El Pacto del Olvido / Le Pacte de l’Oubli

Spectacle de Sergi Casero Nieto (Espagne/Catalogne), en espagnol surtitré en français – Texte de Sergi Casero Nieto, avec des extraits de Jorge Luís Borges, Federico García Lorca et le test de mémoire de Clara Valverde – au Théâtre de la Ville Sarah-Bernhardt / La Coupole, dans le cadre de Chantiers d’Europe.

© Alessandro Sala

L’homme est assis à une table, côté jardin, face au public. Sur la table, plusieurs pupitres de type régie d’où partent de nombreux câbles. Au bout de la table un rétroprojecteur, son outil de travail, sa palette. Une quinzaine d’ampoules tombent du plafond. Sergi Casero Nieto est le chef d’orchestre de l’ensemble et jouera de tous les interrupteurs, dessinant par lui-même les rythmes du spectacle.

L’Histoire le taraude, Il enquête sur la dictature de Franco, mort en 1975 – lui, naît seize ans après, en 1982 – et il se pose la question que tout jeune de n’importe quel pays formule après une dictature : qu’a fait ma famille pendant ce temps, à quel courant appartenait-elle ? Pour l’Espagne mêmes questions pour la période de la guerre civile qui l’a précédée, 1936-1939, une déchirure dans le tissu social du pays, une tragédie.

© Salvatore Lorenzana

Côté cour deux chaises de bois noir légèrement à distance, l’une pour représenter sa grand-mère, Saturnina, l’autre sa mère. Un cercle de lumière symbolise l’absence. Une loi d’amnistie promulguée en 1977 avait interdit toute investigation judiciaire sur les crimes commis pendant la dictature. On la nomme le Pacte de l’oubli, repris dans le titre du spectacle. C’est ce vertige de l’effacement que l’auteur-acteur et concepteur du spectacle voudrait comprendre. Personne n’en a jamais parlé, la loi a définitivement clôturé le sujet. Sa grand-mère lui demande de ne pas réouvrir les blessures déjà refermées.

Contre ce vide et ce tabou, contre ce qu’il appelle une amnésie institutionnelle, Sergi Casero Nieto a enquêté et s’est heurté aux mêmes résistances, « un trauma collectif qui n’a jamais été guéri ». Il le porte à la scène avec beaucoup de finesse et d’intelligence. « Satur, parle-moi de ta jeunesse » lance-t-il à sa grand-mère. « Ma vie a été des plus normales » s’entend-il répondre et plus tard, « ne t’en mêle pas… »

À partir du rétroprojecteur manuel posé sur la table, l’acteur donne corps au sujet entre les questions posées à sa grand-mère puis à sa mère, les photos, dessins, objets posés et qui se réfléchissent sur l’écran, avec des passages en blanc, illustration du vide auquel il fait face. Il déchire ce Pacte de l’oubli et entremêle ses souvenirs d’enfant dans des « Je me souviens » qu’il décline à la manière de Georges Pérec. La maison de la grand-mère l’été pour les vacances, une maison blanche, claire, un intérieur très sombre, les siestes, les goûters, la toile cirée, le pain noir des pauvres, le chemin de la plage à vélo, les médailles, beaucoup de médailles dans différents endroits de la maison – il en avait même chapardé une avec la colombe de la paix -.  L’espièglerie de ce regard d’enfant donne un peu de légèreté à l’ensemble sans occulter le vrai sujet.

© Salvatore Lorenzana

Sergi Casero Nieto avance par esquisses et suggestions, repart de la guerre civile de 1936 à 1939, républicains contre nationalistes. 600 000 victimes dans les deux camps puis l’instauration d’un régime dictatorial sous Franco pendant trente-six ans. Il l’illustre en jetant sur la plaque de verre du rétro-projecteur une poignée de soldats de plomb fusil à l’épaule ou entre les mains, à pied ou à cheval, béret, casques ou calots, bottes et uniformes. Les dates reviennent, les textes et les questions se précisent, quelques enregistrements rappellent.

© « Autoportrait » de Federico García Lorca pour « Poeta en Nueva York. »

Autre trame du spectacle le texte de Jorge Luis Borges, Funes el memorioso/Funes ou la Mémoire, l’histoire d’Ireneo Funes doté d’une mémoire infaillible après une chute de cheval, il en lit quelques extraits. « On me dit qu’il ne quittait pas son lit, les yeux fixés sur le figuier du fond ou sur une toile d’araignée… » ou encore « Pendant dix-neuf ans il avait vécu comme dans un rêve : il regardait sans voir, il entendait sans entendre, il oubliait presque tout. » Ma mémoire est comme un dépotoir » insiste Funes via Sergi Casero Nieto parlant des insomnies du personnage. D’insomnie à amnésie il n’y a qu’un pas.

Chemin faisant l’acteur-auteur s’intéresse à l’étude linguistique des mots utilisés ou confisqués, reprend les causes de la guerre civile, la terreur d’État qui a suivi, la spoliation des biens, les insurrections falsifiées et les silences des livres d’Histoire. Il poursuit ses Je me souviens ponctués des dates récentes, dans ses recherches et se rappelle aussi de Poeta en Nueva York/Poète à New York de Federico García Lorca, qu’il écrit en 1929/1930 alors qu’il est étudiant à l’Université Columbia avant d’être assassiné par les milices franquistes en 1936 au début de la Guerre civile, recueil paru en 1940 à titre posthume.

Et Sergi Casero Nieto revient sur ce Pacte de l’oubli promulgué deux ans après la mort de Franco, les images sont floutées quand il a pour commentaire : « On a fait ce qu’on devait faire pour la démocratie. » Il contredit cette absence de réponse en projetant l’image en gros plan de de ces hommes bras en l’air portant leurs fusils et de ces amnistiés, rappelle les camps de concentration et les centres de torture, les viols, les 30 000 bébés volés, les exécutions. L’inventaire est lourd. L’acteur s’applique à effacer sous nos yeux une photo, manipulation banale de certains politiques, historiens révisionnistes ou journalistes. Il s’épuise aussi dans le questionnement à sa mère et à sa grand-mère pour qu’elles parlent enfin. « Je me souviens que Satur fermait les fenêtres quand on parlait politique. »

Le spectacle s’achève sur une série de diapositives blanches symbole du vide s’il en est, et sur une dernière question : « Mais pourquoi ne m’avez-vous jamais parlé de mon grand-père engagé à combattre pendant la guerre civile ? »

Avec El Pacto del Olvido, Sergi Casero Nieto réalise un magnifique travail de remémoration qu’il théâtralise et dessine avec subtilité. Il nomme les choses au détour d’une construction dramaturgique fine où se mêlent les mémoires, la sienne propre par ses souvenirs d’enfance et qui s’entrechoquent avec l’amnésie familiale et celle d’un pays. « Ami ! Lève-toi pour entendre hurler » dit le poète.

Brigitte Rémer, le 28 juin 2025

Conception, mise en scène et interprétation Sergi Casero Nieto – texte de Sergi Casero Nieto, avec des extraits de Jorge Luís Borges, Federico García Lorca et le test de mémoire de Clara Valverde – aide à la dramaturgie Mónica Molins Duran – lumières Sergi Casero Nieto, Miguel Angel Ruz Velasco – costume Sara Clemente – production Centrale Fies / Live Works. Résidences Centro de Residencias Matadero-Madrid & Live Works, Free School of Performance Centrale Fies. Nau Ivanow Barcelona. En tournée : 21 – 22 juin, Festival Schlossmediale, à Werdenberg, canton de Saint-Gall, Suisse.

Les 25 et 26 Juin, à 19h, au Théâtre de la Ville-Sarah-Bernhardt/La Coupole, dans le cadre de Chantiers d’Europe, 2 place du Châtelet. 75001. Paris – site : theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77.

Intimidades Com A Terra / Intimité avec la Terre

Conception, écriture et interprétation Joana Craveiro, composition musicale et interprétation Francisco Madureira – écriture du prologue et interprétation Estêvão Antunes, Tânia Guerreiro. Spectacle du Teatro Do Vestido (Portugal) – au Théâtre de la Ville Sarah-Bernhardt / Les Œillets, dans le cadre de Chantiers d’Europe.

© Carlos Fernandes

On descend au centre de la terre dans ce lieu intimiste des Œillets pour partager un moment et des idées autour de l’altérité. Anthropologue de formation, Joana Craveiro entourée d’un musicien et de deux complices dessine un parcours initiatique à partir du concept d’étranges étrangers – selon Prévert le poète, dans sa vaste énumération – autrement appelés indigènes en anthropologie. Elle regarde certaines communautés dans leur rapport à leur environnement et nous prend à témoin.

Un long préambule introduit le sujet, public assis sur le sol et comme faisant cercle autour des conteurs. Estêvão Antunes et Tânia Guerreiro sont en eux-mêmes magiques dans leur manière de nous prendre par la main pour nous emmener au cœur de la Guinée portugaise – actuelle Guinée Bissau – et de faire l’inventaire de leurs lectures dont ils donnent certains extraits, parfois en langue portugaise habilement surtitrée : des bribes de textes du livre de référence, Argonauts of Western Pacific de Bronislaw Malinowski, paru en 1922, œuvre fondatrice de l’ethnologie qui étudie un peuple vivant sur l’archipel des Trobriands, au Nord-Est de la Nouvelle-Guinée ; de Tristes tropiques publié en 1955 dans lequel Claude Lévi-Strauss mêle ses souvenirs de voyage et ses méditations philosophiques et qui travaille entre autres sur la civilisation et l’exotisme tout en déclarant «  Je hais les voyages et les explorateurs » ; de Marc Ferro qui a réfléchi autour du colonialisme et de l’intégrisme, et qui défendait l’autonomie des historiens.

On est dans la bibliothèque de Babel de ces deux raconteurs, pleine de références, livres, films, interviews, carnets de terrain et journaux, photos et récits, herbiers, entre un musée d’histoire naturelle par la série de crânes miniatures entreposés et un amphithéâtre de dissection par la précision de leurs gestes. L’espace du spectacle ressemble à un cabinet de curiosités.

Le spectateur est ensuite invité à s’installer dans une autre salle et à s’asseoir cette fois sur un siège, face aux acteurs et autour d’eux, dans la même proximité. L’espace scénique est en longueur un tapis blanc posé au sol, des lumières qui créent des ruptures crues en bleu, rouge, jaune ou vert. Le musicien (Francisco Madureira), accompagne la pluie à la guitare et Joana Craveiro l’actrice-anthropologue, très habile de son corps, poursuit la narration en français et construit la scénographie. Elle sort de petites plantes et des soucis de son sac qu’elle dépose selon un tracé précis, répand de la terre noire distribuée dans des poches posées au sol, qu’elle vide de manière ritualisée, terra preta, fertile, dessinant, dit-elle, un jardin de guérison.

On nous parle de l’eau et de chaque moment à ne pas perdre, du hasard et de la chance. La pluie croise le tonnerre et le chant. L’actrice se met à virevolter et se transforme en chamane dans une danse du foulard, chargée et élégante, plus tard une danse savante à l’éventail. Elle évoque les rites funéraires Yanomami, cet important groupe ethnique du Brésil vivant à la frontière avec le Venezuela, sur lequel le talentueux photographe brésilien Sebastião Salgado a rapporté des images.

© Pedro Pina

D’autres références suivent, comme celle de Eduardo Góes Neves qui a dirigé le Projet Amazonie centrale, de Philippe Descola avec ses recherches de terrain en Amazonie équatorienne, de David Cohen figure de  l’anthropologie historique, de Jean Rouch, documentariste spécialiste des Dogons et de l’anthropologie visuelle, de Lévi-Strauss à nouveau sur Les Peuples primitifs dans son constat pessimiste, « à la surface de la terre il n’y a plus rien à découvrir, c’est triste ! » Le désert d’Atacama au Chili devenu poubelle est une tragédie où le monde industriel déverse sans scrupule vieux vêtements et carcasses de voitures.

Le spectacle est nomade nous sommes ensuite invités par l’actrice à nous déplacer pour chercher de petits cailloux et nous nous retrouvons dans le grand hall du Théâtre de la Ville autour d’un olivier et d’une valise pleine de trésors que l’actrice commente au fur et à mesure. Les références chevauchent alors le présent avec la terre de Palestine, le peuple de Palestine, le poème de Palestine, le pain de Palestine fait avec huit olives et de la terre, et elle fait passer un plateau de ce pain invitant le spectateur à le goûter, geste hautement symbolique.

© Carlos Fernandes

De retour dans ce petit lieu des Œillets, Joana Craveiro raconte l’histoire de la tortue, née des eaux du déluge et du vautour, de l’amour des pierres et des mousses et des noms que nous donnons aux pierres, du partage des rêves autour du feu chez les Yanomami, de la route PR 230 qui coupe l’Amazonie en deux, des cicatrices de la forêt, des traités qu’on avait fait signer aux Indiens qui ne savaient pas lire, du livre d’Eduardo Galeano, Mémoire du feu, déclarant : «Je suis un écrivain qui souhaite contribuer au sauvetage de la mémoire volée à l’Amérique entière, mais plus particulièrement à l’Amérique latine, cette terre méprisée que je porte en moi. » Elle évoque Les Lances du crépuscule : relations jivaros, Haute-Amazonie de l’anthropologue Philippe Descola et du Parc national de Manú, au Pérou, refuge de la diversité, du poème comme arme de combat. Elle porte à son visage un petit masque, avec subtilité, et chuchote un texte sur les rites de passage et rituels de mort au Mexique, accompagnée des chuchotements de la guitare. Rien de démonstratif ni de pédagogique, juste une hypersensibilité à l’écologie, à la destruction de l’environnement, à la bêtise. La musique monte, elle s’allonge au sol et se colle à la terre, « c’est ma mère » dit-elle sobrement, nommant cette terre-mère sur laquelle nous vivons ou tentons de survivre.

Le spectacle de Joana Craveiro et son équipe, Teatro Do Vestido – théâtre qu’elle a créé en 2001 à Lisbonne – est un moment de grâce et d’intelligence qui réconforte, sans aucune surenchère dans l’utilisation des références, toutes essentielles. Le langage du théâtre est bien présent dans cette représentation de l’ailleurs et de l’autre, avec subtilité, dans une parfaite maitrise et professionnalisme : l’imaginaire, la construction dramaturgique, le corps, la musique, la scénographie et la lumière. On pense aux meilleures heures du Festival de Nancy des temps jadis dont la vocation était la découverte d’autres mondes culturels, artistiques, esthétiques et de pensée. Joana Craveiro est de ceux-là, dans Intimidades Com A Terra / Intimité avec la Terre elle fait découvrir ou redécouvrir au scalpel des mondes aujourd’hui pillés par le tourisme dans la banalité des voyages et l’illusion de l’ailleurs, avec respect et sensibilité. La démarche est juste et salutaire, d’autant en ces temps de réchauffement climatique, d’épuisement des ressources vitales et de destruction de la planète, d’autant en ces temps prolongés de confiscation de territoires, dans la parole de ce poète gazaoui : « Je ne quitterai Gaza que pour monter au ciel. »

Brigitte Rémer, le 27 juin 2025

Conception, écriture et interprétation Joana Craveiro – composition musicale et interprétation Francisco Madureira – écriture du prologue et interprétation Estêvão Antunes, Tânia Guerreiro – scénographie Carla Martínez – costumes Tânia Guerreiro – lumières Leocádia Silva. Production Teatro do Vestido – coproduction Mairie d’Óbidos, Teatro Municipal de Vila Real, Tea- tro Viriato – avec le soutien de FX RoadLights. Le Teatro do Vestido est financé par la République portugaise – ministère de la Culture | DGARTES.

Présenté les 23 et 24 juin au Théâtre de la Ville Sarah-Bernhardt / Les Œillets, dans le cadre de Chantiers d’Europe, 2 place du Châtelet. 75001. Paris – site : theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77 – site de la Compagnie http://www.fabulamundi.eu/en/joana-craveiro/

Journée de noces chez les Cromagnons

Texte et mise en scène Wajdi Mouawad assisté de Cyril Anrep à La Colline-Théâtre National – spectacle en libanais, surtitré en français.

© Simon Gosselin

Les bombes pleuvent sur Beyrouth. Une mère (Aïda Sabra) et son fils, Neel (Aly Harkous) tentent de trouver de la nourriture dans la ville. Les engueulades commencent, l’Arménien du coin de la rue n’a plus grand-chose à vendre et les gamelles de la voisine n’y suffisent plus.

Dimanche prochain, à Berdawné, on marie la fille de la famille, Nelly, et l’improvisation commence pour faire croire à un beau mariage. Neel, dont le frère jumeau s’est engagé dans la guerre et a disparu, se fait traiter d’incapable par la mère, qui l’insulte quand il ne ramène pas le nécessaire. Il se réfugie dans la musique, son transistor pour compagnon. Du fond de la maison on entend Nelly tourner en rond et perdre la tête. On ne la voit pas, on l’entend ressasser : « Dimanche prochain, à Berdawné… » sans comprendre. Elle semble dans son monde à elle et comme recluse. Le mariage s’annonce compliqué. La scénographie repose sur le plan astucieusement resserré de l’appartement familial (scénographie Emmanuel Clolus).

© Simon Gosselin

Arrive le père, Néyif (Fadi Abi Samra) et sa solution miracle pour faire fête, sacrifier le mouton, ce qu’il fait devant nos yeux à grand renfort de giclures carmin, quitte à le manger cru si l’électricité ne revient pas. Wajdi Mouawad n’épargne rien et dessine la famille et les préparatifs de la noce à très gros traits, tandis que les bombardements s’enchaînent, sorte d’orage plus ou moins rapproché. Le frère aîné, Jean (Jean Destrem) quatrième de la fratrie, ne sera pas présent, il vit à Montréal. On le voit par la fenêtre et dans les frimas parler avec son jeune frère au téléphone. Il neige à Montréal, havre de paix loin des bombes, des turbulences familiales, des coupures d’électricité et de sa langue maternelle. Petite respiration pour le spectateur aussi, avec un peu d’humour et de poésie, loin du psychodrame familial dont le degré sonore traverse la colline. « Les bombes c’est comme la neige ici » dit-il.

Ce frère écrit une pièce et comme dans les autres récits de Wajdi Mouawad la biographie s’entrelace, sa famille ayant fui Beyrouth pour raison de guerre. Une scène houleuse oppose père et fils à distance, ce dernier cherche la fin de sa pièce et raconte son cauchemar, il s’agit de violence et de massacre. À Beyrouth on rampe sous les fenêtres pour courir le moins de risques possibles. Les voisines à la curiosité aiguisée par le mariage, dont Souhayla (Bernadette Houdeib) proposent leurs services. Elles brûlent d’envie de rencontrer le fiancé. Le ton est celui d’une farce qui se balance entre comédie et tragédie. Jusqu’au pantalon de Neel pour la cérémonie, resté dehors sur le fil à linge, et qu’on ne peut aller chercher sans risque de recevoir un éclat de bombe.

© Simon Gosselin

Le quotidien des jours de guerre, d’un autre côté des jours de fête, se dessine. Entre la jeune mariée qu’on voit enfin, robe blanche, lancers de pétales de roses sous les youyous, photo de famille avant évanouissement. Seul grand absent, le fiancé qui, peut-être, n’a jamais existé. Jusqu’à l’apparition subite d’un jeune homme somptueusement coiffé – ou plutôt crêté – visage du frère plutôt que fiancé. Dans ce travestissement de la vérité tricoté par Wajdi Mouawad, entre mythomanie et sauve-qui-peut, on a du mal à distinguer le vrai du faux. Au final, Neel reçoit une balle, la mère explose.

La famille de l’auteur avait fui le Liban en guerre et s’était installée d’abord en France – il avait dix ans – avant d’émigrer cinq ans plus tard au Québec où il est resté jusque dans les années 2000 avant de revenir en France. Diplômé de l’École nationale d’art dramatique du Canada en 1991, il avait co-fondé le Théâtre Ô Parleur et créé en 1997 Littoral, suivi de Incendies, alors qu’il dirigeait le Théâtre de Quat’Sous à Montréal. Il dirige depuis 2016 La Colline-Théâtre National où il a monté nombre de ses pièces dont en ouverture, Tous des oiseaux, et plus récemment le cycle « Domestiques » avec Seuls, Sœurs et Mère. La guerre du Liban habite son théâtre. Avec sa tétralogie, « Le Sang des promesses », composée de Forêts, Littoral, Incendies, Ciels, on traverse les quatre éléments, l’eau, le feu, la terre et l’air et par le biais du conte on entre dans Racine carrée du verbe être. Wajdi Mouawad a aussi été acteur et travaillé avec d’autres metteurs en scène. Il a occupé en 2024 la chaire annuelle du Collège de France sous l’intitulé L’invention de l’Europe par les langues et les cultures. Sa palette est vaste.

© Simon Gosselin

Écrite en 1991 au cours de sa dernière année de formation à l’École nationale de Théâtre du Canada, Journée de noces chez les Cromagnons est une pièce de jeunesse que Wajdi Mouawad a joué à Beyrouth et présenté au Printemps des Comédiens de Montpellier, en juin 2024. En mars 2025 il a mis en scène à l’Opéra de Paris Pelléas et Mélisande de Claude Debussy sur un poème de Maurice Maeterlinck, sous la direction musicale d’Antonello Manacorda (cf. Ubiquité-Cultures du 2 avril 2025). Ses métaphores passent par l’ici et l’ailleurs – chez Maeterlinck l’amour et le lyrisme, dans ses propres textes la guerre au Liban et ses réminiscences, la famille. Dans Journée de noces chez les Cromagnons elles sont réalistes notamment par la direction d’acteurs qui servent avec habileté son propos. Et les femmes n’ont pas leur langue (ici langue originale) dans leurs poches. Le ton donné croise le comique et le dramatique, le tellurique et le volcanique.

Brigitte Rémer, le 20 juin 2025

Avec : Fadi Abi Samra, Néyif – Jean Destrem, Jean – Layal Ghossain, Nelly – Aly Harkous, Neel – Bernadette Houdeib, Souhayla – Aïda Sabra, Nazha. Assistanat à la mise en scène, Cyril Anrep – dramaturgie et conception du surtitrage Charlotte Farcet – traduction en libanais et surtitrage, Odette Makhlouf – scénographie Emmanuel Clolus – lumières Laurent Matignon – costumes Isabelle Flosi – maquillage et coiffures Cécile Kretschmar – musique originale Nadim Mishlawi – vidéo Stéphanie Jasmin – son Annabelle Maillard – fabrication des accessoires, costumes et décor, ateliers de La Colline. Production La Colline/théâtre national, coproduction Festival Printemps des Comédiens, avec le soutien de l’Institut français à Paris et de l’Institut Français du Liban avec le concours du Théâtre Le Monnot (Beyrouth, Liban) – Le texte du spectacle, ainsi que de nombreuses autres pièces de Wajdi Mouawad, est édité aux éditions Actes Sud-Papiers.

Du 29 avril au 22 juin 2025, du mercredi au samedi à 20h30, le mardi à 19h30 et le dimanche à 15h30 – à La Colline-Théâtre National, rue Malte-Brun. 75020. Paris – métro Gambetta – site : www.colline.fr

R-A-U-X-A

Conception, chorégraphie et interprétation Aina Alegre / CCN de Grenoble & Studio Fictif – Musique live Josep Tutusaus – à Chaillot / Théâtre national de la danse.

© Guillaume Fraysse

Elle avait présenté R-A-U-X-A, une pièce en solo créée en 2020, en novembre dernier au Carreau du Temple avant de la danser à Chaillot. Chorégraphe, danseuse et performeuse, Aina Alegre allie grâce et puissance dans sa recherche de gravité. Elle imprime avec obsession l’espace, de ses bras, mains, pieds cambrures, sauts et rotations, ciselés par la lumière (création lumière Jan Fedinger)

La danseuse-chorégraphe métamorphose l’espace scénographique (conçu par James Brandily) qui devient comme liquide, et travaille sur la mémoire archaïque et archéologique. Elle martèle le sol avec lequel elle entretient un rapport organique et répond aux sons électro-acoustiques par ses vibrations, maîtrisant magnifiquement l’art du geste, simple et sophistiqué.

© Guillaume Fraysse

Avec elle on pénètre l’intime et la métaphore, le récit et l’abstraction. On tangue et on s’étourdit, on derwiche et on architecture, on s’élève entre ciel et terre sur une musique modulaire que rien n’arrête (musique live Josep Tutusaus). On est dans l’immersion et le cosmos, dans la tradition et la fiction. Aina Alegre pose un geste artistique avec détermination, travaille dans l’intensité et distille la beauté, là où danse, son et lumière s’interpénètrent.

La danseuse-chorégraphe codirige le Centre chorégraphique national de Grenoble avec Yannick Hugron, depuis 2023. Après une formation multidisciplinaire mêlant la danse, le théâtre et la musique, à Barcelone où elle est née, elle intègre le CNDC d’Angers en 2007 sous la direction d’Emmanuelle Huynh, co-signe le duo Speed en 2009 puis la pièce No se trata de un desnudo mitologico en 2012 d’abord créée sous forme de performance. Elle fonde à Paris la compagnie Studio Fictif en 2014 et crée de nombreuses autres pièces. Elle collabore également, comme interprète, avec des chorégraphes et metteurs en scène comme Vincent Thomasset, Betty Tchomanga, Vincent Macaigne et bien d’autres.

Parallèlement à ses créations, Aina Alegre s’intéresse à l’anthropologie du geste et mène un travail de recherche autour des notions de mémoire et d’archive qui traversent l’ensemble de son travail, rencontre des personnes et des territoires et collecte des récits et des danses liés à la gestuelle du martèlement, son axe de travail. « Si différents soient les spectacles que je crée, je poursuis une obsession pour les corps qui martèlent, qui se mettent en rythme et qui cherchent à révéler la part invisible du mouvement » nous donne-t-elle comme clé de lecture.

Brigitte Rémer le 15 juin 2025

© Guillaume Fraysse

Conception, chorégraphie et interprétation Aina Alegre – musique live Josep Tutusaus – lumière Jan Fedinger – conception espace James Brandily – costumes Andrea Otin – conseil artistique et dramaturgique Quim Bigas – régie générale et son Guillaume Olmeta – conseil sur le mouvement Elsa Dumontel, Mathieu Burner – stagiaire, Capucine Intrup – diffusion Damien Valette, Colette Siri – production Studio Fictif – production déléguée Centre chorégraphique national de Grenoble.

Vu le 22 mai 2025 à Chaillot / Théâtre national de la danse / Salle Firmin Gémier, 1 place du Trocadéro. 75116. Paris – métro : Trocadéro – site : theatre-chaillot.fr

Valentina

Texte et mise en scène Caroline Guiela Nguyen – production du Théâtre national de Strasbourg – en français et en roumain – au Théâtre de la Ville / Les Abbesses.

© Jean-Louis Fernandez

La langue est le moteur du spectacle, la difficulté de l’échange que Caroline Guiela Nguyen place dans le cadre précis d’un parcours de soins. La notion de l’étranger dans son étrangeté reste bien étrangère au milieu médical nous dit-elle, plongeant ainsi dans des questions éthiques et politiques.

La jeune Valentina âgée de neuf ans accompagne sa mère souffrant d’une sévère arythmie cardiaque, dans le secret du cabinet médical, en France. Toutes deux arrivent de Roumanie où le père est resté et Valentina se révèle particulièrement douée dans l’apprentissage de la langue française à l’école, son nouvel environnement. Sa mère lui demande d’être son interprète, elle n’a pas le choix c’est pour elle une question de vie ou de mort. Le pacte entre elles est de ne pas ébruiter la maladie, et la jeune élève manque souvent à ses obligations scolaires. Personne ne répond au carnet de correspondance sauf elle-même, dans ses tentatives de l’impossible et si on l’interroge, elle s’enferme dans le refus de tout, se marginalisant, de fait.

Pour s’en sortir et trouver les réponses adaptées aux interrogations de la directrice, Valentina est contrainte de mentir et montre un talent fou dans la construction de ses explications à dormir debout. Elle non plus n’a pas le choix car la voici dépositaire des secrets de sa mère et de sa vie qui ne tient qu’à un fil. Elle apprend du cuisinier qui lui sert d’interprète à l’école la classification des mensonges de D à A : D sur le court terme, C sur plusieurs années, B toute la vie et A qui transforme le mensonge en réalité. Vive et brillante dans les réparties, Valentina comprend que ses affabulations, en montée vertigineuse et toujours dans le même aplomb, relèvent de cette section.

 Au fil des visites chez le médecin qui s’exaspère assez vite entre le mimodrame de la mère, ou l’amie qui traduit par téléphone, Valentina déguisée en petits pois intègre avec talent le vocabulaire médical et remplit sa mission d’interprète. Protectrice de sa mère qui tente aussi de la protéger, leur relation mère-fille est pleine de douceur et d’humanité (Loredana Iancu et Cara Parvu – en alternance avec Angelina Iancu). Leur jeu – elles ne sont pas professionnelles – repris par une caméra, se construit à la frontière du réalisme et du fantastique (vidéo Jérémie Scheidler) et l’image des visages se brouille quand l’alerte est donnée et que Valentina appelle les pompiers.

L’histoire rebondit dans l’attente d’une greffe et de l’organe qui serait susceptible d’être transplanté, la petite fille ne quitte plus son téléphone et invente encore quelques pirouettes quand la directrice de l’école (Chloé Catrin, qui interprète aussi le médecin, un zeste caricaturale) lui impose de vider son sac à dos. Un quiproquo s’installe dans ses explications sur les cœurs, le sien propre et celui de sa mère, se mélangeant à la préparation de la fête de l’école et du déguisement à réaliser pour la Reine de la nuit qu’elle interpréterait, dit-elle, en fait pure invention enfantine.

© Jean-Louis Fernandez

L’auteure et metteure en scène Caroline Guiela Nguyen – qui depuis septembre 2023 dirige le Théâtre national de Strasbourg et son école intégrée où elle fut elle-même élève – inscrit tout un travail, proche du documentaire, sur des sujets qu’elle puise dans la vie et les rencontres qu’elle provoque avec les habitants, autour d’un problème spécifique. Avec Saïgon ce fut l’intégration en France post-coloniale au regard de l’ex-Indochine, sa mère est vietnamienne. Lacrima nous introduisait dans le monde de la couture et plus spécifiquement de la création des robes de mariées. Pour Valentina elle a travaillé avec l’association Migration Santé Alsace et retrace cette course contre la montre qui s’engage grâce à la vitalité d’une enfant âgée de neuf ans, qui porte ensuite les syndromes de la maladie.

© Jean-Louis Fernandez

Caroline Guiela Nguyen a choisi d’écrire la pièce sous forme de conte « Il était une fois dans une forêt proche de Bucarest… » elle termine sur un miracle, juste possible dans les contes. Car le cœur est là, posé sous un dôme de verre comme les reliques d’un organe toujours vivant que viennent regarder les touristes. La scénographie d’Alice Duchange, judicieuse, définit avec fluidité les différents espaces, éclairés par Mathilde Chamoux.

Valentina est un étrange objet théâtral proposé autour du thème de la langue, de l’altérité et de l’identité, dans lequel le trouble est certain et qui, une fois encore, interroge l’essence même du théâtre.

Brigitte Rémer, le 13 juin 2025

Avec : Chloé Catrin, Loredana Iancu, Marius Stoian, Paul Guta et en alternance Angelina Iancu, Cara Parvu – Assistanat à la mise en scène Amélie Enon et Iris Baldoureaux-Fredon – dramaturgie Juliette Alexandre – scénographie Alice Duchange (décors réalisés par les ateliers du TnS) – vidéo Jérémie Scheidler – lumières Mathilde Chamoux – son Quentin Dumay – musique Teddy Gauliat-Pitois – maquillage Emilie Vuez. Production du Théâtre national de Strasbourg – coproduction Théâtre de l’Union, CDN du Limousin, Piccolo Teatro di Milano – Teatro d’Europa. Avec l’accompagnement du Centre des Récits du TnS. Spectacle créé dans le cadre des Galas du TnS 2025. Valentina ou la vérité est publié aux éditions Actes-Sud-Papiers, hors collection.

Du 2 au 15 juin 2025, Théâtre de la Ville/ Les Abbesses, 31 rue des Abbesses. 75018. Paris – tél. : 01 42 74 22 77 – site : theatredelaville.com – à partir de 12 ans – En tournée : Strasbourg, TnS, du 16 septembre au 3 octobre 2025 – Lyon, Les Célestins, du 8 au 12 octobre 2025 – Limoges, Théâtre de l’Union, du 5 au 7 novembre 2025 – Calais, Le Channel, du 14 au 16 novembre 2025 – Arras, Le Tandem, du 24 au 26 novembre 2025 – Cavaillon, La Garance, du 21 au 22 janvier 2026 – La Roche-sur-Yon, Le Grand R, du 4 au 5 février 2026 – Tournée en préfiguration en Italie, Espagne et Allemagne.

Vollmond 

Mise en scène et chorégraphie Pina Bausch, direction artistique Tanztheatheater Wuppertal Pina Bausch, Terrain Boris Charmatz – au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt.

© Martin Argyroglo

L’esprit Pina Bausch est toujours bien là avec cette pièce créée en 2006 – trois ans avant la disparition de la grande chorégraphe – et présentée vingt ans plus tard au Théâtre de la Ville. Le plateau est habité, d’eau, de chair et d’os, de corps et de sensualité. Il est aussi habité d’esprits, celui de Sisyphe poussant son rocher, tel que la chorégraphe l’a poussé tout au long de sa vie en danse, celui de la lune – Vollmond traduit de l’allemand signifie pleine lune – une danse de l’énergie selon Josef Nadj, autre grand chorégraphe dont le dernier travail s’intitule justement Full Moon et que nous rapportions dans notre article du 12 mai dernier.

© Martin Argyroglo

Vollmond, c’est un plateau magique plein de larmes et de vie, de précipités et de pluies, de sensations et de nature, de couleurs et de sentiments radicaux, comme toujours chez Pina Bausch où je t’aime moi non plus se remplit de ses vibrations. Il pleut. Il pleure. L’eau sous toutes ses formes, son matériau de création, jaillit du ciel, du rocher comme d’un Mont Analogue, de bouches gargouilles, de coupes pleines, de bouteilles et de seaux. Les lumières sont ciselées et de clair-obscur accompagnant les apparitions de sirènes et de Vierge Marie portées en procession, comme un 15 août. Le rocher est un haut sommet de l’inatteignable et de l’inattendu où l’eau voyage en dessous par une fracture offrant un passage aux danseurs-nageurs qui se donnent à corps perdus dans cette aventure (scénographie Peter Pabst).

Robes vives, pastel bleu ou rose, saumon et noir profond, pantalons et chemises foncés ou grèges, pieds nus et hauts talons, cheveux lâchés (costumes Marion Cito) le spectre des couleurs lèche les lumières et les reflets de l’eau. Des couples s’enlacent, se provoquent, se séparent, des rires se déclenchent, Pina Bausch aimait à les faire claquer dans un art du rire travaillé, à nul autre pareil. Figures fantasmatiques et relations ironiques, provocatrices, parfois brutales jusqu’à la morsure. Jeux d’eaux et de bâtons, jets de pierres, bribes de conversations d’un partenaire à l’autre, proférations, proclamations, cris. L’un : « This is me ! » L’une : « Je suis jeune ! »  L’autre : « It’s mine ! » ou encore « I wait, I cry… » Des solitudes se croisent. Des couples s’agrippent et se déchirent, des solos trouent la nuit majuscule, autant de thèmes chers à Pina Bausch et qui traversent le temps dans une même incandescence.

© Martin Argyroglo

La musique accompagne la séduction de Salomé et les lancers d’eau, passant du blues au chant, des rythmes lancinants aux mélodies d’ivresse (musiques Amon Tobin, Alexander Balanescu avec le Balanescu Quartett, Cat Power, Carl Craig, Jun Miyake, Leftfield, Magyar Posse, Nenad Jeliìc, René Aubry, Tom Waits). Une panthère rose traverse le plateau, des mouvements se répètent, d’avant à lointain. Les chaises, chères à la chorégraphe, sont là, recouvertes d’âmes et de fantômes, la scène est en effervescence. Bascules, provocations, glissades, danses de salon ou boîte de nuit, baisers volés se relaient sous un arrosage loufoque et grandiose. Les arcs d’eau voltigent, l’énergie liquide et transparente apporte gaîté et folie douce.

© Martin Argyroglo

Un mouvement d’ensemble se met en place et ça balance, l’équipe déjà présente à la création – Julie Anne Stanzak, Ditta Miranda Jasjfi, Azusa Seyama-Prioville – en syncrétisme et transmission avec une nouvelle et talentueuse équipe – Edd Arnold, Dean Biosca, Emily Castelli, Maria Giovanna Delle Donne, Taylor Drury, Samuel Famechon, Reginald Lefebvre, Alexander López Guerra, Nicholas Losada, Blanca Noguerol Ramírez, Christopher Tandy – et dans la volonté de Boris Charmatz, directeur artistique à l’écoute. D’autres éléments apparaissent, feu, fumées, nuages prêts à se déchirer. Reprise sous la pluie, chaque danseur, danseuse, élabore tour à tour une apparition solo avant que tous se retrouvent au sol, dans l’eau, vêtements collés au corps et cheveux plaqués.

La représentation est magique et fluide, Pina Bausch dans son talent extravagant traverse le temps et séduit toujours autant. Le Théâtre de la Ville en témoigne.

 Brigitte Rémer, le 25 mai 2025

Avec : Edd Arnold, Dean Biosca, Emily Castelli, Maria Giovanna Delle Donne, Taylor Drury, Samuel Famechon, Ditta Miranda Jasjfi, Reginald Lefebvre, Alexander López Guerra, Nicholas Losada, Blanca Noguerol Ramírez, Azusa Seyama, Julie Anne Stanzak, Christopher Tandy.

Mise en scène, chorégraphie Pina Bausch – scénographie Peter Pabst – costumes Marion Cito – collaboration musicale Matthias Burkert, Andreas Eisenschneider  – musiques Amon Tobin, Alexander Balanescu avec le Balanescu Quartett, Cat Power, Carl Craig, Jun Miyake, Leftfield, Magyar Posse, Nenad Jeliìc, René Aubry, Tom Waits – collaboration Marion Cito, Daphnis Kokkinos, Robert Sturm – direction artistique Tanztheater Wuppertal Pina Bausch et Terrain Boris Charmatz – direction des répétitions Daphnis Kokkinos, Robert Sturm. En tournée : directeur technique Jörg Ramershoven – directeur lumières Fernando Jacon – lumières Robin Diehl, Kerstin Hardt – son Andreas Eisenschneider.  Droit des représentations Verlag der Autoren, Francfort-sur-le-Main, représentant la Pina Bausch Foundation – création 11 mai 2006 à l’Opernhaus Wuppertal – production Tanztheater Wuppertal Pina Bausch.

Du 9 au 23 mai 2025, au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt, 2 place du Châtelet. 75004. Paris – métro : Châtelet – site : www.theatredelaville-paris.com

Un autre jour viendra

Performance poétique et musicale d’après l’œuvre de Mahmoud Darwich, traduction Elias Sanbar – conception et mise en scène David Ayala, au Théâtre des Quartiers d’Ivry / Manufacture des Œillets.

@ TQI- Manufacture des Oeillets

Le Théâtre des Quartiers d’Ivry a dédié trois soirées à la Palestine en présentant une lecture sensible de l’oeuvre du grand poète palestinien Mahmoud Darwich dans un voyage, signé David Ayala. Le metteur en scène s’est entouré d’une douzaine d’acteurs et musiciens, rejoints chaque soir par un ou plusieurs artistes invités. Blandine Bellavoir, Reda Kateb et Sofian Khammes se sont relayés. Ensemble, ils ont fait vibrer la voix du poète, alors que la bande de Gaza ploie sous les bombes israéliennes qui tentent de réduire la Palestine à néant.

La langue, l’exil, l’altérité, la tragédie, l’amour, le politique, la liberté, la mémoire, sont au cœur de l’écriture de Mahmoud Darwich, fusion de prose et de poésie. « La terre nous est étroite. Elle nous accule dans le dernier défilé et nous nous dévêtons de nos membres pour passer… » écrit le poète. Était-ce utopique de vouloir une Palestine de plein droit et de plein exercice ? Il luttait pour au sein de l’OLP, qu’il a quitté en 1993 au moment des Accords d’Oslo. Sa famille s’était réfugiée au Liban alors qu’il avait six ans, chassée de son village, al-Birwa près de Saint-Jean d’Acre, au moment de la Nakba, village rayé de la carte Palestine pour devenir colonie israélienne, comme tant d’autres. Après Beyrouth, les villes de Moscou, Le Caire, Paris, Amman et Ramallah, furent ses points d’ancrage. « Mon pays est une valise… Où irons-nous après l’ultime frontière ? Où partent les oiseaux, après le dernier Ciel ? » posait-il. Mahmoud Darwich est mort en 2008. Son œuvre est immense et traduite dans de nombreuses langues. Il parle du jasmin et se souvient des mots de sa mère, de l’oliveraie et de l’exode, de la prison qu’il avait expérimentée à l’âge de quatorze ans à Haïfa, du parfum du printemps et de l’éternité, de la profondeur et de l’invisible. « Nous avons une patrie sans frontières, conforme à notre idée… » ironisait-il.

Entendre la voix du poète, portée en arabe par la présence et la voix de l’acteur d’origine syrienne, Fida Mohissen et en français par différentes voix dont celle de David Ayala qui a conçu et mis en scène ce moment, livre à la main, entraine une grande émotion. Il a aussi mêlé dans cette errance d’autres voix et d’autres langues qui se superposent, dont l’espagnol avec le récit de l’exécution par la milice franquiste de Federico Garcia Lorca ; des chants grecs du Rebetiko, arméniens, arabo-andalous, klezmer, espagnols et arabes traversent le théâtre, de la berceuse à la psalmodie. « Notre grenadier après toi a perdu ses rêves »

Acteurs et musiciens entrent un à un – Sophie Affholder, David Ayala, Hovnatan Avedikian, Jérôme Castel, Cécile Garcia-Fogel, Astrid Fournier-Laroque, Hervé Gaboriau, Bertrand Louis, Fida Mohissen, Vasken Solakian -. Ils prennent possession de l’espace, comme un chœur et  entourent avec beaucoup de naturel la présence-absence du poète qui a marqué le monde autant que son pays. Tour à tour ils se lèvent, en solo ou duo, pour offrir le texte. Des pupitres sont placés à l’avant-scène, un piano côté jardin, guitare, trompette, oud et bouzouki nous font face. Tous s’écoutent et se regardent. Une magnifique chanteuse souligne les textes au « parfum de l’abricot ».

@ Ernest Pignon-Ernest

La langue est pour Mahmoud Darwich une passion, une musique, une arme. Il égrène l’alphabet, parle de l’accompli et de l’inaccompli, fondations de la langue arabe. « Je suis ma langue أنا لغتي » disait-il dans l’énonciation de ses poèmes, véritable profération qu’il aimait à partager. « J’ai la nostalgie du pain de ma mère… que la vie soit bleue… » poursuit-il. Sur un écran, à l’arrière, les couleurs s’esquissent et passent, les traces d’un village, d’un repas de ramadan où la foule groupée autour de grandes tables, est joyeuse, de petites filles au regard intimidant. « N’oublie pas le peuple des tentes, pense aux autres qui ont perdu le droit à la parole » rappelle le poète. De belles traversées musicales déploient leurs harmoniques, la trompette, les cordes, le daf. Le travail proposé par David Ayala et son équipe est choral, il porte avec sensibilité et liberté les mots d’un peuple déplacé. La voix s’éloigne, avec la musique, l’éclairage baisse, petites flammes d’une multiplicité de bougies, le poète est au sol. « Je suis le voyageur et le chemin… Salue notre maison pour nous ! »

Une rencontre-lecture voulue par le directeur du TQI/Manufacture des Œillets, Nasser Djemaï, a permis un échange autour du drame palestinien et du silence des artistes. Une lettre puissante d’André Markowicz – traducteur, éditeur et poète français né à Prague, spécialiste de la langue russe – qui ne pouvait rejoindre le débat, a été lue. Son titre à lui seul parle : « Les ghettos de Gaza . » Il y dénonce ce crime en cours contre l’humanité dans des bombardements ciblés tuant le peuple, les humanitaires et tous ceux qui témoignent. Et il fait le rapprochement avec la politique appliquée par les nazis, en parlant d’inversion ontologique.

Dans un de ses derniers poèmes, La trace du papillon, Mahmoud Darwich écrivait : « Là-bas, derrière les figuiers, il y a des maisons enterrées vivantes, des royaumes de souvenirs et une vie en attente d’un poète qui n’aime pas pleurer sur les vestiges sauf si le poème l’exige. »

Brigitte Rémer, le 22 mai 2025

D’après l’oeuvre de Mahmoud Darwich – Éditions Actes Sud-Papiers, Poésie/Gallimard, Les Éditions de Minuit – Imaginé et mis en scène par David Ayala – Avec un artiste invité à chaque représentation : Blandine Bellavoir, Reda Kateb, Sofian Khammes, et avec les artistes permanents de la compagnie : Sophie Affholder, David Ayala, Hovnatan Avedikian, Jérôme Castel, Cécile Garcia-Fogel, Astrid Fournier-Laroque, Hervé Gaboriau, Bertrand Louis, Fida Mohissen, Vasken Solakian – son François Turpin – lumière et régie Serge Oddos – production Cie La Nuit Remue (Montpellier)/Assistante et administratrice Silvia Mamanno – coproduction Théâtre Liberté Toulon, Scène nationale – Une rencontre-lecture sur le thème Israël-Palestine, Le théâtre peut-il s’en emparer ? s’est tenue samedi 17 mai à 15h – animation  Jean-Pierre Han, en présence de David Ayala, Nasser Djemaï, Margaux Eskenazi, Mohamed Kacimi, Hervé Loichemol, Laurence Sendrowicz – Lecture des textes David Ayala, musicien, joueur de oud, Anis Faris.

Du 16 au 18 mai 2025 au Théâtre des Quartiers d’Ivry / Manufacture des Œillets – CDN du Val-de-Marne, 1 place Pierre Gosnat. 94200. Ivry-sur-Seine – site : www.theatre-quartiers-ivry.com – métro : Mairie d’Ivry.

Médecine générale

Texte Olivier Cadiot – conception et mise en scène Ludovic Lagarde – Avec Valérie Dashwood, Laurent Poitrenaux, Alvise Sinivia – au Théâtre de la Ville / Les Abbesses.

© Mariano Barrientos

Le point de départ du spectacle est un roman de quatre cents pages d’Olivier Cadot que Ludovic Lagarde a réussi à adapter à la scène. C’est la huitième fois que les deux artistes collaborent sur un projet. Autant dire qu’ils travaillent en confiance.

Le scénario met en confrontation trois personnages, Closure, écrivain, qui vient d’enterrer son demi-frère (Laurent Poitrenaux) ; Mathilde, anthropologue, légèrement déconnectée des réalités après un long séjour de travail sur le terrain (Valérie Dashwood) ; Pierre, musicien, assis devant son piano situé côté jardin (Alvise Sinivia, qui signe également la conception sonore et musicale du spectacle). Ensemble, ils décident de s’arracher à un monde devenu pour eux illisible et de se créer de nouvelles utopies. Mathilde offre une maison familiale en état de semi-abandon comme nouveau port d’attache.

© Mariano Barrientos

La scène débute par un duo musique-lecture orchestré par Mathilde, tourneuse de pages, qui fait le grand écart entre la partition du pianiste – jouant Haydn qu’il affectionne particulièrement – et le livre d’Olivier Cadiot lu par Closure. Mathilde est pour Closure une vieille connaissance de lycée. Lui, a rencontré Pierre dans un train. À la recherche de son enfance disparue, elle s’échauffe comme au cours de danse, balancé, chassé, coupé, levé, plié. Cette première scène donne le ton du loufoque et d’un humour pince-sans-rire ravageur. Un micro sur pied, des images vidéo se promènent sur des praticables de différentes tailles et positionnement, montrant des ciels noirs et des nuages (scénographie Antoine Vasseur, conception vidéo Jérome Tuncer). Les corbeaux guettent. Les trois compères en costumes noirs et chemises blanches (signés Marie La Rocca) – réinventent la vie quotidienne et son cortège de péripéties et de rituels faisant évoluer l’atmosphère pseudo-classique du début en une joyeuse anomie débridée. Jusqu’à ce que tout se délite dans les souvenirs où chacun se perd.

On suit ces trois extravagants solitaires imprégnés de mal de vivre, à la recherche de nouvelles raisons d’exister, ils sont à tour de rôle la Trinité, père, fils et Saint-Esprit imitation icônes. Les hommes épluchent les haricots, Mathilde revient sur sa famille et son histoire, elle retrouve un bouquet daté du 1er juin 1881 : « Mon père disait… Ruine et désir, notre père parlait comme une langue étrangère… C’est du poison tout ça, je n’arrive pas à revenir à la maison. » Elle s’était enfuie très jeune. Closure parle de l’héritage moral de son demi-frère qu’il vient d’enterrer et s’enregistre, avant de s’emporter pour de bon. Pierre, qui a l’oreille absolue, se concentre sur ses magnétophones comme un DJ habité et endiablé, faisant aussi son récit familial.

© Mariano Barrientos

Les images se teintent de nuances de violet (lumières, Sébastien Michaud). La nature, présente dans le récit, s’affiche sur les praticables-écrans, tandis que Mathilde râpe le gruyère. Les oiseaux pépient et le tilleul s’effondre. Avant de virer à l’humour noir, le récit a pris un petit air de conte. Pierre joue du piano avec les pieds puis se replie sous l’instrument comme dans une cabane. « J’ai pas de souvenirs » confirme-t-il. Mathilde le rejoint et délire dans ses souvenirs. Les viols par les prêtres sont évoqués, ainsi que les suicides en série qui ont suivi. Le piano, truqué, devient strident. Le conscient, le pré-conscient, l’inconscient, s’invitent au générique, bercés par le murmure du piano. Et l’on se questionne mutuellement sur l’inconscient. « Je m’habitue à ma future disparition » dit Closure, l’écrivain, tandis que Pierre et Mathilde se mettent à ranger. Il ne reste qu’à se dire adieu.

© Mariano Barrientos

L’univers d’Olivier Cadiot dont l’œuvre est emblématique de la poésie contemporaine, invente et déconcerte par ses lignes brisées et reliefs escarpés. Il est dans l’invention formelle, le découpage et rapiéçage. Ludovic Lagarde accompagné des trois magnifiques acteurs – Valérie Dashwood, Laurent Poitrenaux, Alvise Sinivia – qui pourraient être les trois facettes d’un même personnage, sait lui donner corps. Il connaît sa poétique et a entre autres monté de lui Frères et Sœurs en 1993 ; adapté et mis en scène plusieurs de ses romans et textes de théâtre : Le Colonel des Zouaves (1997), Retour définitif et durable de l’être aimé (2002), Fairy Queen (2004). Au Festival d’Avignon 2010, d’Olivier Cadiot il a créé Un nid pour quoi faire – repris au Théâtre de la Ville la même année – et Un mage en été.  En 2016, il a mis en scène Providence.

Médecine générale est un spectacle plein de finesse, sobre et baroque, où se mêlent les vies inachevées de personnages quelque peu désabusés mais pleins de vie. De la belle ouvrage !

Brigitte Rémer, le 15 mai 2025

Avec Valérie Dashwood, Laurent Poitrenaux, Alvise Sinivia. Scénographie Antoine Vasseur – lumières Sébastien Michaud – costumes Marie La Rocca – conception sonore et musicale Alvise Sinivia – conception vidéo Jérome Tuncer – son David Bichindaritz, Jérome Tuncer – collaboration à la dramaturgie Pauline Labib-Lamour – assistante à la mise en scène Élodie Bremaud.

Du 28 avril au 13 mai 2025 – au Théâtre de la Ville/ Les Abbesses, 31 rue des Abbesses. 75018. Paris – métro : Abbesses, Pigalle – tél. : 01 42 74 22 77 – site : www.theatredelaville-paris.com

Full Moon

Chorégraphie de Josef Nadj – musiques de l’Art Ensemble Of Chicago, Fritz Hauser, Famoudou Don Moye & Tatsu Aoki, Malachi Favors Maghostut & Tatsu Aoki, Peter Vogel, Christian Wolfarth, Lucas Niggli – Vu au Théâtre Romain Rolland de Villejuif.

© Laurent Philippe

Un personnage en costume noir, mains et pieds blancs de peau, homme sans visage, énigmatique, venu d’on ne sait où, entre dans le cercle de lumière. Vers quoi se dirige-t-il ? quelle est sa traversée ? On le dirait en déséquilibre.

Il s’efface, laissant place à un groupe d’hommes africains qui recule lentement, tous reliés par un fil. Quelques signes-symboles apparaissent, une fléchette, l’exécution en duo des gestes du quotidien comme au village, l’un moud le grain l’autre pétrit le pain. L’atmosphère est lourde, quelque chose de l’ordre du magique et du sacré recouvre le plateau, subtilement éclairé dans des jeux de semi-obscurité (lumières et régie générale, Sylvain Blocquaux). Dans l’ombre et comme en écho, d’autres danseurs. Main, bras, se meuvent, alternativement, en une gestuelle abstraite. Ils sculptent l’espace dans des jeux de mains d’une grande précision.

© Laurent Philippe

La bande-son apporte une clameur, comme un ressac. Une roue à eau tourne. Apparitions disparitions. On porte la divinité. Mouvements d’ensemble, tremblements et spasmes s’écrivent, entre dialogues et mouvements contraires. Une belle énergie se dégage de l’ensemble. Les danseurs portent des cagoules noires et se transforment en guerriers, jusqu’à ce qu’une certaine folie s’empare d’eux. Soupirs, exclamations, réactions vocale et physique. Ils se désarticulent au son des percussions aigues et frappes de tambour. Le groupe se resserre. Costumes couleur anthracite avec galons ou appliqués (costumes Paula Dartigues), visages effacés. Les danseurs sautent, se portent. À l’arrière, le personnage énigmatique les regarde.

Le spectacle se construit par séquences. Les danseurs communiquent par sémaphore : gestes, doigts, mobilité des jambes, mime. L’un naît du groupe, du souffle du groupe, ils se décalent, se passent le relais, puis glissent comme des vagues sur le sol.  Accélérations. Décélérations. Tout est fluide, inventif, ludique parfois. D’une grande finesse, les corps balancent, la danse se dessine avec élégance et maîtrise. Les danseurs s’engagent, bras, jambes, corps, interprétation des rythmes, chacun existe dans un ensemble. Ils s’apostrophent et parlementent, comme au village, se regroupent en fond de scène. L’un est porté comme un prince tandis que le saxo transmet l’image de la mort, et du tombeau.

© Laurent Philippe

Changement de séquence menée par la trompette qui entraîne la fête. Comme des marionnettes et comme s’ils battaient le tambour, les danseurs s’avancent. La lumière baisse. Seul reste un masque, imposant, et le bruit de la mer. Et quand se découvre la pleine lune, ils tournent sur eux-mêmes, se déplacent avant-arrière. Sept d’entre eux s’alignent face aux spectateurs, rient, jettent des sorts. Ils marquent des temps, des silences, font des percussions avec le corps. Quelques séquences plus libres laissent penser à de l’improvisation. Les mouvements sont comme des allégories. La variation des gestes est impressionnante de précision. Le groupe porte le personnage sans visage, dans une sorte de respect avant de s’effacer devant l’Ancien qui entre, portant deux bâtons. Ils bondissent sur un chemin de lumière. Du bâton sort le sable, la terre. La transmission se fait, entre générations.

Le bruit des margouillats, la contrebasse, se font entendre. Des cris et des dialogues fusent. On abat des arbres, les oiseaux chantent. Mêmes mouvements en décalé. Scie, perceuse. Le rythme, s’accélère, ils sont là, décidés. Un avion tourne au-dessus de l’Homme sans visage. Tous reviennent et portent un masque de mort et des vestes aux couleurs chaudes, des chapeaux. La danse devient très expressive. Ils habitent l’espace en des gestes hétéroclites, bras en l’air et balancés. Trompette, musique de danse, harmonica fortissimo se succèdent. Ils reculent jusqu’à s’effacer du plateau.

© Laurent Philippe

Le bord de plateau qui a suivi la représentation en présence des danseurs et du chorégraphe a donné certaines clés de sa perception par rapport à l’Afrique. Sept des huit danseurs présents ici l’étaient déjà dans Omma, sa création précédente – cf. notre article du 6 novembre 2021. À la recherche des fondements de la danse, deux univers se rencontrent, celui de Josef Nadj, venant de Voïvodine (ex. Yougoslavie, dans l’actuelle Serbie), et celui de l’Afrique où les danseurs apportent leurs rythmes et énergies. Pour les rencontrer il a séjourné longuement en Afrique, notamment au Mali et au Burkina Faso, regardé, écouté, ressenti, observé le rapport à la terre et à la communauté, dans les villages Dogon du Mali. Il s’est nourri de ce qui l’entourait et a construit une gestuelle en réponse aux impulsions qu’il percevait. C’est un travail de longue haleine, réalisé sur cinq ans, un long cheminement pour mettre à distance sa propre culture, ses traditions et son histoire. Dans la danse, il a recherché les figures inédites de la communauté et compare sa démarche à celle d’un jardinier. « Il faut du temps et de l’attention pour que les choses poussent » dit-il.

Les danseurs viennent du Burkina Faso, du Congo Brazzaville, de Côte d’Ivoire et du Mali. Ils s’appellent Timothé Ballo, Abdel Kader Diop, Aipeur Foundou, Bi Jean Ronsard Irié, Jean-Paul Mehansio, Sombewendin Marius Sawadogo, Boukson Séré. Leurs formations sont diverses et multiples. Ils ont appris de la rue, du sport, du conte, du théâtre, des danses urbaines et de la modern-jazz, d’écoles d’art, d’ateliers et de centres chorégraphiques. Avec eux Josef Nadj a dialogué sur la musique et partagé son goût pour l’écriture musicale de Charles Mingus, Cecil Taylor ou Anthony Braxton.

© Laurent Philippe

Josef Nadj, danseur, chorégraphe, plasticien et photographe, définit la danse en ces termes : « ce sont des états qui me portent, des formes, du temps, cet espace perdu. » Il parle de la danse comme d’une autre langue, la sienne propre, avec laquelle il exprime tout ce qui ne passe pas par les mots, évoque le sens du rituel qu’on est en train de perdre. Il lie dans le spectacle cette figure énigmatique qui vient d’ailleurs et qu’il incarne, à la transmission. Un personnage né par la figure de la marionnette qui s’est invitée dans les répétitions, idée d’abord transmise par des objets, puis par l’idée qu’il pouvait incarner, lui, danseur, cette troublante figure sans visage. Le spectacle Full Moon est chargé, quand dès le début la lune se lève, majestueuse et magique. « La pleine lune d’Afrique n’est pas celle d’Europe, elle communique comme une énergie particulière. Full Moon c’est la danse de l’énergie » conclut-il. Un spectacle à ressentir et à méditer. Son énergie est positive !

Brigitte Rémer, le 12 mai 2025

Interprètes : Timothé Ballo, Abdel Kader Diop, Aipeur Foundou, Bi Jean Ronsard Irié, Jean-Paul Mehansio, Sombewendin Marius Sawadogo, Boukson Séré et Josef Nadj. Collaboration artistique Ivan Fatjo – régie générale et lumières Sylvain Blocquaux – costumes Paula Dartigues – musiques : Art Ensemble Of Chicago, Fritz Hauser, Famoudou Don Moye & Tatsu Aoki, Malachi Favors Maghostut & Tatsu Aoki, Peter Vogel, Christian Wolfarth, Lucas Niggli.

Production, diffusion Bureau Platô Séverine Péan et Mathilde Blatgé – administration de production Laura Petit – production déléguée Atelier 3+1 – coproductions : Montpellier Danse, Le Trident, Scène nationale de Cherbourg, MC 93 Maison de la culture de Seine-Saint-Denis, Bobigny, Charleroi Danse, Le Tropique Atrium, Fort-de-France, Théâtre des Salins, Scène nationale de Martigues, Le Théâtre d’Arles.

Vu le 30 avril 2025 au Théâtre Romain Rolland, 18 rue Eugène Varlin. 94800. Villejuif – sites : https://trr.fr – et www.josefnadj.com

Braveheart

Écriture et mise en scène Wael Kadour – traduction Simon Dubois, Annamaria Bianco – avec Hala Al Sayasneh et Wael Kadour – Spectacle présenté au Théâtre de Choisy-le-Roi, scène conventionnée d’intérêt national/Art et création pour la diversité linguistique, en langue arabe, (Syrie), surtitré en français.

© Tammam Alomar

Les acteurs sont déjà sur scène avant que le public n’entre, assis sur une table au centre du plateau, Aline (Hala Al Sayasneh) la tête posée sur l’épaule de Mohammad (Wael Kadour), deux ombres, dans la suspension et la pénombre (création lumière Franck Besson). Ils sont Syriens, résidant en France dans une ville secondaire indique le texte qui débute, en langue arabe chuchotée. Derrière eux, sur un écran, la traduction s’affiche en français, avec clarté et comme un troisième personnage. Ce mouvement de va et vient entre les deux langues se fait d’une manière fluide et comme évidente.

On ne sait pas ce qui lie ces deux personnages. Elle, s’est lancée à corps perdu dans un récit évoquant un homme qui la traque et cela l’angoisse. L’étau se resserre et une sorte d’enquête se met en place dans un contexte qu’elle dessine comme de plus en plus anxiogène, car cet homme qui la taraude n’est autre que son ancien bourreau. Une rumeur lui a dit qu’il avait fui le pays et se serait réfugié en France, comme elle. Son fragile équilibre alors s’effondre et son échappatoire pour ne pas sombrer et exorciser ses peurs devient l’écriture. Devant elle, côté jardin, une pile de pages posée au sol. Aline perd ses repères et redessine la mécanique de la violence. Dans son récit, le spectateur se cherche entre la fiction, son récit d’écriture, et la vie.

Mohammad tente de l’aider, la pousse dans ses retranchements, la questionne sur cette frontière entre le réel et l’imaginaire et sert de révélateur. Les pistes se brouillent, il regarde autour de lui, tente de se concentrer mais quelque chose attire son regard. C’est une sorte de lampe rouge qui pourrait ressembler à un micro, comme un mouchard. Il la descend avant de reprendre place, assis sur la table, face à l’écran, comme un chef d’orchestre. Les didascalies s’écrivent sur écran en bilingue, comme des déclarations.

Cette lampe rouge de l’armée des ombres les aimante et devient terrain de complicité. Aline se place en-dessous, trouve un sac et l’enroule dedans pour l’étouffer. Lui, manipule le câble. Un mouvement de balancier se met en place, ironique et provocateur, leurs échanges deviennent mi-ludiques mi-graves. Il la coiffe du sac, elle ressemble à une accusée. Leurs discours respectifs ne semblent pas aller dans le même sens, le ton monte avant de redescendre. Elle le provoque et donne des coups de griffes.

Mohammad joue avec ce mouchard-micro qui prend une place importante, ils en font une chorégraphie. Des silences s’installent, prolongés par la musique (création sonore et musicale Vincent Commaret). L’ombre de Mohammad se reflète et se démultiplie sur le mur de côté. De l’autre côté de l’écran translucide on ne voit plus que ses jambes comme derrière un castelet devenu bleu indigo, devenu la nuit. Elle, écrit.

© Tammam Alomar

La pile de pages posée au sol glisse et s’éffondre comme si l’écriture lui échappait. « J’ai marché jusqu’à disparaître » dit-elle. Le poids de la mémoire l’empêche de vivre. Elle associe Mohammad au processus d’écriture, il en prend le leadership et entre dans le rôle du metteur en scène, parlant de la création, de l’écriture, de l’élaboration d’une pièce qu’il mettrait en scène. On essaie de reconstituer le puzzle. Il se lance ensuite dans le jeu de la vérité, décrit Aline et lui parle de la perception qu’il a d’elle dans le cadre d’un cours de français qu’ils prendraient ensemble, évoque son attitude autour de la machine à café. Un jeu de rôles se met en place. Le spectateur voyage dans les strates de récits qui se croisent, se superposent, se contredisent, s’effacent, s’égarent et le perdent. Mohammad prend la place de « l’autre… » cet homme omniprésent dans le récit d’Aline pour habiter cette « terre de la peur » et qui est devenu la clé de voûte de son roman. Dernière séquence, les deux personnages se rapprochent, leurs ombres mêlées sur le mur, retour à la première séquence, à la vie ordinaire, Aline pose la tête sur l’épaule de Mohammad : « On se voit quand ? »

© Tammam Alomar

Avec ce parcours d’exil et de violence sous-jacente dans la pièce, Wael Kadour sait de quoi il parle. Il a fui la guerre et quitté la Syrie en 2011, exorcise les tensions et traumas par l’écriture. « De l’écriture du traumatisme au trauma de l’écriture » dit-il. Il parle par la voix d’Aline, comme lui réfugiée, qui décale les notions de temps et d’espace, traverse une relation amoureuse naissante avec lui. Le passé se conjugue au présent, il faut rassembler ses forces et sa volonté pour continuer à vivre.

Wael Kadour est diplômé de l’Institut Supérieur d’Art Dramatique de Damas, Il a été conseiller artistique et dramaturge sur de nombreux spectacles en Syrie, Jordanie et au Liban, puis mis en scène des pièces de Samuel Beckett, Edward Albee, Caryl Churchill, Saadallah Wannous, Mudar Al Haggi, à Damas, Beyrouth et Amman, de 2011 à 2014. Il a participé à plusieurs résidences internationales, à Londres, New-York et Berlin. Après la création de sa pièce Les petites chambres, à Beyrouth et Amman en 2014, il a co-mis en scène avec Mohamad Al Rashi sa pièce Chroniques d’une ville qu’on croit connaître, présentée en janvier 2019 à la Filature/scène nationale de Mulhouse puis au Théâtre Jean Vilar de Vitry-sur-Seine (cf. notre article du 28 avril 2019) avant que la tournée ne s’interrompe en raison de la pandémie.

Il est aujourd’hui sur scène en duo avec Hala Al Sayasneh, qui porte le rôle d’Aline avec finesse et pertinence. Braveheart – qui emprunte son titre, Coeur Vaillant, au film de Mel Gibson qui avait eu un fort impact en Syrie à sa sortie – débute à la manière d’un film intimiste, avant que le climat ne s’oxyde au fil des doutes d’Aline et de Mohammad. Le spectacle rend compte des méandres de la mémoire, individuelle et collective, si lointaine et si proche. Wael Kadour, s’inspirant de sa propre histoire, interroge le sens de l’écriture et de la création  théâtrale. Il présentera Chapitre 4 dans le cadre du programme organisé avec la SACD « Vive le sujet ! »  au Festival d’Avignon. Rendez-vous au Jardin de la Vierge du Lycée Saint-Joseph, du 9 au 12 juillet.

Brigitte Rémer, le 3 mai 2025

© Tammam Alomar

Texte et mise en scène Wael Kadour – Avec Hala Al Sayasneh et Wael Kadour – Scénographie et régie générale Ikhyeon Park – collaboration artistique Jean Christophe Lanquetin – création sonore et musicale Vincent Commaret – création lumière Franck Besson – régisseur Lumières Pierrick Corbaz – traduction arabe-français Simon Dubois, Annamaria Bianco – production Aurélien Tracol, Root’s Art / Wael Kadour, Collective Ma’louba – Le texte de Braveheart est publié aux éditions  L’Espace d’un instant dans la traduction de Simon Dubois.

Coproductions : Le Quartz/scène nationale, Théâtre de Choisy le Roi/scène conventionnée d’intérêt nationale Art et Création pour la diversité linguistique – coproduction avec le Theater an der Ruhr soutenue par le ministère de la Culture et des Sciences de Rhénanie-du-Nord-Westphalie – Collective Ma’louba, Allemagne.  Avec le soutien de : AFAC l’Arab Fund for Arts and Culture – Maison Antoine Vitez – Conseil Départementale des Bouches-du-Rhône – Centre départemental de Création en Résidence Domaine de l’Etang des Aulnes – Théâtre Joliette, Marseille – Attijahat-Independent Culture / Zad : Miles for Connection. Production, administration Association Root’s Arts, Aurélien Tracol.

Vu le 29 avril 2025, au Théâtre-Cinéma de Choisy-le-Roi, 4 avenue de Villeneuve Saint-Georges. 94600 Choisy-le-Roi –  tél. :+ 33 (0) 1 48 90 89 79 – site : www.theatrecinemachoisy.fr

Histoires croisées Gae Aulenti, Ada Louise Huxtable, Phyllis Lambert

Exposition sur l’architecture et la ville – commissaire Léa-Catherine Szacka, commissaire associée Catherine Bédard – exposition au Centre culturel canadien à Paris, jusqu’au 17 mai 2025 – Derniers jours.

© Centre culturel canadien (1)

Une exposition remarquable sur trois femmes nées dans les années 1920 et qui ont marqué le domaine de l’architecture va bientôt refermer ses portes. Le Centre Culturel Canadien à Paris, propose une vision de leurs parcours et croisent leurs regards.

Deux d’entre elles sont architectes, Gae Aulenti (1927/2012) et Phyllis Lambert, née en 1927, et qui, à l’âge de quatre-vingt-dix-huit ans est toujours active. La troisième, Ada Louise Huxtable (1921-2013), est critique en architecture. Ces trois pionnières comptent parmi les figures les plus influentes de l’architecture et du design de l’après-guerre, elles ont su s’imposer dans un métier d’hommes.

On connaît Gae Aulenti, architecte et designer, pour avoir transformé la Gare d’Orsay en musée du XIXème siècle et de l’Impressionnisme. De nombreux dessins sont ici montrés sur les étapes du projet. Née en Italie et formée au Politecnico de Milan, elle a eu pour objectif de transformer les bâtiments historiques en musées, tout en respectant leur histoire. Elle en garde la structure et réinterprète le patrimoine urbain. Ainsi le Palazzo Grassi à Venise et le Musée d’Art de Catalogne, à Barcelone. Sa polyvalence et son talent lui permettent aussi de concevoir du mobilier et des luminaires. La lampe Pipistrello, qu’elle conçoit en 1965, est devenue un objet phare du design industriel. Sa sensibilité politique est tournée vers la gauche, elle donne du sens à son travail architectural par ses engagements culturels et sociaux.

Née à Montréal dans une famille fortunée, Phillys Lambert fait des études en Histoire de l’Art au Vassar College, dans l’État de New-York, avant de s’installer comme artiste à Paris où elle reste quelques années. De retour au Canada, elle seconde son père pour la construction du Seagram Building, et choisit Mies Van der Rohe, pionnier du modernisme, comme architecte. Elle s’engage alors dans des études d’architecture et se passionne pour ce qu’elle fait. C’est une militante qui se lance dans la défense de Montréal, pour que l’identité et la mémoire de la ville, construite dans une pierre grise très spécifique et venant des carrières de calcaire alentour, ne s’effacent pas. Elle fonde Sauvons Montréal et Heritage Montréal pour préserver les bâtiments historiques de la ville et signe la conception et la réalisation du très important Centre canadien d’Architecture, à Montréal, en 1973.

© Centre culturel canadien (2)

Née à New-York, Ada Louise Huxtable devient la première critique d’architecture et travaille pour le New-York Times. Son style, connu et reconnu, sensibilise le public aux enjeux architecturaux et urbains. Elle a ainsi vivement réagi à la destruction de la Pennsylvania Station à New-York en 1963, une gare monumentale ornée de colonnades construite en 1910 et qui s’inspirait des thermes de Caracalla à Rome. Elle n’a cessé d’attirer l’attention sur l’importance du patrimoine en termes d’identité de la ville et comme porteur d’Histoire. Par la force de sa plume, elle a su convaincre et a sans doute permis d’éviter pas mal de destructions.

Au cœur d’un bel espace lumineux, éclairé par un puits de lumière, au sous-sol du bâtiment – une ancienne cour, couverte et donnant sur le ciel – sont posées au sol des panneaux et palissades recouverts de documents photographiques, articles et magazines. On pourrait être sur une sorte de chantier organisé. Chaque créatrice a son espace et l’on peut voir leurs réalisations, c’est très bien documenté. Des enregistrements d’interviews accompagnent le visiteur. Au centre, une pièce dérobée, sorte de mastaba où se croisent les lignes du temps et de la vie des trois artistes, chronologies mêlées. Signée du studio Pitis e Associati, de Milan, la scénographie permet une lecture fluide, libre et vivante des trois femmes et de leurs œuvres. Au premier étage, la section réservée aux bâtiments en pierre grise de Montréal, avant d’arriver devant un mur d’images qui témoignent, interviews filmés où elles s’expriment sur le sens de qu’elles cherchent et réalisent.

© Centre culturel canadien –  (3)

Léa-Catherine Szacka commissaire invitée et historienne de l’architecture, et Catherine Bédard, commissaire associée et directrice adjointe du Centre culturel canadien ont réalisé un remarquable travail d’archéologie à travers différents pays d’une part pour rassembler les documents, d’autre part pour croiser les destins et trajectoires de ces trois visionnaires de l’architecture, d’abord influencées par les grands maîtres du modernisme – Franck Lloyd Wright, Le Corbisuer, Mies Van Rohe, Gropius créateur du Bauhaus et Rogers. Leur évolution est remarquable, elles n’ont pas craint ensuite de les remettre en question et de se passionner pour les défis sociaux, urbains et esthétiques de leur époque.

Histoires croisées. Gae Aulenti, Ada Louise Huxtable, Phyllis Lambert, sur l’architecture et la ville est encore visible quelques jours et jusqu’au 17 mai 2025, courez-y !

Brigitte Rémer, le 2 mai 2025

Commissaire d’exposition Léa-Catherine Szacka – commissaire associée Catherine Bédard – scénographie du studio Pitis e Associati, Milan – Un livre, publié en bilingue aux éditions Skira, accompagne l’exposition (144 pages, 50 illustrations). Visuels : (1) © Phyllis Lambert, Espace en négatif, New York City – 1968 (tirage chromogénique) – (2) New-York Times, le journal dans lequel Ada Louise Huxtable devient la première critique en architecture. (3) – © Aulenti-Gae-Museo-d_Orsay-Prospettiva-1980-86-©AGA-1261×1024.

Au Centre Culturel Canadien 130, rue du Faubourg Saint-Honoré, 75008. Paris – tél. : 01 44 43 21 90 – métro Saint Philippe-du-Roule ou Miromesnil – site : www. canada-culture.org – Ouvert du lundi au vendredi de 10h à 18h

Cet air infini

Texte Lluïsa Cunillé, traduit de l’espagnol (Catalogne) par Laurent Gallardo – mise en scène Jean-Noël Dahan – avec Marie Micla et Jean-Noël Dahan, compagnie Eclats Rémanence et Les Rugissants – vu au Théâtre de l’Épée de bois/Cartoucherie de Vincennes.

© Christophe Raynaud de Lage

Une femme est assise au centre du plateau. Assez énigmatique et comme fossilisée. Ce matin elle enterrait sa mère. Elle porte une robe bleue, un foulard noir noué sur la tête, des lunettes noires. On l’appellera Électre, ou Phèdre, Médée ou Antigone, figures tragiques et familières. Derrière elle une rosace dans le mur du théâtre renforce l’atmosphère d’étrangeté.

Entre un homme, lui ce sera Ulysse, qui arrive par la salle. C’est un ingénieur immigré qui tourne autour d’une question majeure : rester vivre dans la ville occidentale qu’il est en train de bâtir, ou partir retrouver les siens. Il fait la synthèse de sa vie ici, se décrit aujourd’hui. Deux solitudes se mettent en marche, parallèlement. La lumière pointe sur l’un et l’autre, à tour de rôle, (création lumières Marc Delamézières).

© Christophe Raynaud de Lage

Comme lui, elle s’interroge sur elle-même et sa manière de penser, parle de ses peurs d’enfance, cultive sa solitude ne prêtant aucune attention aux mains qui se tendent. Elle exhibe la haine comme mode de défense. L’homme s’approche et le dialogue s’engage. Chacun poursuit le récit de sa vie, de manière autocentrée, ils se font face, elle, assise comme au café, lui, debout. Elle parle de la famille, de sa mère, remariée et qu’elle n’aimait pas, lui évoque le contexte de son travail, sa famille à distance, qu’il imagine, son statut d’étranger et le fossé que cela entraîne surtout dans le regard des autres.

Il semble qu’ils se connaissent même si tout est distant, et l’un comme l’autre aime à brouiller les pistes. Lui a rendez-vous avec des copains, elle tente de le retenir. Il lui montre le canif qu’ils lui ont remis, l’invitant à se méfier des femmes. Elle lui fait un aveu d’amour, l’invitant à s’installer chez elle. Il détourne la proposition et cherche des échappatoires, puis semble accepter avant de partir à son rendez-vous.

Elle décroche son téléphone et accuse gratuitement : « Je me suis fait agresser par un homme avec un canif et j’ai l’impression d’être comme paralysée, de ne plus pouvoir bouger. » Il revient, ils se traitent d’étranger / étrangère, la tension monte, il informe : « Dans quelques minutes, ils vont dynamiter ces usines. Il faut partir d’ici… » Ces usines, elle les connait bien, elle y a travaillé. Elle n’entend pas et poursuit son récit, un cran plus haut : « Je suis sortie de prison aujourd’hui… » Aux questions qu’il lui pose on apprend qu’elle aurait tué ses enfants mais qu’elle leur parle tous les jours, et qu’elle aurait passé dix-sept ans sous les barreaux. Elle est devenue étrangère à la ville qu’elle ne reconnaît pas. Lui, propose de l’aider, elle décline.

Deux usines sur trois ont été dynamitées, il ne s’est pas éloigné. À l’usine, elle retirait des pièces en verre défectueuses et les séparait des autres. Lui prenant la main, elle lui lit l’avenir. La troisième déflagration vient de se produire. « Tu es blessé ? » lui demande-t-elle « Je ne crois pas », répond-il. L’explosion des bâtiments lui fait penser à son frère, fiché, et tué par la police, (création sonore Jean-Marc Istria).

© Christophe Raynaud de Lage

Pour lui, un émigré parmi d’autres, resté invisible pendant des années, « pour que personne ne remarque que j’étais en trop ou en moins », reste l’espoir, : « Dans quelques jours, ma femme et mon fils vont venir vivre ici. Je pourrai me promener avec eux et leur montrer la ville. » Pour elle aux multiples visages, Électre revenant des funérailles de sa mère, Phèdre tombant amoureuse de lui, Médée sortant de dix-sept ans de prison après le meurtre des enfants, ou Antigone, la sœur d’un terroriste traqué par la police. Pour elle, le désespoir « Je suis déjà morte » dit-elle. Un coup de feu claque.

La pièce de Lluïsa Cunillé, auteure, dramaturge et metteure en scène catalane, Cet air infini, monte en tension et brouille les temporalités. Elle parle d’altérité et dessine des figures à la sensibilité fragile et la vie fantasmatique éprouvée mais qui côtoient le réel. Deux personnages porteurs d’univers chargés, tentent de se réchauffer dans ce lieu étrange et mystérieux de la pièce, sorte de no man’s land. Dans le contexte du nouveau théâtre catalan, l’œuvre de Lluïsa Cunillé occupe une place importante. Depuis sa première création, Rodéo, qui a obtenu le Prix Calderón de la Barca en 1991, elle a écrit, publié et vu une vingtaine de ses pièces mises en scène, ainsi que des adaptations théâtrales et scénarios de films. Les acteurs, Marie Micla, et Jean-Noël Dahan – qui met en scène en même temps qu’il interprète l’homme, Ulyse – créent un univers à la fois intimiste et  tragique très maitrisé, où la tension dramatique se déplie jusqu’à nous plonger dans le doute et nous faire perdre nos références.

Brigitte Rémer, le 28 avril 2025

Avec Marie Micla et Jean-Noël Dahan – création lumières Marc Delamézières – création sonore Jean-Marc Istria – Production : compagnie Eclats Rémanence et Cie Les Rugissants. Cette pièce, écrite en 2010 et traduite en 2023, a remporté le Prix national de littérature dramatique (Espagne) en 2010.

Vu au Théâtre de l’Épée de Bois – Salle de répétition (Studio) le 30 mars 2025 – Cartoucherie de Vincennes. Route du Champ de Manœuvre 75012 Paris – site : epeedebois.com – tél. : 06 60 43 21 13 – site de la Compagnie : www.eclatsremanence.fr

Les Bijoux de pacotille

Texte et interprétation, Céline Milliat-Baumgartner – Mise en scène Pauline Bureau, La Part des Anges – au Théâtre de la Bastille.

© Pierre Grosbois

Le sourire et la grâce de Céline Milliat-Baumgartner nous accueillent sur scène, pourtant ils racontent un drame : ses parents ont disparu quand elle avait neuf ans, lors d’un accident de voiture. Elle en fait récit en 2015 dans un court roman et le crée en 2018 au Théâtre du Rond-Point. Pauline Bureau la guide et signe la mise en scène. Par ce moment incandescent qu’elle interprète sur scène, ses parents sont devenus poème.

Elle admirait sa mère, actrice et adorait son père qui lui montrait le dessin. Sa mère était « son modèle, son héroïne, son original » dit-elle. On remonte le cours de cette brève rencontre avec eux. L’introduction enregistrée parle d’un accident de voiture et d’un couple carbonisé, non identifié. Seul 2 bracelets noircis et une boucle d’oreille à fleurs pour être sûr que c’était bien elle et lui, rentrant d’une soirée amicale dans une voiture prêtée. On est le 19 juin 1985. Le baby-sitter chargé de garder les deux enfants, elle et son jeune frère, est encore là le matin sans savoir pourquoi, pour lui c’était un galop d’essai, une première soirée dans la fonction. Dans la matinée il reçoit du grand-père, neurochirurgien à Colmar, le terrible coup de fil. Les enfants n’assisteront pas à l’enterrement, ils iront chez leur tante, volonté de leur mère qui écrivait un testament chaque fois qu’elle allait prendre l’avion et le déchirait au retour.

© Pierre Grosbois

Un immense miroir incliné double de la scène, est suspendu, donnant l’idée fantomatique de sa mère et d’elle, sa réplique. C’est autour d’Elles que Céline Milliat-Baumgartner a pensé le spectacle, comme un exorcisme. Elle entre en scène, robe bleutée, légère, d’enfance, portant un gros carton quelle pose dans une scénographie-écrin (costumes et accessoires Alice Touvet, scénographie Emmanuelle Roy). Le jeu de la mémoire se met en place. De sa mère, elle connaît tout dit-elle et tout lui revient : le bruit de son pas, sa robe parme et les couleurs qu’elle aime, son odeur. Si elle avait été sa mère, elle aurait craqué pour son père. Les deux s’aimaient, se disputaient, vivaient. Revient le souvenir des vacances en Grèce, elle a sept ans. Elle ouvre sa malle au trésor, dans laquelle s’anime un petit film super 8, comme un théâtre d’ombres et trace de ces vacances presque dernières, un paradis perdu. La mer monte et envahit le sol, l’image se répète dans le miroir (vidéo Christophe Touche).

© Pierre Grosbois

Un jour d’exaspération, sa mère avait dit : « Mais comment tu feras quand je ne serai plus là ? » et encore, « surtout ne sois jamais actrice, c’est trop dur ! » La phrase frappe au carreau de l’enfance blessée, et la voici sur scène. Elle sort du carton ses chaussures de ballet classique en satin, ses pointes, et tranquillement les met, moment évocateur des cours de danse classique qu’elle a pris pendant dix ans, délicate berceuse de la boîte à musique où la figurine tourne. Les godasses du père avancent toutes seules, ce père parfois ailleurs. Elle est au milieu du plateau, l’absente au centre de son monde, et du théâtre.

 « Mes souvenirs sont sous terre » dit-elle, en construisant sa vie, mettant un bouclier entre elle et le monde. Quand elle change d’école, dans la cour de récré, les copines parlent entre elles de leurs mères : « pas trop sévère la tienne ? Et ton père ? » Le mot orpheline claque. Vent, ciel et nuages emplissent le sol comme si l’ange était monté au ciel rendre visite à sa mère, elle est sur pointes et se construit un autre monde. Restent les traces, un cheveu trouvé, une tasse bleue qui finit par se casser, un livre de théâtre, la bague de fiançailles, trop belle et voyante pour être portée. Elle s’asperge d’un nuage de parfum.

© Pierre Grosbois

Passent les années. Quinze ans après elle prend connaissance du procès-verbal de police tapé à la machine à écrire, du témoignage de l’ami qui avait prêté sa voiture, du constat de décès, d’une facture de réparation du poteau contre lequel la voiture s’était fracassée à l’entrée du tunnel de Saint-Germain en Laye, des trois bijoux, deux bracelets et une boucle d’oreille qui avaient permis l’identification. Elle y place de petites pointes d’humour et brûle le constat qui devient papillon devant nous, défiant le trou noir de l’abandon et ce funeste destin (magie Benoît Dattez).

Dans cette même dérision elle énumère le cahier des charges auquel elle échappe hors des obligations familiales : « Je n’ai pas… » la liste et longue, du repas du dimanche en principe obligatoire et qui n’existe pas, à l’accompagnement de leur vieillesse. Elle dresse aussi la liste de ses angoisses. « Je fais plein de petites choses bizarres pour rester en vie » se reconnaît-elle. Les images familiales envahissent le sol et se reflètent dans la glace dont le cadre s’éclaire avec le flux et le reflux de ses pensées.

Aujourd’hui, elle a dépassé l’âge de ses parents, c’est une ode à la vie qu’interprète Céline Milliat-Baumgartner « à notre unique vie » comme elle le dit à plusieurs reprises et elle réserve une surprise finale, dans une dernière espièglerie pleine de gravité. La mise en scène de Pauline Bureau a beaucoup de doigté pour garder la luminosité du récit et partager l’indicible, comme chaque geste artistique posé autour des Bijoux de pacotille (lumière Bruno Brinas, composition musicale et sonore Vincent Hulot). Certains moments se suspendent. Céline Milliat-Baumgartner est remarquable dans ce dévoilement partagé d’une tragédie qu’elle rend fluide malgré l’émotion et la gravité. Sa mère, actrice, en aurait été fière.

Brigitte Rémer, le 29 avril 2025

Texte et interprétation, Céline Milliat-Baumgartner – Mise en scène Pauline Bureau Scénographie Emmanuelle Roy – costumes et accessoires Alice Touvet – composition musicale et sonore Vincent Hulot – lumière Bruno Brinas – dramaturgie Benoîte Bureau – vidéo Christophe Touche – magie Benoît Dattez – travail chorégraphique Cécile Zanibelli – régie générale, son et vidéo Sébastien Villeroy – régie Lumière Pauline Falourd – administration Claire Dugot – développement et diffusion Christelle Longequeue – le texte est publié aux éditions Arléa et aux éditions Hatier, collection Classiques & Cie Collège – production La part des anges – coproduction Théâtre Paris-Villette, Le Merlan/ scène nationale de Marseille et Théâtre Romain Rolland/scène conventionnée de Villejuif.

Du 28 avril au 17 mai, au Théâtre de la Bastille – 76 Rue de la Roquette 75011 Paris – tél. : 01 43 57 42 14 – sites : www.theatre-bastille.com – www.part-des-anges.com

T’embrasser sur le miel

Texte, mise en scène, montage vidéo et scénographie Khalil Cherti – jeu Reem Ali et Omar Aljbaai – spectacle en arabe levantin surtitré en français – à La Colline/Théâtre National.

© Tuong-Vi Nguyen

On se trouve dans un appartement en coupe, s’étirant de cour à jardin ; intérieur rouge plutôt ordinaire, salon avec lampadaire et radio côté jardin, salle de bains avec baignoire côté cour. De l’extérieur parviennent des bruits de foule issus d’une manifestation, une forte rumeur monte. La bande-son nous place au coeur du sujet et l’extérieur pénètre l’intérieur.

On est en Syrie en mars 2011, au début de la guerre. Une femme, Siwam et un homme, Emad – sont-ils amis, amoureux ou autre ? – ont communiqué pendant dix ans en s’envoyant des vidéos dans lesquelles ils construisent une réelle complicité en se mettant en scène. Dans leurs appartements respectifs ils racontent leur quotidien sur un mode ludique, jouant de dérision par écran interposé. Siwam regarde Emad, qui la regarde, une façon de détourner la violence et de se dérober à la guerre.

À la lampe de poche compte tenu des coupures de courant, comme une grande diva en coulisses se préparant à entrer en scène, du fond de sa baignoire, Siwam se métamorphose en madame Météo, la pomme de douche pour micro. Elle envoie son bulletin à Emad et le temps qu’il fait, un symbole fort. Sale temps en vérité, malgré son grand sourire.

© Tuong-Vi Nguyen

Tous deux sont à la recherche de séquences extravagantes pour noyer leur désespoir, au milieu d’images de guerre et de chars qui énoncent le désastre au quotidien. Mahmoud dans sa chambre fait les pieds au mur et vit à l’envers, jusqu’au nœud de cravate qu’il fait à contresens. Un canon a percé sa cloison. Il surveille ses casseroles. Tous deux se savent en sursis, construisant leur semblant de vie par ces petits actes du quotidien magnifiquement bricolés sous nos yeux. Ils tissent une autre réalité, comme un acte de de survie et de résistance, à partir de ce qui leur passe par la tête. Ils s’inventent un monde et se jettent à corps perdus dans leur vie virtuelle et échanges vidéo avec l’énergie du footballeur défendant son terrain.

© Tuong-Vi Nguyen

Derrière l’œuvre de dévastation appliquée, ces deux anti-héros nous font traverser leur quotidien dans un espace-temps réaménagé et s’efforcent de transformer ces lieux de guerre et de mort en lieux de vie. Parfois le désarroi les rattrape. « J’arrête pas de mourir » dit l’un. « Un jour je fus fatigué de ne pas vivre… Si je pleure c’est pour la vie » dit l’autre dans les apartés de la réalité. Le spectacle est fait de contraste, quand il est à l’écran elle est sur scène et vice versa. Une musique hurlante nous mène dans l’école du fils de Siwam. Dans la cour les élèves sont endimanchés, des mannequins de tissus les représentent. Siwam danse avec la mort évoquant les millions de déplacés. Le ton change avec l’évocation des enfants morts, des explosions, des corps déchiquetés, un mur de portraits s’affiche, visages parfois restés sans nom pour l’éternité. La vie s’enfuit. Siwam s’étend au sol, et soudain le chaos, tout vole en éclat les immeubles s’effondrent. Des sauveteurs soulèvent les dalles, des lambeaux de casques sont dégagés. Sous les gravats des gens. Elle appelle Emad. Plus de nouvelles. L’inquiétude est au zénith.

Quand il réapparaît il parle de l’enfance, est-il au paradis ou de ce monde encore ? « Tu jouais la reine maudite » lui rappelle-il. Une guirlande de ballons, la mélodie des oiseaux. « Je ne crois plus au chant » chante-t-il. Il est en habit militaire et part au front, fusil en bandoulière. Elle, commente les photos des copains de classe. On manque de tissu pour enterrer les enfants. « Si on ne peut pas pleurer, qu’est-ce qu’il nous reste ? » Il pleure, ramasse des objets, un enfant. Il porte son enfant. Dans le feu il disparaît.

© Tuong-Vi Nguyen

La dernière partie se tourne vers le psychiatre, comment s’en remettre ? L’imagerie montre la boîte crânienne, les couleurs du cerveau, l’usure de l’âme. Emad raconte. « Je cours avec les deux enfants. Le petit ne veut pas voir, il enfonce sa tête dans mon cou. Il faut être un papillon pour sortir… » Des images d’Ukraine se superposent. On ne sait plus où l’on est si ce n’est dans la guerre et la destruction. Le spectacle a fait un saut immense du burlesque du début au désastre final.

Khalil Cherti est scénariste et réalisateur autodidacte franco-marocain. Il a d’abord fait un détour du côté du cinéma, a conçu et réalisé des films de sensibilisation sur des causes nationales, notamment. T’embrasser sur le miel, est d’abord un court-métrage, qu’il a tourné en 2021. L’écriture de la pièce et la scène sont venues dans un second temps, c’est la première mise en scène qu’il signe au théâtre. Le jeu est magnifiquement porté par Reem Ali, formée à l’Institut supérieur d’art dramatique de Damas. Elle a mené une carrière d’actrice pour le théâtre et le cinéma en Syrie avant d’être contrainte à l’exil, elle est aussi réalisatrice et diplômée en Art-thérapie de l’Université expérimentale Paris Cité. Elle rencontre Khalil Cherti en France et leur compagnonnage se met en place. Elle joue dans ses films. Omar Aljbaai est issu du même Institut supérieur d’art dramatique, à Damas, il avait fondé dans la capitale syrienne un atelier d’écriture dramatique, L’Atelier de la rue. Il est aussi metteur en scène, s’est arrêté à Beyrouth avant de se poser en France il y a quatre ans.

Le jeu des deux acteurs et le glissement progressif de l’extravagance dans la première partie du spectacle à la réalité de la guerre dans la seconde partie, l’équilibre entre le jeu réel sur scène et le passage à l’image, émaillé de références à certains films, artistes et poètes, donne toute son épaisseur au propos. Ainsi, Écoutez ! de Maïakovski : « Puisqu’on allume les étoiles, c’est qu’elles sont à quelqu’un nécessaires ? C’est qu’il est indispensable, que tous les soirs au-dessus des toits se mette à luire seule au moins une étoile ? »

Brigitte Rémer le 25 avril 2025

© Tuong-Vi Nguyen

Avec : Reem Ali, Omar Aljbaai – dramaturgie Reem Ali – scénographie et accessoires Khalil Cherti assisté de Matthieu Henriot – lumières Jean-Eudes Auboin – son Sylvère Caton – costumes Isabelle Flosi – assistanat à la mise en scène Ghina Daou, Émilie Ganito – fabrication des accessoires, costumes et décor /ateliers de La Colline – Voir aussi le court-métrage T’embrasser sur le miel de Khalil Cherti, production Qui Vive !, Les Tisserands Production, 2021, Prix Canal + au festival international Cinemed.

Spectacle vu le 5 avril 2025, à La Colline-Théâtre National, 15 rue Malte-Brun, 75020. Paris – métro : Gambetta – site : www.colline.fr – tél. : 01 44 62 52 52.

Helikopter et Licht

Chorégraphies Angelin Preljocaj –  Helikopter, musique Karlheinz Stockhausen, Helikopter-quartet’ interprétée par Le Quatuor Arditti – Licht, musique originale Laurent Garnier – au Théâtre de la Ville Sarah-Bernhardt.

© Yang Wang

La soirée se présente en deux parties qu’Angelin Preljocaj réussit à relier avec pertinence en construisant une dramaturgie basée sur le paradoxe et la contradiction. Helikopter, pièce créée en 2001 est une expérience sensorielle dans un fort volume sonore signée en 1996 du maître avant-gardiste Karlheinz Stockhausen, suivie de Licht dont la musique originale est de Laurent Garnier qui en serait un héritier, pièce nettement plus solaire, et dont la première mondiale a eu lieu ici même, au Théâtre de la Ville, le 10 avril dernier.

La transition se fait à partir d’une interview de Stockhausen (1928-2007) réalisée par le chorégraphe et filmée par Olivier Assayas, datant de 2007. Stockhausen et Preljocaj sont liés d’amitié. Le compositeur revient sur la mathématique de sa partition en ses différentes strates et couches, superposées et synchronisées, qui modifient le sens de la perception.

© Yang Wang

Créé en 2001 dans une rythmique radicale et une composition révolutionnaire, Helikopter met en espace six danseurs. Quatre hélicoptères fortissimo et un quatuor à cordes font chauffer les hélices. Des projections interactives au sol accompagnent les danseurs qui entrent un à un pour former le collectif, se rapprochent du sol sur lequel ils se plient et se déplient, tournent sur eux-mêmes (scénographie Holger Förterer, lumières Patrick Riou). Les bras dessinent des arabesques, les gestes sont d’une grande précision et maîtrise, recouvrant la mathématique musicale.

S’enchaîne ensuite la pièce Licht, nouvellement créée à partir de la musique de Laurent Garnier, DJ, compositeur et producteur de musique électronique. Six danseuses et six danseurs exécutent des portés derrière un voile de tulle. Éclairs et bruits de tonnerre, danses à contre-jour dans de superbes éclairages (lumières Éric Soyer), au départ, costumes aux couleurs vives, jaune, rouge, vert, bleu, violet (signés Eleonora Peronetti). On glisse ensuite dans un univers plus sophistiqué et fluide, plus lumineux, quand de derrière les trois écrans en forme de hublots posés au sol en arrière-plan, apparaissent les danseurs faussement dénudés, couverts de bijoux et parures, sur la musique du groupe Les Korgis. Ils nous mènent dans un paradis à la Fellini où tous se rencontrent et se quittent en un mouvement de groupe formant une vague déferlante, loin de l’enfer de Stockhausen.

© Yang Wang

Le plaisir de la danse est toujours présent chez Angelin Preljocaj, directeur du Ballet Preljocaj basé à Aix-en-Provence, et qui y avait présenté un sublime Requiem(s) il y a un an, en tournée ensuite à la Grande Halle de La Villette (cf. ubiquité-cultures.fr du 15 juin 2024). Les danseurs de la Compagnie sont éblouissants et les univers que propose le chorégraphe, diversifiés, ils apportent l’excellence et la virtuosité, la fluidité et l’intensité. Marqué par le ballet classique, Angelin Preljocaj s’est rapidement dirigé vers le ballet contemporain, a étudié auprès de Merce Cunningham et dansé avec les chorégraphes emblématiques de son époque, dont Dominique Bagouet, Viola Farber, Michel Kelemenis. Il sait surprendre le public par son travail multiforme, ses recherches formelles et collaborations avec d’autres artistes et disciplines. Au fil du temps il invente ses langages chorégraphiques dans une précision et perfection à couper le souffle. Ses créations sont présentées dans le monde entier et reprises au répertoire de nombreuses compagnies.

Brigitte Rémer, le 22 avril 2025

Avec : Liam Bourbon Simeonov, Clara Freschel, Mar Gomez Ballester, Paul-David Gonto, Lucas Hessel, Verity Jacobsen, Florette Jager, Beatrice La Fata, Yu-Hua Lin, Florine Pegat-Toquet, Valen Rivat-Fournier, Leonardo Santini – Direction technique Luc Corazza – régie générale et son Virgile Olivieri, Martin Lecarme – régie lumières Jean-Bas Nehr, Gaspard Juan – régie scène Juliette Corazza, Rémy Leblond – régie vidéo Fabrice Duhamel – responsable atelier costumes Tania Heidelberger – habilleuse Marie Pasteau.

© Yang Wang

Helikopter – Musique Karlheinz Stockhausen, Helikopter-quartet’ interprétée par Le Quatuor Arditti. Scénographie Holger Förterer – lumières Patrick Riou – costumes Sylvie Meyniel – Assistant, adjoint à la direction artistique Youri Aharon Van den Bosch – assistante répétitrice Cécile Médour – choréologue Dany Lévêque – Extraits issus de Stockhausen–Preljocaj/Dialogue, filmé par Olivier Assayas ©MK2TV 2007 – coproduction Théâtre de la Ville/Paris. Licht – musique originale Laurent Garnier – lumières Éric Soyer – costumes Eleonora Peronetti -– vidéo Nicolas Clauss – assistant répétiteur Paolo Franco – choréologue Dany Lévêque –  

Du 10 avril au 3 mai 2025, à 20h, samedi 12 avril et 3 mai, 15h et 20h – dimanche 19 avril, 15h – Théâtre de la Ville Sarah-Bernhardt, Place du Châtelet. 75001. Paris – tél. : 01 42 74 22 77 – site : www.theatredelaville-paris.com – En tournée : 13 au 17 mai 2025 au Pavillon Noir, Aix-en-Provence – 3 juin 2025 au Théâtre La Colonne, Miramas – 6 juin 2025 Théâtre Olympia/CDN de Tours, dans le cadre du festival Tours d’Horizons – 11 au 14 juin 2025 à La Criée/Théâtre national de Marseille – 24 au 26 juillet 2025 à l’Amphithéâtre Châteauvallon, Ollioules, dans le cadre du Festival d’été de Châteauvallon – 30 et 31 juillet  2025 au Théâtre de l’Archevêché, Aix-en-Provence.

On achève bien les chevaux

Adaptation, mise en scène et chorégraphie Bruno Bouché, Clément Hervieu-Léger, Daniel San Pedro – avec le Ballet de l’Opéra national du Rhin/Centre chorégraphique national et la Compagnie des Petits Champs – au Théâtre de la Ville Sarah-Bernhardt.

© Paul Lannes – Opéra national du Rhin

Le film de Sydney Pollack tourné en 1969 avec Jane Fonda dans le rôle de Gloria, appartient aux grands classiques. On connaît moins l’auteur de ce roman noir, On achève bien les chevaux/ They Shoot Horses, Don’t They ? Horace McCoy, qui le publie en 1935. Né dans le Tennessee, aux États-Unis, de parents pauvres, il commence à travailler à l’âge de douze ans comme vendeur de journaux et après avoir exercé de nombreux petits boulots, s’engage dans l’armée, en 1917, où il est observateur aérien pendant la Grande Guerre, ce qui lui vaut la Croix de Guerre en août 1918. De 1919 à 1930 il est journaliste sportif à Dallas, commence à écrire et publie ses premières nouvelles dans les magazines. La Grande Dépression de 1929 lui fait perdre son emploi. Il arrive à Hollywood en 1931 où il enchaîne quelques petits rôles avant d’écrire des scénarios – il en écrira une quarantaine au total, dont Gentleman Jim réalisé par Raoul Walsh en 1942 et Les Indomptables, par Nicholas Ray, en 1952.

© Paul Lannes – Opéra national du Rhin

Violent réquisitoire contre le rêve américain où règne le plus fort et triomphe l’argent, l’œuvre d’Horace McCoy dérange l’Amérique conquérante. La France dès le départ soutient son talent, on le compare à Steinbeck et Hemingway. Jean-Pierre Mocky signe en 1974, pour le cinéma, l’adaptation de son second roman, Un linceul n’a pas de poche (No Pockets in a Shroud).

On achève bien les chevaux nous mène au cœur de la misère où des jeunes gens s’engagent, pour quelques dollars leur dernier recours, à danser jusqu’à épuisement, et pour divertir un public en mal de sensations fortes. Condamnés à danser, paradoxe extrême, ils nourrissent en chemin l’espoir d’être repéré par des producteurs de cinéma, et de devenir une star de l’écran. À partir de ce roman et de cette tragédie de la vie dans laquelle la danse côtoie la mort, les trois metteurs en scène reconstruisent et déclinent l’argument, à la recherche d’un nouveau langage scénique, entourés de plus de trente danseurs, comédiens et musiciens issus de la Compagnie des Petits Champs et du Ballet de l’Opéra national du Rhin. Bruno Bouché est directeur artistique du CCN/Ballet de l’Opéra national du Rhin et ancien danseur de l’Opéra national de Paris ; Clément Hervieu-Léger est metteur en scène et sociétaire de la Comédie Française, il codirige avec Daniel San Pedro la Compagnie des Petits Champs ; de nationalité espagnole et formé au Conservatoire de Madrid, Daniel San Pedro fut associé à la Scène nationale de Châteauvallon ; il a signé de nombreuses mises en scène et enseigne le théâtre à l’École de Danse de l’Opéra national de Paris. Cherchant à mêler le théâtre et la danse, ces trois artistes s’emparent du roman de McCoy, qu’ils mettent en scène ensemble.

© Paul Lannes – Opéra national du Rhin

Le marathon de danse est une épreuve d’endurance très en vogue aux États-Unis dans les années 1920/30. Son règlement à l’usage des compétiteurs parle à lui seul et laisse présager le pire : 1. La compétition est ouverte à tous les couples amateurs ou professionnels. – 2. Le marathon n’a pas de terme fixé : il est susceptible de durer plusieurs semaines. – 3. Le couple vainqueur est le dernier debout après abandon ou disqualification des autres compétiteurs. – 4. Les compétiteurs doivent rester en mouvement 45 minutes par heure. – 5. Un genou au sol vaut disqualification. – 6. Des lits sont mis à disposition 11 minutes durant chaque pause horaire. – 7. Baquets à glaçons, sels et gifles sont autorisés pour le réveil. – 8. Les compétiteurs se conforment aux directives de l’animateur. – 9. Sponsors et pourboires lancés sur la piste par le public sont autorisés. – 10. Des collations sont distribuées gracieusement durant la compétition. – 11. L’organisateur décline toute responsabilité en cas de dommage physique ou mental.

© Paul Lannes – Opéra national du Rhin

La scénographie d’Aurélie Maestre et Bogna G. Jaroslawski nous transporte dans une sorte de gymnase que le directeur et ses assistants préparent, balaient, organisent pour le marathon. La plateforme pour les musiciens et les tests sono, les dossards, les chaises hautes semblable à celle des arbitres sur un court de tennis pour suivre les sportifs, tout est en place pour l’accueil des participants, amateurs et professionnels, qui arrivent seuls ou en couple, portant seulement un petit sac. Ils se préparent, passent leur short, mettent leurs chaussures, prêts à soigner leurs pieds quand il y aura une pause (costumes de Caroline de Vivaise), accrochent leurs dossards. Les couples se forment : 4/15, 30/16, 23/41 et tant d’autres… Certains cherchent leur cavalier/ère, c’est le cas de Gloria, qui vient de loin dans tous les sens du terme, et rencontre Robert. On distribue des sandwiches et de l’eau. « Ils ont tellement la dalle, ils vont finir par s’entretuer » dit l’un des arbitres en costume lie-de-vin, à l’allure de videur de boîte de nuit, tentant d’organiser l’ensemble.

Et débute la danse, dans le respect du règlement imposé aux marathons, avec ordres distribués : sans lâcher la main de sa partenaire, dans le sens du bal, avec figures acrobatiques, marche à reculons, port des cavalières… Entre deux figures une légère pause pour évacuer ceux qui se sentent mal ou qui n’ont pas respecté la consigne et qu’on élimine. L’une est enceinte, Gloria s’empoigne aves son cavalier qui ose la faire concourir. Soins, serviettes, chaussures usées, massages, eau et sandwich pour ceux qui ont encore la force de manger… Gloria est toujours prête à la critique et à la dénonciation de tant d’injustice. Comme un modèle, une leader, ou une empêcheuse de tourner en rond, elle se sent mal et voudrait arrêter.

Sifflet, reprise de la course et l’enfer recommence pour ces duos à l’unisson, les lumières d’Alban Sauvé décrivent le glauque de la situation. Le directeur fait sa pub en véritable sauveur, démagogue à souhait. Pour le Derby, du nom des courses de chevaux et pire que les jeux du cirque les arbitres dessinent un cercle au sol, l’accélération est mortifère. « C’est l’abattoir… » Deux lits de camp et une pharmacie s’improvisent au centre. Tout le monde se concurrence, il n’y aura qu’un couple gagnant qui empochera un peu d’argent, visiblement le plus résistant, l’ambiance est délétère.

© Paul Lannes – Opéra national du Rhin

Au milieu d’un épuisement quasi-total, quelques phrases fusent : « Si tu gagnes, tu fais quoi avec l’argent ? » ou des appels au secours « Aidez-moi ! » « Je préférerais être morte… » Le directeur fait un deal avec la femme enceinte et son cavalier : mariage conclu devant les caméras, pour un peu d’argent. On suit le cortège nuptial, mené par le directeur en costume blanc, pur maquereau. Les couples éliminés contestent, l’épuisement, les évanouissements se multiplient.

Arrive une dame patronnesse, présidente d’une association de moralité publique qui questionne en coulisses le directeur et mènera à l’arrêt brutal de la manifestation. Onze couples en lice à la fin du spectacle qui ont tourné pendant 63 jours, personne n’obtiendra l’argent promis et convoité. Gloria exprime son envie de mourir, Robert l’y aidera.

Dans cette chorégraphie qui réunit trente-deux danseurs, comédiens et musiciens, où la danse et le groupe sont le cœur même du sujet, le temps s’accélère. Chapeau bas aux interprètes, danseurs et acteurs qui ont relevé le défi – on ne peut guère tricher avec le scénario – ils tournent et dansent, au bord d’eux-mêmes même s’ils ne sont pas, comme dans le film, dans l’effondrement. Ils sont dans la représentation et le jeu, dans un certain épuisement il va de soi, sous le regard du spectateur-voyeur, comme celui qui assistait aux marathons de l’époque, pariant sur la misère et peut-être même, comme au tiercé, sur le futur couple gagnant.

La rencontre entre les danseurs du Ballet de l’Opéra du Rhin dirigé par Bruno Bouché, situé au carrefour de l’Europe et explorant des dramaturgies en prise avec le monde d’aujourd’hui, et les comédiens de la Compagnie des Petits Champs que dirigent Clément Hervieu-Léger et Daniel San Pedro, permet une synergie et symbiose entre texte, musique et danse, des plus réussies. Ensemble, ils activent la métaphore du théâtre du monde, la métaphore de la vie.

Brigitte Rémer, le 10 avril 2025

© Paul Lannes – Opéra national du Rhin

Musiciens :  M’hamed El Menjra, guitare et contrebasse – Noé Codjia, trompette – David Paycha, batterie – Maxime Georges, pano – Alice Pernão, chant – Rollo, Luca Besse – Rocky, Vincent Breton – Socks, Daniel San Pedro – James, Marin Delavaud – Ruby, Susy Buisson – Mario,          Alexandre Plesis – Jackie, Muriel Zusperreguy – Freddy, Louis Berthélémy – Rosemary, Ana Enriquez – Gloria, Clémence Boué – Robert, Josua Hoffalt – Mattie, Julia Weiss – Kid, Marwik Schmitt – Madame Highbi, Claude Agrafeil. Assistant à la mise en scène et dramaturgie Aurélien Hamard-Padis – scénographie Aurélie Maestre, Bogna G. Jaroslawski – costumes Caroline de Vivaise – lumières Alban Sauvé – son Nicolas Lespagnol-Rizzi – mise en répétition Claude Agrafeil, Adrien Boissonnet – coach vocal Ana Karina Rossi. Le spectacle a été créé le6 juillet 2023 à Châteauvallon scène nationale.

Vu le 5 avril 2025, au Théâtre de la Ville Sarah-Bernhardt, place du Châtelet. 75001. Paris – site : www.theatredelaville-paris.com – CCN/Ballet de l’Opéra national du Rhin, tél. : + 33 (0)6 08 37 70 46, email : sginter@onr.fr – Compagnie des Petits Champs, tél. : + 33 (0)6 60 10 67 87, email : compagniedespetitschamps@gmail.com

Coup fatal

Pièce musicale imaginée par les artistes Rodriguez Vangama, Alain Platel et Fabrizio Cassol – Direction artistique et mise en scène, Alain Platel – direction musicale Fabrizio Cassol – compositions musicales, Fabrizio Cassol et Rodriguez Vangama production de la Comédie de Genève, au Théâtre du Rond-Point, à Paris.

© Zoé Aubry

Coup fatal est un voyage sonore et visuel plein d’énergie où la musique mêle les styles, du baroque aux plus pures percussions. Fantaisie et extravagance sont au rendez-vous, avec, en prime la savoureuse séquence finale des rois de la sape.

La pièce fut créée au Burgtheater de Vienne au cours de l’année 2014. Dix ans plus tard, la Comédie de Genève rassemble les forces vives qui permettent de la recréer : Fabrizio Cassol et Rodriguez Vangama pour les compositions musicales, Fabrizio Cassol pour la direction musicale, Alain Platel pour la direction artistique et mise en scène. Autour d’eux d’éblouissants musiciens également danseurs, virtuoses et plein d’humour.

   

© Chris Van der Burght

On embarque donc pour Kin/Kinshasa en République Démocratique du Congo, d’où sont originaires l’ensemble des musiciens et danseurs – dont une femme – et on se laisse dériver sur le fleuve Congo qui la sépare de Brazza/Brazzaville, en République du Congo. On est emmené par le Capitaine au long cours et sa guitare à double manche, Rodriguez Vangama entouré d’une douzaine de musiciens – danseurs – chanteurs, portant costumes gris-bleu avec retour d’appliqués feuilles d’automne sur le col et la couture du pantalon, à la sanza/likembe, aux percussions, balafons, aux calebasses, guitares et bâtons de pluie. Chants et frappés des mains, dessus-dessous, sifflements et appels vocaux, il y a du burlesque et de la dérision dans leur façon de se présenter sur scène.

Le début du spectacle est enlevé, les danseurs jonglent avec des chaises de jardin qu’ils lancent et s’échangent dans une belle complicité et jeux de chat perché avec suspensions et déraison. L’ensemble est convivial, généreux et ludique. Derrière un rideau aux fils d’or autour duquel court une estrade, un homme en majesté, porté par le mouvement de ces fils d’or qui le voile et le dévoile, se révèle être un superbe contre-ténor (Coco Diaz). Ses interventions des œuvres de Bach, Gluck, Haendel, Monteverdi et Vivaldi se mêlent magnifiquement aux instruments africains, aux danses et à l’ensemble, elles sont l’un des fils conducteurs et dialoguent avec les instruments et chants traditionnels qui montent dans une belle harmonie, douceur et densité.

© Chris Van der Burght

Un autre fil conducteur est tendu par deux danseurs un peu bouffons, un peu guerriers, situés à l’avant-scène côté jardin, qui mènent la danse et rassemblent autour d’eux le groupe Ils descendent aussi dans la salle saluer spectatrices et spectateurs. Parfois deux groupes s’appellent, s’affrontent et se déchaînent, et entre roulades et pirouettes montent dans la transe. Il y a les ambianceurs, les mimes, les musiciens et chaque instrument à tour de rôle est roi et prend toute sa dimension. Entre solos, duos, mouvements d’ensemble et groupes d’instruments, le rythme de la pièce se construit à la manière d’un opéra.

Dans ce flux et ce reflux musical, chanté et dansé, le plateau à un moment commence à se vider jusqu’à la l’apparition derrière le rideau d’or d’un personnage, l’ancêtre, haut en couleurs, vert, jaune et rouge, suivi progressivement du cortège des danseurs-musiciens transformés en rois de la sape, tous plus inventifs les uns que les autres dans leurs costumes improvisés/élaborés : guirlandes de cravates, bottes vernies d’un rose flamboyant, jupes mal fagotées, chemises orange et nœuds pap, kilt, chemises jaune plein soleil et lunettes qui vont avec, costumes saumon ou lie-de-vin, parapluie rouge, chapeaux excentriques, chaussettes extravagantes, bretelles tombantes. On est chez les rois de la sape qui s’en donnent à cœur joie, prêts pour prendre un selfie général, avant de s’étendre sur le sol en un moment grave et suspendu.

© Chris Van der Burght

Le Capitaine au long cours et sa guitare à double manche, Rodriguez Vangama a mis son costume blanc d’apparat, pelisse en fourrure et casquette de gradé. On voyage sur son transatlantique où chacun des personnages invente son parcours. Certains s’inscrivent dans une poésie à la Beckett, d’autres escaladent la salle à la rencontre des spectateurs qu’ils entraînent dans leur courant positif. Le final est un chant de l’espoir qui monte et se diffuse entre tous, comme un spirituals venant de loin.

Coup fatal apporte toutes les couleurs de l’arc-en-ciel par la fusion entre les genres musicaux, le métissage des langages et une mêlée des cultures. Spontanéité et maîtrise, exubérance et émotions, effervescence et ironie traversent le théâtre où les spectateurs adhèrent et participent, dans leurs réponses aux ambianceurs. Tous les musiciens-danseurs sont à saluer, ils distribuent énergie et joie de vivre avec virtuosité.

Le spectacle est signé d’un trio d’artistes qui donne les impulsions et permet ces rencontres entre salle et scène dans un temps fort, musical et chorégraphique : Alain Platel, qu’on connaît pour l’originalité de ses pièces chorégraphiques avec Les Ballets C de la B., Rodriguez Vangama guitariste hors pair, arrangeur et producteur, qui mélange la musique congolaise avec des éléments de jazz et de rock, Fabrizio Cassol compositeur et saxophoniste du groupe Aka Moon depuis 20 ans, qui mêle les expressions issues de l’oralité et de l’écriture à la musique de chambre et aux œuvres symphoniques, s’associant régulièrement à des chorégraphes.

Coup fatal est un réel plaisir sonore et visuel, plein d’élégance et d’inventivité, qui enflamme et bouleverse.

Brigitte Rémer, le 8 avril 2025

© Chris Van der Burght

Avec – Contre-ténor : Coco Diaz – Vocal : Russell Kadima, Boule Mpanya, Fredy Massamba – Balafon : Deb’s Bukaka – Danseuse : Jolie Ngemi – Percussions : Cédrik Buya – Likembe : Bouton Kalanda, Silva Makengo, Erick Ngoya – Guitare : Brensley Manzodulua – Percussions et calebasse : Evry Madiamba – Guitare électrique, balafon : Rodriguez Vangama – Scénographie : Freddy Tsimba – Lumières : Carlo Bourguignon – Son : Guillaume Desmet – Costumes : Dorine Demuynck.

Assistanat à la direction artistique Romain Guyon et Éléonore Bonah – Régie Plateau Valérie Oberson – Régie lumière Etienne Morel – Régie son Guillaume Desmet, Benoit Saillet – Directrice de production Pauline Pierron – Responsable de production Pascale Reneau – Attachée de production Elena Andrey – Production (reprise 2024) Comédie de Genève – Diffusion OTTO Productions – Production à la création (2014) KVS, Les ballets C de la B
- Coproduction à la création (2014) Théâtre national de Chaillot (Paris), Holland Festival (Amsterdam), Festival d’Avignon, Theater im Pfalzbau (Ludwigshafen), Torinodanza, Opéra de Lille, Wiener Festwochen – Avec l’appui de la Ville de Bruxelles, de la Ville de Gand, Brussels Hoofdstedelijk Gewest, Vlaamse Gemeenschapscommissie, de la Province de la Flandre-Orientale, des autorités flamandes.

Après un passage en mars à la Biennale du Val-de-Marne (à Créteil et Villejuif), présentation du spectacle au Théâtre du Rond-Point à Paris du 28 mars au 5 avril 2025, 2 bis avenue Franklin D. Roosevelt – 75008 Paris – site : www.theatredurondpoint.fr – Prochaines étapes : du 5 au 7 juin 2025 Théâtre de Namur (Belgique).

Port-au-Prince et sa douce nuit

Texte Gaëlle Bien-Aimé – mise en scène Lucie Berelowitsch, création du Préau, avec Sonia Bonny et Lawrence Davis – vu au Théâtre 14 – reprise les 24 et 25 avril 2025, au Préau Centre Dramatique National de Normandie-Vire.

© Samuel Kirszenbaum

En Haïti aucune nuit n’est calme. Elle, Zily et lui, Ferah, dansent. Elle, et lui, s’appellent et se cherchent. Ils sont jeunes et vivent dans la ville-capitale, Port-au-Prince, en bouillonnement et émeutes permanentes. On voit la ville par la fenêtre, présence élégante et lourde, on l’entend par les tirs.

Dans le huis-clos de la chambre – un espace avec une moquette, un lit, du sable, une bougie, dans une scénographie réalisée par les Ateliers du Préau sur les conseils d’Hélène Jourdan – se joue le présent, le désir et l’amour, s’esquisse l’avenir, en pointillés. Pour elle, partir. Pour lui, un arrachement impossible à la ville et à son travail à l’hôpital. « Je suis au fond de ton gouffre à moi. » Lui, ne s’imagine pas sans la ville, elle, ne s’imagine pas sans lui. « Quand tu vas mal je vacille » se disent-ils réciproquement. Ils se rassurent et se réchauffent : « On a su contourner les obstacles… » Ils se revoient traverser les rues de Port-au-Prince, « prendre la rue Nicolas, tronçon entre la vie et la mort », remonter l’avenue Jean-Paul II… »

Port-au-Prince et sa douce nuit est une ode à la ville, crépusculaire – dans les lumières de François Fauvel – une ode à la vie. Ferah se perche sur le lit, les percussions l’accompagnent. Il revoit leur rencontre. Dans la rue où il déambule et dérive, il la regarde comme une évidence : « Entre rue Dufort et mon cœur il y avait toi, Poétesse en cavale. Ton regard, prose illégale… J’ai demandé aux esprits où t’attendre… »

Une berceuse créole apporte sa couleur, sa douceur, dans cette ville où personne ne dort. « Tu ne me dis jamais rien » lui reproche-t-elle. « Tu prends toute la place, tu siphonnes mon énergie » lui répond-il. « J’ai peur, je ne veux pas partir sans toi. » Et sur la question de l’enfant qui pourrait être désiré et naître, « qu’y aurait-il à lui offrir, le désespoir ? » Sur scène, l’intimité côtoie la violence sourde. Un travail sur le son plein de finesse appelle les bruits de la ville (musique Guillaume Bachelé).

La petite musique de nuit et d’incertitude s’interrompt au bruit des tirs. « Je ferme la fenêtre… » Ferah célèbre un rituel aux divinités, dessinant au sol avec la farine de manioc la figure d’un totem haïtien en guise d’adieu. Assise au sol, Zily chante. « Je vais garder un doux souvenir… » Lui, reste dans l’ombre, devant la lueur d’une bougie. Au loin la ville.

Le texte de Gaëlle Bien-Aimé est un cri qui déchire la ville en même temps qu’un chant, sa langue est poétique et musicale. L’auteure a reçu le Prix RFI pour le Théâtre, en 2022. Port-au-Prince et sa douce nuit est le premier acte d’un diptyque dont elle présente actuellement le second chapitre, Aimer en stéréo, où une Haïtienne en exil écoute chaque jour la radio jusqu’à ce qu’un fait divers surgisse et brouille les cartes.

© Samuel Kirszenbaum

Dans Port-au-Prince et sa douce nuit, l’auteure creuse jusqu’au fond des sentiments et des possibles à travers la géographie de l’amour parallèlement à la topographie de la ville. Elle décrit l’aimantation sensuelle et amoureuse – le positif, autant que le désarroi et la peur du vide et de l’absence – son négatif. Elle place l’intime au cœur de la ville blessée, une ville qui se ronge et se détruit, à petit et grand feu.

Sonia Bonny est Zily, Lawrence Davis, Ferah, ils forment un superbe duo, musical et sans artifice, imprégnés d’une grande force et justesse, donnant toute la puissance au texte. Lucie Berelowitsch, directrice du Préau, Centre Dramatique National de Normandie-Vire depuis six ans, les dirige et met en scène la pièce avec précision et clarté. Elle a programmé un Temps fort Haïtien les 22, 24 et 25 avril, autour de Gaëlle Bien-Aimé, auteure mais aussi actrice – qui interprétera Aimer en stéréo. Deux représentations de Port-au-Prince et sa douce nuit seront données ; des projections, une exposition et des débats s’inscrivent au programme.

Ce dialogue engagé entre Gaëlle Bien-Aimé et Lucie Berelowitsch prend différentes formes, ainsi celle d’un échange culturel, artistique et professionnel entre Le Préau et l’école de théâtre ACTE fondée par l’auteure et Amos César. « Pour les comédiens et pour moi, Port-au-Prince et sa douce nuit est une rencontre très forte. C’est devenu une évidence de finaliser cette création, qui prend tout son sens au vu des derniers événements à Haïti », écrivait Lucie Berelowitsch en septembre 2023.

Comme elle le fait avec les Dakh Daughters, fabuleuses actrices et musiciennes ukrainiennes qu’elle accueille depuis les années de guerre dans leur pays, la directrice du Préau aime à créer des synergies et dans une veine poétique, invente des langages artistiques à partir des réalités sociales et politiques d’artistes d’autres pays et d’autres régions du monde.

Brigitte Rémer, le 6 avril 2025

Avec Sonia Bonny, comédienne permanente au Préau et Lawrence Davis – lumières François Fauvel – musique Guillaume Bachelé – scénographie Ateliers du Préau sur les conseils d’Hélène Jourdan – production Le préau CDN de Vire Normandie – coproductions Les Francophonies de Limoges, des écritures à la scène et le CDN de Normandie-Rouen – avec la participation artistique du Jeune Théâtre National et le soutien de la Cité Internationale de la Langue Française.

Vu au Théâtre 14 à Paris, en mars 2025 – Reprise du spectacle au Préau-CDN de Normandie-Vire les 24 et 25 avril à 19h, dans le cadre du Temps fort Haïtien organisé du 21 au 25 avril 2025 – tél. : 02 31 66 16 00 – site :www.lepreaucdn.fr

Les Messagères

D’après Antigone de Sophocle – mise en scène Jean Bellorini, avec l’Afghan Girls Theater Group – spectacle en dari surtitré en français, au Théâtre des Bouffes du Nord.

© Christophe Raynaud De Lage

« Il faudra une mémoire pour que nous oubliions et pardonnions quand adviendra la paix entre nous et entre la gazelle et le loup. Il faudra une mémoire pour qu’à la fin nous choisissions Sophocle qui brisera le cercle… » écrivait le poète palestinien Mahmoud Darwish.

De Sophocle il est question dans le spectacle présenté par l’Afghan Girls Theater Group, composé de neuf jeunes comédiennes et d’un metteur en scène qui ont quitté le pays quand les talibans ont repris le pouvoir, en juillet 2021. Les Messagères sont une adaptation de l’Antigone de Sophocle, mise en scène par Jean Bellorini, qui les accueille au Théâtre National Populaire qu’il dirige, en partenariat avec Joris Mathieu, directeur du Théâtre Nouvelle Génération/CDN de Lyon.

© Christophe Raynaud De Lage

La scénographie se compose d’un grand plan d’eau qui occupe tout le plateau et donne une élégance à l’ensemble par les réverbérations et reflets. Les actrices s’y déplacent, les pieds dans l’eau, avec grâce et simplicité, portant le texte avec ferveur. Une lune immense est suspendue, comme un œil qui protège ou au contraire est aux aguets. D’emblée règne une vitalité impressionnante dans cette aire de jeu qui parle du refus d’obéir, exprimé frontalement par Antigone jusqu’à son emmurement et qui, de toute évidence se superpose à la place de la femme dans la société afghane, rayée, effacée, spoliée.

Le geste du metteur en scène inscrit le mouvement au cœur du spectacle, l’ensemble est chorégraphié et l’eau frissonne sur les murs et le plafond du théâtre. En introduction, les actrices tournoient dans l’eau avec insouciance et font groupe, sur le texte très poétique de Martine Delerm, Antigone peut-être. Une narratrice à l’avant-scène portant une robe noire et un collier d’argent parle des petites filles aux fenêtres, même si « depuis longtemps les fenêtres n’ont plus de vitres. » Une liste de prénoms féminins est égrenée. « Sait-on-jamais quand un regard s’éteint » poursuit-elle.

Puis les rôles se dessinent, Antigone et sa sœur Ismène portent des robes blanches et s’allongent dans l’eau au clair de lune pour parler de désobéissance et de généalogie négative – elles sont filles d’Œdipe et de Jocaste sa mère, engendrées de cette union. Le chœur se forme dans des variations de couleurs chaudes et chacune y a sa place, entrant et sortant de son rôle pour rejoindre le groupe, dans cette tension entre soi et les autres. Antigone dit que sa mort sera belle. « Moi j’ai choisi la mort, toi, la vie » confirme-t-elle à sa sœur. Entre Créon, jeune comédienne portant manteau d’or et couronne, il édicte ses lois jusqu’à ce qu’une messagère apporte la nouvelle de la transgression majeure : Polynice, frère d’Antigone – mort au cours d’un affrontement avec Étéocle, l’autre frère, remettant en jeu la gouvernance de Thèbes – interdit de sépulture, a été enterré. La coupable est nommée. La lune descendue sur Thèbes, ne scintillera plus, jusqu’à s’éteindre.

© Christophe Raynaud De Lage

Le sacrifice se met en marche, entre des citoyens silencieux et un chœur plein de sagesse, représentant des Thébains, essayant de faire fléchir Créon chez qui le doute finit par s’installer. La Cité lui fait face, toutes les actrices sont alignées face au public avec détermination, comme des guerrières. Une pluie fine tombe sur la scène au rythme d’un chant afghan. « Si tu perds le bonheur, tout ce que tu as n’est que fumée… Le désastre appelle le désastre… ». Derrière une rampe de feu qu’il allume, pourtant Créon ne lâche pas prise. Même Hémon, son fils, promis à Antigone et qui demande à son père raison et sagesse, n’est pas entendu. « Tu parles mais tu n’écoutes pas » lui dit-il. Créon s’obstine, malgré les prédictions de Tirésias, de honte et de malheur qui s’abattront sur lui, il ne fléchit pas. La fin sera tragique avec la mort d’Antigone entrainant celle d’Hémon qui se transperce d’un coup d’épée, leur tombeau pour chambre nuptiale. Eurydice, épouse de Créon, apprenant la mort de son fils se poignarde. Le roi de Thèbes en perd la raison.

© Christophe Raynaud De Lage

Le texte final est écrit par Atifa Azizpor interprétant Ismène, il est enregistré. « Les Antigone(s) ont été tuées, les Ismène(s) toujours vivantes sont en souffrance, elles espèrent revoir la liberté. Leurs paroles seront-elles entendues ? » Les actrices ont une belle présence, et jouent avec cet élément, l’eau, au début avec légèreté, ensuite avec gravité et sont porteuses des voix de tous les personnages qu’elles esquissent avec force et subtilité, transmettant tout ce qui est intransigeance et souffrance, en même temps qu’humanité.

Jean Bellorini, metteur en scène, est l’homme des expériences et du théâtre de création. Ses horizons sont larges et ouverts, son travail précis. Le choix d’Antigone dans cette version afghane transmet force et émotion, tant dans son contenu que dans son esthétique. Ses clairs-obscurs et les éléments qu’il met en mouvement sont chargés de sens et de toute beauté. « Les Messagères sont ces citoyennes afghanes qui veulent dire en Occident leur amour pour leur pays et en être les ambassadrices fortes et résilientes. Ce sont ces jeunes femmes du XXIe siècle qui résistent, se construisent et inventent leur destin, malgré tout » dit-il. Toutes sont à féliciter, chaleureusement.

                                                                                              Brigitte Rémer, le 7 avril 2025

© Christophe Raynaud De Lage

Du 4 avril 2025 au 13 avril 2025 au Théâtre des Bouffes du Nord – Du mardi au samedi à 20h, matinées les dimanches à 15h – 37 bis Bd de La Chapelle. 75010. Paris – métro : La Chapelle –  site www.bouffesdunord.com – tél. : 01 46 07 34 50.

Avec l’Afghan Girls Theater Group : Hussnia Ahmadi (le garde, chœur d’Antigone) – Freshta Akbari (Antigone, chœur d’Antigone) – Atifa Azizpor (Ismène, chœur d’Antigone) – Sediqa Hussaini (le coryphée, le messager, chœur d’Antigone) – Shakila Ibrahimi (Hémon, le coryphée, chœur d’Antigone) – Shegofa Ibrahimi (chœur d’Antigone) – Marzia Jafari (Tirésias, chœur d’Antigone) – Tahera Jafari (Eurydice, chœur d’Antigone) – Sohila Sakhizada (Créon).

© Christophe Raynaud De Lage

Collaboration artistique Hélène Patarot, Mina Rahnamaei, Naim Karimi – création lumière Jean Bellorini – création sonore Sébastien Trouvé – adaptation Mina Rahnamaei – traduction des surtitres Mina Rahnamaei et Florence Guinard – direction technique Karim Smaïli – construction des décors et confection des costumes Les ateliers du TNP – textes additionnels : le texte qui ouvre le spectacle est issu de l’album de Martine Delerm, Antigone peut-être, paru aux éditions Cipango. Le texte final est écrit par Atifa Azizpor, comédienne de l’Afghan Girls Theater Group – Le spectacle a été créé en juin 2023 au TNP de Villeurbanne.

  معاً  / Ensemble

Le Festival d’Avignon se tiendra du 5 au 26 juillet 2025 sous une bannière qui, au-delà des trois clés qui le symbolisent, inscrira en arabe sur les murs des théâtres et trottoirs de la ville le mot Ensemble choisi par le directeur et son équipe, et qui se traduit littéralement par Avec. Depuis trois ans, chaque année, le Festival choisit une langue qu’elle promeut. Après l’anglais et l’espagnol, cette 79ème édition met la langue arabe sur le devant de la scène.

© 79è édition du Festival d’Avignon

« Je suis toi dans les mots / أنا أنت بالكلمات » cette phrase empruntée au poète palestinien Mahmoud Darwich, disparu il y a plus de vingt-cinq ans et référence majeure des Pays Arabes, inspire Tiago Rodrigues qui programme sa troisième édition et pourrait l’inscrire en lettres d’or ou de néon sur les frontons, comme il l’a dit aux journalistes rassemblés – belle initiative – à l’Institut du Monde Arabe.

C’est le Président de l’IMA, Jack Lang, « fanatique pluri-linguiste de toutes les langues » qui ouvre la séance, magnifiquement, avec des mots chaleureux et pleins de sens, en présence du Dr. Ali Bin Tamim, directeur du Centre de langue arabe d’Abu Dhabi. Il parle de cette cinquième langue la plus pratiquée dans le monde, une langue très ancienne, poétique et musicale, d’une grande richesse et qui construit une galaxie de mots à partir d’une unique racine. Et il prend pour exemple le mot amour décliné en une multiplicité de nuances selon les situations, à partir de sa racine, hob / حب

Il parle également de l’emprunt de la langue française à la langue arabe, des chiffres arabes qu’on utilise, des Mille et Une Nuits qu’Antoine Galand, orientaliste et professeur de langue arabe au Collège de France, traduisit pour la première fois en occident et qu’il compléta par des récits qui lui avaient été racontés et publia au début du XVIIIème. La présidente du Festival et ex-ministre de la Culture, Françoise Nyssen intervient ensuite. Elle a une longue histoire avec la langue arabe – via Farouk Mardam-Bey qui dirige la collection Sinbad d’Actes-Sud – éditions qu’elle a co-fondées avec son père. Né à Damas, il vit en France depuis 1965, et fut conseiller culturel à l’Institut du monde arabe.

Apparaît ensuite Tiago Rodrigues, directeur du Festival, qui met en exergue ce choix de la langue arabe pour cette édition, s’inscrivant comme un geste de liberté, de découverte, de plaisir de l’art, de respect de l’Autre et de partage de la pensée, et qui se réalisera grâce aux sept cents salariés engagés dans l’aventure. 20 lieux, 15 communes autour d’Avignon, 44 projets artistiques dont les deux-tiers produits ou co-produits par le Festival et la moitié créés en France, 300 événements, 121 000 places à vendre, des actions de formation et transmission et l’accueil de nombreux jeunes de 13 à 19 ans, des partenariats exemplaires et une diversité artistique pour une parenthèse enchantée.

Tiago Rodrigues © Festival d’Avignon

La liste est longue qui permet de mettre l’eau à la bouche pour ces instants de partage dans tous les lieux du Festival, dedans et dehors, autour de manifestations finement pensées et qui, à coup sûr, seront tout aussi finement conduites et réalisées autour de spectacles, lectures, concerts, expositions, tables rondes et débats, itinérances, rencontres festives… Tiago Rodrigues présente ensuite les spectacles et manifestations, appuyés par quelques mots de chaque créateur, sur écran. Il n’oubliera pas, au final, ce qu’il appelle avec justesse le slam des remerciements à tous les partenaires.

Le lancement du Festival dans la Cour d’Honneur se fera avec Nôt de Marlène Monteiro Freitas, artiste d’origine cap verdienne, dite artiste complice de l’édition et figure majeure de la scène chorégraphique internationale ; la clôture se fera avec le concert Soma de l’artiste portugais João Barbosa autrement appelé Branko. En avant-première, le 4 juillet à 19h, la chorégraphe marocaine Bouchra Ouizguen investira le parvis du Palais des Papes avec des amateurs du territoire, pour une performance participative, They always come back, célébrant la diversité.

Cour d’Honneur © Festival d’Avignon

Suit une grande liste de propositions, toutes plus séduisantes les unes que les autres, à commencer par La Voix des femmes, en partenariat avec Le Printemps de Bourges, autour de la figure de la légendaire chanteuse égyptienne Oum Khalthoum, appelée l’Astre d’Orient, ou Quatrième Pyramide, dans la Cour du Palais des Papes le 14 juillet. L’auteur-compositeur libanais Zeid Hamdan en assure la direction musicale pour marquer les cinquante ans de sa disparition. Et le lendemain, une célébration poétique de la langue arabe, Nour/Lumière, est programmée au cours d’une soirée réalisée en partenariat avec l’Institut du Monde Arabe. La richesse de cette langue, savante et poétique, prendra de nombreuses formes, de l’antéislamique au raï, des maqâm originels au rap, de la musique soufie à l’arabo-andalou. Suivront de nombreux spectacles comme Yes Dady ! de l’auteur et metteur en scène palestinien Bashar Murkus dont on avait vu Hash en 2021 (cf. notre article du 26 novembre 2021) et qui avait présenté Milk au Festival d’Avignon 2022 programmé par Olivier Py, alors directeur ; il est accompagné de Khulood Basel pour la dramaturgie et la production. Chapitre quatre de Waël Kadour, auteur et metteur en scène syrien sera présenté dans le cadre de la manifestation Vive le sujet ! Tentatives, réalisée en partenariat avec la SACD. Des chorégraphes comme Ali Chahrour (Liban), Radouan Mriziga (Maroc-Belgique), Selma et Sofiane Ouissi (Tunisie), Mohamed Toubakri (Tunisie-Belgique) présenteront leurs dernières pièces.

De nombreux artistes venant de partout dans le monde complètent la programmation diversifiée et ambitieuse du Festival, dont le retour de Thomas Ostermeier et la Schabühne de Berlin avec Le Canard sauvage d’Henrik Ibsen ; la danoise Mette Ingvartsen, dans une nouvelle chorégraphie, Delirious Night ; les performers portugais Jonas et Lander ; Mami de Mario Banushi, spectacle albano-grec. Une soirée particulière autour de Brel réinventé par Anne Teresa de Keersmaeker et Solal Mariotte est proposée dans la Carrière de Boulbon. De Suisse, Christoph Marthaler présentera Le Sommet et Milo Rau en nomade, tournera sur les terres avignonnaises avec La Lettre. La chanteuse capverdienne Mayra Andrade tentera de ré-enchanter le monde.

© 79è édition du Festival d’Avignon

Beaucoup d’artistes français ou vivant en France sont aussi au générique du Festival dont François Tanguy du Théâtre du Radeau en ses deux derniers spectacles, Item et Par autan ; Tamara Al-Saadi, Jeanne Candel, Frédéric Fisbach, Clara Hédouin, Joris Lacoste, Gwenaël Morin, Émilie Rousset. Israël Galvan en duo avec Mohamed El Khatib, deux chemins artistiques a priori éloignés créeront Israël et Mohamed (Espagne-France). Tiago Rodrigues (Portugal-France) présentera un texte qu’il a écrit et mettra en scène, La Distance.

Telles sont les grandes lignes de l’édition qui se prépare. Comme le dit avec passion le Directeur du Festival d’Avignon, soyons Ensemble pour chercher les nouvelles formes d’un monde en crise, autour de la danse, la musique et le chant, le théâtre et les écritures, les arts visuels, autour de la langue arabe poétiquement portée, haut et fort. « Mais je poursuivrais le cours du chant, même si plus rares sont mes roses » écrivait Mahmoud Darwich.

Brigitte Rémer, le 5 avril 2025

La conférence de presse s’est tenue le 4 avril à Avignon et le 5 avril à l’Institut du Monde Arabe. Le Festival d’Avignon se déroulera du 5 au 26 juillet 2025. La billetterie électronique a ouvert ce matin, 5 avril à 11h sur www. festival-avignon.com et fnacspectacles.com –

À partir du 21 juin : par téléphone, de 10h à 19h (33(0) 4 90 14 14 14) – au guichet, du mardi au samedi, de 10h à 14h et de 16h à 19h, 20 rue du Portail Boquier, Avignon.