participé au Festival d’Avignon 2025 dédié à la langue arabe en présentant en coréalisation et sous le regard de la chorégraphe Mathilde Monnier, Transmission impossible, une performance réalisée avec trente-deux jeunes artistes de différents pays. Il avait aussi présenté au Tarmac en 2017 son texte, Avant la révolution, spectacle repris quelques années plus tard à la MC93 Bobigny, où deux acteurs face-public dans l’immobilité parfaite d’une mise en scène minimaliste et glacée, parlent de la tension du quotidien et du sentiment d’oppression de la société égyptienne, dans la vingtaine d’années précédant la révolte de 2011. Cette année-là fut pour lui pivot, croyances et valeurs se sont effondrées. « En Égypte on vit dans un film à part, tous les dangers du monde y sont concentrés » constatait-t-il.

On the importance of being an Arab ©Mostafa Abdelaty

En 2015 Ahmed El Attar se met en scène et présente On the importance of being an Arab qu’il tourne depuis et qu’il a repris cette année pour D-Caf. Lors de sa création, il disait : « Je ne suis pas chroniqueur, mais j’aimerais que les gens amorcent une réflexion sur l’Autre, sur l’Arabe que je suis, sur les préjugés… Le spectacle est une synthèse à la fois visuelle, sonore et dramaturgique, de la vie d’un Égyptien dans l’Égypte d’aujourd’hui, et cet Égyptien, c’est moi » À chaque reprise il en réinvente les contours et séquences et adapte le spectacle au contexte du moment, comme un Work in Progress. Des conversations échangées avec son père, des membres de sa famille ou des amies – l’intimité comme point de départ, le spectacle glisse aujourd’hui sur un ton plus incisif dans les méandres du politique pour parler notamment du génocide des Palestiniens. « Aussi insondable que cela puisse paraître, les arts et la culture sont notre façon d’exprimer notre solidarité, de faire notre deuil, de survivre et de résister » écrit-il dans son mot d’introduction au Festival. « En tant que travailleurs culturels arabes, abandonner n’est pas une option, échouer n’est pas une option, laisser l’horreur effacer la lumière de nos vies n’est pas une option. La seule option qui nous reste est de résister. Il est de notre devoir collectif de nous tenir aux côtés de nos frères et sœurs de Palestine en toute solidarité et de faire entendre notre voix en leur nom. »

Beit El-Sinnari © Mostafa Abdelaty

Au fil des ans et avec la création du Festival D-Caf, Ahmed El Attar a remis mille fois sur le métier l’ouvrage. L’édition 2025 qui vient de s’achever est une édition puissante tant dans son ambition artistique que dans son aspect fédérateur, dans tous les sens du terme – entre les artistes, les troupes, les responsables d’institutions théâtrales et les porteurs de projets, entre les formes théâtrales et la pluridisciplinarité vues de différents points du monde.

Pendant trois semaines, les artistes venus de toutes les géographies et univers artistiques ont butiné dans le cœur de ville, au Caire et montré leurs travaux. La programmation a proposé des spectacles de théâtre et de danse, des performances et formes visuelles de tous formats et langages scéniques, des interventions y compris dans la rue. Elle a investi différents lieux, comme le Théâtre Rawabet qu’anime toute l’année Ahmed El-Attar et Orient Production et qu’ils font vivre – lieu emblématique situé dans le labyrinthe des ruelles historiques au cœur du Caire, ancien garage transformé d’abord, en 1998, en galerie dédiée à l’art contemporain, Townhouse, par William Wells, commissaire canadien d’expositions et l’artiste et auteur égyptien Yasser Gerab qui y avaient adjoint pour leurs activités The Factory et The Ware House, deux anciens entrepôts aujourd’hui au cœur du Festival. Grâce à un partenariat fort avec Al Ismaelia pour l’investissement immobilier, D-Caf redonne vie à ces lieux emblématiques. Au cœur de son projet, l’utilisation de ces espaces atypiques au centre-ville du Caire. D’autres lieux culturels actifs de la ville participent aussi de cette dynamique de diffusion des spectacles, comme le Théâtre El-Falaki de l’Université américaine, la scène du Centre culturel Jésuite et celle de l’Institut Français d’Égypte, à Mounira.

Avec l’Ambassadeur de France © Brigitte Rémer

Un Programme de coopération franco-égyptienne dans les arts de la scène indépendante a d’ailleurs été lancé par l’Ambassadeur de France en Égypte, S.E. Éric Chevallier en partenariat avec Orient Productions, Les Premières II renforçant le partenariat avec le Service de coopération et d’action culturelle au Caire face aux défis des jeunes artistes. Dix projets professionnels en théâtre, danse, ateliers techniques, ont été sélectionnés dans ce cadre et présentés au cours d’un moment intense et convivial mettant à l’honneur les artistes et compagnies dont le travail illustre la vitalité et la richesse des arts de la scène indépendante en Égypte. Les valeurs partagées telles qu’énoncées par l’Ambassadeur étant : la liberté d’expression, la diversité des expressions et l’ouverture au monde, autrement dit une culture libre, vivante et partagée.

La programmation de D-Caf/édition 2025 a montré des spectacles de toutes sensibilités et expérimentations que nous présentons, vu la multiplicité des propositions, dans deux autres  articles.

Brigitte Rémer, le 15 novembre 2025

Voir aussi nos articles 2 et 3 sur le Festival D-Caf / Downtown Contemporary Arts Festival , réalisé par Orient Production (direction Ahmed El-Attar) – Le Caire (Égypte).

Figures in Extinction (1.0 – 2.0 – 3.0)

Chorégraphie de Crystal Pite et Simon McBurney – Lumières Tom Visser – avec le Nederlands Dans Theater (NDT 1) – Chaillot-Théâtre National de la Danse, au Théâtre de la Ville – Sarah Bernhardt.

© Rahi Rezvani

Trois chorégraphies composent le programme, créées à trois moments différents, qui se répondent et se complètent les unes les autres autour du thème de la crise écologique, et de la menace de l’extinction massive des espèces : The list (2022), But then you come to the Humans (2024) et Requiem (2025).

Crystal Pite et Simon McBurney signent à quatre mains ce programme qu’ils inscrivent dans la pluridisciplinarité et l’engagement physique de la troupe du Nederlands Dans Theater. Cette dernière fait appel à des artistes internationaux de haut vol, pour des collaborations ouvrant sur des voix singulières, Crystal Pite et Simon McBurney en sont. Leur rencontre est de haute voltige et précision, le résultat est plein de finesse et de fulgurance.

© Rahi Rezvani

En trente-cinq ans de parcours chorégraphique, Crystal Pite a créé plus de soixante pièces pour les plus grandes compagnies dans le monde, elle est associée au Nederlands Dans Theater, à Sadler’s Wells de Londres et au Centre national des arts du Canada. Avec le Théâtre de la Ville elle a présenté Betroffenheit en 2017, Revisor en 2022 et Assembly Hall en 2024. Simon McBurney est un acteur, écrivain et metteur en scène de théâtre, cofondateur et directeur artistique de la compagnie théâtrale Complicité, basée à Londres qui s’est donnée pour priorité de lancer l’alerte sur l’urgence climatique et écologique.

Figures in Extinction se concentre sur les peurs et les espoirs, Crystal Pite et Simon McBurney brassent leurs idées avant de mettre en forme. La traduction donnée par le Nederlands Dans Theater est éblouissante de maîtrise et de subtilité, de beauté. On pénètre dans des cycles de vie et de destruction proches du rêve et du cauchemar. La première pièce, Figures in Extinction1.0 explore le monde animal, oiseaux, caribou, dinosaure et autres espèces et fait vivre des espèces disparues. Elle montre, dans un côté marionnettique, un danseur dont le prolongement des bras est une longue corne – c’est impressionnant.

La seconde partie, Figures in Extinction 2.0 nous introduit dans les recherches scientifiques du psychiatre, philosophe et neuroscientifique britannique Iain McGilchrist touchant au cerveau, qui a publié en 2009 « Le Maître et son émissaire : le cerveau divisé et la formation du monde occidental » et pose la question : comment en sommes-nous arrivés là ? Les chorégraphes travaillent sur la notion de raison-déraison et de conférence scientifique. Des chemins de lumière tracent le dessin du cerveau et de l’imaginaire. Cette partie montre entre autres un duo de toute beauté, inventif et surnaturel, comme une résurrection.

© Rahi Rezvani

La troisième partie, Figures in Extinction 3.0 parle de la fragilité de l’humanité et du rapport à la mort. Les danseurs racontent leur histoire, évoquent leur famille et leurs ancêtres, cette séquence ouvre sur plus d’intimité. On entre dans l’intemporalité et la chambre de la mort qui donne les étapes au scalpel de la putréfaction des corps. Le linceul devient oriflamme.  La confiance qui se construit entre les danseurs du Nederlands Dans Theater et les chorégraphes dessinent un chemin chorégraphique enthousiasmant et hors norme, dans la perfection du geste, entrainant pour le public un réel plaisir du regard.

Figures in Extinction compose un travail théâtral et chorégraphique de tout premier ordre, réinventant l’espace en des volumes des plus fascinants par le jeu sublime de rideaux, lumières et découpes qui servent le spectacle et créent un langage. La subtilité du son, les mouvements de groupe quand vingt-cinq danseurs développent le même mouvement ou le réalisent dans un style décalé ou en miroir relève, outre la perfection du geste accompli, d’un rapport à l’espace des plus subtils. Chapeau bas !

Brigitte Rémer, le 2 novembre 2025

© Rahi Rezvani

Avec les danseurs du NDT 1 : Alexander Andison, Demi Bawon, Anna Bekirova, Jon Bond, Conner Bormann, Viola Busi, Amela Campos, Emmitt Cawley, Conner Chew, Scott Fowler, Surimu Fukushi, Barry Gans, Ricardo Hartley III, Nicole Ishimaru, Chuck Jones, Paloma Lassère, Casper Mott, Genevieve O’Keeffe, Omani Ormskirk, Kele Roberson, Gabriele Rolle, Rebecca Speroni, Yukino Takaura, Luca Tessarini, Theophilus Veselý, Nicole Ward, Sophie Whittome, Rui-Ting Yu, Zenon Zubyk – Emily Molnar, directrice artistique du NDT.

Figures in Extinction (1.0), The list : composition originale Owen Belton – création sonore Benjamin Grant – scénographie Jay Gower Taylor – costumes Nancy Bryant – Mise en scène des marionnettes Toby Sedgwick. Figures in Extinction (2.0), But then you come to the Humans : création sonore Benjamin Grant – scénographie Michael Levine, assisté de Anna Yates – vidéo Arjen Klerkx – costumes Simon McBurney, en collaboration avec Yolanda Klompstra. Figures in Extinction (3.0), Requiem : création sonore Benjamin Grant assisté de Raffaella Pancucci – scénographie Michael Levine, assisté de Christophe Eynde et Peter Butler – costumes Nancy Bryant. Production Nederlands Dans Theater – Complicité. Responsable production Tim Bell. Commande Factory International, Manchester. Coproduction Schrit_tmacher Festival – Les Théâtres de la Ville de Luxembourg – Montpellier Danse. Coréalisation Théâtre de la Ville-Paris – Chaillot-Théâtre national de la Danse. Avec le soutien de Dance Reflections by Van Cleef & Arpels.

Du 22 au 30 Octobre 2025, à 20h. / Samedi à 14h et 20h, au Théâtre de la Ville – Sarah Bernhardt, 2 place du Châtelet – 75004. Paris – tél. : 01 42 74 22 77 – site : theatredeleville-paris.com

Les cantiques du corbeau

Scénographie, conception et mise en scène, Bartabas – assistante à la mise en scène, Emmanuelle Santini – Musiciens du groupe Pantcha Indra et musicien invité, Sunarso – nouvelle création du Théâtre équestre Zingaro, au Fort d’Aubervilliers.

© Sacha Goldberger

C’est un voyage sensoriel auquel nous convie Bartabas, accompagné des mots qu’il a semés en 2022 pendant la période du confinement, et des musiques rituelles du gamelan qui enlacent son récit. Un à un entrent les musiciens du groupe Pantcha Indra, portant un signe distinctif animal, accompagnés de Sunarso, musicien invité. Ensemble, ils jouent des percussions, gongs, et flûtes enveloppant la représentation de leurs rythmes balinais.

Bartabas renouvelle les formes de ses expressions – visuelle, textuelle et musicale. Il met sur le devant de la scène le texte par l’apparition-disparition de récitants vêtus de noir, surgissant d’on ne sait quel outre-tombe et portant les vingt-deux chants qui composent Les Cantiques du corbeau qu’il a écrits sous forme d’invocation chamanique.

© Sacha Goldberger

Tout est sobre, dense et cérémonial, les images surgissent sans qu’on les attende. Récitants, chevaux, musiciens, ouvrent sur autant de visions mentales, et viennent à la rencontre du spectateur. « Enfant déjà, j’étais attiré par la beauté furtive des créatures sauvages. J’ai vite compris que jamais je ne pourrai rivaliser avec elles… » Tout se reflète dans l’eau qui recouvre le cœur de la piste, se dédouble, se trouble et s’efface. Par ce récit sur les origines de l’humanité où le cheval lance ses éclairs en cavalcadant autour de la piste, ou la traverse à la rencontre d’autres espaces, Bartabas crée, par l’infini des reflets, une écriture de lumière et des visions hypnotiques.

Dans son propos sur la place de l’homme et de l’animal, la conteuse du haut de son immense trône ouvre la porte de mondes secrets et intérieurs : « La nuit, l’animal me regarde et je lis dans ses yeux de nobles histoires, des chants qui m’invitent au voyage… » La Belle et la Bête se rencontrent, éléments et animaux parlent. Un chant solo de toute beauté fuse, le jeu des proportions se construit, on entend l’écho du monde.

Dans ces fragments scéniques qui relèvent d’une méditation poétique, les gestes sont esquissés, la Bête porte la Belle et la musique commente. Mystère, beauté furtive des créatures sauvages, bestiaire, flammes qui crépitent, tout est bleu nuit, tout est magie. « J’ai été banni de ma tribu… ! » dit le récitant. Passe une écuyère portant un squelette, passent les pénitents aux flambeaux sur fond de scie musicale, se place un récitant au centre de la piste, longue tunique noire, les pieds dans l’eau. Ce clair-obscur fait penser à Tarkovski, réalisateur entre autres de Stalker et du Sacrifice.

© Sacha Goldberger

Danse, transe et gestes d’offrande se succèdent, un chant solo féminin d’une grande expressivité, surgit. La femme aux flambeaux passe, le centaure et le bouc sont aux aguets, éclairés par une giclée d’étincelles et d’étoiles, les chevaux, bai clair, blanc ou grisé, apparaissent et disparaissent, en un tour de piste qui construit comme un songe. Une prêtresse aux appliqués d’or, des danseurs portant de lourds masques balinais et une danseuse balinaise la grâce incarnée, se succèdent, ses mains sont papillons, le chant du violon l’accompagne. « Je suis sorti de mon rêve à regret comme on quitte sa jeunesse » ponctue le récitant.

On capture une jeune femme qui tourne ses longs cheveux autour du cou jusqu’à l’étranglement. L’eau gicle, en accélération, et devient rouge sang. La mise à mort est archaïque et comme un rituel… « Le silence des bêtes nous rappelle à l’ordre du monde. » Les oies font une traversée, marquant leur appartenance au bestiaire Bartabas, artiste d’exception, en état permanent de recherche. Son vingt-deuxième chant, Dernier voyage, ferme le spectacle d’une nuit magnétique : « Au crépuscule, irradié de douceur, j’ai su bien mourir en prenant tout mon temps. » Et nous mourons avec lui, avant de renaître devant le feu, si chaleureux, crépitant à l’extérieur.

Brigitte Rémer, le 1er novembre 2025

© Sacha Goldberger

Scénographie, conception et mise en scène, Bartabas – Assistante à la mise en scène, Emmanuelle Santini – Artistes du théâtre Zingaro : Bartabas, Henri Carballido, Jean-Luc Debattice, Lola Eliakim, Alice James, Manolo Marty, Perrine Mechekour, Sarah Mordy, Julie Moulier, Florent Mousset, Paco Portero, Alice Seghier, Nessim Vidal – danse balinaise, Kadek Puspasari – Musiciens de Pantcha Indra : Thomas Garcia, Audran Le Guillou, Philippe Martins, François Marillier, Théo Mérigeau, Christophe Moure, Laetitia Schneider, Hsiao-Yun Tseng – Musicien invité, Sunarso – Feu, Lara Castiglioni – Chevaux : Famine, Guerre, Misère, Maestro, Tsar, Bruant Chouca, Hypolaïs et Ibis – Régie générale, Charlotte Matabon – lumière, Clothilde Hoffmann – son, Laurent Compignie en alternance avec Eliott Allwright – Techniciens plateau : Ouali Lahlouh, Pierre Léonard Guétal en alternance avec Julie-Sarah Ligonnière – Responsable des écuries, Ludovic Sarret – Soins aux chevaux, Ophélie Girardet et Caroline Viala – Création costumes, Chouchane Abello Tcherpachian – Atelier costumes, Montcalm Abicene – Cheffe d’atelier costumes, Anne Véziat – Couturier, Jean Doucet – Auxiliaire couture, Noémie Leblan – Auxiliaire accessoires, Méline Abello – Habilleuses, Isabelle Guillaume et Isia Seghier – Masques des musiciens, Pamela is dead – Masque de bouc, squelette et tigre, Cécile Kretschmar – Le texte, Les cantiques du corbeau a été édité aux éditions Gallimard dans la Collection Blanche en 2022, et en Folio en septembre 2025.

Du 15 octobre 2025 au 31 décembre 2025, Les mercredis, jeudis, vendredis, samedis à 19h30 et les dimanches à 17h30 – Théâtre équestre Zingaro, 176 Avenue Jean Jaurès – 93300 Aubervilliers, métro : Fort d’Aubervilliers – tél. : 01 48 39 54 17 – site : www.zingaro.fr

Une assemblée de femmes – diptyque

D’après Aristophane, Théâtre National Palestinien El-Hakawati, au Théâtre du Soleil, Cartoucherie de Vincennes. Spectacle et film en langue arabe surtitré en français, film de Laurent Rojol et Roxane Borgna.

Une Assemblée de femmes avait été présentée par le Théâtre National Palestinien El-Hakawati à l’Institut de Monde Arabe, en octobre 2023 dans un autre format. Nous avions présenté ce travail par un article dans Ubiquité-Cultures, le 27 octobre 2023. *

L’adaptation de la pièce d’Aristophane est reprise sur le grand plateau du Théâtre du Soleil par le Théâtre National Palestinien El-Hakawati, invité d’Ariane Mnouchkine, qui le dirige. « Ce projet qui ne parle pas de la guerre mais de quelque chose de beaucoup plus grand, de beaucoup plus universel, rien de moins que de la moitié de l’humanité. Ce projet parle de la lutte parmi les luttes, celle des femmes. Celle de la moitié de l’humanité » dit-elle. La pièce s’inscrit aujourd’hui dans un diptyque et s’accompagne d’un film documentaire dont certaines séquences font partie intégrante de la représentation théâtrale, nous le présentons dans cet article.

© Laurent Rojol

L’ensemble de la soirée est un hommage à la femme palestinienne, à la femme en général, dans la fierté d’être Femme. Les mères parlent de leurs filles et parlent à leurs filles. « Vous êtes fortes et vous êtes uniques. » Même si le cœur n’est pas toujours à la fête, on les voit conviviales et solidaires, elles ont décidé de prendre la parole : « J’ai ma propre voix pour dire qui je suis » posent-elles parlant de leur société dans laquelle « l’homme a le pouvoir et où il n’y a pas d’égalité. » Leurs conditions de vie changent vu de la ville ou de la campagne, car partout dans le pays, la femme est sous contrôle, politiquement et religieusement. À la campagne, elle semble pourtant mieux armée, plus solide.

Le film parle du programme Adwar, un organisme d’aide internationale, qui accompagne les femmes au plan économique et social dans leur émancipation, et qui a mis en place un comité de protection. Les femmes palestiniennes mettent l’accent sur l’éducation de leurs enfants, elles savent qu’ils sont l’avenir. « Ma fille m’a fait avancer dans la vie » dit l’une. À l’hôpital de Naplouse une jeune fille brûlée à 65° a passé trois mois à l’isolement et va partir se faire soigner aux États-Unis. Sa mère l’accompagne et dit : « J’ai découvert que j’étais une femme forte. »

Dans le camp de Ein as-Sulṭān, la solidarité entre femmes existe et les enfants chantent. Des réseaux de solidarité se mettent en place. « Où réside la force des femmes ? » se demande-t-on et l’une répond : « les femmes réfléchissent, y compris celles qui n’ont pas étudié. On aime cuisiner, danser, on a besoin de parler et d’écouter l’autre… » Comme tout un chacun elles aiment la vie. Pourtant, elles ont subi de nombreux traumatismes, n’ayant pas au départ acquis la capacité de dire non, de s’opposer. L’une anime des ateliers sur le thème de la discrimination, une autre sur celui de l’occupation. La démolition de leurs maisons les hante et les images montrent par contraste une terre de toute beauté, rouge et chaleureuse. « Comme on respecte la terre, la femme doit être respectée » dit le film.

© Laurent Rojol

Le Théâtre Ashtar implanté à Ramallah participe aux ateliers et aide à la formulation de leurs combats pour exister. Au cours d’une représentation à Naplouse, le doyen s’est autorisé à arrêter la représentation mais l’actrice, imperturbable, a poursuivi son texte et la représentation, défendant la liberté d’expression propre au théâtre, ici comme ailleurs. Et le film se demande « pourquoi l’homme est-il roi ? » Le processus lancé par les femmes semble quasiment irréversible : « Mon choix, c’est mon droit… » disent-elles, même si leur statut reste fragile : la femme est très seule dans la société palestinienne, sans droit à l’avortement, soumise au tabou de la virginité – à Hébron des parents ont été jusqu’à tuer leur fille dont l’attitude leur avait déplu, en un geste d’autorité et de désespérance. Plus tard, c’est elle toujours qui est exposée au harcèlement sexuel et parfois au féminicide. Dans tous les cas les humiliations sont fréquentes.

© Alice Sidoli – Théâtre National Palestinien, à l’IMA

Spécialiste des méthodes du Théâtre Forum, le théâtre Ashtar travaille aussi avec les hommes pour les amener à réfléchir sur leur attitude, à se poser la question de l’égalité et des droits humains. Elle, s’est mariée à seize ans, lui est chrétien, elle bédouine. Une autre s’est mariée à vingt ans. Lui, contrôle… « C’est une société du faire semblant en ce qui concerne les femmes » constatent les réalisateurs dans leurs échanges avec les femmes.

Dans une autre séquence la haine s’exprime autrement, et l’on regarde, consternés, ces oliviers volés et arrachés par la colonisation israélienne : « Mon arrière-grand-père avait tout planté, c’est mon pays. » Alors comment guérir et apprendre à se supporter mutuellement quand tant de tourmentes traversent la société ? C’est ce que pose le film de Laurent Rojol et Roxane Borgna, tourné en 2021/2022 à Bethléem, Naplouse, Jérusalem, Hébron, Ramallah, à travers les multiples interviews rapportés et qui prolongent le propos qu’Aristophane avait lancé dans son Assemblée des femmes.

La comédie grecque satirique dont s’est emparé le Théâtre National Palestinien El-Hakawati mettant en miroir la vie des Athéniennes au IVème siècle avant J.C. et celle des Palestiniennes d’aujourd’hui permet d’ouvrir le débat sur le statut de la femme en général, a-fortiori de la femme en temps de guerre et du respect qui lui est dû dans sa recherche d’émancipation, loin des réflexes du patriarcat et des considérations religieuses. Une belle leçon de vie !

Brigitte Rémer, le 28 octobre 2025

Avec : Ameena Adileh, Iman Aoun, Mays Assi, Firas Farrah, Nidal Jubeh, Amer Khalil, Shaden Saleem, Yasmin Shalaldeh – un spectacle de Roxane Borgna, Jean-Claude Fall, Laurent Rojol.

Les 11 et 12, 18 et 19 octobre 2025 – les samedis 11 et 18 octobre, spectacle à 15h suivi du film à 16h30, et à 19h30, suivi du film à 21h – les dimanches 12 et 19 octobre, spectacle à 13h30 suivi du film à 15h00 – Théâtre du Soleil, Cartoucherie de Vincennes, 75012. Paris – métro : Château de Vincennes – site : www.theatre-du-soleil.fr – tél. : 01 43 74 24 08.

*Article du 27 octobre 2023, sur Une assemblée de femmes, présenté par le Théâtre National Palestinien à l’Institut du Monde Arabe :  https://www.xn--ubiquit-cultures-hqb.fr/une-assemblee-de-femmes-et-me-and-my-soul/

Thikra : Night of Remembering

Chorégraphie Akram Khan – conception visuelle, costumes et scénographie Manal AlDowayan – concept narratif Manal AlDowayan et Akram Khan – création au Théâtre de la Ville Sarah-Bernhardt.

@ Camilla Greenwell

Thikra/La Nuit de la souvenance, que proposent Akram Khan pour la chorégraphie et Manal AlDowayan pour la conception visuelle, est une cérémonie rituelle qui parcourt le mythe de l’humanité, fait référence au souvenir et relie le passé au présent.

Une communauté de femmes se réunit pour honorer sa doyenne disparue et s’apprête à nommer celle qui va lui succéder. Celle-ci sera mise à l’épreuve. Une grande prêtresse descend de son Olympe, hiératique et somptueusement vêtue de couleur pourpre, pour faire revenir l’esprit de la disparue. C’est sous les traits d’une élégante jeune femme – qu’interprète Ching-Ying Chien qu’elle réapparaît, tandis qu’Azusa Seyama Prioville – issue du Tanztheater de Wuppertal – assure le rôle de la jeune aspirante, en alternance avec Jin Young Won.

La narration appelle le spirituel et se construit en dialogue avec le chœur des femmes, plus tard avec un chœur d’hommes, sortes de prêtres vêtus de splendides tuniques lie-de vin qui dégage une grande énergie. Plusieurs séquences marquent cette histoire mythique qui repose sur la transmission. Thikra appelle la mémoire.

@ Camilla Greenwell

Le spectacle est d’une grande beauté visuelle, par la précision du geste et par les costumes toutes couleurs – signés de Manal AlDowayan, plasticienne saoudite qui en réalise aussi la scénographie. Elle a travaillé avec les artisans de sa région – la région d’Al-Ula, en Arabie Saoudite et réalisé les costumes avec les tisserands de la communauté, jusqu’au moindre détail des drapés, broderies, ceintures etc. Il y a un grand raffinement et un art du détail dans les costumes qui mettent en valeur les corps et épouse la chorégraphie. Manal AlDowayan a fait découvrir sa région à Akram Khan, une région traversée par différentes cultures et habitée par les Nabatéens, proches des Araméens. Il lui a été donné d’assister à certains rituels réservés aux femmes et gardés secrets, comme la danse des cheveux où les longues chevelures des femmes voltigent dans l’énergie de mouvements répétitifs des têtes, qui font des rotations avec intensité, et qu’il montre sur la scène.

Thikra s’est nourri de la coutume locale où la déclamation des poètes, hommes et femmes s’intègre dans un environnement naturel lié aux sites culturels millénaires. Le spectacle a été présenté en extérieur, dans le désert rocheux de la région, avant de l’être en intérieur au festival Montpellier Danse 2025. La ré-interprétation du paysage dans la scénographie donne la perception de l’environnement, la création lumières (signée Zeynep Kepekli) la met en valeur. La musique construit un travail savant entre instruments traditionnels – dont de superbes percussions et séquences vocales, un peu trop avalées par une composition moderne insistante, perdant la richesse et la subtilité des instruments traditionnels et donnant à l’ensemble une légère teinte bollywoodienne, (son Gareth Fry).

@ Camilla Greenwell

Présentées depuis plus d’une vingtaine d’années au Théâtre de la Ville, les chorégraphies d’Akram Khan s’inscrivent dans la veine du Kathak et du Bharata Natyam. Danseurs et danseuses, viennent de différents pays d’Asie, d’Europe et d’Australie et maitrisent magnifiquement ces alphabets de la danse. Le travail du chorégraphe, qui contribue au développement de la danse au Royaume-Uni et à son rayonnement international, rencontre ici avec bonheur le geste artistique de Manal AlDowayan qui vit et travaille entre Londres et Dhahran, et qui a représenté l’Arabie saoudite à la 60e Biennale de Venise

Des mouvements d’ensemble, somptueux, au féminin comme au masculin alternent avec les séquences narratives, dans un bel équilibre et une parfaite maîtrise, mêlant danse occidentale et tradition indienne du Bharata Natyam. Après avoir accompli sa mission et par cette cérémonie, facilité le passage de témoins entre les générations, la grande prêtresse remonte dans son Olympe.

@ Camilla Greenwell

À travers Thikra/La Nuit de la souvenance, Akram Khan et Manal AlDowayan montrent avec talent le pouvoir des femmes et développent une écriture du sacré qui s’inscrit comme un harmonieux contrepoint dans le monde d’aujourd’hui.

Brigitte Rémer le 25 octobre 2025

Avec : Pallavi Anand, Ching-Ying Chien, Kavya Ganesh, Nikita Goile, Samantha Hines, Jyotsna Jagannathan, Mythili Prakash, Azusa Seyama Prioville, Divya Ravi, Aishwarya Raut, Mei Fei Soo, Harshini Sukumaran, Shreema Upadhyaya, Jin Young Won, Kimberly Yap, Hsin-Hsuan Yu. Composition musicale et environnements sonores Aditya Prakash – son Gareth Fry – créations lumières Zeynep Kepekli – assistant à la création Mavin Khoo – dramaturgie Blue Pieta –
répétitions Angela Towler et Chris Tudor.

Du 22 au 30 octobre 2025, à 20h, samedi 14h et 20h -Théâtre de la Ville-Sarah-Bernhardt, 2 place du Châtelet – 75004. Paris – tél. : 01 42 74 22 77 – site : www.theatredelaville-paris.com

Vous n’aurez pas ma haine

Récit d’Antoine Leiris, interprétation Mickaël Winum, création musicale et sonore en live, Moone – spectacle présenté par L’Avant-Scène productions dans une mise en scène d’Olivier Desbordes,  au Théâtre Actuel La Bruyère.

Écrire, dit-il… deux jours après l’attentat du Bataclan où sa bien-aimée, Luna-Hélène Muyal, sa femme et mère de leur petit Melvil âgé de dix-sept mois, a été emportée par un concert de mitraillettes. Ni clémence ni miséricorde ce soir-là, juste la lueur froide et cruelle de ceux qui frappent à l’aveugle.

Hélène aimait les concerts, la musique, celle qu’elle était venue entendre vendredi 13 novembre 2015, celle qui l’avait portée dans la vie, celle de l’amour. Journaliste, Antoine a posté son message, Vous n’aurez pas ma haine, trois jours plus tard, sur face book. Écrire, dit-il… Il a repris ce même titre pour la publication de son premier livre, et pour le film documentaire qu’il a tourné peu après. C’est le texte intégral qui est aujourd’hui porté à la scène, dans toute la palette des émotions – stupeur, pudeur, incompréhension, amour – que l’acteur Mickaël Winum transmet, accompagné de la musique douce de Moone qu’on ne voit pas, juste signalée par un discret faisceau de lumière côté jardin, dans une niche qui pourrait être le tombeau d’Hélène.

Le texte nous ramène dix ans en arrière. Rewind !  Au cœur d’un événement certes collectif mais tellement personnel quand on est frappé de plein fouet. Ce soir-là Antoine est à la maison et garde son fils. Elle, joyeuse, est au concert avec un de leurs amis. Premier coup de fil, il reçoit l’information sur le Stade de France où il est question d’attentat. Antoine aimerait que sa femme rentre et soit en sécurité. Il l’écrit. Second coup de fil, il est informé par un ami de la réplique d’attentat, au Bataclan. Il vérifie fébrilement le lieu du concert, puis se suspend, veille sur l’enfant, ouvre et ferme la télévision essayant de faire taire les mots de ce récit de nuit. L’attente est terrifiante. Troisième coup de fil, l’ami qui était avec Hélène appelle. Lui est blessé mais vivant, pour elle, il ne sait pas. L’étendue du désastre sur place est indescriptible.

Antoine court à la recherche d’Hélène, d’hôpitaux en hôpitaux dès l’arrivée de la mère et de la sœur de son épouse, à la maison. Puis très vite il sait. L’absence s’installe tant pour l’enfant qui a sa perception des événements et réclame sa maman, que pour lui, à la maison où tout parle d’elle. Un silence sidéral s’étend, les fous rires se font rares, les objets restés à leur place laissent penser qu’elle va rentrer d’un moment à l’autre, le manteau, l’odeur des vêtements, les chemins dans la maison, tout est en place. Antoine Leiris nous mène dans ce mouvement désaccordé entre le passé, sa rencontre avec elle, leur joie de vivre, l’arrivée de leur fils et leur vie à trois, le passé qui défile, le présent dans sa terrible absence.

Dès le lundi Melvil est à la crèche, la vie doit s’appliquer à continuer, l’enfant est « le chef des horloges. » Pour Antoine tout devient blessure, la bienveillance et la compassion de tous, difficile à supporter, comme le banal comment ça va ? Le texte nous mène de la crèche à l’Institut médico-légal, redouté, suivi de la cérémonie des obsèques, redoutables, et sans leur fils, trop petit pour être présent. Il aurait voulu être seul pour lui parler, encore, et s’étendre auprès d’elle. Il trouve un bien court moment en tête à tête, pour cet adieu, personnel et anachronique.

L’homme qui écrit cette lettre d’une grande puissance le 16 novembre 2015, Vous n’aurez pas ma haine, et qui aime les mots, est devenu silence. Son récit est un hymne à Hélène, sa femme, à l’amour qu’il lui portait, sans emphase ni pathos, dans la simplicité de leur maison secrète. Soudain, le théâtre se rallume, pleins feux sur le public. L’acteur est en bordure du plateau et s’adresse en direct aux agresseurs, prenant le public à témoin. « Vendredi soir vous avez volé la vie d’un être d’exception, l’amour de ma vie, la mère de mon fils, mais vous n’aurez pas ma haine. Je ne sais pas qui vous êtes et je ne veux pas le savoir, vous êtes des âmes mortes… » Il donne à sa tristesse et son chagrin les mots de la géographie, violent séisme magnitude 9 et au-delà, lui, à l’épicentre. En vis-à-vis, il dit la lettre que l’enfant adresse à la douceur perdue, « Tu me manques maman ! »

Le lendemain des funérailles le père emmène leur fils au cimetière Montmartre, sur la tombe d’Hélène, comme il en avait fait la promesse, tous deux y déposent une photo. Au son d’une boîte à musique l’enfant piétine les fleurs, comme s’il dansait pour elle. La lune, Luna-Hélène, est couchée là mais ils sont trois. Et ils font serment, secrètement, de rester trois.

Accompagné d’Olivier Desbordes pour la mise en théâtre de ce récit de vie, Vous n’aurez pas ma haine, l’acteur, Mickaël Winum dessine ce parcours du deuil et de l’indicible avec la même justesse et intensité que les mots posés sur le papier par Antoine Leiris. Les lumières dessinent avec subtilité les espaces de vie et de mort qui désormais se chevauchent (création lumière Simon Lericq). L’homme est devenu ombre, son double sur le mur. La musique – petite musique de nuit – donne sa couleur et les reliefs d’un paysage inhospitalier dans lequel il faut marcher longtemps et se perdre pour trouver des directions, des raisons, le goût d’une nouvelle vie que se promet de tisser Antoine, avec et pour Melvil. « Nous marcherons » dit Antoine Leiris à son fils dans son ode à la vie toute de résilience, et ce long chemin qu’ils entreprennent ensemble, à trois, pour l’éternité.

Brigitte Rémer, le 8 octobre 2025

Récit d’Antoine Leiris, interprétation Mickaël Winum et la musicienne en live Moone – mise en scène Olivier Desbordes – création musicale et sonore, Moone – création lumière Simon Lericq -assistant à la mise en scène Jérémy de Teyssier – L’Avant-Scène productions – Le texte est publié aux éditions Fayard (2016).

Du 29 septembre au 30 décembre 2025, les lundis et mardis à 21h. au Théâtre Actuel de La Bruyère, 5 rue La Bruyère. 75009. Paris métro : Pigalle, Saint-Georges – tél. : 01 48 74 76 99 – site : wwwww.theatrelabruyere.com

Affaires familiales

Conception, écriture et mise en scène Émilie Rousset, dans le cadre du Festival d’Automne 2025, au Théâtre de la Bastille

© Martin Argyroglo

Théâtre documentaire sur le droit de la famille, ou théâtre-journal, les acteurs font fonction d’enquêteurs interrogeant des justiciables et des avocats. Ils rapportent des témoignages sur les blessures de la société dans le domaine des Affaires familiales. Les sujets sont ardents, sensibles, intimes, vastes et vibrants. Des fragments d’images se superposent à la réalité, en écho à l’acteur, et s’inscrivent sur un petit et un grand écran situés côté cour et côté jardin, selon la position des gradins des spectateurs placés face à face (conception du dispositif scénographique Nadia Lauro). La caméra se pose sur les mains, les yeux, la bouche qui rappelle la loi, un mouvement esquissé, des bribes de souffrance, d’analyse et de réflexion, (dispositif son et vidéo, Romain Vuillet).

Neuf chapitres composent le spectacle qui met en jeu le juge aux affaires familiale pour arbitrer les dysfonctionnements en termes de droit de la famille. Les chapitres se succèdent et s’affichent : L’amour et la loi – Les limbes – La petite Madonne – Les petits cailloux – L’empilement des décisions – L’association – La Generalitat de Catalunya – Napoléon à la cour européenne. Le chapitre C’est génial ferme le spectacle, c’est en effet génial que les femmes puissent disposer de leur corps, mais le combat n’est pas fini, confirme le texte.

© Nadia Lauro

Pour espérer gagner un procès il faut une conjugaison de facteurs : « un bon justiciable, une bonne cause, un bon avocat et un bon juge » autant dire des oiseaux rares sur ces sujets de vulnérabilité. La restitution de l’enquête, qui s’est déroulée dans plusieurs pays d’Europe se fait en langue originale, italien et portugais, avec une traduction consécutive qui en donne la synthèse. La loi est différente et différemment interprétée d’un pays à l’autre, ajoute Émilie Rousset.

Le spectre des sujets abordés autour du droit familial est large et le spectacle en traverse une bonne partie : l’inégalité de la loi face à la gestation pour autrui et à la procréation médicalement assistée, ainsi qu’à l’adoption dans les couples homosexuels ; l’homophobie ; la violence dans les couples – mariés ou non et la solitude des femmes quand ils explosent ; le divorce pour faute quand la femme se retire des relations sexuelles et le code napoléonien qui l’enjoint à garder communauté de vie ; les conflits en termes de garde des enfants nés de parents de nationalités différentes, quand ils se séparent. Des exemples précis sont donnés en termes de séparation et de conflits de loyauté pour les enfants dont le récit est souvent différent de celui des parents, et qui aiment leurs deux parents ; l’indicible de l’inceste, les visites médiatisées et le lien qu’on oblige parfois à garder.

© Nadia Lauro

Créé lors de la dernière édition du Festival d’Avignon, en juillet 2025, le spectacle Affaires familiales rapporte la langue du droit, écrite et orale et ouvre sur une série de réflexions sur la justice, les avocat(e)s qui accompagnent les familles, la militance et/ou le métier, la victime et/ou le bourreau, le lien mère/enfant.

Émilie Rousset travaille l’écriture de montage et décale dans sa mise en scène le document collecté et les paroles portées par les acteurs. Elle avait déjà eu maille à partir avec la justice, sur scène s’entend, en présentant notamment Reconstitution : Le Procès de Bobigny sur le choix d’une jeune femme de seize ans, d’avorter après avoir été violée, jeune femme défendue par Gisèle Halimi. Elle explore l’archive et l’enquête documentaire et se glisse dans les grands débats de société en s’ancrant dans le réel. Elle est, depuis un an, directrice du Centre Dramatique National d’Orléans où elle poursuit ses recherches théâtrales et croise l’émotion l’histoire et la réflexion.

Brigitte Rémer, le 30 septembre 2025

© Nadia Lauro

Avec : Saadia Bentaïeb, Antonia Buresi, Teresa Coutinho, Ruggero Franceschini, Emmanuelle Lafon, Núria Lloansi, Manuel Vallade et pour la dernière représentation au Théâtre de la Bastille Aymen Bouchou remplacera Saadia Bentaieb – conception du dispositif scénographique Nadia Lauro – musique Carla Pallone – collaboration à l’écriture Sarah Maeght – création lumière Manon Lauriol – cheffes opératrices Alexandra de Saint Blanquat et Joséphine Drouin Viallard – cadreur additionnel Italie Tommy – cadreuse additionnelle Espagne Maud Sophie – montage Carole Borne, avec le renfort de Gabrielle Stemmer – assistante à la mise en scène Elina Martinez – dispositif son et vidéo Romain Vuillet – costumes Andrea Matweber – régie plateau et régie générale Jérémie Sananes –

Le texte de la pièce est écrit à partir d’entretiens réalisés avec des avocates, justiciables, responsables associatifs et parlementaires, notamment Fabíola Cardoso, Davide Chiappa, Anne Lassalle, Caroline Mécary, Lilia Mhissen, Isabel Moreira, Pauline Rongier, Hansu Yalaz, Marco Zabai, Neus Aragonès, Alice Bouissou, Véronique Chauveau, Michele Giarratano, Agnès Guimet, Montse Martí, Diodio Metro, Joana Mortaga, Luca Paladini, Morghân Peltier, Jennifer Tervil, Agathe Wehbé, les équipes du Parloir Père-Enfants ARS95, des associations Adepape95-Repairs!95, Protéger l’enfant, de la Oficina de comunicació de la Policia de la Generalitat – Mossos d’Esquadra.

Du 19 septembre au 3 octobre 2025, à 19h30, les samedis à 17h, relâche le mercredi 24 septembre et les dimanches, au Théâtre de la Bastille, 76 rue de la Roquette, 75011 Paris – métro Bastille – tél : 01 43 57 42 14 – www.theatre-bastille.com – En tournée : 7 et 8 octobre 2025, Lieu Unique, Scène nationale de Nantes – 3 au 12 décembre 2025, Centre Dramatique National Orléans – 11 et 12 février 2026, Communs, Nouvelle scène nationale de Points Cergy-Pontoise (Val d’Oise), 12 et 13 mars 2026, Le Volcan, Scène nationale, Le Havre – 18 au 20 mars 2026, Scène nationale de l’Essonne, Agora-Desnos / Evry-Courcouronnes (France)

Marius

Création théâtrale de Joël Pommerat librement inspirée de la pièce de Marcel Pagnol, en collaboration avec Caroline Guiela Nguyen et Jean Ruimi – Compagnie Louis Brouillard, au Théâtre du Rond-Point.

César © Agathe Pommerat

On entre de plain-pied dans la boulangerie-salon de thé de César. Marius son fils le seconde, il est derrière le comptoir, sans trop d’entrain, plutôt dilettante. Fanny lui rend visite, comme elle le fait très souvent, désertant le salon de coiffure d’en face où elle travaille avec sa mère. Il n’est pas très bavard, Marius.

On suit les allers et venues des consommateurs qui s’installent aux tables et on plonge dans la vie du quartier marseillais où se trouve la boutique. Il y a le voisin, vendeur d’oiseaux-qui-viennent-de-loin, taciturne, dos au comptoir, et qui quand on le provoque, énonce la longue liste poétique de ses oiseaux exotiques, dont il est fier. « J’aime pas les voyages, trente ans que j’suis pas parti ! » dit-il. Il y a Panisse, vieil ami de César, qui sort juste du tribunal après divorce. Entrepreneur grande gueule, il se vante auprès de son ami de ne rien avoir laissé à son ex-femme, et lui annonce être amoureux, sans donner le nom de l’objet aimé. Il y a celui qui a un bon plan pour que Marius puisse quitter la boulangerie où il s’ennuie profondément, comme son apathie le montre. Il y a le douanier, nouvellement arrivé dans le quartier. Les parties de carte tournent au vinaigre quand quelqu’un triche.

Marius © Agathe Pommerat

César, veuf, plein du bon sens de père de famille, mais aigre-doux et directif, toujours sur le dos de Marius et fier de lui offrir un avenir, le forme pour lui succéder au magasin : « Fais-ci ! Fais ça ! T’as pas fait-ci ! T’as pas fait ça ! T’as un boulot ! Tu fais une tête ! » César n’est pas un méchant, sa leçon de bonne conduite pour une « présence commerciale » efficace dans la boutique, est drôle. Mais Marius rêve en secret d’une autre vie et voudrait embarquer sur l’un des bateaux qui sont à quai pour prendre le large vers de lointains pays. Face à lui, Fanny, bien vivante et amoureuse de lui depuis toujours, aimerait un geste et le met en garde contre Panisse, le divorcé, de plus de trente ans son aîné, qui lui tourne autour. Elle espère une réaction, un aveu. Sans l’avouer, Marius aussi a toujours aimé Fanny.

Panisse en effet vient déclarer sa flamme à la jeune femme, devant Marius qui le dégage avec violence. L’ami de César exprime son grand mépris de la boulangerie et jette son venin. Fanny pousse Marius dans ses retranchements pour se déclarer, les deux tourtereaux officialisent leur relation, même si, sur scène, Marius n’a rien d’un amoureux transi. Il partage pourtant avec elle l’ennui profond qui le ronge et lui raconte son désir de l’ailleurs. L’éminence grise qui de temps en temps lui fait une proposition d’embarquement, a cette fois, un plan sûr. Marius embarquera secrètement, il en informe Fanny qui a bien compris qu’il ne serait jamais heureux tant qu’il n’aura pas réalisé son grand rêve de mer. À la fin de ce premier volet de la Trilogie marseillaise, Fanny éclate en sanglot sur les genoux de César qui appelle désespérément Marius, quand la sirène du port lance son cri strident de départ.

Fanny © Agathe Pommerat

Premier volet de la Trilogie marseillaise de Marcel Pagnol (1895-1974), écrivain – élu à l’Académie Française en 1946 – dramaturge, cinéaste et producteur, sa pièce, Marius, est jouée pour la première fois en mars 1929 au théâtre de Paris. Il l’adapte pour le cinéma et Alexanderr Korda, réalisateur britannique proche de lui tourne le film en 1931, avec Raimu dans le rôle de César, Pierre Fresnay-Marius, Orane Demazis-Fanny. Le second volet, Fanny est présenté au théâtre avec Orane Demazis et Harry Baur, réalisé au cinéma par Marc Allégret, avec Raimu, Fresnay et Orane Demazis. César, le troisième volet, est écrit directement pour le cinéma et tourné par Pagnol lui-même avec les mêmes trois grands acteurs.

Depuis l’année 1990 où Joël Pommerat a créé la compagnie Louis Brouillard, les textes, langages scéniques et esthétiques qu’il propose sont multiformes et le fruit d’une pensée et d’un travail d’excellence au plateau. On le connaît entre autres pour Ça ira, sur la Révolution Française (2015), Contes et légendes, fiction documentaire et La Réunification des deux Corées, variations sur l’amour (2019).

Panisse © Agathe Pommerat

Il a travaillé depuis 2014 en région Provence-Alpes-Côte-d’Azur, à Arles, appelé par la Scène nationale de Cavaillon pour rencontrer un fada de théâtre alors incarcéré, Jean Ruimi (qui, dans Marius, interprète magnifiquement César, le père). Avec lui il a mis en place des ateliers à la Maison Centrale d’Arles, jusqu’en 2022. De ce travail est né un premier spectacle, Désordre d’un futur passé, puis plus tard Marius, texte-pur produit local, puisqu’on est à Marseille, replacé dans le contexte d’aujourd’hui et dans des parcours de vie. Au point de départ les acteurs n’avaient pas de formation, Joël Pommerat les a écoutés, initiés et a inventé avec eux les codes du plateau.

La scénographie est joliment réaliste, boulangerie-salon de thé, grand frigo côté jardin, tables et chaises de bistrot, petit sapin de Noël dans un coin derrière le comptoir côté cour, pour donner un air de fête (scénographie et lumière Éric Soyer). La frontière entre le dedans et le dehors marquée par la porte du fond et l’entrée de côté, espaces de la famille et de la vie du quartier avec voisins et amis, une vie semblable à celle d’un village où ça tchatche et ça laisse filer le temps au gré des parties de cartes et de la vie comme elle va.

On pourrait citer tous les acteurs aux accents marseillais qui font vivre les personnages comme si on y était : Damien Baudry, Élise Douyère, Michel Galera, Ange Melenyk, Olivier Molino en alternance avec Redwane Rajel, Jean Ruimi, Bernard Traversa, Ludovic Velon. Ils donnent vie aux ragots et aux espérances, aux attirances et aux détestations, au quartier et aux commerces – des oiseaux à la coiffure, du business à la police des douanes, de la boulangerie au salon de thé – ils donnent vie aux rêves. Le départ de Marius, qui balance entre deux options de vie, fait face au chagrin de Fanny et au désarroi de César, pétri de ses bonnes intentions. C’est une invitation à la vie, sous le soleil, malgré tout.

Brigitte Rémer, le 27 septembre 2025

© Agathe Pommerat

Avec : Damien Baudry, Élise Douyère, Michel Galera, Ange Melenyk, Olivier Molino en alternance avec Redwane Rajel, Jean Ruimi, Bernard Traversa, Ludovic Velon – scénographie et lumière Éric Soyer – assistanat à la mise en scène Lucia Trotta et Guillaume Lambert – direction technique Emmanuel Abate – direction technique adjointe Thaïs Morel – costumes Isabelle Deffin – création sonore Philippe Perrin et François Leymarie Renfort – assistant David Charier – régie son Fany Schweitzer – régie lumière Julien Chatenet et Jean-Pierre Michel Régie plateau Ludovic Velon – construction décors Thomas Ramon – Artom Accessoires Frédérique Bertrand
Avec l’accompagnement de Jérôme Guimon (Association Ensuite)

Du jeudi 18 au dimanche 28 septembre 2025, du mardi au vendredi à 20h30, samedi à19h30, dimanche à 15h (relâche le lundi 22 septembre) – Théâtre du Rond-Point, 2bis avenue Franklin D. Roosevelt. 75008 Paris – métro : Rond-Point des Champs Élysées – tél. : 01 44 95 98 21 – site : www.theatredurondpoint.fr

En tournée : les 22 et 23 octobre, Théâtre du Passage, Neuchâtel (Suisse) – du 25 au 28 novembre : Théâtre de Cornouaille, scène nationale de Quimper (29) – du 2 au 4 décembre,Le Grand R, scène nationale de La Roche-sur-Yon (85) – du 9 au 11 décembre, La Passerelle, scène nationale de Saint-Brieuc (22) – du 6 au 23 janvier, TNB, Théâtre National de Bretagne (35) – les 29 et 30 janvier, Le Canal, Théâtre du Pays de Redon (35) – du 5 au 7 février, L’empreinte, scène nationale Brive-Tulle, Brive-la-Gaillarde (19) – du 31 mars au 2 avril ; Anthéa, Théâtre d’Antibes (06) – les 28 et 29 avril, Théâtre du Beauvaisis, Beauvais (60) – les 5 et 6 mai, Les Quinconces, scène nationale du Mans (72) – du 27 mai au 6 juin, Les Célestins, Théâtre de Lyon (69)

Et jamais nous ne serons séparés

Texte Jon Fosse, traduction Terje Sinding  – mise en scène et scénographie Daniel Jeanneteau et Mammar Benranou – au T2G Théâtre de Gennevilliers/Centre dramatique national.

@ Jean-Louis Fernandez

L’absence est un de ses grands sujets, comme l’amour déchu, le ressassement, la déchirure, et la folie pas loin. Il y a chez Jon Fosse une densité similaire à celle de l’univers du réalisateur Ingmar Bergman. Le passé et le présent se heurtent et la mémoire hésite. Chaque petit mot, chaque petit geste – car rien n’y est spectaculaire – offre sa blessure, son abime.

Claude Régy, metteur en scène des ténèbres, comme l’est Soulages pour la peinture, a souvent traduit Jon Fosse sur la scène, et rendu plus mystérieuse et plus dure la chute. Il a monté en 1999, Quelqu’un va venir, au Théâtre Nanterre-Amandiers ; en 2001, Melancholia et en 2003 Variations sur la mort, au Théâtre national de la Colline. Nous avions rendu compte du spectacle Vent fort, mis en scène par Gabriel Dufay à la Maison des Arts de Créteil (cf. notre article du 18 mars 2025). L’œuvre théâtrale de l’auteur norvégien est minimale, radicale, et comme un pur diamant. Elle n’offre ni fioriture, ni échappatoire. Prix Nobel de littérature en 2023, Jon Fosse nous perd dans la forêt profonde d’un style répétitif où il oblige, inlassablement, à rebrousser chemin.

@ Jean-Louis Fernandez

Sur scène, une femme (Dominique Reymond) dans l’expression de sa détresse, tourne en rond et sur elle-même de la fenêtre au canapé, du canapé à la fenêtre. « Pourquoi as-tu été si long ? » demande-t-elle de sa voix grave. Dans une élégante robe orange (costumes Olga Karpinsky), la femme est fougueuse, fébrile, véhémente, se calme et repart, comme un ressac.  « Je sais qu’il va venir » se rassure-t-elle.  Au fond du canapé elle chante comme une berceuse, serrant son coussin dans les bras comme un enfant, se dirige vers le buffet, sort un verre et une bouteille mais ne se sert pas. Elle range le verre et la bouteille, efface au fur et à mesure les actions qu’elle lance, les fait et les défait, comme si tout était devenu vain. Une bande son, lointaine, à peine perceptible, laisse entendre la cymbalisation de la cigale. La vie, la mort, l’amour, l’abandon, la solitude, le temps, sont dans la pièce. L’homme n’y est pas. La simplicité de la scénographie (Daniel Jeanneteau et Mammar Benranou, construction décor Théo Jouffroy, ateliers du Théâtre de Gennevilliers) sert le propos dépouillé de Jon Fosse et fait place aux arabesques du texte.

Quand la porte s’entrebâille laissant filtrer un faisceau de lumière et qu’il paraît dans son peignoir gris clair (Yann Boudaud), l’homme semble glisser du fond de la pièce comme s’il sortait de la chambre et s’installe dans le canapé. « Je suis si fatigué » dit-il. Il semble ne pas être là, son regard est au loin, pourtant elle l’enlace, pourtant ils s’étendent. « Je t’ai tellement attendu, maintenant tu es là… » Il repart, aussi fantasmatique qu’il est arrivé. Ne reste que le reproche : « c’est pas possible de s’en aller comme ça ! »

@ Jean-Louis Fernandez

Est-on dans l’inconscient de la femme, dans ses souvenirs, ses désirs, sa marée basse ? « Il a disparu, comme dans la mort ! » crie-t-elle, riant et pleurant. Et elle se reprend, poursuivant son offensive de séduction, « je suis belle, je suis grande, je suis superbe », répété à l’infini comme pour s’en persuader, ou s’excuser. « Je suis bien, j’ai mes objets » se raisonne-t-elle, continuant à lui parler. « Tu as faim, je vais aller chercher le dîner » les mots du quotidien…

Un long silence, le rideau est tombé. La table est mise sur guéridon, deux couverts et une bonne bouteille, une musique, répétitive, nous parvient (Olivier Pasquet). Elle est à la fenêtre, « il ne viendra pas » ressasse-t-elle. « Tu es là ? … Mais réponds-moi » demande-t-elle dans son désert.

@ Jean-Louis Fernandez

Jusqu’à ce que l’homme arrive par le côté jardin, suivi d’une jeune femme lui ressemblant étrangement (Solène Arbel). Est-ce elle, quelques années auparavant, est-ce son double  ? Elle enlace l’homme tous deux s’installent à table. « J’ai eu si peur de ne plus te revoir » dit la femme 1 ne voyant pas la femme 2, fantomatique elle aussi. On est au summum de l’abstraction et de l’inexprimé.

Dans ces chassés-croisés énigmatiques où les sensibilités sont à fleur de peau et les mirages-dérapages à chaque mot, on traverse l’absurde à la Ionesco, entre une phrase esquissée qui sitôt se déconstruit, des mots du quotidien adressés qui s’évaporent et se cognent dans le vide, allant de l’enfantillage à la gravité, de l’abstraction à la métaphysique, de l’ellipse à l’hyperbole. La tension est infinie, à la folie. On est dans une forme d’art conceptuel, un vide existentiel à partir de situations de la vraie vie, dans la rupture et l’absence, dans l’infini de la souffrance. La partition textuelle se traduit en lignes brisées et tremblées jusqu’à laisser la page blanche.

Magnifiquement portée par trois acteurs évanescents dont l’hypnotique Dominique Reymond, Et jamais nous ne serons séparés, l’une des premières pièces de Jon Fosse écrite et montée en 1994, mêle les perceptions, les visions et les obsessions d’un couple qui se démultiplie et flotte dans son étrangeté. Daniel Jeanneteau et Mammar Benranou qui co-signent la mise en scène, nous conduisent avec habileté dans le flouté de la vie où réel et imaginaire se superposent et s’effacent l’un l’autre, entre silence, souffrance et extravagance.

Brigitte Rémer, le 23 septembre 2024

@ Jean-Louis Fernandez

Avec : Solène Arbel, Yann Boudaud, Dominique Reymond – lumière Juliette Besançon – musique Olivier Pasquet – costumes Olga Karpinsky – construction décor Théo Jouffroy, ateliers du Théâtre de Gennevilliers – assistanat à la mise en scène, stagiaire Juliette Carnat – remerciements à Marianne Ségol-Samoy – La pièce de Jon Fosse est publiée et représentée par L’Arche, dans une traduction de Terje Sinding – éditeur & agence théâtrale. www.arche-editeur.com

Du 19 septembre au 13 octobre 2025, au T2G Théâtre de Gennevilliers/Centre dramatique national, 41, avenue des Grésillons. 92230. Gennevilliers – métro ligne 13, station Gabriel Péri, sortie 1 – site : www.theatredegennevilliers.fr –  tél. : +(33)1 41 32 26 26

Le Très-Bas 

Texte de Christian Bobin – mise en scène et scénographie Emmanuel Ray, Compagnie du Théâtre en Pièces, de Chartres – spectacle présenté à l’église Saint-Leu Saint-Gilles, Paris.

© Sandra Legrand

L’église Saint-Leu Saint-Gilles est une vieille dame du XIIIème siècle, classée Monuments Historique depuis le début du XXème. Initialement monastère, elle a été restaurée à différentes reprises dont à la fin du XIXème par Victor Baltard, l’architecte signataire des Halles. Elle est actuellement en travaux.

Le violoncelle accueille les spectateurs qui se placent face à face, après un court parcours dans l’église. Le grand orgue majestueux du XVIIème siècle auquel est attaché une horloge se cache derrière une tenture noire. L’espace scénique est un chemin recouvert de terre où les acteurs se déplaceront de cour à jardin. Derrière Léa Bertogliati, la violoncelliste et compositrice, qui surplombe légèrement, se trouve une statue de la Vierge dans une chapelle de côté avec, au-dessus d’elle, de beaux vitraux racontant sa vie et qui s’éclaireront à certains moments.

© Sandra Legrand

L’écrivain Christian Bobin (1951-2022) est à l’affiche, avec cette œuvre au titre intriguant, Le Très-Bas qu’on peut comprendre comme le concept du négatif photo par rapport au positif, la photo elle-même, son vis-à-vis étant le Très-Haut – le Seigneur – ce ténébreux de la Bible. Christian Bobin est poète, son œuvre est singulière et pleine de spiritualité. Elle est murmure. « La Bible est un livre… fait de beaucoup de livres… dans chacun d’eux… beaucoup de phrases… dans chacune de ces phrases… beaucoup d’étoiles… d’oliviers… de fontaines… de petits ânes… de figuiers… de champs de blé… de poissons… et le vent… partout le vent… » dit le texte.

Emmanuel Ray, metteur en scène et scénographe, en fait une adaptation théâtrale fidèle construisant la pièce en douze stations, douze actes pour trois voix. « Il y a Marthe et il y a Marie… La dispersée, la recueillie… L’incessante et l’apaisée » (Stéphanie Lanier et Mélanie Pichot). Il y a François d’Assise (Fabien Moiny), les acteurs sont, au début, discrètement mêlés au public. La narration – sorte de méditation lumineuse sur la vie de François d’Assise – de son vrai nom Giovanni di Pietro Bernardone – s’accompagne d’une partition sensible, dialogue entre l’instrument et l’enregistrement des violoncelles en écho.

« D’où je viens, moi qui n’étais pas toujours là ?  C’est une question qui ne trouve pas sa réponse. » Il y a la mise au monde de l’enfant, puis l’hymne à la mère et le chemin du père : « Les mères n’ont pas de rang, pas de place. Elles naissent en même temps que leurs enfants. Elles n’ont pas, comme les pères, une avance sur l’enfant – l’avance d’une comédie maintes fois jouée dans la société. Les mères grandissent dans la vie en même temps que leur enfant. » On ne sait pas grand-chose de l’enfance de François d’Assise si ce n’est qu’il est l’aîné de sept enfants, que son père est un riche drapier qui le prépare à sa succession et qu’il côtoie, de ce fait, la grande bourgeoisie d’Assise. Quand il arrive « à la hauteur de son père, il passe derrière le comptoir, aide à la vente. C’est un garçon doué pour le commerce. Il a trente- six mains pour déplier les étoffes, dix mille mots pour vanter le soyeux d’un tissu… »

© Sandra Legrand

Mais le chemin de François d’Assise sera tout autre. Après un an d’emprisonnement à Ponte San Giovanni qui fragilise sa santé, il ressent l’ardent désir de donner du sens à sa vie et d’en changer. Il décide d’épouser la pauvreté. La scène de la rencontre avec son père (Emmanuel Ray) est forte, il l’informe de ce retournement et de son départ. « Votre amour m’a fait vivre, à présent il me tue. Comment dire à ceux qui vous aiment, qu’ils ne vous aiment pas. » À l’autre bout du chemin de terre le père garde silence. La rupture d’avec la famille est radicale. François d’Assise quitte tout et part, sans garde-fou ni protection : « Je n’ai aucun reproche à vous faire mais il faut maintenant que je vous quitte, que j’aille aux travaux de mon père, pas celui qui vend des draps aux riches, mais celui qui fait commerce de pluie, de neige et de rire… Regarde-moi de tes yeux de père. Tu es mon père et je ne suis plus ton fils. Ce qu’on éloigne, l’éloignement le protège… Regarde-moi, je vais partir sur des chemins d’enfance. » La scène est d’une grande violence intérieure, devant un père pétrifié.

© Sandra Legrand

François d’Assise dépose à ses pieds son seul bien, son blouson et ses chaussures puis se met à danser, ivre de liberté. Il se baptise avec la terre, visage noir. Il dit de l’âme qu’elle est « de la famille des oiseaux. » Les deux actrices, voix 1 et 2 de l’écriture Bobin, commentent, comme dans un chant choral : « Il va dans la forêt… Construit une cabane… De fougères… de branches… Agenouillé sur les pierres ou allongé sur l’herbe, priant ou dormant… S’ouvre devant lui… une carrière de fou ou de saint… La différence au départ est inexistante… » Christian Bobin nous mène du côté de la classe des pauvres, celle qui donne à François d’Assise son vrai visage. « Écoute les bruits du monde à la fenêtre… » Sur scène, dans l’église, les lumières sont en fête, avec peu de projecteurs, des ombres ciselées, des vitraux en joie (création lumières Natacha Boulet Räber). Les deux actrices deviennent comme un double de François, sa conscience ou représentent la Femme qu’il côtoya comme une sœur, Claire, fondatrice de l’ordre des Clarisses qui obtiendra du pape, elle aussi, le privilège de la pauvreté. « Il emprunte la voix du Très-Bas, jamais celle du Très-Haut… Il sait bien qu’il n’y a qu’un seul Dieu. »

Autour de lui et autour d’elles, le moineau, le rouge-gorge et l’alouette pépient, chantent et « viennent connaître la vérité de leur chant auprès de François d’Assise, près de l’homme-arbre, de l’homme-fleur, de l’homme-vent, de l’homme-terre » (création sonore Tony Bruneau). Lui prêche aux oiseaux, s’entretient avec les loups et vit l’idéal de pauvreté à l’image des évangiles. Fondateur de l’ordre des Frères mineurs il marque aussi de son empreinte le dialogue inter-religieux, par sa rencontre avec le sultan Ayyoubide d’Égypte Al-Kâmil, qu’il tente de convertir. Reste l’ultime étape, celle de la peur de la mort et de la mort.

© Sandra Legrand

Le spectacle nous mène de l’imperfection à la transcendance et du visible à l’invisible, sur la route de François d’Assise, pleine de la jubilation de l’âme. Il est dépouillement et met des mots sur le silence. L’homme aux oiseaux – sa représentation majeure dans les peintures, est amour, humilité, simplicité. La joie selon François, « c’est la nuit, il pleut, j’ai faim, je suis dehors, je frappe à la porte de ma maison, je m’annonce et on ne m’ouvre pas, je passe la nuit à la porte de chez moi, sous la pluie, affamé. Voilà ce qu’est la joie. Comprenne qui pourra » écrit Christian Bobin dans son style poétique et épuré, avant de nous ramener à la réalité d’aujourd’hui où il oppose riches et mendiants, ces derniers souvent considérés comme des jetables.

© Sandra Legrand

Acteur et metteur en scène, Emmanuel Ray a fondé le Théâtre en pièces il y a une trentaine d’années, dans une philosophie artisane. La compagnie est conventionnée par la ville de Chartres, ses spectacles, autour de Bernanos, Scola, Shakespeare, Molière, Jouanneau, Ibsen, Cormann, Claudel, Sophocle, Camus, Tchekhov, Visdei, Carmelo Bene sont souvent présentés dans des lieux singuliers tels que musées, châteaux, cryptes, églises et cathédrales. L’adaptation du roman de Christian Bobin publié en 1992, Le Très-Bas, a été présentée dans la crypte de la cathédrale de Chartres. La Compagnie Théâtre en pièces aime emprunter les fleuves à contre-courant et invite à la méditation.

Brigitte Rémer, le 20 septembre 2025.

Avec Mélanie Pichot, Fabien Moiny, Stéphanie Lanier et Emmanuel Ray – création musicale et interprétation Léa Bertogliati – création lumières Natacha Boulet Räber – création sonore Tony Bruneau – Régie lumière et son Emmanuel Ray – Chargée de production Françoise Chamand – Compagnie du Théâtre en Pièces, coréalisation Théâtre de Chartres.

Du 18 septembre au 20 décembre 2025, les jeudis, vendredis et samedis à 21h (relâches exceptionnelles les 2, 3, 4, 17, 30 et 31 octobre et les 1er, 21, 27, 28, 29 novembre), Église Saint Leu – Saint Gilles, 92 rue Saint Denis 75001 Paris – métro Ligne 4 Etienne Marcel ou les Halles – tél. : 02 37 33 02 10 – site : www.theatre-en-pieces.fr – Le samedi 4 octobre 2025, le spectacle sera présenté à l’Église Saint-Pierre-Saint-Paul de Lille (59000), le dimanche 12 octobre, à la Crypte de la Chapelle Notre-Dame-des-Anges, à Paris (76006).

Le Théâtre National Palestinien au Théâtre du Soleil

Alors que l’État de Palestine vient d’être reconnu par la France, devant le monde, à l’ONU, nous sommes heureux d’annoncer la  reprise du spectacle Une Assemblée de femmes présenté par le Théâtre National Palestinien d’après l’oeuvre d’Aristophane, au Théâtre du Soleil.

Nous l’avions découvert en octobre 2023 à l’Institut du Monde Arabe. L’article peut être consulté sur le site www.ubiquité-culture(s).fr et par le lien suivant : https://www.xn--ubiquit-cultures-hqb.fr/une-assemblee-de-femmes-et-me-and-my-soul/

La représentation théâtrale s’inscrit, au Théâtre du Soleil,  dans un diptyque, elle sera accompagnée de la projection d’un film documentaire.  « Ce projet qui ne parle pas de la guerre mais de quelque chose de beaucoup plus grand, de beaucoup plus universel, rien de moins que de la moitié de l’humanité. Ce projet parle de la lutte parmi les luttes, celle des femmes. Celle de la moitié de l’humanité » dit Ariane Mnouchkine, figure-phare et directrice du Théâtre du Soleil.

Théâtre du Soleil, Cartoucherie de Vincennes, 75012. Paris, les 11, 12, 18 et 19 octobre 2025, le samedi à 15h et à 19h30,  le dimanche à 13h30 – tél. : +33 1 43 74 87 63 – site : www.theatre-du-soleil.fr,

Brigitte Rémer le 26 septembre 2025

La Part sombre

Texte de Maï David et Gaëlle Héraut – mise en scène Gaëlle Héraut – jeu Maï David – lumière Nolwenn Delcamp Risse – Théâtre de la Reine Blanche/Paris.

@ Gaelle Héraut

Le texte s’annonce simple et nous est adressé. Maï David évoque d’abord ses insomnies et les tourments de ces nuits blanches à ne pas se ressourcer.

Puis elle parle de son parcours au théâtre et nous fait partager les spectacles où elle a joué et/ou mis en scène, présentant les acteurs et les personnages. Deux spectacles notamment : le cruel et sanglant, Titus Andronicus de Shakespeare en son banquet indicible où l’empereur Titus sert à Tamora un plat de ses enfants broyés, le cri de Tamora ; Le Misanthrope, répété en Bretagne dans une maison bienveillante où chaque acteur actrice prend ses marques, et dans lequel le féminin et le masculin s’inversent. L’océan au bout de la rue pour jeter dans les vents l’ivresse de création et s’y laisser porter. « Il faut que j’explore ce que j’ai à jouer… » dit-elle avec fébrilité.

@ Gaelle Héraut

Elle évoque ses questionnements et inquiétudes artistiques auprès du grand metteur en scène Claude Régy, homme passionné de l’ombre dont la rime avec La Part sombre de l’actrice, titre de sa méditation à haute voix, n’est pas que coïncidence. Chaque petit détail nous mène vers plus de perfectionnisme, ainsi la fascination pour l’encre et le papier sur lequel il envoie sa réponse, et sa précipitation à elle pour acheter papier dessin et encre rouge.

Dans son parcours labyrinthe Maï David perd ses repères avant de perdre pied et le traduit théâtralement. Au-delà du texte élaboré avec Gaëlle Héraut, on le voit par d’infimes actions sur le plateau comme ces pétales trouvés ça et là sur la scène, porteurs de mots volés et envolés, qu’elle avale. À peine remarque-t-on dans le comportement ces quelques discordances, subtiles et maitrisées au plateau. Il y a cette lumière rouge qui clignote et signe cette dysharmonie, l’actrice de dos.

Maï David est assistée de quelques accessoires, aussi vains que les mots quand le monde se déstructure. Posés sur une table roulante à toile cirée, qui pourrait faire table de dissection, quelques assiettes. Elle a ôté une première veste, puis une seconde, ses strates d’angoisse. Elle théâtralise avec finesse son monde qui se désorganise, renforcé par la bande-son qui entremêle des voix, elle qui monte sur la table, elle dont le regard s’éloigne.

@ Gaelle Héraut

Elle plonge, et nous avec, dans les bruits alentour, chez les voisins. « Prends tes médicaments » lui dit-on. « Je suis méchante » entend-elle. Elle tente de se normaliser, devient professeur des écoles, les voix qu’elle entend, voix enregistrées pour le spectateur, l’envahissent et la traquent. Sa vie, un temps avec Ludo, se termine quand il appelle les pompiers au cours d’une crise et qu’elle est emmenée sous contrainte à Sainte Anne – un lieu resté longtemps emblématique de folie – alors que sa fille de cinq mois a besoin de son lait et que son approche lui est interdite.

Maï David a passé sa blouse de nuit, et un mois sans voir sa fille. Elle dessine une galerie des portraits de ceux qui l’entourent, avec lesquels elle fait des jeux de temps en temps et pour tuer le temps, Loane et Azur, sa voisine de chambre, alcoolique, hospitalisée pour sevrage, elle parle des IRM et de l’enfermement. Elle évoque un second séjour et six ans de souffrance, le bleu de ses yeux clairs, peut-être trop clairs, la vie qui se brise.

@ Gaelle Héraut

Le spectacle se termine sur cette belle métaphore japonaise dans sa technique traditionnelle de réparation des pièces de céramique, avec de l’or, et qui met en valeur les fêlures et les cassures. Ces fissures dessinent un paysage et traduisent la beauté dans leur imperfection. L’actrice s’apaise à l’idée de cette beauté et de cette réparation qu’elle poursuit en lecture : « Saura-t-on jamais… ? »

Le texte de Maï David et Gaëlle Héraut, La Part sombre, porté par Maï David qui livre son histoire, est sobre, précis, poignant. Il est porteur d’espoir celui de se réparer, et nous concerne tous. Le hors-sol n’arrive pas qu’aux autres.

Brigitte Rémer, le 18 septembre 2025

Mardi 16 septembre 2025, jeudi 18, samedi 20, mardi 23, jeudi 25, samedi 27, mardi 30 septembre – jeudi 2 octobre, samedi 4 octobre, jeudi 9 octobre 2025. Tous les jours à 21h sauf le samedi à 20h – Théâtre de la Reine Blanche, 2 bis Passage Ruelle – 75018 Paris, métro : La Chapelle ou Marx Dormoy – tél. : 01 40 05 06 96 – email : reservation@scenesblanches.com – site : wwww.reineblanche.com

Portrait de Rita

Texte et mise en scène de Laurène Marx, compagnie Hande Kader – jeu Bwanga Pilipili – à partir des entretiens réalisés avec Rita Nkat Bayang par Laurène Marx et Bwanga Pilipili – création à Théâtre Ouvert, dans le cadre du Festival d’Automne.

© Pauline Le Goff

L’actrice s’avance, dans une robe très élégante sur fond de fleurs et d’orangé, face au micro posé sur pied au centre de l’avant-scène. Elle commence son récit. Pas d’images, pas de déplacements, tout est dans le poids des mots. Et le poids des mots est lourd. C’est une histoire de racisme et de violence qui nous est livrée, partant de la vraie vie, de la vie de Rita Nkat Bayang.

L’école appelle Rita, mère d’un jeune garçon de neuf ans, Mathis, et la somme de venir le chercher, immédiatement. Rita se précipite dans un taxi sans même prendre le temps de s’habiller ni sans savoir pourquoi, son sang ne fait qu’un tour. La panique redouble quand les policiers la rappellent pour qu’elle se présente sur-le-champ, à l’école. Le taxi est bloqué elle ne peut faire plus vite. Arrivée en trombe on la mène devant son fils, plaqué au sol, maintenu par le genou d’un policier appelé par la directrice. Quel crime a commis l’enfant ? Il a juste répondu aux insultes racistes d’un camarade qui le traitait de chocolat et de sale nègre, mais une fois de trop, c’est trop !

© Christophe Raynaud de Lage

L’actrice remonte le temps pour suivre le fil rouge de l’histoire de Rita, Camerounaise, pleine d’énergie dans la vingtaine, jusqu’à ce que les amis de son père l’approchent d’un peu trop près. Elle s’est remise dans les mains de Dieu. On la suit dans les messages qu’elle échange avec un certain Christian, en Belgique, au départ marié, puis divorcé. Elle demande l’amitié il la persuade de venir en Belgique et de l’épouser, elle finit par y aller, plutôt à reculons, il trouve les arguments avec sa « sociabilité de blanc. »

La tragédie commence. Direction un petit bled frigorifié dans les fins fonds de derrière Charleroi, la jungle pour elle et le froid, la fille facile qu’on attrape comme un objet, le racisme familial, épouvantablement raciste. L’agent de mairie exhibe son trophée comme aux pires temps coloniaux, « T’es MA femme… » Il lui a trouvé du boulot : femme à tout faire auprès de la belle-mère, c’est gratos. La dégradation est au summum, la bêtise ambiante décuplée, comme la souffrance de Rita, qui s’enfonce, et qui s’enfonce d’autant qu’elle est très vite enceinte et donc piégée, incapable de partir. « Vous avez tout quitté alors il faut rester… » Lui, cogne et multiplie les coups quand elle se refuse, déversant toute sa rancœur de la vie et ses frustrations.

On la place pour la protéger, dans une petite maison « sans tapis et sans nappe » au bout de la nuit, une autre nuit. Rita attend que sa fille naisse. Les temps et les lieux se télescopent. On repart vers Mathis qui aurait lancé un parpaing sur celui qui l’insultait. Et Rita se remémore la naissance de ce premier enfant, la crèche où elle avait bien remarqué que les enfants à la peau blanche recevaient des câlins contrairement au sien qu’on posait au sol sans trop de précaution ni d’attention. Toutes les violences se mêlent, l’intime, celle vécue par l’enfant, et celle de Belgique, celle de la police qui maintient Mathis au sol. « Les larmes sont comme des fleuves… »

© Christophe Raynaud de Lage

Bwanga Pilipili est magnifique dans sa narration, qui se termine par un brin d’optimisme : « Il faut que le jour se lève…» Le texte de Laurène Marx est cru, ciselé et rythmé pour témoigner d’une vie pleine d’obstacles et de chagrins. C’est un brûlot dénonçant le racisme et sa bêtise brute, les injustices, le manque de considération, l’exclusion. Le théâtre est pour elle une tribune politique qui donne la parole à ceux que l’on n’entend pas. De sublimes séquences de blues permettent de reprendre souffle.

Par sa mise en scène, Laurène Marx – qui qualifie son théâtre de stand-up triste – redonne dignité à Rita, tombée dans de mauvaises mains mais qui, riche de ses enfants, est venue sur scène prendre la parole à la fin de la représentation et présenter sa fille de seize ans. On est sonnés de cette rencontre et du courage qu’il faut pour se livrer et faire théâtre de la vie. Car la vie continue, mais il faudrait qu’elle soit douce…

Brigitte Rémer, le 17 septembre 2025

Texte et mise en scène de Laurène Marx – jeu Bwanga Pilipili – à partir des entretiens réalisés avec Rita Nkat Bayang par Laurène Marx et Bwanga Pilipili – lumières Kelig Le Bars – création musicale Maïa Blondeau avec la participation de Nils Rougé – collaboration artistique Jessica Guilloud.

Du 11 au 30 septembre 2025, les lundis, mardis, mercredi à 19h30, les jeudis et vendredi à 20h30, le samedi à 20h – Théâtre Ouvert, 159 avenue Gambetta. 75020. Métro : Gambetta, Pelleport, Porte des Lilas – En tournée : 8 et 9 janvier 2026, Les Quinconces, Le Mans – du 20 au 30 janvier 2026, Théâtre National de Strasbourg – 18 février 2026, Université de Lille – du 3 au 21 mars 2026, Théâtre National Wallonie Bruxelles.

La Folle Journée ou Le Mariage de Figaro

Pièce de Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais – adaptation et mise en scène Léna Bréban – avec Philippe Torreton dans le rôle de Figaro – à La Scala – Paris.

© Ambre Reynaud

C’est vraiment une Folle journée, dans ses rebondissements et pétillances, ses amours et désamours, ses espiègleries et faux-semblants, ses révélations, à laquelle nous convie Léna Bréban à La Scala-Paris, autour de Philippe Torreton, Figaro-ci Figaro-là.

Se dessine autour de lui le cynique jeu des castes sur fond d’abus et quiproquos, de rapports de pouvoir et de domination, de droit de cuissage. Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais, le Beaumarchais au départ horloger, puis anobli par le roi en 1761, incarcéré à certains moments, fondateur en 1777 de la Société des auteurs dramatiques s’en donnait à cœur joie pour montrer la désagrégation de la société, fin XVIIIème, juste avant la Révolution. Sous ses dehors légers mais parfois cruels, les textes de Beaumarchais évoquent la lutte des classes, la domination des plus riches, la corruption et l’hypocrisie.

@ Louie Salto

La Folle Journée ou Le Mariage de Figaro – qui met en scène les aspirations de la bourgeoisie montante, fut créée en 1784 à la Comédie-Française malgré l’opposition du roi, et remporta un vif succès. C’est la seconde pièce de La Trilogie de Figaro, la première étant Le Barbier de Séville, ou la Précaution inutile (1775) et la troisième L’Autre Tartuffe, ou la Mère coupable (1792).

Valet né de parents inconnus, Figaro (Philippe Torreton) est sur le point d’épouser Suzanne, dite Suzon (Marie Vialle), camériste de la comtesse (Grétel Delattre) mais son époux, Comte d’Almaviva (Grégoire Ostermann) qui pourtant la délaisse en a décidé autrement et traque la jeune femme, pensant n’en faire qu’une bouchée. Il fomente un plan d’enfer pour que Figaro épouse Marceline (inénarrable Annie Mercier !) qui a une dette d’argent envers elle et s’est à moitié engagé, elle qui le convoite tant tout en s’affichant avec Bartholo, médecin de Séville (Jean-Jacques moreau) ; que Chérubin, (Antoine Prud’homme de la Boussinière) un grand dadais un peu benêt qui tourne autour des femmes dont la Comtesse, dégage – il l’envoie aux armées – que Basile, maître de clavecin de la Comtesse (Éric Bougnon, Pascal Vannson, en alternance) qui espère Marcelline cesse de prendre ses désirs pour des réalités ; que Fanchette (Salomé Dienis Meulien) arrête de souffler sur les braises ; qu’Antonio, jardinier du château (Jean-Yves Roan), oncle de Suzanne et père de Fanchette lui fiche la paix et que Don Gusman Brid’oison, lieutenant de Justice de la ville et juge au tribunal puisse faire son travail (Éric Bougnon, Pascal Vannson, en alternance).

© Ambre Reynaud

La scénographie transpose ce monde en décomposition avec une grande toile de Jouy à l’arrière, plutôt défraichie et de guingois, trois bouts de bois offerts par la comtesse avec lesquels Figaro est censé dresser le lit nuptial, une porte donnant sur l’escalier montant chez la Comtesse. Côté jardin, un énorme tableau, portrait du Comte régnant en maître, comme il se doit chez ls gens bien, la comtesse, seconde partie du tableau étant dissimulée… L’ensemble est mobile et se combine autant que de besoin pour traverser les cinq actes de la pièce et épouser les événements.

Léna Bréban signe une Folle Journée drôle et rythmée qui, derrière la mascarade, s’ancre dans l’aujourd’hui par les valeurs qu’elle défend sous forme d’un négatif photo. Superbe dans ce rôle, Philippe Torreton donne de l’épaisseur au personnage, dans son côté terrien et futé qui ne s’en laisse pas conter. Autour de lui, les personnages déjouent les pièges, les femmes tenant les hommes à distance, avec intelligence, eux s’embourbant dans leurs faux-pas et galimatias. La fin surprend et amuse dans le rapport des âges et des rôles, un atout de plus qui montre qu’au théâtre, tout est possible et que parfois on rit de la noirceur.

Brigitte Rémer, le 15 septembre 2025

Avec : Philippe Torreton, Marie Vialle, Éric Bougnon, Pascal Vannson (en alternance), Grétel Delattre, Salomé Dienis Meulien, Annie Mercier, Jean-Jacques Moreau, Grégoire Œstermann, Antoine Prud’homme de la Boussinière, Jean-Yves Roan – assistante à la mise en scène Ambre Reynaud – scénographie Emmanuelle Roy – costumes Alice Touvet – lumières Denis Koransky – Compositeur Victor Belin – perruque Julie Poulain – création sonore Victor Belin et Raphael Aucler

Du 6 septembre 2025 au 4 janvier 2026, à La Scala Paris, 13 boulevard de Strasbourg. 75010. Paris – métro : Strasbourg Saint-Denis – tél. : 01 40 03 44 30 – site : www.lascala-paris.fr

Qu’est-ce que le temps ?

D’après le livre XI des Confessions de Saint-Augustin – mise en scène de Denis Guénoun, avec Stanislas Roquette, compagnie Artépo – au Théâtre de Poche-Montparnasse.

© Sébastien Toubon

C’est une œuvre autobiographique d’Augustin d’Hippone – saint Augustin, né à Thagaste, en Algérie en 354, mort au Caire en Égypte en 430. Treize livres la composent, écrits entre 397 et 401, dans lesquels il raconte entre autres sa quête de Dieu et sa conversion, et s’interroge sur le sens mystique de la création.

Le Livre XI aborde La création et le temps. Il faut être téméraire pour s’y jeter à corps perdu comme le fait Stanislas Roquette dans ce seul en scène, accompagné par Denis Guénoun qui en a signé la mise en scène, il y a une quinzaine d’années. Après avoir beaucoup tourné, le spectacle a fait une longue pause. Il est aujourd’hui à nouveau présenté.

L’acteur apostrophe le Seigneur et lui demande son attention. Il l’interroge sur la création du monde, la création du ciel et de la terre et son mode opératoire, sur ce qu’il faisait avant de le créer. « Tu es l’ouvrier de tous les temps » lui dit-il, « ton aujourd’hui c’est l’éternité. » Et il divague autour des concepts de passé, présent et futur, rapportant tout à la perception du présent, puisque le temps passé n’est plus et que la prédiction intellectuelle du futur n’est pas encore advenue. Et si le présent est sans durée comme il le dit, la notion de mémoire entre en jeu dans le passage du futur au passé.

© Sébastien Toubon

« Et comment mesurer le temps présent, d’où vient-il, où va-t-il ? » pose Augustin, quel est son lien avec les mouvements du soleil et de la lune ?… Il nous fait voyager de l’astronomie à la philosophie passant par la métaphysique et la théologie. L’auteur définit le jour comme « le temps que met le soleil dans sa course, et la trajectoire du soleil, d’Orient à Orient. » Il parle de temps long et du mouvement qui se dessine, entre le repos et le geste.

L’acteur-guerrier, est au sol, comme foudroyé en son chemin de Damas : « tu feras briller ma lumière, ma nuit. » Il délire sur le langage, la poésie, les syllabes longues et les brèves, les vers, les pieds et les syllabes… Il s’empare d’un micro où il interpelle avec ardeur : « Esprit… ! Sois attentif ! » sur la musique de Schubert, passant d’une voix masculine à la reprise du chant par une voix féminine… dans le temps qui se suspend, les intervalles et la durée. « Où est la brève qui me sert de mesure ? » demande-t-il, reprenant lui-même le chant en allemand.

© Sébastien Toubon

De sa cellule monacale bien sombre du début à ses questionnements et éblouissements par la rime et le chant, Stanislas Roquette nous mène sur le Mont analogue d’Augustin, avec fluidité et illumination. Avec ce Livre XI des Confessions, comme un bon pasteur il nous fait dévisser de la juste place des mots au langage, de la transmission à la connaissance, de la remémoration à la quête. Denis Guénoun, auteur, metteur en scène et directeur de théâtre devenu théologien qui le met en scène rappelle qu’avec Les Confessions Saint-Augustin inventait un genre littéraire, l’autobiographie et que son choix du Livre XI avec Stanislas Roquette, se cogne à la notion vertigineuse du temps.

À la question, « Qu’est-ce que le temps ? » Augustin répond de manière laconique : « Si personne ne me le demande, je sais. Si on me le demande et que je veux l’expliquer, je ne sais plus… » réponse puissante et drôle à laquelle l’acteur donne corps. Car ceci est son corps !

Brigitte Rémer, le 15 septembre 2025

Avec le concours d’Osvaldo Calo, de Caroline Montier, d’Alexis Leprince, de Tamia Valmont, de Stanislas Siwiorek – Nouvelle traduction de Frédéric Boyer (Les Aveux, P.O.L., 2008) – lumière Geneviève Soubirou – musique Franz Schubert, An den Mond (D193).

Du mercredi 3 septembre au samedi 29 novembre 2025, du mardi au samedi à 21h – relâche exceptionnelle du 16 au 20 septembre, et les 4 et 8 novembre. Théâtre de Poche-Montparnasse, 75 boulevard du Montparnasse. 75006. Paris – métro : Montparnasse Bienvenue – site : www.theatredepoche-montparnasse.com – tél. : 01 45 44 50 21

Faustus in Africa !

Mise en scène de William Kentridge, avec la Handspring Puppet Company – au Théâtre de la Ville Sarah-Bernhardt dans le cadre du Festival d’Automne – spectacle en anglais, surtitré en français.

© Fiona MacPherson

C’est un spectacle dédié au compositeur et musicien James Phillips disparu en 1995, année de création de Faustus in Africa ! dont il signait la musique avec Warrick Sony. Il était « la voix et la conscience d’une génération. Ses chansons politiques rebelles et satiriques dénonçaient le gouvernement sud-africain pendant l’apartheid. » Par ces mots qui retiennent l’attention, on entre de plain-pied dans l’univers de William Kentridge.

Immense artiste sud-africain internationalement reconnu, Kentridge signe au fil des années une œuvre foisonnante composée de dessins, gravures, films, musiques dans de nombreuses performances, expositions et mises en scène. Par l’art qu’il pratique sous ces différentes formes, il a toujours interrogé les héritages du colonialisme et dénoncé l’apartheid. Son œuvre est présentée dans les plus grands musées du monde dont au Louvre, au MoMA de New-York, à la Documenta de Cassel, dans les grands théâtres et opéras du monde. Le Festival d’Automne l’a accueilli à plusieurs reprises et le Théâtre de la Ville a présenté en 2023 son spectacle Sibyl. La Handspring Puppet Company accompagne son travail depuis de nombreuses années.

© Fiona MacPherson

Quand Kentridge parle de ses motivations quant au choix du sujet sur le mythe de Faust en 1995, il nous fait replonger dans l’histoire de son pays, l’Afrique du Sud, un an après les premières élections démocratiques et la libération de Nelson Mandela, élu à la Présidence. Mais il explique en même temps qu’un pacte avait été scellé entre l’ancien gouvernement nationaliste d’apartheid et le Congrès national Africain, le parti de Mandela, pour acheter la paix sociale et éviter la guerre civile. Cela rendait impossible le décompte des exactions commises par les tenants de l’apartheid. Fort de ce pacte gouvernemental, pour lui, scellé avec le diable, William Kentridge en fait la traduction par ses fusains et sa recherche autour du mythe de Faust.

Trente ans plus tard, même texte, mêmes marionnettes, conçues et dirigées par Adrian Kohler, Basil Jones et leur troupe, la Handspring Puppet Company. Le nouveau scénario entremêle le récit de Goethe aux extraits pleins d’ironie du poète sud-africain Lesego Rampolokeng. Rien n’a pris une ride, seul le contexte international a changé, ainsi que le regard sur le colonialisme, à travers les débats sur la restitution des objets d’art africains d’une part – savoureuse scène sur écran où chaque objet d’art africain est atteint d’une balle tirée depuis le plateau par Faust – la manière dont certains gouvernements détournent les fonds d’État d’autre part – par les lingots d’or offerts en forme d’église pour le pasteur, en forme de livres de lois pour le colonel, sublimes marionnettes sculptées dans le bois.

© Fiona MacPherson

Faust est aussi une figurine de bois qui fait face à Méphistophélès, acteur, (Wessel Pretorius) tandem entre maître et serviteur dans des partitions qui s’inversent et dans lesquelles on ne sait plus qui tire les ficelles. Faust est porté par deux acteurs-manipulateurs qui lui donne vie dans une manipulation de type bunraku, à visage découvert, et dont l’un interprète le texte. On suit la métamorphose de Faust, de l’état dépressif du début à la signature du pacte qui le transforme en jeune amoureux entreprenant, en guerrier de safari et en observateur du monde politique, avant de devenir un vieil homme au seuil de sa vie. Les figurines sont en soi des œuvres d’art, comme ce sublime orchestre passant en leitmotiv, jouant saxophone, trompettes et percussions, magnifiquement portées en duo, par de brillants acteurs-manipulateurs (Eben Genis – Atandwa Kani – Mongi Mthombeni – Asanda Rilityana – Buhle Stefane – Jennifer Steyn). La musique de James Phillips et Warrick Sony, amplifie les dessins de William Kentridge qui ont valeur de didascalies, commentaires et accentuation et qui s’animent sur écran tout au long du spectacle.

La scénographie nous place dans une sorte de bibliothèque à l’ancienne aux meubles cirés, qui à certains moments fait office de laboratoire ou de tribune politique, espaces dans lesquels apparaissent et disparaissent figurines et personnages. Une immense horloge, de marque Lucifer barre la scène avant de faire place à l’écran. Il est sept heures cinq quand les employés arrivent pour ce Prologue au Paradis, avant que le temps ne s’emballe, au fil des événements.

Seul au centre, Faust fait un discours sur l’origine du monde et, dans sa démonstration, engage un dialogue avec l’au-delà. On est Hôtel Polonia, chambre 407. Deux acteurs-manipulateurs tournent avec lui les pages d’un ouvrage : « Dans les livres tout semble beau… Je ne crains rien du ciel ni de l’enfer… » Mais Méphistophélès, prince des ténèbres, veille et prépare le Pacte qu’il lui fait signer. Faust paraphe et n’aura d’autre issue que de devenir la voix de son maître. Très vite il réalise pourtant qu’il a été floué.

Dans un laboratoire de type colonial où s’affaire une jeune femme, Gretchen/Marguerite, Faust, redevenu jeune, tombe sous le charme et lui offre un bijou. Puis le voici fusil au corps, en safari, à Dar es Salam, ses cibles sont des dessins. Le rapport aux colonisateurs qui tuent hommes et bêtes sans discernement et vivent entre fusil et machine à écrire est traité avec un certain humour. Au bureau, côté cour, Méphisto tire les ficelles et épuise Faust. Dans cette mise en scène inventive on fait chanter les verres d’eau dans un filet de lumière, créant une mélodie qui accompagne les doutes de Faust. Les aiguilles du cadran commencent à s’affoler, l’écran se couvre des chiffres de la bourse, Méphisto ne pense que gain et libéralisme et congédie tout le monde. La fanfare-marionnettes donne le tempo.

© Fiona MacPherson

Au Palais, dans la salle du trône ressemblant à un tribunal, siègent les technocrates : un chef militaire aux allures de Khadafi, un pasteur dans un double mouvement, prêt à jurer en même temps qu’adjurer sur la bible qu’il tient serrée contre lui. Ils réclament de l’or, Méphisto leur offre des lingots, veaux d’or du moment.  La vente aux enchères de la collection d’art africain appartenant à Faust est un moment fort et vibrant de racisme. Une émeute mène à la mort du Général après une bagarre au couteau dans laquelle Faust, armé par Méphisto, est impliqué. Helena, sa veuve, préside un banquet dans la résidence impériale. Entre chacal et vautour, quel choix, demande-t-elle ? Le Pasteur y va de son couplet, sur l’âme. Le spectacle monte en puissance.

© Fiona MacPherson

Dans la Nuit des Walpurgies Faust court derrière Helena qui lui échappe et affiche sa haine pour Méphisto. Tout ce qu’il entreprend dysfonctionne. Il dénonce le racisme, égrenant une longue liste de noms effacés des mémoires et des registres de mort. Numéro du corps : sans – lieu : non – cause de la mort : inconnue. Il rappelle ces étranges fruits, le corps des Noirs pendus aux arbres après lynchage, sort qu’on réservait aux Afro-américains et que Billie Holiday chantait, en 1939. Un chant spirituals commente les dessins. La musique prend son temps et accompagne la mémoire. Entouré de deux infirmières, Faust a singulièrement vieilli. La pendule retrouve son statut, au centre de la scène. On se perd pourtant dans les paradoxes des discours politiques et le libéralisme redouble. Faust et Méphisto jouent aux cartes quand soudain, ce dernier lance son couperet : « Ton séjour est terminé, Faust, l’accord est rompu ! » Le bruit d’un avion qui plane au-dessus de leurs têtes marque la fin du parcours, la fin de la partie et du spectacle.

Dans Faustus in Africa!, au-delà de Goethe et de la force des dessins, le passé croise le temps présent. La puissance du travail artistique de William Kentridge traduit avec subtilité les inégalités et les injustices morales, raciales, économiques, sociales et environnementales. Portées par les acteurs qui leur prêtent vie avec beaucoup d’habileté et d’empathie, les figurines de la Handspring Puppet Company – sculptures de toute beauté et expressivité – se fondent magnifiquement dans l’univers visuel de William Kentridge aux propositions multiples. Faustus in Africa ! est un manifeste artistique rare, intelligent et sensible, subtil et puissant.

Brigitte Rémer, le 12 septembre 2025

Mise en scène William Kentridge, avec : Eben Genis – Atandwa Kani – Mongi Mthombeni – Wessel Pretorius – Asanda Rilityana – Buhle Stefane – Jennifer Steyn. Collaboration artistique à la mise en scène Lara Foot – conception et direction des marionnettes Adrian Kohler, Basil Jones (Handspring Puppet Company) – direction associée des marionnettes et des répétition Enrico Dau Yang Wey – scénographie Adrian Kohler, William Kentridge – animation William Kentridge – construction marionnettes Adrian Kohler, Tau Qwelane – costumes marionnettes Hazel Maree, Hiltrud von Seidlitz, Phyllis Midlane – effets spéciaux Simon Dunckley – conception décor Adrian Kohler – construction décors Dean Pitman pour Ukululama Projects – peinture et habillage des décors Nadine Minnaar pour Scene Visual Productions – traduction Robert David Macdonald – texte additionnel Lesego Rampolokeng – musique James Phillips, Warrick Sony – éclairagiste et régisseur de production  Wesley France – régisseuse plateau et opératrice vidéo Thunyelwa Rachwene – régisseur son Tebogo Laaka, Paul Patru – technicienne plateau Lucile Quinton – contrôleuse vidéo Kim Gunning – surtitres Babel Subtitling – production et tournée :  Quaternaire/ Sarah Ford, Roxani Kamperou, Emmanuelle Taccard

© Fiona MacPherson

Du 11 au 19 septembre à 20 h, le samedi à 15 h et 20 h au Théâtre de la Ville Sarah-Bernhardt, Grande salle. 2 place du Châtelet. 75001. Paris. www.theatredelaville-paris.comEn tournée, prochaines représentations, du 29 octobre au 1er novembre 2025, Comédie de Genève, (Suisse), site : www.comedie.ch

Voir aussi nos articles sur les spectacles de William Kentridge : Wozzeck, à l’Opéra Paris-Bastille (cf. ubiquité-culture(s) du 26 mars 2022) – Sibyl, au Théâtre de la Ville (cf. ubiquité-culture(s) du 9 mars 2023), Faustus in Africa ! au Printemps des Comédiens/Opéra de Montpellier (cf. ubiquité-culture(s) du 30 juin 2025.

Boundaries of Bodies – Born Again

Deux pièces, Boundaries of Bodies, conception, mise en scène et texte Jaber Ramezan – avec : Parastoo Amanzadeh, Mohsen Karimi, Dorsa Panjeband, Hamed Rajael, Hasti Taraghi, Sourena Zazhedi, compagnie The Hole Studio. Born Again – conception et interprétation : Yasmine Hadj Ali, Samah Karaki, Antoine Kobi, Ike Zacsongo-Joseph, compagnie 16 mégahertz – dans le cadre de Focus Jeunes créateurs, Générations Danse élargie – au Théâtre de la Ville/Les Abbesses.

Boundaries of Bodies – © Nora Houguenade

La première pièce, Boundaries of Bodies, met en scène un récit de la violence sur fond de musique lancinante. Les acteurs-danseurs arrivent très naturellement du fond du plateau, porte ouverte de chaque côté, donnant de la lumière. Ils se placent en fond de scène. Une femme vêtue de sombre et portant un foulard noir et des bottes s’avance, d’un pas décidé, dans une dynamique musclée. Elle a jeté sa veste par-dessus bord pour se signaler. Un micro est posé sur pied, qu’elle attrape avant de le dévorer, dans lequel elle hurle, sorte de prise de parole totalitaire sans que le moindre son ne sorte de sa gorge ; elle rugit et gémit, se tort, le hurlement imaginé est impressionnant, animal, on ne sait si elle est victime ou bourreau.

Boundaries of Bodies © Nora Houguenade

La jeune femme repart, l’air de rien et se fond dans le groupe aux couleurs claires. Chacun frappe le sol, à coups de veste, comme une colère exprimée, est-ce un rituel ? Puis ils débutent une marche des plus militaires faisant des tours de plateau au pas cadencé. L’un, puis l’autre, tentent d’échapper au groupe, le premier se métamorphose en animal, le second tombe raide mort avant de rentrer dans le rang. Tous forment une chaîne où les solidarités sont assez cabossées. On sent de la promiscuité, un enfermement. Une violence sourde, énorme, plane tout au long de la pièce.

Chacun enfile un bonnet noir qui devient cagoule et cache entièrement le visage. Ils avancent à l’aveugle, se débattent, font réapparaître leur visage. La jeune femme pose ses bottes, retire sa chemise, comme les autres. Ils forment un quadrille se croisent, s’effleurent, l’un se désarticule, pris de peur, puis de cour à jardin ils vont et viennent en allers et retours, trois petits tours et puis s’en vont. La jeune femme s’avance à nouveau vers le micro qu’elle enfourche en un geste de possession. Les sons se précisent comme dans une scierie où se préparent… leurs cercueils, peut-être. Ils prennent la fuite tournant à vive allure comme en des tours de cour, sorte de prisonniers qui au final tournent sur eux-mêmes et jusqu’à tourner à vide. Ils s’arrêtent, s’essuient de leurs chemises qu’ils envoient dans les airs comme des voiles ou des linceuls. La musique s’éteint. Ils sortent comme ils sont venus, par les portes situées de chaque côté du plateau.

Jaber Ramezan a étudié la littérature dramatique et la mise en scène à l’Université de Téhéran, il écrit pièces et scénarios et met en scène. Le travail proposé ici est le fruit d’une recherche avec les étudiants de théâtre de Téhéran, qui a débuté, comme chacun de ses travaux, par l’écriture, et qui s’est poursuivi à la Cité des Arts et au Centre National de la Danse, à Paris, travail encouragé par le Théâtre de la Ville. Boundaries of Bodies indique les frontières, ou les limites, du corps. Il y est question de contrôle et des effets de la propagande sur les corps. Le tout est ici d’une grande violence rentrée et maitrisée. C’est une pièce singulière, sélectionnée en 2024 dans le cadre de Danse élargie, une pièce déconcertante et d’une grande force dans laquelle le texte est implicite.

Born again- © LN Photographers/SACD

La seconde pièce, Born again est d’une toute autre facture, même si les corps, là encore, échappent à tout rationalisme. Le texte éclaire le récit, dans une distance humoristique, au début, jusqu’à ce que monte l’angoisse de l’absent, le petit Étienne, qui a disparu d’un centre de vacances alors que la directrice venait d’être promue. La troupe s’appuie sur les travaux de la neuro-scientifique franco-libanaise Samah Karaki travaillant sur les déterminismes sociaux qui se mettent en place dès l’enfance et mènent à de sérieux blocages à l’âge adulte. L’un des acteurs lit un extrait sur la classe, les élèves du premier rang et les autres, le conditionnement dès la maternelle.

La scène se passe sur fond du jeu de la gamelle qui mène ceux qui se font repérer, en prison. Là, la prison n’est plus un jeu, prisonniers d’un carré de lumière, les personnages – dont un animateur et la directrice, y sont agressés, violentés, détruits par on ne sait quel gaz invisible. Ils se débattent au sol comme des insectes, la souffrance y est terrible, mais ils en ressortent. Une scène de crime est dressée, terrain quadrillé par la police, combinaisons blanches, à la recherche du petit Étienne. Une reconstitution s’organise, des interrogatoires.

Des bribes d’enfance surgissent quand la jeune promue devient le petit garçon, moment où l’on flotte dans l’absurde et où on ne sait plus ce qui est mensonge, ce qui est vérité.  La conception du travail est collective et trans-disciplinaire même si la pièce est ici nettement théâtrale et bien portée par la métamorphose des acteurs/actrices jouant entre deux univers, l’enfance et l’âge adulte, avec humour et dérision. Après sa présentation dans le cadre de Danse élargie 2022, Born again a été programmé en juillet dernier au Festival d’Avignon dans le programme « Vive le sujet ! Tentatives », soutenu par la SACD.

C’est une rencontre entre anciens et nouveaux finalistes de Générations Danse élargie, que le Théâtre de la Ville met en vis-à-vis cette année, permettant aux artistes émergents et confirmés de croiser leurs univers. Le programme a vu le jour en 2010, à l’initiative de Boris Charmatz et  Emmanuel Demarcy-Mota, soutenu dès le départ par le Fondation Hermès. C’est une aventure collective qui crée un réseau de partenaires français et internationaux, un tremplin précieux pour les jeunes acteurs et danseurs.

Brigitte Rémer, le 11 septembre 2025

Boundaries of Bodies, conception et mise en scène Jaber Ramezan – Avec Parastoo Amanzadeh, Mohsen Karimi, Dorsa Panjeband, Hamed Rajaei, Hasti Taraghi, Sourena Zahedi – son : Behrang Nafaji – lumières Saba Kasmale – costumes et production Negar Nemati – graphisme Farhad Fozouni – assistant à la mise en scène Hamed Rajaei – production The Hole Studio, coproduction Théâtre de la Ville-Paris, avec le soutien du mécénat de la Caisse des Dépôts. Born Again, conception et interprétation : Yasmine Hadj Ali, Samah Karaki, Antoine Kobi, Ike Zacsongo-Joseph, Production Compagnie 16 mégahertz – coproduction SACD – Festival d’Avignon, avec le soutien de SACD – Théâtre de la Ville-Paris – MC 93, Bobigny – Jeune Théâtre national – Festival d’Avignon.

Les 9 et 10 septembre 2025, à 20h – au Théâtre de la Ville Les Abbesses 31, rue des Abbesses – 75018. Paris – métro : Abbesses ou Pigalle – tél. : 01 42 74 22 77 – Le programme Générations Danse élargie se tient jusqu’au 25 septembre, voir la programmation sur le site :  www.theatredelaville-paris.fr

Le mystère Cléopâtre

Exposition à l’Institut du Monde Arabe, Paris – Claude Mollard, commissaire général de l’exposition – Christiane Ziegler, égyptologue, commissaire scientifique de l’exposition.

Cléopâtre mourant  (1)

Personnage mythologique controversé qui habite nos imaginaires et dernière souveraine d’Égypte, Cléopâtre reste une énigme, une sorte de « légende noire qui a bouleversé les codes » dit Claude Mollard, commissaire d’exposition. Femme de cœur et/ou cheffe d’état, courtisane ou nymphomane, grande amoureuse ou fine calculatrice ? L’exposition déconstruit les clichés et tente de répondre à la question.

Quatre parties émaillent le parcours du visiteur : la première est une plongée dans les recherches historiques et archéologiques ; la seconde interroge la légende – légende noire au tout début, légende dorée à compter du VIIIème siècle ; La troisième fait face au mythe de la beauté, légende ou réalité ? montrant les différentes représentations de Cléopâtre, notamment au cinéma ; la quatrième met en scène les interprétations des artistes contemporains face au mythe.

Antoine rapporté mourant à Cléopâtre (2)

Née à Alexandrie, on sait peu de choses sur ses origines si ce n’est qu’elle fait partie de la famille des Lagides fondée par Ptolémée Ier. Grecque et égyptienne à Alexandrie, elle est accueillie à Rome et admirée des Romains. Sa mort, interprétée dans de nombreuses peintures, ajoute au romanesque qui entoure sa vie et son image. Son tombeau, comme celui d’Alexandre, n’a pas été retrouvé. « Les textes sont peu bavards à son sujet » rapporte Christiane Ziegler qui a dirigé le département Égyptologie du musée du Louvre et l’a longuement étudiée. Grâce à l’IA, une sorte de portrait-robot a pu être établi à partir de toutes les connaissances accumulées en occident.

Cléopâtre a régné sur l’Égypte entre 51 et 30 av. J.-C. avec ses frères-époux, Ptolémée XIII et XIV, puis fût la compagne de Jules César, homme d’état romain assassiné par les sénateurs qui l’entouraient, et celle de Marc Antoine, homme politique des dernières années de la République Romaine, avec lesquels elle a eu trois enfants. Vaincu par Octave – le futur empereur Auguste – lors de la bataille d’Actium en 31 avant J.-C. Marc Antoine se donne la mort à Alexandrie.  Apprenant la nouvelle, Cléopâtre se suicide quelques jours plus tard. Ainsi va la légende qui au demeurant laisse un certain nombre de zones d’ombre.

Déesse dans la numismatique – sorte de réseaux sociaux de l’époque – Cléopâtre affirme son pouvoir par la monnaie sur laquelle elle est gravée et diffuse son effigie dans toute l’Égypte. Beaucoup de ces monnaies sont exposées dans la première partie de l’exposition où on la voit seule, avec Marc-Antoine ou avec son fils Césarion né de leur liaison et qui deviendra plus tard le rival d’Octave. Une statuaire est aussi présentée dans différentes vitrines de cette section comme cette Tête de reine, peut-être Cléopâtre VII, marbre de l’époque hellénistique datant du 1er siècle ou encore de la même date, époque romaine, cette Tête d’homme, dit pseudo Marc Antoine découverte à Narbonne au sanctuaire des Moulinasses. Élégamment scénographiée, une sculpture de marbre du XVIIème siècle attribuée à Jean-Baptiste Goy Cléopâtre mourant debout se reflète et se dédouble à l’infini dans un miroir. Plus loin, c’est la Cléopâtre mourant, de François Barois, marbre de 1700, qui retient l’attention. Différents éléments complètent ce chapitre comme Une Corniche de temple aux cartouches de Cléopâtre VII et de Césarion, sorte de bas-relief aux symboles sculptés, en grès et polychromie, datant de l’époque ptolémaïque, vers 40 av. J.-C. et venant de l’Égypte copte ; ou encore, un Relief représentant probablement la bataille navale d’Actium réalisé en calcaire et datant de l’Époque romaine, qui s’étend de 31 av. J.-C. à 100 apr. J.-C. venant de Cordoue.

Cléopâtre se donnant la mort (3)

L’exposition met ensuite en exergue Cléopâtre comme cheffe d’état, accédant au pouvoir en 52 avant J.-C. alors que l’Égypte est sous protectorat romain et a perdu une partie de ses territoires. Elle n’aura de cesse de rendre à son pays sa puissance passée. Elle fera bâtir quelques temples à Coptos et à Dendérah ainsi que dans la région de Thèbes. Les bas-reliefs du temple d’Hathor à Dendérah, particulièrement bien conservés, montrent deux représentations de la reine en compagnie de son fils Césarion. Des pièces d’orfèvrerie, de la vaisselle de luxe – vases, verreries multicolores, objets en faïence – fabriquées en Égypte selon les traditions ancestrales qu’admirent les Romains sont aussi présentées, comme des vases à parfum décorés de scènes de musique et de danse, de fleurs et de griffons ailés, datant de l’Époque ptolémaïque (299-200 av. J.-C.) en faïence ou en verre polychrome, ou comme des coupelles et des bols à décor floral de la même époque.

On peut aussi voir la richesse des Ptolémées à travers une agriculture prospère – l’Égypte est le grenier à blé du monde méditerranéen, on voit ici des actes de vente de bétail, la culture royale du lin et du papyrus, l’épeautre qui remplace le blé, les vignes et les oliviers ; ainsi un Papyrus, ordre pour un prêt de céréales ou un Acte de vente de la moitié d’une vache rédigé en démotique ; richesse visible à travers l’exploitation des richesses naturelles (minerais et carrières) dont l’or et les pierres précieuse prêtant à la fabrication de bijoux – des boucles d’oreilles et pendentifs sont ici présentés dans des vitrines ; richesse aussi par l’artisanat et le commerce. Par le Nil transitent les produits de l’Afrique (or et ivoire), ceux de l’Arabie (aromates) et de l’Inde (cannelle, parfums et perles), acheminés par la mer Rouge. Alexandrie exporte vers la Grèce et vers Rome, c’est une plaque tournante du commerce,

L’exposition montre le contexte dans lequel Cléopâtre règne et rappelle que dès la conquête d’Alexandrie par Alexandre le Grand, la ville s’est inscrite dans le cosmopolitisme, les Grecs à côté des Égyptiens, la communauté juive, et venant de pays lointains, voyageurs et marchands. Le grec en était la langue officielle et chaque cité honorait ses Dieux, Dionysos et Sérapis étant en bonne place, On voit ici des Fragments d’amulette figurant le dieu égyptien Bès ou encore la Statuette d’ibis, oiseau sacré du dieu égyptien Thot, on voit des urnes, couronnes et stèles funéraires de l’époque ptolémaïque et hellénistique.

Sarah Bernhardt dans le rôle de Cléopâtre (4)

Des tableaux enrichissent le parcours tout au long de l’exposition comme Cléopâtre de Giacomo Raibolini dit Giacomo Francia (Bologne 1484 ou 1486 – Bologne, 1557), ou celui de Michele Tosini Florence, 1503/1577 (attribution incertaine). On y trouve aussi Lavinia Fontana et son Cléopâtre l’alchimiste peint vers 1585, La Mort de Cléopâtre du peintre baroque Antoine Rivalz (1700-1715) semblable à une déposition du Christ ou encore celle de Jean-André Rixens, en 1874. Fondateur de la littérature italienne en prose, Boccace inspire toute la Renaissance humaniste européenne et compose en latin, vers 1355-1373, De casibus virorum et feminarum Illustrium/ Des cas des nobles hommes et femmes, recueil avec enluminures de funestes destinées, comme celle des amants suicidés Cléopâtre et Marc Antoine, auquel il donne une portée morale.

Elisabeth Taylor dans Cleopatra (5)

Après cette description des relations entre Cléopâtre et le pouvoir on aborde des murs d’images sur grands et petits écrans qui mettent en scène le monstre sacré au cinéma comme au théâtre. On entre dans Le mythe de Cléopâtre en trois dimensions, par l’incarnation qu’en ont donné les grandes actrices – de Sarah Bernhardt avec la pièce de Victorien Sardou qu’elle interprète en 1890 au théâtre de la Porte-Saint-Martin, à Liz Taylor dirigée au cinéma par Joseph L. Mankiewicz en 1963 – permettant de faire connaître au grand public le parcours de la Reine tout en entretenant un orientalisme fantasmé. Shakespeare en son temps avait écrit sa tragédie, Antoine et Cléopâtre, publiée en 1623, en suivant le récit de Plutarque écrit au IIe siècle après J.-C. intitulé La Vie de Marc Antoine. Le dramaturge irlandais George Bernard Shaw avait aussi publié en 1898 une pièce, César et Cléopâtre, montée en français en 1928 par Georges Pitoëff, avec Ludmila PItoëff dans le rôle-titre, reprise en 1957 dans une mise en scène de Jean Le Poulain avec Françoise Spira. La BD s’est aussi emparée du mythe avec entre autres Astérix et Cléopâtre, plus tard les mangas. On suit la transformation du mythe en objet de consommation et reine du marketing ensuite, on la modernise et on la détourne de ce qu’elle a vraiment été, dévêtant le mythe de sa fonction historique notamment de cheffe d’État. Mode et publicité s’en emparent.

L’exposition se ferme en mettant en jeu le regard contemporain face au personnage de Cléopâtre, certains artistes répondant à leur manière au mythe. Ainsi Esmeralda Kosmatopoulos, jeune artiste née en 1981 en Grèce qui, avec About 2 Inches long 2020 organise une « nasothèque » installation réalisée avec des nez de marbre et d’acier de dimensions variables ou encore le Cleopatra Kiosk de Shourouk Rhalem, une installation d’objets divers recouverts de cristaux swarovski qui joue avec cette notion de marketing. Déesse vivante ayant apporté la prospérité à son royaume selon les Égyptiens et les Grecs, reine prostituée selon les Romains, image positive en Orient, plus changeante et qui traverse les siècles en occident, la mort de Cléopâtre frappe et entretient le mythe. Autour de l’icône subsiste pourtant un certain trouble et tout peut être remis en question, jusqu’à son suicide, puisqu’il n’y a guère d’écrits. Ce sont ces différentes facettes de Cléopâtre – au-delà du bracelet de serpent et du sein dénudé, que présente l’Institut du Monde Arabe dans une belle scénographie et puissante réflexion historique.

Brigitte Rémer, le 29 août 2025

I want to look like Cleopatra #1 (6)

Le Mystère Cléopâtre – Commissaire général Claude Mollard, conseiller spécial du président – Commissaires scientifiques : Christiane Ziegler, égyptologue, directrice honoraire du département des antiquités égyptiennes du musée du Louvre ; Christian-Georges Schwentzel, professeur des Universités en Histoire ancienne, directeur du Département d’Histoire, Université de Lorraine – Commissaires associées : Nathalie Bondil, directrice du musée et des expositions, IMA ; Iman Moinzadeh, chargée de collections et d’expositions, IMA – Visuels : (1) Barois François (1656-1726) – Cléopâtre mourant, 1700 – Paris, musée du Louvre © GrandPalaisRmn (musée du Louvre) / Stéphane Maréchalle – (2) Eugène-Ernest Hillemacher – Antoine rapporté mourant à Cléopâtre, 1863 – Centre national des arts plastiques – En dépôt au Musée de Grenoble – Domaine public/ Cnap – Crédit photo : Ville de Grenoble/ Musée de Grenoble -J.L. Lacroix – (3) Vignon Claude (1593-1670) – Cléopâtre se donnant la mort, vers 1650, Rennes, musée des Beaux-Arts © MBA, Rennes, Dist. GrandPalaisRmn / Patrick Merret (4) Georges-Antoine Rochegrosse – Sarah Bernhardt dans le rôle de Cléopâtre après 1890 – © Collection Particulière –  (5) Elisabeth Taylor dans Cleopatra, réalisé par Joseph L. Mankiewicz, 1963 – Crédit : Everett Collection/Bridgeman Images – © 20th Century Fox Film Corporation Everett Collection Bridgeman Images – (6) Esmeralda Komatopoulos – I want to look like Cleopatra #1 (Je veux ressembler à Cléopâtre), 2020 – Impression photo sur acrylique – Collection de l’artiste © Alberto Ricci.

Du 11 juin 2025 au 11 janvier 2026, les mardi, jeudi, vendredi de 10h à 18h, mercredi de 10h à 21h30 (nocturne), samedi de 10h à 20h – dimanche de 10h à 19h – Institut du Monde Arabe, 1, rue des Fossés-Saint-Bernard Place Mohammed V – 75005 Paris – métro : Jussieu, Cardinal-Lemoine, Sully-Morland – tél. : 01 40 51 38 38 – site : www.imarabe.org